Une année au désert : $b Scènes et récits du Far-West américain
CHAPITRE III.
Saint-Louis en Missouri ; histoire et description. — Jefferson-City. — Hartwood le Trappeur. — Une vocation. — Préparatifs de départ. — Le Kansas ; aspect et colonisation. — Un duel au revolver ; mœurs du Kansas.
Le 29 avril 1858, j’arrivai à Saint-Louis en Missouri, pensant m’y reposer pendant quelques jours du voyage à outrance que j’avais fait depuis New-York. Mais à peine étais-je assis à la table de l’hôtel, où je m’étais installé, que j’entendis la conversation suivante s’engager en français entre mes deux voisins, dont l’un était évidemment mon compatriote, tandis que le second accusait par son accent une origine anglaise.
— Eh bien ! Cissey, vous nous quittez donc bientôt ; votre séjour à Saint-Louis aura été plus court que vous ne le pensiez.
— En effet, répondit le Français ; mais j’ai appris aujourd’hui qu’une occasion vraiment unique s’offrait à moi pour la Californie, et je veux être rendu après-demain à Jefferson-City pour en profiter. Un Trappeur canadien, bien connu dans l’Ouest, nommé William Hartwood, qui, il y a quelques années, accompagna le colonel Frémont dans ses derniers voyages d’exploration, organise en ce moment une expédition pour la Californie. Elle sera, m’a-t-on assuré, composée d’un petit nombre d’hommes choisis et déterminés ; je suis décidé à en faire partie, si cela m’est possible.
En entendant ces paroles, j’oubliai complètement ma fatigue et mon désir de rester quelques jours à Saint-Louis. Au bout d’une heure, j’avais fait la connaissance de ces messieurs. Nous passâmes ensemble le reste de la journée. M. de Cissey m’apprit que des affaires d’intérêt l’appelaient en Californie, où il avait depuis quelque temps des capitaux engagés. Au lieu de se rendre directement de France à San-Francisco, il avait voulu visiter une partie des Etats-Unis, et faire le voyage de l’Ouest. Sur le Steamboat qui l’amenait de Liverpool à New-York, il s’était lié avec l’un des rédacteurs d’une revue anglaise, chargé de faire en Amérique de sérieuses études sur le commerce et l’industrie. Après avoir parcouru ensemble une partie des Etats du Nord et du Sud-Ouest, ils allaient se quitter, l’un pour prendre la route de l’Ouest, et le second pour redescendre au Sud.
Le peu d’heures que je passai à Saint-Louis furent employées à faire quelques acquisitions indispensables pour le voyage, M. de Cissey m’ayant assuré que nous pourrions les compléter à Jefferson-City. Je n’eus donc point le temps de visiter Saint-Louis, et d’étudier quelque peu cette ville, qui sera bientôt la reine de l’Ouest, tant sont rapides son développement et sa prospérité. Pour donner quelques détails sur son état actuel, j’ai recours aux notes que m’a obligeamment communiquées M. Tyler.
Saint-Louis est situé sur le Mississipi, à vingt milles au-dessous du point où le fleuve reçoit les eaux noires et épaisses du Missouri.
Il fut fondé en 1746 par Laclède, et nommé Saint-Louis en l’honneur du pieux monarque français, d’autres disent en l’honneur du souverain régnant. Jusqu’en 1804, époque où il devint un village des Etats-Unis, ce n’était qu’un assemblage de huttes habitées par des Trappeurs, qui disputaient aux Peaux-Rouges les dépouilles des forêts, ou qui, par un trafic plus adroit qu’honnête, échangeaient de mauvais rhum, de méchante eau-de-vie, d’exécrables carabines contre d’excellentes fourrures revendues ensuite fort cher sur les marchés de l’Europe.
