Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE X.
La terre de l’or. — Le capitaine Sutter. — Les terrains aurifères. — Mines et placers. — La plus grosse pépite. — L’exploitation de l’or. — Montagnes et tunnels.
Je passai à San-Francisco l’hiver de 1858 à 1859. Vers la fin de février, quelque temps avant mon départ pour les placers, un des principaux négociants auquel j’avais été recommandé me présenta au capitaine Sutter, qui en 1848, découvrit les premiers gisements aurifères en Californie. Je fus heureux et ému tout à la fois de contempler le hardi pionnier, qui, le premier, vit briller sous le soleil les trésors du nouvel Eldorado.
Une de mes premières questions fut de lui demander à quelle circonstance il devait sa découverte.
« Au hasard, me répondit-il. Un jour du mois de juin 1848, après avoir fait ma sieste, j’allais m’asseoir à mon bureau pour écrire à mes parents de Lucerne, quand des pas précipités se firent entendre, et mon factotum Marshall, qui surveillait la construction d’un moulin à scie, entra dans ma chambre. Il ne m’avait quitté que deux jours auparavant, et je pensais ne le revoir qu’après ma bâtisse achevée. Jugez de mon étonnement quand je vis Marshall s’arrêter devant moi, immobile, le regard fixe, la bouche béante, les bras tendus. Comme il ne se pressait pas de parler, je m’écriai avec impatience : « Avez-vous perdu la tête ? — Perdu la tête ! — Je le croirais volontiers. » Puis, regardant autour de lui s’il n’y avait personne qui épiât ses paroles, il me glissa ces mots à l’oreille : « Des trésors inouïs ! des montagnes d’or ! — Que voulez-vous dire ? — Ce que je veux dire ? Eh bien ! voulez-vous faire une fortune immense, gagner des milliers de dollars, plein cette chambre ? »
» Je ne doutai pas que Marshall ne fût devenu fou, et je le lui dis sans déguisement. Mais, pour toute réponse, il ouvrit la main et en versa une quantité de grains d’or. Alors je devins tout comme Marshall était en se présentant devant moi. Il semblait que son cœur fût délivré d’un lourd fardeau, car, s’asseyant près de moi, il me conta son aventure :
» — Je montais et descendais, me dit-il, les bords de la rivière où l’on construit le moulin, surveillant les ouvriers, quand je remarquai dans la boue quelque chose de brillant. Je crus d’abord que c’était de l’opale, très-commun dans le pays, et je continuai mon chemin ; mon regard fut attiré vingt et trente fois par l’éclat des mêmes objets, sans que j’y fisse autrement attention. Cependant, la reproduction de ce phénomène m’étonna, et j’étais sur le point de descendre sur la rive pour examiner une de ces pierres éclatantes ; mais, me reprochant tout-à-coup mon inutile curiosité, je poursuivis ma marche.
» A quelques pas de là, l’instinct l’emporta sur la réflexion ; je saisis une de ces pierres, et, à ma grande surprise, je vis que c’était une pépite de l’or le plus pur. Vite, je me mis à l’œuvre et en ramassai une masse d’autres. Je m’imaginais que ce trésor, dont je devais la découverte au hasard, avait été enfoui là par des Indiens depuis des siècles ; mais, en visitant le sol avec plus d’attention, je m’aperçus qu’il était jonché d’or. Après en avoir rempli mes poches, je sautai sur mon cheval et j’accourus ventre à terre pour vous raconter cette merveilleuse trouvaille. » — Ma première pensée fut de lui demander s’il en avait fait part à quelque autre que moi. Sur sa réponse négative, je fis seller mon cheval, et nous retournâmes au moulin. A la tombée de la nuit, nous étions sur les lieux, et, fouillant la terre avec nos couteaux, nous recueillîmes une si grande quantité de pépites d’or, pesant plusieurs onces, que nous en étions pâles d’étonnement et de joie.
» Dominés par la sensation bien naturelle que produisait en nous cet évènement, nous rentrions au logis sans dire mot, quand les ouvriers vinrent au-devant de nous en criant à tue-tête : « De l’or ! de l’or ! » Nous sûmes ensuite que l’un d’eux nous avait observés pendant la nuit, et avait suivi notre exemple, mais sans pouvoir longtemps garder son secret ; et, le lendemain, des centaines d’individus étaient informés de la découverte. Au bout d’un mois, il y avait sur le terrain quatre mille chercheurs d’or.
