Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE XIII.
La colonie anglaise. — Départ pour le Frazer. — La rivière Okanagan. — Une discussion à coups de fusil. — Les Indiens de la Colombie anglaise, mœurs et caractère. — Les volontaires français. — La rivière Frazer, description. — L’or du Frazer, exploitation. — Retour en Europe.
Nous partîmes tous deux, et seuls, dans la première quinzaine de mars, laissant l’habitation à la garde de Hans Rubner. Nous nous dirigeâmes sur le lac Pyramide, dont nous suivîmes les bords ; nous rejoignîmes ensuite la route de l’émigration, que nous quittâmes à l’extrémité nord de la Sierra-Nevada, au point où ce chemin tourne vers le sud. Cinq jours après, nous étions à Ireka, où nous espérions nous joindre à un parti de mineurs. Nous aurions pu éviter ce détour en traversant le désert qui sépare la chaîne Cascade des Montagnes-Bleues, et arriver ainsi au fort Walla-Walla. Mais j’avais parcouru une fois cette contrée, et je savais que, même au mois de mars, où les sources sont élevées par suite de la fonte des neiges, nous trouverions peu d’eau. Je savais aussi qu’il eût été imprudent à deux hommes de s’engager au milieu des Indiens Nolèles, qui habitent cette partie de l’Orégon. De son côté Lefranc, qui maintenant était riche et propriétaire, ne paraissait plus aussi disposé à jouer sa vie que lorsqu’il ne possédait qu’un rifle pour toute fortune.
Toutes ces raisons firent que nous prîmes la route que vous connaissez par Winchester, Salem et Portland. A Ireka, nous n’avions eu que l’embarras du choix pour trouver des compagnons de voyage. Nous nous joignîmes à une troupe de douze mineurs, dont cinq ou six au moins étaient Français. Ces gens furent enchantés de nous avoir pour guides, lorsqu’ils eurent appris que notre vie s’était passée dans le Far-West. Il y avait donc service réciproque.
De Portland, nous allâmes aux Dalles. Nous traversâmes la Columbia au-dessus du fort Walla-Walla. La vallée Simcoé, les Priest-Rapides, l’embouchure du lac Okanagan, et enfin les sources de la rivière du même nom furent nos différentes étapes. A la source de l’Okanagan, nous étions à destination, cinquante jours après notre départ du lac Bigler.
Ce voyage s’accomplit, pour ainsi dire, sans accidents, bien que, sur les bords de l’Okanagan nous ayons eu avec les Indiens une discussion qui finit par des coups de fusil, où deux d’entre eux furent tués. Ces gaillards, au nombre d’une vingtaine, vinrent le matin au campement, avec des allures pacifiques. Ils nous regardèrent faire nos préparatifs de départ. Au moment où nous allions nous mettre en route, nous nous aperçûmes de la disparition de plusieurs objets, et entre autres d’un revolver de Colt, appartenant à un mineur français. Celui-ci crut apercevoir son arme sous le manteau du chef de la bande. Il alla à lui, et écartant le manteau, il voulut rentrer en possession de son bien, quoique je lui criasse en bon français : « Parlementez, ne vous y prenez pas ainsi. Les Indiens, surtout les chefs, n’aiment pas qu’on porte la main sur eux. » Mais bah ! mon Français allait toujours. Vous autres, vous êtes un peu gens qui ne doutez de rien.
L’Indien fit demi-tour, et levant l’arme qu’on lui réclamait, il la dirigea vers le Français. Lefranc, qui surveillait ses mouvements, lui envoya dans la tête un coup de fusil qui l’abattit. Ce fut alors, de la part des Indiens, un sauve-qui-peut général. Mais, lorsqu’ils furent éloignés d’une centaine de pas, ils s’éparpillèrent dans les buissons, et nous envoyèrent des coups de fusil qui nous forcèrent à nous mettre aussi à couvert, et auxquels nous répondîmes. Après une demi-heure de cette conversation, ils se retirèrent, emportant un des leurs, tué pendant cette escarmouche. Les deux jours qui suivirent, nous fûmes continuellement sur nos gardes.
J’ai pensé, depuis, que l’Indien avait peut-être été soupçonné injustement, et qu’en se mettant en défense, il n’avait fait que protéger son bien. En effet, quelques-uns d’entre eux, surtout les chefs, possèdent des revolvers de Colt, achetés aux mineurs en échange de poudre d’or. Vous savez que toutes ces armes se ressemblent. De là, l’erreur probable du Français et la résistance de l’Indien.