La première maison de briques bâtie à Saint-Louis fut élevée en 1818 ; un bateau à vapeur aborda pour la première fois dans cette ville en 1819, après avoir mis six semaines à remonter le Mississipi. Ce voyage se fait maintenant en six jours ; avant l’emploi de la vapeur il se faisait en six mois. En 1820, Saint-Louis ne comptait pas plus de cinq mille habitants ; lors de mon passage, la population était de cent quatre-vingt mille âmes. Anglais, Irlandais, Allemands, émigrants américains venant du Massachusetts, du Connecticut et d’autres provinces de la Nouvelle-Angleterre, renforcent chaque jour cette population, et par leur concours, ajoutent à sa prospérité. Cette foule développe les ressources des grandes et fertiles régions qui s’étendent du Mississipi aux Montagnes-Rocheuses et jusqu’aux sources du Missouri.
Il y a encore à Saint-Louis des citoyens propriétaires de terrains en ville vendus par le gouvernement au prix d’un dollar un quart (6 fr. 25 c.), il y a quarante ans. Ces lots, en conséquence de l’énorme progrès de la valeur foncière, ne se cèdent plus maintenant au-dessous de six cents à mille dollars le pied de façade, et sont couverts de magnifiques bâtiments, des palais du commerce. La fortune, les millions entassés ne tarissent pas l’ardeur des colons du Missouri. Pour augmenter leurs richesses, ou plutôt pour obéir à un besoin de conquêtes perpétuelles sur la nature, ils s’avancent dans les terres, disputant pied à pied le terrain aux Indiens. Toujours en lutte, à peine vainqueurs, ils combattent déjà pour la défense de leurs conquêtes.
Au-dessus de lui, Saint-Louis commande à la navigation du Missouri sur une étendue de deux mille milles, et à celle du Mississipi jusqu’aux chutes de Saint-Anthony. Au-dessous de lui, il commande au Mississipi jusqu’à la Nouvelle-Orléans et au golfe du Mexique.
La levée ou quai de Saint-Louis borde le fleuve sur une longueur de près de six milles. Aucune ville du monde n’offre aux yeux du voyageur un aussi vaste assemblage de steamboats fluviaux que la cité de Saint-Louis. Ces navires, comme tous ceux du Mississipi ou de l’Ohio, sont d’une construction particulière. Ils sont peints en blanc et ont deux tuyaux noirs pour laisser échapper la fumée de leurs fournaises. Ils sont construits pour voyager sur les fleuves, et conviendraient peu à la navigation maritime, surtout si le vent soufflait avec quelque violence. Mais ils sont parfaitement organisés pour leur service, et sans les collisions que leur course rapide à travers le brouillard rend plus fréquentes encore que les explosions de chaudières, ce serait le mode de voyager le plus agréable en Amérique.
Saint-Louis a deux théâtres et les deux plus belles salles de lecture des Etats-Unis. Il y a toujours dans cette ville une quantité considérable de Mormons, qui y retrempent leurs forces avant de partir pour leur lointain pélerinage du Lac-Salé. Généralement, ils restent une année à Saint-Louis. Comme ce sont, pour la plupart, des ouvriers et surtout des mécaniciens, ils trouvent facilement à s’occuper. Quand ils ont amassé la somme nécessaire pour gagner l’Utah, ils quittent Saint-Louis, chargés des dépouilles des gentils.
Le lendemain, vers le soir, nous arrivâmes à Jefferson-City. Cette ville, située à quarante lieues environ de Saint-Louis, lui est reliée par un chemin de fer, le seul railway qui pénètre aussi loin dans la direction de l’Ouest. Jefferson est en quelque sorte le point le plus avancé de la civilisation aux limites du désert ; Boonville, Lexington et Indépendance, que l’on rencontre ensuite avant d’atteindre le Kansas, et le sentier du Far-West, ne méritent pas le nom de villes. La plupart des expéditions californiennes, qui, il y a quelques années, s’organisaient à Saint-Louis, prennent maintenant Jefferson-City pour point de départ. Aussi les rues de Jefferson sont-elles continuellement sillonnées par une foule d’émigrants, de Trappeurs et d’Indiens, population bizarre et bigarrée, avec laquelle j’avais hâte de faire connaissance. Aussitôt arrivés et casés dans un log-house, nous nous fîmes indiquer où posait pour le moment William Hartwood ; une heure après, nous frappions à la porte de sa chambre. Une voix nous cria : Open the door ! et nous nous trouvâmes en présence du trappeur.
