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Vers le pôle

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CHAPITRE VII
LA RETRAITE SUR LA TERRE FRANÇOIS-JOSEPH

A notre grand étonnement, dès le premier jour de notre retraite, nous trouvons la glace bien meilleure que dans la direction du nord. Devant nous s'étendent de larges plaines, unies, coupées seulement de loin en loin de chaînes de monticules et de canaux recouverts de «jeune glace». Ces accidents de terrain sont orientés dans le S. 22° O. magnétique, soit environ à l'ouest-sud-ouest du monde, c'est-à-dire parallèlement à la direction que nous suivons.

Le 10, une bonne étape: 15 milles.

Le 12, j'oublie de remonter les montres. Pour obtenir maintenant le temps moyen de Greenwich, je prends une observation circumméridienne et détermine la latitude, puis fais l'estime depuis le point où nous avons rebroussé chemin et où j'ai pris ma dernière observation de longitude. Grâce à ces précautions, l'erreur dans la détermination des positions ne sera pas grande.

14 avril.—Jour de Pâques. Je passe la journée à calculer la latitude, la longitude et le temps moyen. Une occupation très agréable que ces opérations mathématiques et la manipulation de la table des logarithmes avec des doigts rigides, presque gelés, et avec des vêtements couverts de glace sur le dos. Pourtant la température n'est que de −30°, presque un temps chaud. D'après mes calculs, hier, nous devions nous trouver au-dessous de 86°5′,3, tandis que, d'après l'estime, nous devions être par 85°50′ et quelques minutes, ayant parcouru 50 milles en trois jours. Maintenant, selon toute vraisemblance, la dérive nous porte dans le nord. Nous ne devons pas avoir dépassé le 86°, et j'ai vérifié sur cette position l'heure de nos montres.

Les jours suivants, nos progrès sont rapides, quoique la banquise soit maintenant plus accidentée qu'au début de la retraite. Le 17 avril, nous parcourons 20 milles. Toujours un ciel clair; jour et nuit, le soleil brille dans une atmosphère absolument calme. Depuis notre départ, pas une seule fois le mauvais temps ne nous a arrêtés. La température s'élève; le thermomètre ne marque plus que −27°. L'été approche. Si à coup sûr un temps aussi doux est agréable, dans quelques semaines il peut nous exposer à bien des difficultés et à bien des dangers. Il hâtera la débâcle et rendra très pénible l'approche des côtes.

20 avril.—Durant plusieurs heures, impossible de traverser un large fossé, rempli de blocs amoncelés dans un désordre effrayant. De tous côtés, des chaînes de toross et des hummocks, et, de toutes parts, de larges crevasses. Pendant longtemps cette glace a dû être en mouvement et soumise à de terribles pressions. Sur plusieurs points, les monticules atteignent une hauteur de huit mètres et contiennent des strates de matière minérale. Un floe notamment est entièrement noirci par une substance inorganique ou organique. Le temps me manque pour examiner la chose.

Au cours de notre route, je note, à différentes reprises, des hummocks très massifs et très étendus, de forme carrée, semblables à des îles élevées couvertes de neige; des blocs paléo-*crystiques, très certainement.

Après de longues recherches, je parviens à découvrir un passage à travers ce labyrinthe de glace. Au delà quel n'est pas mon étonnement d'apercevoir un énorme tronc de mélèze de Sibérie, dressé au milieu de la banquise. Nous le marquons des initiales: F. N. H. J. 85°30′.

Pendant plusieurs jours ensuite, la glace relativement unie nous permet de glisser rapidement sur nos ski. En deux jours la distance parcourue est d'au moins 40 milles.

UN LAC AU MILIEU DE LA BANQUISE

Le 26, à mon grand étonnement, je rencontre une piste fraîche de renard venant de l'O.-S.-O. et allant vers l'est. Que diable est-il venu faire jusqu'au 85°? Involontairement je regarde autour de moi, pensant apercevoir une terre. Le temps est malheureusement bouché. Probablement ce renard s'est avancé jusqu'ici à la suite d'un ours. Plus loin encore, d'autres pistes de renards toujours dans la même direction. Quelle nourriture peuvent-ils trouver au milieu de ce désert de glace? Probablement des crustacés qu'ils attrapent dans les bassins d'eau libre.

Température minima −35°,7.

Hier, rencontre d'un amoncellement de blocs, qui paraît de formation toute récente. J'y remarque d'énormes fragments de glace d'eau douce, contenant des particules d'argile et de graviers, de la glace de rivière provenant probablement des fleuves sibériens. Même à l'extrême nord de notre course, j'ai souvent vu des glaçons de cette nature, et, jusqu'au 86° de latitude, j'ai observé de l'argile à la surface de la banquise.