Ces sauvages, comme toutes les tribus de la Colombie anglaise, sont forts et vigoureux, et bien supérieurs aux Peaux-Rouges qui habitent les bords du Pacifique et les deux versants de la Sierra-Nevada. Ils sont presque tous bien armés, et je les ai vus tirer assez juste pour des Indiens. Vous savez que je n’ai pas une grande affection pour tout ce qui dort dans une hutte ou dans un wigwam, et cependant je dois rendre cette justice aux Indiens du Haut-Frazer, qu’ils valent mieux la plupart du temps que les blancs qui les maltraitent. Pendant mon voyage, j’ai vu des mineurs accabler de mauvais traitements des sauvages innocents de tout méfait et qui, de cette manière, payaient pour d’autres. Un certain jour, un mineur réclamait en ma présence un plat à laver l’or, qu’il disait lui avoir été volé. Sur ces entrefaites, survient un Indien au service de quelques Américains. Le mineur l’accusa d’être le larron, et pendant qu’il le bourrait de gourmades, je le priai de remarquer qu’il n’était pas certain que ce fût le voleur. — Peu importe, me répondit-il, s’il n’a pas volé aujourd’hui, il l’a fait hier ou il le fera demain.
C’est avec de semblables procédés qu’on a irrité ces peuplades, animées tout d’abord, à l’égard des blancs, de sentiments assez bienveillants pour leur rendre parfois des services, leur donner l’hospitalité et partager avec eux leurs maigres provisions. Quand les Peaux-Rouges le méritent, mon avis est qu’on ne doit pas leur épargner le châtiment, mais j’ai toujours pour habitude de ne frapper qu’à bon escient.
De tout cela il est résulté que les actes d’hostilité se sont multipliés entre les deux partis ; les vols sont devenus plus fréquents ; car vous savez que le vol est un des moyens de représailles des Indiens. Ils se glissent, pendant la nuit, dans les exploitations, enlèvent les outils et les armes des chercheurs d’or, avec tant d’adresse, que l’un d’eux m’a affirmé qu’il lui a été pris une paire de revolvers enveloppés dans une peau de daim placée sous sa tête pour lui servir d’oreiller. Les choses en sont venues à un tel point qu’on a dû envoyer contre eux des corps de troupes fédérales, qui, bien entendu, ne peuvent agir que sur le territoire américain, et sont par conséquent très-limitées dans leur cercle d’opérations. Lors de notre retour, nous avons rencontré, dans la vallée Simcoé un de ces détachements, composé de deux cent cinquante hommes qui, après avoir guerroyé dans l’Orégon, avait quitté le fort Walla-Walla pour opérer sur les frontières. Ce renfort est devenu nécessaire, par l’impuissance dans laquelle se trouve la compagnie de la baie d’Hudson de protéger efficacement les travailleurs.
L’impunité a enhardi les Indiens. Aujourd’hui, ils accusent les blancs de vouloir les faire mourir de faim, en les empêchant de récolter le saumon qui remonte abondamment de la mer et compose la principale nourriture de ces tribus. Il n’est guère possible que des troupes régulières fassent avantageusement la guerre dans un pays accidenté, couvert de forêts inextricables, de broussailles, où chaque buisson peut recéler un ennemi vigoureux et bon tireur. Aussi, les troupes fédérales ont-elles déjà subi plusieurs échecs, et perdu un assez grand nombre d’hommes. Il faudrait organiser un corps de trappeurs et de batteurs d’estrade, et faire appel à deux ou trois cents des meilleures carabines du Far-West, et je vous assure que dans quelques mois la besogne serait faite, et les Indiens mis à la raison.
En attendant, les mineurs se sont organisés en corps de volontaires, parmi lesquels une petite compagnie formée d’une vingtaine de vos compatriotes fait des merveilles. Ce sont des diables incarnés, et leur réputation est déjà si bien établie, que les Indiens ne les attaquent qu’avec des forces nombreuses. Ils semblent les respecter en quelque sorte. Le nom français est l’objet d’une espèce de vénération chez ces peuplades ; et ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai retrouvé chez elles, apporté par la tradition, le souvenir de leurs pères français du Canada, car c’est ainsi qu’ils les appellent encore.
La rivière Frazer est un cours d’eau qu’en Europe vous appelleriez un fleuve, mais qui n’est en Amérique qu’une rivière de troisième ou quatrième ordre. Elle prend sa source dans les Montagnes-Rocheuses, et se jette, après un cours de cent soixante lieues, dans le détroit de Juan de Fuca, qui sépare la Colombie anglaise de l’île Vancouver. C’est une des rivières que je connaisse, dont la navigation soit la plus pénible. Son cours tout entier est semé d’obstacles, de rapides et de rochers. Les chutes y atteignent, surtout vers le Haut-Frazer, une altitude de vingt ou trente pieds, et il faut vraiment l’adresse des Indiens pour manier leurs immenses canots faits d’un seul tronc d’arbre durci au feu. Aussi la plupart des blancs ont-ils recours aux indigènes pour naviguer sur le Frazer.