Hartwood est un homme de cinquante ans environ, d’une taille au-dessus de la moyenne, et qui annonce dans toute sa personne une énergie et une vigueur peu communes. Son teint, profondément bistré par le hâle de la prairie, sa barbe courte, rude et serrée, ses cheveux abondants, lui donnent au premier abord quelque chose de farouche, tempéré par la douceur de ses yeux bleu foncé et un air de bienveillance empreint quelquefois d’une légère ironie. Une longue et mince cicatrice, causée par la blessure d’une lance indienne, lui divise le front. Bien qu’il ait vécu un grand nombre d’années avec des hommes aux mœurs et aux habitudes grossières et sauvages, tout annonce chez Hartwood une éducation fort rare chez ceux qui exercent sa pénible profession.
Lorsque nous entrâmes, William était assis sur un escabeau et occupé à recoudre avec une aiguille et du fil grossier une déchirure existant dans une veste de chasse en peau de daim, dont l’apparence annonçait de longues années de service. Il n’avait pour vêtements qu’une chemise en laine rouge et une culotte en cuir tanné. Dans un coin de la chambre était dressé un rifle au canon duquel pendait accrochée une ceinture qui soutenait un revolver et un bowie-knife. Sur le lit, gisaient pêle-mêle un épais bonnet en fourrure de martre du Canada, une énorme corne de bison remplie de poudre, une gibecière, d’où sortait le tuyau d’une pipe grossière, enfin un sac contenant des balles et une paire de mocassins.
Nous fîmes connaître à Hartwood le but de notre visite. Il parut d’abord peu disposé à accueillir notre demande ; sa troupe, composée de trente-deux personnes était, disait-il, déjà trop considérable. Le nombre, qui est souvent une garantie de sécurité dans un voyage au Far-West, peut devenir aussi un élément de discorde. De plus, cette expédition n’était pas seulement une simple conduite de voyageurs et de touristes, mais elle devait s’écarter sur certains points de la route suivie par l’émigration : trois personnes, parmi celles qui la composaient, ayant reçu d’une grande compagnie américaine le mandat d’explorer certaines parties à peine connues, ce qui augmentait nécessairement les dangers du voyage.
Toutes ces raisons nous faisaient désirer plus vivement être de la partie, et au moment où M. de Cissey s’exprimait dans ce sens, Hartwood l’interrompant tout-à-coup : Pardon, nous dit-il, mais à l’accent avec lequel vous parlez notre langue, il me semble que vous êtes Français. Nous confirmâmes cette opinion. A cette déclaration, le Trappeur nous tendant la main : C’est chose convenue, messieurs, continua-t-il, nous irons ensemble en Californie. J’aime les Français ; je suis Canadien, et ma mère était Française. La conversation une fois posée sur ce ton, nous demandâmes à Hartwood quelques détails sur son existence, et comment il avait été amené à embrasser cette profession, qui passionne souvent au plus haut point ceux qui l’ont goûtée quelque temps. Après avoir accepté un cigare qu’il alluma au feu d’un briquet assez primitif :
Je suis, nous dit-il, le fils d’un ministre protestant, qui habitait Montréal, dans le Bas-Canada ; ma mère, aussi de la religion réformée, descendait d’une de ces familles françaises que la révocation de l’édit de Nantes contraignit à l’exil. Elle mourut deux ans après ma naissance. Mon père me destinant à suivre la même carrière que lui, commença mon éducation et m’envoya l’achever à Québec. Arrivé à vingt ans avec une santé de fer, une imagination assez vive et un corps qui semblait ne redouter aucune fatigue, je résolus de me faire missionnaire et d’aller porter la parole divine chez les Indiens, lorsqu’un livre, tombé par hasard entre mes mains, me révéla les dangers et les jouissances de cette vie de Trappeur, qui me séduisit, et que j’ai embrassée. Jusqu’alors j’avais bien vu, dans les rues de Québec ou de Montréal, ces hommes aux formes athlétiques, tout