Vers le pôle
CHAPITRE IV
LE SECOND AUTOMNE DANS LA BANQUISE
L'été est passé et notre second hivernage commence.
Habitués maintenant aux vicissitudes de la dérive, le temps nous semble moins long. Pour ma part je suis absorbé par l'élaboration de nouveaux projets.
Pendant l'été, nous avions pris nos dispositions pour le cas où une retraite à travers la banquise serait devenue nécessaire. En vue de cette éventualité des kayaks avaient été construits, les traîneaux remis en état et les approvisionnements préparés. En même temps, je me suis occupé de l'expédition méditée vers le nord; dans ce but, j'ai construit un kayak en bambou. A personne, sauf à Sverdrup, je n'ai soufflé mot de cette idée. Avant de parler, je dois connaître d'abord les résultats de la dérive pendant l'hiver. Tandis que je m'absorbe dans mes pensées et dans mes plans, le train de vie habituel continue à bord.
6 septembre.—Lat. 81°13′,7. L'anniversaire de mon mariage. Il y a déjà cinq ans!… A pareille époque, l'an dernier, c'était jour de victoire. Nous triomphions des glaces à l'île Taïmyr; aujourd'hui, au contraire, nous n'avons pas lieu d'être satisfaits. La dérive ne nous a pas portés aussi loin vers le nord que je l'espérais, et le vent du nord-ouest s'est levé, nous repoussant encore une fois vers le sud. L'avenir, cependant, ne me semble pas devoir nous réserver d'aussi pénibles attentes et d'aussi grands découragements que cette première année dans les glaces.
Le 6 septembre prochain…, peut-être serons-nous réunis tous les deux et parlerons-nous de ce séjour dans la banquise et de ses vicissitudes, comme d'une chose passée et qui ne reviendra plus… La longue nuit, la terrible nuit s'est écoulée, l'aurore paraît, devant nous se lève radieux un jour plein de promesses… Pourquoi n'aurions-nous pas cette grande joie dans un an? Le Fram ne pourrait-il pas être entraîné cet hiver dans l'ouest, au nord de la terre de François-Joseph? Alors, ce serait le moment de partir en avant vers le pôle. A cette pensée mon cœur bondit de joie; nous allons nous préparer en vue de cette expédition, et le temps passera vite.
J'ai déjà réfléchi au plan de cette exploration, et songé au matériel que nous devions emporter et à son transport. Plus j'examine la situation, plus je crois à la possibilité du succès d'une telle entreprise, à condition que le Fram arrive, dès les premiers jours du printemps, à une haute latitude. S'il parvient au 84° ou au 85°, je partirai à la fin de février ou au commencement de mars, aussitôt le retour du soleil. A cette époque la marche sera facile. Encore quatre ou cinq mois d'inaction, puis le moment d'agir arrivera. Quelle joie ce sera alors! Mes nerfs, contractés par cette vie calme et tranquille, pourront à la fin se détendre dans une activité féconde. Cela peut sembler une folie de partir ainsi en avant au lieu de rester à bord pour poursuivre d'autres travaux plus importants. Erreur! en mon absence les observations seront poursuivies avec le même zèle.
J'ai célébré l'anniversaire de mon mariage en arrangeant pour l'hiver mon atelier. J'y ai placé un poêle à pétrole; plus tard, je l'entourerai de murs et d'un toit de neige. Grâce à ces dispositions, même par les froids les plus intenses, la température y sera douce. Si cet abri peut être utilisé pendant tout l'hiver, on pourrait y faire deux fois plus de travail que dans la cale.
9 septembre.—Latitude: 81°4′. Depuis plusieurs jours, le soleil se couche à dix heures du soir, ne laissant derrière lui qu'une immense gloire céleste planant au-dessus de l'éternelle blancheur.
Dans l'après-midi, excursion en ski. Plusieurs canaux sont déjà couverts de glace, et les glaçons portent des traces de compression. Je rencontre toutefois un chenal, large, par endroits, de 350 à 450 mètres, s'étendant à perte de vue dans le nord comme dans le sud. La glace est excellente pour le patinage. Sur sa surface, les ski glissent rapidement sans le moindre effort, surtout lorsqu'on marche dans la même direction que le vent.
12 septembre.—Des chenils ont été construits à bâbord, de magnifiques huttes en glace divisées en compartiments pouvant contenir quatre chiens, de beaux et chauds quartiers d'hiver. Seuls, les petits de Kvik restent à bord où leurs ébats font notre joie.