» Au surplus, ajouta-t-il en terminant, vous avez dû lire en Europe une excellente notice de M. Jules Marcou, sur les gisements aurifères en Californie. »
Je lui avouai que je ne connaissais pas ce travail.
« Un de mes amis de San-Francisco le possède, continua-t-il ; je vous le procurerai dès ce soir. Lisez-le avec attention. Il est intéressant et surtout véridique. Ce sera pour vous une excellente préparation avant d’aborder les placers. »
Je remerciai vivement M. Sutter, et, en effet, le même soir, je trouvai à mon hôtel la notice de M. Jules Marcou. Je l’ai lue avec le plus vif intérêt. J’en citerai le passage qui suit, relatif à la composition des terrains aurifères et aux premières exploitations de l’or en Californie :
« Jusqu’à présent, l’or n’a été trouvé en Californie que dans deux formations différentes. D’abord, on l’a rencontré et exploité exclusivement dans le drift, roches ou terrains des époques quaternaires et modernes, qui occupent presque tout le pays ; il recouvre les roches éruptives, même au sommet de collines assez élevées. Le drift proprement dit est formé de sables et de cailloux roulés plus ou moins gros, suivant la position du terrain ; il est surtout développé sur le flanc des collines ou dans le fond des ravins, et aux points de rencontre de deux ou plusieurs vallées. Il y a aussi un peu d’argile mêlé au sable, et beaucoup de fer à l’état d’oxyde, qui donne une couleur rougeâtre à tout le dépôt. C’est dans cette partie du quaternaire californien que se trouve l’or, en pépites, en grains ou en paillettes ; le point le plus riche du drift est la partie la plus voisine de la roche éruptive, qui se trouve dessous.
» Cela se conçoit par la grande densité de l’or, qui tend toujours à le faire descendre dans les parties inférieures du dépôt. Le drift et l’argile de l’époque quaternaire ont été souvent remaniés, surtout le long des rivières, et, dans ce cas, ils forment un dépôt alluvial moderne, contenant aussi de l’or roulé en grande quantité. C’est dans ce terrain d’alluvion de l’époque actuelle que se trouvaient les premiers placers exploités, et c’est là aussi qu’on a découvert les plus riches dépôts aurifères. Ainsi, il y a des bars (remous et plages de rivières) d’où l’on a retiré des quantités d’or réellement prodigieuses. Tels qu’à l’île des Mormons, sur la rivière américaine, Long-Bar, Forster-Bar, French-Coral, etc. ; sur la célèbre et riche Yuba, où, dans des creux de rochers appelés par les marins poches, on a tiré en deux ou trois jours jusqu’à cent vingt mille francs d’or. De plus, des pépites d’un poids et d’une valeur considérable s’y rencontrent assez souvent ; la plus grosse pépite trouvée jusqu’à présent pesait cent soixante-et-une livres ; en calculant qu’elle contenait en maximum vingt livres de quartz, sa valeur était de 195,000 francs. Elle a été trouvée en novembre 1854, dans le comté de Calavera.
» L’état normal de l’or natif est d’être dans les filons de quartz, qui lui servent de gangue et de matrice ; il s’y trouve disséminé le plus souvent en particules très-fines, qu’on aperçoit rarement à l’œil nu. Ce n’est qu’en 1850, c’est-à-dire plus de deux années après la découverte de l’or en Californie, que deux mineurs de Genève découvrirent à Grass-Valley, dans le comté de Nevada, des veines de quartz aurifère ; près de Nevada-City même se trouve une de ces veines qui a été exploitée avec profit. Elle est connue sous le nom de mine de Canada-Hill, parce qu’elle fut découverte par des Français canadiens ; elle a de six à huit pouces d’épaisseur. Le quartz aurifère de Canada-Hill a la structure caverneuse avec cellules tapissées de fer à l’état de peroxyde et de pyrite, présentant souvent des paillettes d’or ou des filaments arborescents de ce précieux métal, visibles à l’œil nu. Par suite de cette structure cellulaire, la roche quartzeuse est moins dure que ne l’est ordinairement le quartz ; sa cassure est écailleuse et très-irrégulière ; sa couleur est d’un blanc laiteux, souvent jaunâtre, par suite de la grande quantité de fer qui s’y trouve répandue. La surface extérieure de la veine est de couleur jaunâtre et noire.