habillés de cuir, armés jusqu’aux dents, venir échanger leurs fourrures contre de la poudre et du plomb, et repartir ensuite pour le désert. J’en interrogeai quelques-uns et leurs récits achevèrent ce que le livre avait commencé. Depuis trente années, tour-à-tour trappeur, chasseur de bisons et d’Indiens, pionnier, batteur d’estrade, j’ai parcouru les solitudes américaines depuis la baie d’Hudson et le lac de l’Esclave jusqu’au Texas, du lac Ontario à la Sierra-Nevada californienne ; chassant quelquefois des mois entiers seul et pour mon propre compte, quelque fois engagé au service de la compagnie de la baie d’Hudson ; tantôt accompagnant les chercheurs d’or dans les solitudes brûlantes et mortelles du Nouveau-Mexique. J’ai pendant deux années vécu avec le brave colonel Frémont, un des nôtres, car il y a vingt ans à peine il n’était qu’un simple trappeur. J’ai exploré avec lui l’Utah, l’Orégon, la Sierra-Nevada, à la recherche d’une route pour ce fameux railway du Pacifique, qui doit relier les deux Océans. Depuis trente années, j’ai vu bien des spectacles sublimes et terribles ; je me suis trouvé bien souvent seul avec le désert, à mille lieues de toute civilisation, ne relevant que de Dieu et de mon fusil. J’ai dormi dans les montagnes brumeuses, couché près des volcans en travail de cette mystérieuse contrée. J’ai vu le soleil se lever sur des déserts sans bornes, des prairies en feu et des scènes de carnage ; et chaque fois j’ai béni la Providence, qui m’a donné, pour vivre ainsi, la santé, le courage et la liberté.
Maintenant, messieurs, parlons de notre prochain départ. Dans quatre jours, nous nous mettrons en route. Procurez-vous d’ici-là ce qui vous manque encore. Occupez-vous d’acheter trois solides chevaux, ayant déjà fait le voyage du Far-West, et qui puissent supporter en cas de besoin l’odeur des Indiens et des bêtes fauves. Ayez de bonnes armes, des munitions, un costume solide, chaud et léger tout-à-la-fois, et surtout des chemises de laine ou de flanelle, nécessaires au milieu des températures variables que nous aurons à traverser. Voilà l’indispensable.
Nous quittâmes Hartwood, enchantés du résultat de notre visite. Nous achetâmes trois chevaux à un parti d’Américains revenus depuis un mois de Californie. Ces animaux étaient bien reposés, et capables de supporter de nouvelles fatigues. Mes armes se composaient d’une excellente carabine à tige, à balles cylindro-coniques, d’un fusil double, du calibre 14, se chargeant par la culasse et par le canon, dans le cas où les cartouches seraient épuisées, d’un revolver à six coups, et d’un solide bowie-knife, à manche de corne. J’emportais avec cela vingt-cinq livres de poudre fine, du plomb et des balles. Qu’on ne voie point dans ce formidable armement la crainte exagérée de dangers possibles, mais non certains. Ces dispositions paraîtront toutes simples, si l’on songe que je devais, pour aller et revenir, rester une année au désert, et que nous comptions sur nos fusils pour subvenir, le plus souvent, à nos moyens d’existence. Mon costume, veste, culotte, et longues guêtres, était d’un cuir souple et résistant, ne gênant en rien les mouvements du corps. Un chapeau mexicain, en poil de vigogne, le complétait. Nos bagages, nos munitions, nos armes de rechange, ainsi qu’une tente de voyage, pouvant se monter et se démonter en quelques minutes, devaient être portés sur des charriots attelés de mules. La partie solide de nos provisions se composait de biscuit, de conserves de viandes et légumes, de sucre, de riz, de thé, et de pemmican, viande séchée et réduite à un mince volume. Nous emportions, avec cela, du rhum et du brandy qui, purs ou mélangés d’eau, devaient être, avec le thé, notre seule boisson. Dans une poche intérieure de ma veste était renfermée une pharmacie contenant des lancettes, une sonde à blessures, un rasoir, du laudanum, de l’alcali volatil, et du quinquina.