27 avril.—Bonne étape. Nous avons parcouru, suivant toute probabilité, une distance de 20 milles. Quittant le campement hier à trois heures de l'après-midi, nous avons marché jusqu'à ce matin.

Bientôt viendra le temps où nous aurons l'espérance de voir apparaître la terre. La terre! quand la verrons-nous? Quand foulerons-nous autre chose que cette glace et cette neige?

Aujourd'hui encore de nouvelles pistes de renards, toujours dans la même direction.

Un de nos chiens est complètement à bout. Il ne se tient plus sur ses pattes; une fois que nous l'avons chargé sur un traîneau, il demeure complètement immobile. Aujourd'hui nous le délivrerons des souffrances de l'existence. Pauvre bête, jusqu'à la fin, elle a énergiquement travaillé, et maintenant qu'elle ne peut plus tirer, elle nous rendra un dernier service en nourrissant de son cadavre les survivants. Elle était née à bord du Fram, le 13 décembre 1893, et, en véritable enfant des régions polaires, elle n'avait jamais vu autre chose que de la glace et de la neige.

Le lendemain, quel n'est pas notre étonnement de rencontrer un large bassin d'eau libre! Pendant que nous le suivons, à la recherche d'un passage, tout à coup les deux bords se rapprochent et se joignent avec un fracas terrible. Sous la violence du choc, la glace se dresse; d'énormes blocs roulent; tout craque et mugit. Rapidement nous poussons les chiens pour traverser le chenal à la faveur de ce bouleversement.

De jour en jour nos attelages deviennent plus faibles. Plusieurs bêtes sont absolument exténuées. Barnet ne peut plus se soutenir; ce soir nous l'abattrons.

Encore des traces de renards. Je commence à croire que nous approchons d'une terre. De minute à minute je m'attends à l'apercevoir.

Le 29, encore une journée diabolique! A peu de distance du campement, la route se trouve barrée par un nouveau chenal d'eau libre, puis par un second, et par un troisième. Chaque fois, nous sommes obligés à d'interminables détours. Pour le passage de ces canaux, impossible de nous servir de nos kayaks; ils sont criblés de trous et il ne peut être question en ce moment de les radouber. Une pareille entreprise prendrait un temps considérable et serait particulièrement difficile par des températures de 30° sous zéro. Avant tout, il nous faut gagner la terre ferme avant la débâcle.

2 mai.—Après quatre heures de marche rapide, voici de nouveaux ravins et des chaînes de toross. Sous nos pas, la glace, pressée avec force, craque bruyamment. Avec cela, un chasse-neige masque toute vue. Force nous est de nous arrêter. A peine la tente est-elle dressée, que le monticule qui nous abrite commence à être agité par les pressions et à geindre terriblement. Nous courons le risque d'être écrasés par une avalanche; mais telle est notre fatigue, que je m'endors en dépit de l'imminence du danger.

Le soir, nous sacrifions un de nos chiens. Depuis quelque temps déjà, les provisions qui leur sont destinées sont épuisées. Nous devons nous résoudre à les abattre l'un après l'autre pour nourrir les survivants. Notre meute ne se compose plus maintenant que de seize bêtes, et nous sommes encore loin de la terre.

3 mai.—Seulement 11°,3 sous zéro. Une température de printemps, qui nous donne une sensation exquise de bien-être. Maintenant, nos mains cruellement «mordues par la gelée» peuvent toucher les objets, sans craindre à chaque contact une cuisance atroce.

Toujours des chaînes de monticules et des ravins remplis d'eau dont la traversée nous épuise. Une fois couchés dans nos sacs, bien au chaud, nous oublions vite les souffrances et les fatigues. Je suis si éreinté que je chancelle sur mes ski; lorsque je tombe, je voudrais rester couché où je suis.

8 mai.—Les canaux ouverts à travers la banquise paraissent tous orientés, parallèlement entre eux, du nord-est à l'ouest-sud-ouest (du compas), c'est-à-dire, perpendiculairement à la direction que nous suivons.

A notre grande joie, la glace semble devenir plus unie aux approches de la terre, alors que nous redoutions précisément le contraire. Le nombre des chiens diminuant de jour en jour, le halage est de plus en plus pénible. Je n'ai plus que quatre bêtes à mon traîneau.