La vie continue toujours régulière, aussi uniforme que la banquise qui nous entoure.
L'équinoxe est arrivé. Les nuits maintenant sont obscures, à midi le soleil n'est plus qu'à 9° au-dessus de l'horizon.
Je passe tout mon temps à l'atelier; souvent j'y ai l'illusion de me croire chez moi, dans ma chambre de travail. Sans la pénible séparation des êtres qui nous sont chers, la vie ne serait nulle part aussi agréable qu'ici, dans ce calme infini. Parfois j'oublie que je me trouve au milieu de la banquise. Le soir, lorsque, absorbé dans mes études et dans mes réflexions, j'entends les chiens aboyer, je me lève en me demandant quel est l'ami qui arrive maintenant. Et alors soudain je reviens au sentiment de la réalité, je me rappelle que je ne suis plus dans ce cher petit Godthaab, mais au milieu des glaces polaires, au début de mon second hivernage dans cette zone morte de la terre.
23 septembre.—Il y a juste un an que nous sommes prisonniers au milieu de la banquise. A cette occasion, Hansen commence une carte de notre dérive. Le chemin parcouru n'est, certes, pas considérable; la direction suivie est, il est vrai, précisément celle que j'avais prédite.
Depuis le 22 septembre 1893, jour où nous sommes entrés dans la banquise, jusqu'au 22 septembre 1894, nous avons gagné vers le nord 189 milles.—Entre le point le plus méridional atteint au cours de la dérive (le 7 novembre 1893) et le point le plus septentrional (16 juillet 1894), la différence est de 305 milles.—Nous avons ainsi progressé de 4° de latitude, du 77°43′ au 81°53′. La direction moyenne de notre trajectoire est le N. 36° O., elle est donc un peu plus septentrionale que celle de la Jeannette. Si nous continuons à être poussés suivant la même ligne, nous aboutirons vers les îles au nord-est du Spitzberg, après avoir atteint notre plus haute latitude sous le 84° par 75° de longitude E., au N.-N.-E. de la terre François-Joseph. Du point où nous nous trouvons actuellement à la terre du Nord-Est, par cette route la distance est de 827 milles. A raison de 189 milles par an, il nous faudrait quatre ans et quatre mois pour y parvenir. Mais, si la dérive s'élève, comme je l'espère, à 305 milles par an, nous arriverons à destination dans deux ans et sept mois. Une pareille vitesse de déplacement est maintenant très vraisemblable; n'ayant plus dans le sud une nappe d'eau libre très étendue et devant nous une masse compacte de glaces, nous ne serons plus exposés à revenir en arrière, comme cela est arrivé l'automne dernier.
Le régime de la dérive pendant l'été me porte à croire que nous en avons fini avec ces alternatives si décourageantes de progrès et de recul. La glace, me semble-t-il, n'a plus actuellement une grande propension à rétrograder vers le sud; elle manifeste, au contraire, une tendance à filer au nord-ouest, à la moindre brise du sud et même d'est. De plus, à mesure que nous avancerons vers le nord-ouest, le mouvement de translation deviendra de plus en plus rapide. La trajectoire du Fram est plus septentrionale que celle de la Jeannette, et, au delà de la terre François-Joseph, la glace doit être repoussée par cette barrière d'îles dans la direction du nord; je pense donc que nous arriverons à une latitude plus haute que semble l'indiquer la direction de notre dérive. J'espère parvenir au 85°.
27 septembre.—A partir d'aujourd'hui, tous les hommes devront patiner deux heures par jour, de onze heures à une heure. Quelques-uns d'entre nous n'ont pas une grande pratique des ski; en cas de retraite, leur inhabileté dans ce genre de sport serait pour tous une cause de graves dangers. Quelques jours après, exercice de halage des traîneaux. Un véhicule chargé de 120 kilogrammes sert à l'expérience. Amundsen qui, tout d'abord, croyait que le halage n'était qu'un jeu, s'arrête bientôt épuisé. Non, en vérité, s'il fallait traîner longtemps un pareil poids, autant vaudrait se coucher sur la neige et attendre la mort, raconte-t-il à ses camarades. Il faut donc exercer mon monde à cette manœuvre. Par contre trois chiens attelés à ce véhicule l'entraînent comme une plume.
4 octobre.—La banquise constitue un excellent terrain pour la marche; seulement dans quelques zones peu étendues, les monticules et les crevasses la rendent impraticable. La piste est également bonne. Les chiens y enfoncent bien un peu; lorsque les tempêtes auront rendu la neige plus compacte, cet inconvénient disparaîtra.