La veille de notre départ, nous assistâmes à une réunion générale des personnes qui composaient notre caravane, et nous pûmes faire connaissance avec nos compagnons de voyage. La plupart étaient négociants, chasseurs ou émigrants. Quelques-uns nous quitteraient en route, pour commercer avec les tribus indiennes, séjourner chez les Mormons du grand Lac-Salé, ou s’établir dans les parties nouvellement habitées de l’Orégon ; d’autres, allaient chercher la fortune dans les placers californiens, ou exercer une industrie à San-Francisco. Nous nous liâmes principalement avec MM. Wyde, Sheppard et Butler, chargés d’une exploration importante par une grande compagnie, qui compte parmi ses fondateurs des membres influents du sénat de Washington. Ces trois messieurs se rendaient à San-Francisco, où ils devaient séjourner plusieurs mois.
Nous partîmes, le 4 mai 1858, à cinq heures du matin, de Jefferson-City, nous dirigeant sur Boonville, que nous atteignîmes le même jour. Trois autres journées de marche nous conduisirent à Lexington et à Indépendance, dernière ville de l’Etat de Missouri. Le 9, à midi, nous franchissions la frontière est du Kansas, et nous entrions dans le Far-West, sur le territoire des Indiens Delawares.
A Indépendance, la route que nous avions suivie jusqu’alors se divise en deux branches ; celle du sud, après avoir traversé le Kansas dans sa longueur de l’est au sud-ouest, se dirige sur Santa-Fé, dans le nouveau Mexique, en contournant le pâté montagneux de la Sierra-Moro, et, redescendant brusquement au sud, côtoie le Rio Grande del Norte, pour entrer dans la province mexicaine de Chihuahua. La branche du nord, après avoir coupé l’angle nord-est du Kansas, traverse l’Etat de Nébraska en suivant, jusqu’aux premiers chaînons des Montagnes-Rocheuses, la vallée de la rivière Plate ou Nébraska, de là se dirige, à travers l’Orégon, sur la Californie, où elle effleure les limites de l’Etat de Washington, et gagne enfin San-Francisco, par la vallée du Sacramento, après un parcours de treize cents lieues environ.
A quelques lieues d’Indépendance, nous aperçûmes les fertiles campagnes du Kansas. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, nos yeux ne rencontraient que des forêts épaisses, des plaines verdoyantes sillonnées par de nombreux ruisseaux ; aussi l’émigration s’est-elle jetée avec énergie sur les bords du Missouri et de la rivière Kansas, où l’on compte déjà une douzaine d’agglomérations qui bientôt prendront le nom de villes, entr’autres le fort Leawenworth, sur le Missouri, et Lawrence-City, sur le Kansas, qui est le centre de l’émigration des Etats de l’Est. Le long de ces deux rivières, et même à une quinzaine de milles des deux côtés, toutes les terres qui ont quelque valeur sont déjà prises, et, sur le Kansas même, les Settlers se sont avancés jusqu’à cinquante milles au-delà du fort Riley, où se joignent les deux branches principales du Kansas.
Jusqu’à une trentaine de milles du Missouri, les Indiens et les métis occupent les terrains, et il y a souvent de ce côté, comme sur les bords du Kansas, des luttes sanglantes entre les colons et les Indiens, ou entre les colons eux-mêmes. Chez ces derniers, elles sont fréquemment suscitées par les passions politiques. Quelque temps avant notre arrivée, il s’était accompli dans un meeting politique, non loin de Lawrence, un drame sanglant, dont un des témoins oculaires nous fit le récit pendant notre halte à Indépendance. Je le donne comme un aperçu curieux et véridique des mœurs de cette partie du Nouveau-Monde. Je laisse parler le narrateur :
« Lorsque la majorité du comité eut présenté son rapport sur l’objet de la réunion, le président du meeting annonça qu’il attendrait celui de la minorité avant qu’on ne prît une décision. Le shérif du comté, nommé Jones, s’approcha. Plusieurs personnes, qui se trouvaient sur la plate-forme, commencèrent alors à parler à la fois. Vainement le président s’efforça-t-il de maintenir l’ordre. Un M. Sherrard, qui se trouvait dans la foule, immédiatement en face de lui, voulait aussi parler. Il s’exprimait avec violence, et finit par monter sur la plate-forme inférieure.