10 mai.—Température −8°,8. Hier, la glace était plane; au départ nous espérions donc faire bonne route, lorsqu'une tourmente de neige s'est levée et nous a brutalement obligés à camper.

Aujourd'hui, après quelques heures de clair soleil et de ciel bleu, chute de neige abondante, et temps «bouché».

A chaque pas, des chaînes de blocs soulevés par les pressions. Par la brume, impossible de trouver la route au milieu de ce dédale

12 mai.—Notre second sac de pain sera bientôt vide, et jamais la terre n'apparaît! Plus que douze chiens dont les forces diminuent de jour en jour!

A mesure que nous avançons, la banquise devient de plus en plus difficile. La glace est maintenant recouverte de neige qui ne porte pas. A chaque instant, lorsque l'on quitte les ski pour pousser les traîneaux, on tombe dans quelque trou, masqué par cette couche trompeuse.

Aujourd'hui la température est relativement élevée; la nuit dernière, la chaleur dans le sac de couchage m'a empêché de dormir. Minimum −14°,2′.

16 mai.—L'anniversaire de la naissance de Johansen. Nous fêtons ce jour avec toute la solennité que comportent nos moyens. Au dîner, ragoût, le mets favori de mon camarade; comme dessert un excellent grog au jus de citron.

Hier, nous nous trouvions par 83°36′ Lat. N. et 59°55′ E. de Gr. Évidemment, nous sommes poussés dans l'ouest par un courant violent et risquons de dépasser la terre la plus nord de l'archipel François-Joseph.

Sur les plaines les chiens marchent encore très bien, mais, devant le moindre obstacle, refusent d'avancer. Afin d'accélérer le traînage, je m'attelle à leur tête. Plus loin, la banquise devenant très accidentée, je dois abandonner la bricole pour aller reconnaître le terrain en avant. Celui de nous qui marche en tête du convoi, ne parcourt pas moins de trois fois le même trajet. Une première fois, il va à la découverte et prépare le passage, puis revient en arrière pour conduire les attelages. En dépit de toutes les difficultés, nous poursuivons notre route. Peut-être, à la fin, tant d'efforts seront-ils récompensés. Actuellement, nous serions satisfaits si nous atteignions la terre et trouvions une glace unie.

Aujourd'hui encore, quatre abominables fissures. La dernière forme un véritable lac, une polynie, suivant l'expression russe passée dans le vocabulaire arctique. La nappe d'eau est couverte de jeune glace, trop faible pour porter, et en même temps trop résistante pour y lancer les kayaks. A perte de vue s'étend dans l'ouest ce large chenal absolument infranchissable. Pour traverser cet obstacle, nous n'avons pas le choix des moyens; il faut, ou suivre la polynie vers l'ouest, jusqu'à ce que nous ayons trouvé un passage,—ce qui nous jette hors de notre route,—ou bien revenir en arrière et chercher dans l'est à contourner cette ouverture. Je me décide pour la première alternative. Bientôt, heureusement, nous découvrons en travers du canal une plaque de glace assez solide; immédiatement nous y poussons les chiens. Finalement ce large fossé, devant lequel nous craignions de perdre plusieurs jours, est rapidement franchi. Notre satisfaction devait être de courte durée. A quelque distance de là une seconde polynie! Pour aujourd'hui c'est décidément trop et je prends le parti de camper.

17 mai.—La fête nationale, en Norvège. Couché dans mon sac, je songe à la joie du pays, tout là-bas, en ce jour d'allégresse générale. Je vois, en rêve, les processions joyeuses d'enfants, les drapeaux claquant au vent dans le gai soleil d'une journée de printemps. Aussi, combien triste me paraît notre position. Nous errons sur une banquise interminable, incertains du lendemain, poursuivant énergiquement notre marche vers le sud, tandis qu'une lente dérive des eaux nous entraîne vers l'ouest. Mais, quand même, nous voulons nous aussi fêter cette date chère à tous les cœurs norvégiens. Le pavillon national flotte sur les traîneaux, et, au dîner, un véritable festin est servi: un succulent ragoût, de la confiture d'airelle, puis un grog au citron.

Dans la polynie ouverte devant nous s'ébat une bande de narvals. Leur donner la chasse entraînerait une perte de temps trop considérable.

Après avoir passé le chenal, le terrain devient relativement favorable. Longueur probable de l'étape: 10 milles. De plus en plus la dérive nous pousse dans l'ouest.

20 mai.—Terrible tourmente de neige. Pas de vue. Nous restons couchés dans la tente, réfléchissant tristement à notre situation.