A la veille de notre seconde nuit polaire, la plus longue et la plus froide qu'une expédition arctique ait jusqu'ici subie, notre état moral est excellent. De jour en jour la lumière du jour décroît, bientôt elle aura complètement disparu; notre courage n'en décline pas pour cela. La bonne humeur et l'entrain sont maintenant plus constants; il n'y a plus ces alternatives de découragement et d'espérance qui ont mis nos caractères à une si rude épreuve. Cet état d'esprit est dû sans doute à l'accoutumance au milieu et au bien-être de notre vie. Nous avançons vers le but lentement mais sûrement, entourés de tout le confort de la civilisation. Et l'hiver prochain s'annonce encore plus agréable que le précédent.
Notre atelier établi sur le pont est une pièce très chaude et très gaie. Un fourneau que j'ai installé pour utiliser à la cuisine notre provision d'huile de graissage, rayonne dans la chambre de travail une partie de sa chaleur. Parfois, la température est si élevée que je sue à grosses gouttes et que je dois ouvrir la fenêtre pour laisser passer un peu d'air à 25 ou 30° sous zéro.
Quelle que soit la durée de l'expédition, nulle crainte de manquer de luminaire et de combustible. Notre provision de pétrole est suffisante pour nous éclairer pendant dix ans, en admettant que les lampes brûlent trois cents jours par an. D'un autre côté, nous avons encore cent tonnes de charbon. Avec un tel approvisionnement on n'aura pas besoin d'économiser le combustible dans les poêles; on pourra faire du feu à discrétion dans le salon pendant l'hiver. Enfin, pour mieux nous protéger contre le froid, j'ai fait étendre une tente au-dessus du pont, jusqu'à la passerelle. L'arrière reste complètement dégagé pour pouvoir observer les environs du navire.
10 octobre.—J'ai aujourd'hui trente-trois ans. Que dire à ce sujet, sinon que la vie s'en va et ne revient jamais sur ses pas. En mon honneur, grande fête. Le carré est décoré de pavillons, et le navire pavoisé.
Dans la matinée, course sur les ski par un temps très froid. Le soir, le thermomètre descend à −31°. Jamais je n'ai eu un temps aussi froid à mon anniversaire. Comme d'habitude en pareille circonstance, le cuisinier a préparé un véritable festin.
16 octobre.—Depuis quatre jours souffle un ouragan horrible. Soulevée par le vent, la neige emplit le ciel d'épais tourbillons. Malgré cela, l'excursion habituelle sur les ski n'est pas contremandée.
A midi le soleil apparaît à l'horizon comme une boule rouge de forme ellipsoïdale. C'est la dernière fois que nous l'apercevons. Adieu! cher soleil vivifiant!
Nous dérivons rapidement vers le nord. Le 14, l'observation nous place au 81°32′,8; le 17, au 81°47′; le 21, au 82° par 114°9′ de Long. Est.
Pour fêter le passage du 82° de latitude, gala annoncé par une affiche en vers placardée dans le carré. Après le souper, concert. Parmi les exécutants Bentzen se distingue particulièrement. Ses récents exercices avec la manivelle de la ligne de sonde lui ont donné une expérience précieuse pour le maniement de l'orgue. Tantôt il ralentit le mouvement, la musique traîne comme si elle remontait d'un abîme de 2 à 3,000 mètres; tantôt il l'accélère, comme si elle parvenait tout près de la surface. A la fin, l'enthousiasme est tel que Pettersen et moi, nous ne pouvons résister à l'entraînement. Nous valsons, nous polkons, nous exécutons même quelques pas de deux absolument remarquables. Amundsen se laisse gagner à son tour, et les danses continuent avec plus d'entrain que jamais, tandis que les joueurs restent obstinément à leur table. Entre temps, circulent des rafraîchissements: des conserves de pêches et des bananes sèches. Ainsi, nous avançons toujours gais vers notre but. Nous sommes maintenant à moitié chemin entre les îles de la Nouvelle-Sibérie et la terre de François-Joseph.
Les jours succèdent aux jours sans apporter aucun changement dans notre existence. Pour nous distraire, nous observons les splendeurs de l'aurore boréale plus magnifique que jamais. En fait d'incidents dignes de remarque, mon journal mentionne à la date du 4 novembre une heureuse chasse à l'ours. Dans la matinée, j'étais allé faire un tour, lorsqu'en rentrant, j'aperçois Sverdrup, Johansen, Mogstad et Henriksen accourant tous le fusil à la main. Aussitôt après éclate une salve, puis un tir à volonté très nourri, suivi d'un feu de peloton. Après être resté d'abord immobile, l'un des chasseurs fait quelques pas en avant et tire un coup de feu, tandis qu'un autre décharge son arme dans une direction opposée. Que signifie cette école de tirailleurs? J'avance rapidement… quelle n'est pas ma joie d'apercevoir trois ours gisant sur la glace, une femelle et ses deux petits.