» On trouve rarement le quartz entièrement imprégné, et pour ainsi dire badigeonné de pépites d’or. L’un de ces plus beaux fragments badigeonnés d’or, et nommé par les mineurs big lump of gold, a été extrait de la mine de Lafayette-Helvétie, à Grass-Valley ; il pesait cent cinquante livres et contenait six mille francs d’or. La veine de cette mine a trois pieds d’épaisseur, et elle a atteint à un endroit jusqu’à cinq pieds ; elle est très-productive, et est la première veine découverte et exploitée ; elle appartenait à une société composée de jeunes mineurs suisses, français et hollandais, d’une éducation parfaite. On remarquait parmi eux des comtes et des marquis.
» Dès le commencement de l’exploitation de cette veine, elle donna de très-forts dividendes, malgré les dépenses excessives de l’achat du transport de la première machine à vapeur pour briser le quartz qu’il y ait eu en Californie. C’est à deux Génevois, faisant partie de cette société, que la Californie est redevable de la première usine pour l’exploitation du quartz aurifère. D’après ce que l’on a pu observer dans le peu de temps que les mines de quartz ont été exploitées, la richesse des veines va en diminuant à mesure que l’on s’enfonce, et c’est près de la surface du sol que les veines sont les plus riches.
» En 1854, il y avait en Californie quarante mines de quartz aurifère, dont les opérations payaient un dividende plus ou moins fort, selon leur importance. »
A ces renseignements intéressants sur les résultats des premières exploitations californiennes, j’ajouterai les détails suivants, relatifs aux divers modes d’extraction du précieux métal, et aux rudes travaux que nécessite la recherche de l’or. Ils émanent d’hommes spéciaux, de mineurs expérimentés, et notamment de M. C…, ingénieur des mines en Californie.
L’or, selon les calculs les plus probables est le résultat d’anciens volcans aujourd’hui éteints. Il peut encore être le détritus de roches qui se sont décomposées au contact et sous l’influence de l’atmosphère, ou bien il peut avoir même pour cause des soulèvements partiels qui auront dû fréquemment crever le sol au premier âge de la terre, en admettant l’hypothèse que la planète que nous habitons ait été dès l’origine un corps incandescent, comme le veulent beaucoup de géologues. L’or existe dans tous les terrains d’alluvion des montagnes, même sur le sommet des plus hautes montagnes, dans les monts Scotts et ceux qui séparent le bassin de Weaverville d’Orégon-Gulch.
On peut réduire à trois classes générales les diverses roches à la surface desquelles on trouve l’or. D’abord les granites, qui constituent la majeure partie des terrains primitifs, et sont des roches presque toujours à surface unie. On trouve quelquefois beaucoup d’or dans la couche de gravier qui repose sur le granite.
En second lieu, vient l’amphibole, roche excessivement dure, à couleur bleu verdâtre. Par sa nature, elle est très-peu propre à retenir l’or. Il arrive pourtant quelquefois que les crevasses ou poches dont elle est parsemée contiennent beaucoup d’or.
Vient enfin la classe des phyllades, roches à feuillets plus ou moins prononcés. Par leur principe constitutif, ces roches sont très-propres à retenir l’or ; aussi se montrent-elles quelquefois d’une richesse vraiment incroyable. Le nettoyage de ce genre de roches demande beaucoup de soins. On peut trouver de l’or jusqu’à un pied et demi de profondeur dans les fissures et faire de bonnes journées là où de nombreux mineurs auront passé. Il y a encore un autre genre de roches aurifères, que les mineurs désignent sous le nom de roches pourries, et qui paraissent appartenir à la famille des phyllades. Le tale domine en grande proportion dans leur principe constitutif ; or, le tale est de sa nature très-apte à se décomposer sous l’influence atmosphérique.
Telles sont les roches à la surface desquelles on trouve l’or, et qui constituent les placers. Dans les roches quartzeuses, au contraire, l’or se trouve à des profondeurs variables, mais toujours assez grandes, et qui nécessitent des travaux souterrains qu’on peut appeler mines.