Nous devons être par 83°10′ environ, et devrions, par suite, nous trouver à la Terre Petermann, si elle est située réellement dans la position indiquée sur la carte de Payer. De deux choses l'une: ou nous sommes jetés, à notre insu, en dehors de la route que nous croyons tenir, ou bien cette terre est si petite que nous n'avons pu la distinguer.

21 mai.—Ciel toujours brumeux et neigeux; malgré tout, nous nous mettons en route.

Passé un grand nombre de larges ouvertures couvertes de «jeune glace». Tout récemment, dans cette région, devaient s'étendre de vastes espaces d'eau libre.

23 mai.—La plus terrible journée du voyage. Dès le départ, nous sommes arrêtés par une très large fissure. La traversée d'aucune des ouvertures rencontrées jusqu'ici n'a présenté autant de difficultés. Après avoir cherché en vain un passage pendant plus de trois heures, je prends le parti de suivre le chenal vers l'est. Peut-être, de ce côté, trouverons-nous un «pont»? Arrivés à ce qui nous paraît être la fin de cette polynie, nous ne voyons qu'un amoncellement inextricable de blocs et de floes, disloqués par de larges crevasses et heurtés violemment les uns contre les autres. A grand'peine nous avançons au milieu de glaçons empilés les uns au-dessus des autres.

Quand, enfin, nous croyons avoir dépassé le chenal, d'autres ravins et d'autres crevasses, encore plus difficiles, s'ouvrent devant nous. La banquise est comme convulsée. Pendant quelque temps c'est à désespérer de la situation. Dans toutes les directions apparaissent des fissures, et, de tous côtés, la couleur foncée du ciel indique l'ouverture de nappes d'eau libre.

Dans l'après-midi, d'une heure à trois, repos. Une fois étendus dans notre sac, et bien repus, nous oublions toutes ces tribulations. Lorsque nous nous remettons en route, le temps est devenu complètement brumeux. On ne peut distinguer un mur de glace d'une nappe de neige détrempée. Nous traversons je ne sais combien de crevasses, d'hummocks et de toross. Heureusement chaque chose a une fin. Après ce terrible entassement de blocs, nous arrivons à une plaine relativement unie. Depuis quinze heures je suis en marche, et depuis douze nous travaillons au milieu de ce dédale de glace. Nous sommes à bout de forces et absolument trempés. Une couche trompeuse de neige couvre la surface de l'eau dans les crevasses et je ne sais combien de fois nous avons pris des bains de pieds. Dans la matinée, je me trouvais sur un glaçon que je croyais solide, lorsque tout à coup il enfonça. Je n'eus que le temps de me jeter sur un bloc qui, heureusement, était résistant. Sans cela, je prenais un bain complet dans une bouillie de glace. Me trouvant alors seul, la situation n'aurait pas été précisément drôle.

26 mai.—La neige ne porte plus. Dès que l'on quitte les ski, on enfonce jusqu'aux genoux. Avec cela, lorsque le temps est sombre comme hier, impossible de reconnaître les accidents de la banquise; sous la couche de neige fraîche tout est uniformément blanc.

Les chiens n'en peuvent plus. Heureusement, le résultat des observations est réconfortant. Nous devons nous trouver par 82°40′ de Lat. N. et par 61°27′ de Long. Est.; la dérive vers l'ouest a donc cessé. Après cette constatation, l'avenir devient moins noir.

La couleur foncée du ciel indique l'existence de nappes d'eau libre. En effet, toute l'après-midi, les fissures succèdent aux fissures; dans la soirée, nous sommes arrêtés par un très large chenal. De l'hummock le plus élevé que je puis atteindre, à perte de vue dans toutes les directions, s'étend cette fente, plus impraticable encore, semble-t-il, que toutes celles précédemment rencontrées. Au bivouac Kvik, mon chien favori, est sacrifié. La malheureuse bête ne peut plus tirer; non sans un gros chagrin je me décide à cette nécessité! Tôt ou tard il faudra l'abattre; mieux vaut aujourd'hui, alors que le pauvre animal peut encore nous rendre service en fournissant des vivres pour trois jours aux huit autres survivants.

JE GRIMPE AU SOMMET D'UN hummock; DE LA-HAUT LE PANORAMA EST VRAIMENT DÉCOURAGEANT…

27 mai.—Lat. 82°30′. Aucune terre en vue; c'est à n'y rien comprendre. Probablement nous sommes de plusieurs degrés plus à l'est que nous ne le croyions[32].

[32] En réalité nous nous trouvions à 6° à l'est de notre point estimé.

