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Vers le pôle

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CONCLUSION

Actuellement je ne puis présenter qu'un résumé très sommaire des résultats obtenus par l'expédition polaire norvégienne. Si abondante est la moisson d'observations scientifiques par nous recueillie que l'étude de ces matériaux par les spécialistes ne pourra être publiée de si tôt.

En premier lieu, nous avons constaté que l'Océan qui enveloppe le Pôle et au milieu duquel se trouve ce point mathématique, est très profond et non pas un bassin recouvert d'une mince tranche d'eau et parsemé de terres et d'archipels, comme on le croyait jusqu'ici. Il est la continuation des fosses abyssales de l'Atlantique ouvertes entre le Grönland et le Spitzberg. L'étendue de cet océan ne peut, encore aujourd'hui, être fixée avec certitude. D'après nos observations, il se prolonge au nord de la terre François-Joseph et, très vraisemblablement, il comprend en outre la mer située à l'est des îles de la Nouvelle-Sibérie. Durant sa dérive, la Jeannette ne trouva-t-elle pas les plus grands fonds qu'elle ait sondés, à mesure qu'elle avançait vers le nord? Diverses raisons me portent à croire que ces abîmes océaniques s'étendent également à une grande distance vers le nord. D'abord, soit pendant notre dérive sur le Fram, soit au cours de notre expédition vers le nord, nous n'avons observé aucun indice du voisinage d'une terre importante. Partout, notamment dans la direction du Pôle, la glace semblait se mouvoir librement. En second lieu, tandis que la brise refoulait péniblement la banquise vers le sud-est, la vitesse de la dérive, aussitôt qu'un vent de sud soufflait, devenait très rapide vers le nord. Si une terre eût existé de ce côté, très certainement elle eût arrêté ce mouvement. Enfin, la présence des énormes masses de glaces flottantes qui filent au sud, le long de la côte orientale du Grönland, vient à l'appui de mon hypothèse. Des banquises aussi étendues ne peuvent provenir que d'une mer beaucoup plus large que celle que le Fram a traversée. Si notre navire, au lieu de gagner les eaux libres, au nord du Spitzberg, avait continué sa dérive, il serait parvenu en vue du Grönland oriental. Probablement, il n'aurait pu approcher de la côte, arrêté dans cette direction par une large nappe de glace. Cette glace doit provenir d'une mer située au nord de celle que nous avons parcourue. Par contre, il est très vraisemblable que, de l'autre côté du Pôle, l'archipel américain se prolonge vers le nord à une grande distance au delà des dernières terres connues.

Un des principaux résultats de notre voyage a été la découverte de l'itinéraire suivi par les banquises en dérive à travers le bassin arctique depuis le détroit de Bering jusqu'à l'Atlantique. A la place de la calotte de glace massive et immobile que les géographes plaçaient autour du Pôle, nous avons trouvé des masses de glace en perpétuel mouvement.

La dérive des glaces polaires est déterminée en grande partie par les vents. Dans l'Océan Arctique de Sibérie, les brises dominantes soufflent du sud-est et de l'est, et, au nord du Spitzberg, du nord-est; par suite, la translation des banquises s'opère dans ces directions. Nos observations prouvent de plus l'existence d'un faible courant suivant la même direction.

Les observations hydrographiques exécutées par l'expédition ont abouti à des résultats surprenants. Jusqu'ici, on croyait le bassin polaire rempli d'eau froide, à une température d'environ −1°,5. Nous avons, au contraire, découvert, en dessous de la couche superficielle froide, d'épaisses nappes d'eau relativement chaude—parfois, la température s'élève à +1°—et d'une très forte salinité. Ces eaux chaudes et salées proviennent évidemment du courant atlantique dit Gulfstream, portant au nord et au nord-est, au large de la Nouvelle-Zemble et le long de la côte ouest du Spitzberg. Arrivés dans le voisinage de ces terres, elles plongent sous la nappe superficielle plus légère et viennent remplir les profondeurs du bassin polaire. La plus haute température atteinte par cette eau se rencontre entre 375 et 450 mètres; à mesure que la profondeur augmente, elle décroît régulièrement, pour se relever ensuite aux approches du fond. Les théories sur la circulation des eaux océaniques admises jusqu'ici se trouvent ainsi modifiées dans une large mesure.

Je ne puis entrer pour le moment dans la discussion de nos nombreuses observations magnétiques, astronomiques et météorologiques. A la fin du volume, le lecteur trouvera le tableau de la température moyenne de l'air pendant chaque mois de notre voyage.

Bien des problèmes scientifiques ne sont pas encore résolus dans les régions polaires, mais notre expédition a soulevé le voile de ténèbres qui les enveloppait, et permet maintenant de se faire une idée précise d'une partie de notre globe jusque-là entourée de mystères.

L'œuvre est simplement ébauchée. Il reste encore de nombreuses et intéressantes recherches à poursuivre, qui ne pourront être menées à bien que par de longues années d'observations et par un nouveau voyage accompli dans les mêmes conditions que le nôtre. Guidés par notre expérience, les explorateurs futurs pourront choisir un équipement encore meilleur que celui du Fram; un procédé d'investigation préférable au nôtre ne peut cependant être imaginé. A bord d'un navire solide et résistant, comme l'est notre cher Fram, les naturalistes peuvent s'installer aussi confortablement que dans une station à terre, y établir leurs laboratoires et employer les instruments les plus délicats.

Une semblable expédition sera, je l'espère, prochainement organisée. Si elle part du détroit de Bering et se dirige vers le nord, ou plutôt vers le nord-est, je serais très surpris si elle ne rapportait pas des observations beaucoup plus importantes que les nôtres. Une telle entreprise exigera, par exemple, une grande patience; très certainement, une nouvelle expédition durera plus longtemps que la nôtre et devra être très bien outillée.

Notre exploration a, d'autre part, montré qu'avec de petits moyens on peut obtenir beaucoup. Si des explorateurs, parfaitement équipés, se décident à se transformer en Eskimos, et à se contenter du strict nécessaire, il est possible de parcourir des distances considérables dans des régions qui, jusqu'ici, étaient considérées comme fermées à l'homme.

AUTOGRAPHE DU Dr FRIDTJOF NANSEN

«Norvège! Norvège! Des huttes et des maisons! Aucun palais! Tu es notre pays! Tu es le pays de l'avenir!

«Björnstjern Bjorssön.»
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