Dans les placers, la veine est ou dans la roche ou dans le gravier. On dit que la veine est dans la roche lorsqu’on trouve la plus grande partie de l’or adhérent à sa surface. Le second cas a lieu lorsque le précieux métal se trouve répandu dans le gravier, et alors il est généralement fin. La veine existe plus particulièrement dans les lits creusés par les eaux. Dans les ravines, elle se trouve généralement au milieu. Il peut pourtant arriver qu’elle n’y soit pas du tout, ou bien qu’après l’avoir poursuivie pendant un certain laps de temps, elle s’arrête tout-à-coup. Dans ces deux cas, il faut pratiquer des saignées à droite et à gauche de la ravine, car il est probable, surtout lorsque les faces latérales des collines qui forment la ravine ne sont pas trop escarpées, que le lit aurifère a été comblé par d’anciens éboulements.
Lorsqu’il s’agit au contraire de l’exploitation de quartz aurifères, le premier soin à prendre est de bien s’assurer de la direction des couches du lit rocheux, afin de mieux suivre les veines de quartz qu’il renferme ; se munir d’un pic ordinaire, d’une pelle et d’un bon plat en fer, et prospecter la surface terreuse le long et à quelques mètres au-dessous des brisures des veines ; puis suivre une veine tant qu’elle se révèle, soit par ses affleurements ou par ses fragments détachés. Si, à la surface, qui avoisine la veine on reconnaît la présence de l’or, c’est une grande présomption en faveur d’une veine aurifère. Remarquer alors le point qui a fourni au prospect le meilleur rendement et pratiquer en cet endroit une coupure assez profonde, afin de savoir si la partie aurifère est contenue dans la veine du quartz ou dans son enveloppe rocheuse.
La meilleure méthode à suivre pour faire l’essai de la valeur du roc, est de le réduire en poudre fine dans un mortier portatif, et de procéder ensuite au lavage de cette poudre dans un plat. Si le résultat de l’épreuve est satisfaisant, enfoncer une sonde, qui coupe la veine juste à l’endroit où le meilleur prospect a été obtenu, et en suivre le travail à une profondeur de 40 à 50 pieds.
Au nombre des grands et pénibles travaux entrepris par les chercheurs d’or californiens, il faut donner une place élevée au percement des tunnels. Après l’exploration facile des surfaces est venue celle beaucoup plus laborieuse des profondeurs. Guidé par ses intérêts, par ses observations, et souvent aussi par d’heureux hasards, le mineur a introduit par le flanc ou par le sommet la sonde prospectrice, et il est arrivé qu’elle a ramené à l’orifice de son étroit passage des parcelles de terre ayant la couleur.
Plongeant alors plus avant à des centaines de pieds, elle a fait mieux, elle est remontée tenant dans ses serres des fragments de gravier si imprégnés d’or qu’à l’instant même et sans hésiter l’attaque du trésor mystérieux est résolue. Dans d’étroits couloirs creusés avec une patience et un courage infinis, courant souvent à chaque coup de pic le danger d’être écrasé vivant sous son œuvre, l’ardent et audacieux mineur s’est glissé comme une couleuvre, pour toucher de la main le gravier si étrangement enfoui sous une croûte de rocher. Il n’en faut pas douter, une rivière a passé par là, l’eau s’est épanchée dans une autre direction ; mais le lit est resté avec son gravier, ses galets ; et ce gravier est assez riche pour laisser une brillante rémunération à celui qui fait les frais de son extraction.
Ce sont là des travaux de longue haleine. Ils ont conduit à de curieuses révélations géologiques, que la science recueillera et qu’elle éclairera un jour de son flambeau. Ce sont des travaux ingrats, périlleux, dans lesquels l’expérience est souvent déjouée par les caprices du hasard. Il faut arriver juste à l’endroit cherché, ni trop haut, ni trop bas, sous peine de s’égarer dans son propre souterrain. Et cependant un grand nombre de mineurs se sont voués courageusement à ces travaux de montagnes, et d’énormes fortunes ont surgi de leurs fouilles. Il est des montagnes, dans certaines contrées, qui sont percées de tunnels au point de ressembler à des ruches à miel ; seulement, au lieu de l’abeille laborieuse, c’est l’homme non moins laborieux qui pénètre hardiment dans les sombres alvéoles.