On dit qu’à l’embouchure de la rivière il existe une barre que franchissent facilement les navires qui ne tirent que quatorze pieds d’eau ; et qu’ils peuvent remonter à trente milles du fort Langley. Mais je ne saurais l’affirmer, car je n’ai point dépassé le fort Hope, qui est encore à cent vingt milles du Pacifique. Le pays est d’ailleurs très-pittoresque, abondant en pâturages, et souvent couvert d’épaisses forêts composées de bouleaux, de peupliers, de cèdres et de pins. Les bords de la rivière sont tantôt arides et accidentés, tantôt plats et obstrués de fourrés inextricables ; et les mineurs auraient beaucoup de peine à gagner le Haut-Frazer, si la compagnie de la baie d’Hudson n’avait déjà fait ouvrir une route par les rivières Harrisson et Alouette.
Lorsque nous arrivâmes au mois de mai sur le Frazer, nous y trouvâmes beaucoup de gens inactifs, et qui regardaient tout simplement couler l’eau ; car tous les ans la rivière grossit au commencement d’avril, et déborde en mai ou en juin. Ce n’est qu’en août qu’elle commence à baisser, et la saison la plus favorable aux travaux est le mois de septembre ; aussi plus d’un émigrant trop pressé, arrivé en mars ou en avril, a-t-il été forcé de s’en retourner sans avoir pu donner un coup de pioche, et après avoir dépensé les quelques dollars qu’il possédait, car les vivres sont très-chers ; on s’en procure avec beaucoup de peine.
Je ne crois pas que, comme résultats généraux, la rivière Frazer vaille la Californie. L’or, il est vrai, y est assez abondant, on l’a même trouvé en énorme quantité dans certains endroits ; mais à l’époque de mon voyage, et sur tout le cours de la rivière, la moyenne des rendements n’était pas de quatre dollars par jour et par homme.
L’or est plus abondant à mesure qu’on remonte la rivière, aussi les terrains y sont-ils rapidement occupés. Dans la baie du Meurtrier, à quarante milles du fort Hope, nous séjournâmes deux jours dans un village de mineurs, composé d’une cinquantaine de cabanes. Chaque exploitant ne possède que vingt-cinq pieds carrés de terrain. On y trouve l’or dans une proportion croissante, à une profondeur de trois à sept pieds. Mais les pauvres diables meurent de faim sur leur or, et sans les Indiens, qui leur fournissent des pommes de terre et du saumon séché, ils seraient contraints d’abandonner la place.
Au bout de trois semaines de séjour dans la Colombie anglaise, nous dûmes songer au retour. Nous avions complètement écoulé les marchandises achetées par nous à Yreka, et réalisé un joli bénéfice qui comprenait et au-delà nos frais de voyage. Nous hâtâmes notre départ en apprenant par de nouveaux arrivants que les établissements de la rivière Carson semblaient sérieusement menacés par un soulèvement général des Indiens, et nous avalâmes en double la distance qui sépare Yreka du Frazer. A Yreka, je fus contraint de quitter Lefranc et de revenir à San-Francisco pour le 15 juillet, aux termes de mon engagement. Nous nous séparâmes avec peine, car j’aurais été enchanté de l’accompagner jusqu’au lac Bigler, afin de lui donner un coup de main à l’occasion.
Je suis arrivé d’hier ; et ne sachant pas si vous étiez à San-Francisco, je venais à tout hasard vous serrer la main.
Je fus heureux de revoir Hartwood. Jusqu’à mon départ nous passâmes chaque jour quelques heures ensemble. Au moment de monter sur le bâtiment qui m’emmenait vers l’Europe :
— Adieu, me dit-il avec tristesse.
— Au revoir peut-être, lui répondis-je, comme pour alléger la séparation.
Il secoua la tête.
— Il est peu probable, continua-t-il, que nous nous revoyions jamais. On ne vient pas tous les jours en Amérique. Mais si plus tard vos affaires ou vos loisirs vous ramenaient à Saint Louis, n’oubliez pas Hartwood le trappeur.
Je le lui promis, et une heure après nous sortions de la baie de San-Francisco pour gagner la pleine mer.
Hartwood est un des plus braves et des meilleurs cœurs que j’aie connus. La vie qu’il a menée depuis trente années, les dangers qu’il a courus, les hommes au milieu desquels il a vécu, ont pu rendre plus rude sa nature physique ; mais il a conservé la délicatesse de sentiments qui distinguent l’homme vivant au milieu de la civilisation. Sous la rustique enveloppe du chasseur des prairies, on retrouve toujours chez Hartwood le fils du pasteur de Montréal.