» Sherrard était un jeune homme fortement bâti, ayant le teint très-coloré et une expression sauvage et turbulente. La crosse d’un revolver sortait de sa ceinture. Il s’écria dès l’abord, avec la plus grande agitation : Je dénonce ceux qui voudraient juger mes actions. Je dénonce ceux qui voteraient pour les résolutions de la majorité comme des menteurs et des lâches. » Il fit une pause et reprit : « Je dénonce tout homme présent ou absent, qui osera condamner ma conduite, comme un menteur et un lâche ! » Il suffisait d’un coup-d’œil pour voir qu’une bataille préméditée allait commencer. Des signes expressifs étaient échangés entre les compagnons de Sherrard.
» On pouvait voir des hommes passer la main sous leurs habits, pour faire tourner sur leur taille la ceinture de leur revolver. Evidemment la violence et les défis de Sherrard étaient une satisfaction pour beaucoup d’entre eux. Alors un M. Sheperd s’avança et dit qu’il voterait pour les résolutions, parce qu’il les trouvait justes : « Eh bien ! je vous dénonce comme un menteur et un lâche ! » s’écria Sherrard.
» A ces mots, il s’élança dans la foule comme pour se préparer au combat. Ils se trouvaient tous deux seulement à quelques pieds de moi. Je vis quelqu’un brandir une canne ; mais si ce fut Sheperd ou tout autre, c’est ce que je ne saurais dire, car, dans le même instant, la détonation d’un revolver se fit entendre. Sherrard avait tiré un pistolet et fait feu sur Sheperd.
» Ce qui suivit défie toute description. Sheperd tira son arme et fit feu une fois ; la balle traversa la foule au plus épais des combattants. Sherrard continua à tirer sur lui à plusieurs reprises, tandis que Sheperd, lui faisant face à moins d’un yard de distance, essayait de rendre le feu coup sur coup, son arme ratant toujours.
» Dieu sait combien firent comme eux. Imaginez un groupe d’hommes furieux, les yeux flamboyants, cherchant à choisir un ennemi, tous le revolver au poing ; les coups de pistolet se succédant au milieu des cris et des imprécations, les volutes de fumée s’élevant en spirales à chaque explosion de la poudre, et les blessés ou ceux qui ne croyaient pas avoir sujet de combattre, ou qui voulaient éviter les balles sillonnant l’air en tout sens, se précipitant pêle-mêle au dehors. Une balle, qui vint siffler à mes oreilles, me rappela que cette querelle n’était pas la mienne, et que la distance pouvait ajouter beaucoup au charme de la perspective. Je tournais le dos à Sherrard lorsqu’il tomba. J’entendis le cri : « Sherrard est tué ! » et, me retournant aussitôt, je le vis en effet étendu par terre et bougeant à peine.
» Je n’oublierai pas l’incident qui suivit presque immédiatement : un enfant, le fils du shérif Jones, âgé à peine de sept à huit ans, s’était élancé en avant ; son père était au milieu du groupe, et sa vue fit oublier tout danger au pauvre petit dans l’élan de son affection filiale. Il s’arrêta tout près de Sherrard, jeta un regard épouvanté sur cette figure immobile, puis, levant les bras vers son père, lui dit en pleurant : « Oh ! papa, venez, venez à la maison ! » Sa voix avait une intonation éloquente et attendrie au plus haut point.
» Cependant le feu cessa. La mort de Sherrard avait déconcerté ses associés. Les hommes du travail libre, craignant un massacre, s’étaient reculés pour être mieux ensemble, et leur attitude rendait évident que le combat, en se prolongeant, tournerait fatalement contre les amis de Sherrard. Il s’en suivit une désertion générale de la place. M. Sheperd avait reçu deux balles dans la cuisse et une violente contusion à la tête, que Sherrard lui avait faite avec le canon de son pistolet. Il fut emporté par ses amis. Sherrard n’était pas tout-à-fait mort, il respirait encore ; et, au moment où on le releva, il remua le bras ; mais il avait été atteint au milieu du front, et la cervelle sortait par la blessure. Deux personnes qui se trouvaient dans la foule furent atteintes, l’une au genou, l’autre à la main. Quand on songe au nombre des coups tirés et à la position des combattants au centre de la foule, il semble merveilleux que si peu de balles aient porté, et l’on se demande où ont passé les autres. »