La glace sur laquelle nous cheminons est plate. Seulement çà et là se rencontrent de petits glaçons entassés par les pressions, plus rarement de larges mamelons ou d'étroites crêtes. Très certainement cette croûte cristalline ne date pas de plus d'un an. A mon grand étonnement, les plaques de «vieille glace» sont rares et isolées. Au campement, impossible de découvrir un glaçon qui ait été exposé à la chaleur de l'été, et qui, par suite, ait perdu toute trace de sel. Pour nous procurer de l'eau, nous avons dû faire fondre de la neige. Lorsque la neige n'est pas granuleuse, sa fusion produit beaucoup moins de liquide que la glace et exige plus de chaleur. Pendant l'été ou l'automne dernier, une vaste zone d'eau libre a dû s'étendre dans cette région.

29 mai.—Hier, pour la première fois, un oiseau en vue, un pétrel arctique (Procellaria glacialis).

Nous partons avec l'espoir d'en avoir terminé avec les crevasses et les canaux qui découpent la banquise. Ah bien oui! à peine en route, les apparences du ciel indiquent l'existence de nouvelles rigoles d'eau libre. Je grimpe en toute hâte au sommet d'un hummock; de là-haut le panorama est absolument décourageant. Au sud, à l'est, à l'ouest, un dédale de canaux se coupant et se recoupant dans tous les sens. Partout la glace est disloquée; suivant toutes probabilités, jusqu'à la terre François-Joseph elle doit être ainsi convulsée.

Maintenant, la banquise n'est plus formée de glace polaire massive et compacte, mais de petits glaçons. Si seulement, nous étions en mars, les froids auraient bientôt consolidé tous ces «champs» en une masse rigide. Toujours j'avais considéré comme de la dernière importance d'atteindre la terre avant la fin de mai, sachant combien la banquise serait morcelée à cette époque, alors que le thermomètre s'élève au-dessus de zéro. Hélas! mes craintes n'étaient que trop fondées. Nous sommes arrivés trop tard ou trop tôt. Dans un mois, cette masse de glace sera complètement disloquée, et à travers ses fissures on pourra naviguer en kayak. Aujourd'hui, impossible d'employer ce mode de locomotion; la «jeune glace» déchirerait les coques de nos frêles embarcations.

Dans toutes les directions la couleur du ciel annonce la présence de nappes d'eau libre. Que ne donnerais-je pas pour être là-bas! Si la banquise devient encore plus morcelée, nous devrons attendre la débâcle complète; pour cela nos provisions sont-elles suffisantes? C'est douteux.

Je suis tout à coup tiré de ces réflexions par un clapotement bruyant dans le chenal voisin. Une troupe de narvals s'ébat à côté de moi dans une heureuse insouciance. Si j'avais un harpon, je pourrais capturer un de ces cétacés.

Dans la matinée, pendant que nous peinons au milieu des canaux, passe un guillemot grylle (Uria grylle). Un peu plus loin, nous entendons des mugissements de phoques, bientôt même nous découvrons un de ces animaux; malheureusement il se tient hors de portée.

Le gibier commence à se montrer, la situation n'est donc pas désespérée! En avant coûte que coûte!

31 mai.—La glace devient de plus en plus mince.

Hier, aperçu deux phoques (Phoca fœtida), un oiseau, et rencontré les traces d'un ours et de deux oursons. Nous allons donc pouvoir nous ravitailler en viande fraîche.

Pan, le plus vaillant de nos tireurs, doit être sacrifié. La pauvre bête est maintenant épuisée; à son tour de servir de pâture aux survivants qui peuvent encore nous rendre quelques services.

Un terrain presque impraticable, un chaos de blocs nageant au milieu de l'eau. Nous cheminons en sautant de glaçons en glaçons. Si nous étions seuls, cela irait encore; mais, avec nos traîneaux, ces escalades et ces descentes continuelles nous mettent à bout de forces.

Du 82°52′ au 82°19′ la banquise est presque uniquement composée de «jeune glace» épaisse d'environ 0m,80. Sur toute cette distance nous n'avons rencontré que quelques vieux floes et de rares champs de «vieille glace», comme celui sur lequel nous sommes actuellement campés. La mer a donc été libre sur une distance de 33 milles vers le nord, et, dans la direction du sud, cette nappe devait également atteindre une grande étendue.

Pris aujourd'hui une hauteur méridienne; nous serions par 82°21′, et toujours pas trace de terre. De plus en plus cela devient une énigme. Mais patience!

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