La température est très basse. Le 22 octobre au soir, le thermomètre descend à −36°. Par un pareil froid il ne fait pas bon toucher le fer. Un de nos jeunes chiens, ayant eu l'idée de lécher un anneau, en fit l'expérience à ses dépens. La langue de la pauvre bête resta adhérente au morceau de métal, comme prise à la glu. Heureusement, au moment de l'accident, Bentzen se trouvait sur le pont. Attrapant l'animal par le cou, pour l'empêcher de s'arracher la langue dans les bonds qu'il faisait pour se dégager, il échauffe le fer avec ses mains garnies de moufles et réussit à rendre la liberté au chien.
13 novembre.—Le thermomètre est à −39°. Dans la journée, pression dans différentes parties de la banquise. Leur bruit strident annonce la basse température de la glace, un bruit très singulier qui semblerait surnaturel, si on en ignorait la cause.
Une course en patins par un clair de lune magnifique. Non, en vérité, notre vie n'est pas une souffrance constante comme on doit le croire là-bas. Est-ce, par exemple, une pénible épreuve que de glisser, rapide comme une flèche, sur la glace sans fin, par un beau froid, sous un ciel constellé d'étoiles? Tout autour, s'étend la nappe de la banquise argentée par le clair de lune, mouchetée de grandes taches sombres produites par l'ombre des hummocks, et, tout là-bas, une raie claire marque l'horizon de la glace. Très bas dans le sud, une lueur émerge, rougeâtre, plus haut jaune, puis verte, se fondant insensiblement dans l'immense coupole bleue. Une indescriptible harmonie que la musique, seule, pourrait traduire!
C'est plus qu'il n'est permis d'attendre de la vie; c'est une féerie de l'autre monde, une vision de la vie future. Et, au retour, lorsqu'on s'assied dans la paisible salle de travail, les pieds au feu, la pipe allumée, et qu'on reste là abîmé dans une rêverie, est-ce là une souffrance?
16 novembre.—Au cours d'une promenade en patins, je confie à Sverdrup mes projets d'excursion vers le nord; dans la soirée, je lui expose plus amplement mon plan qu'il approuve complètement. L'entreprise doit être tentée dans tous les cas, même si, en mars, nous n'avons pas atteint le 85°.
C'est, en effet, le seul moyen de pénétrer dans des régions que nous ne pourrons atteindre autrement. Si nous n'arrivons au pôle, eh bien, nous battrons en retraite. Comme je ne saurais trop le rappeler, le but de notre expédition n'est pas de parvenir à ce point mathématique, mais d'explorer les parties inconnues du bassin polaire.
Que l'on ne m'objecte pas que, pendant que le Fram continuera sa dérive, je pourrais faire autant d'observations importantes qu'au cours de cette marche vers le nord. D'abord, notre départ ne suspendra pas les travaux scientifiques à bord; en second lieu, les études auxquelles nous nous livrerons pendant notre reconnaissance projetée compléteront celles poursuivies sur le Fram et apporteront à la science une précieuse contribution.
L'entreprise que je médite doit donc être tentée.
Ce point résolu, une grave question se présente. A quelle époque faudra-t-il partir? Assurément au printemps, en mars au plus tard. Mais quelle année, en 1895 ou en 1896? Mettons les choses au pis. Admettons qu'en mars prochain nous soyons seulement par 83° et 110° de Long. Est.; même, dans ce cas, nous devrons nous mettre en route immédiatement. Si, en effet, nous attendons l'année suivante, nous risquons d'avoir dépassé le point d'où l'expédition peut être entreprise dans les conditions les plus favorables.
Du point d'où je suppose que nous partirons au cap Fligely, sur l'île la plus septentrionale de la terre François-Joseph, la distance est de 400 milles, soit légèrement supérieure à celle que j'ai parcourue sur les glaciers, dans ma traversée du Grönland. Un pareil trajet pourra être effectué sans trop de difficulté, même si, aux approches des côtes, la banquise devient très accidentée. Une fois sur la terre ferme, nous tirerons notre subsistance des produits de la chasse. A cette distance de 400 milles il faut ajouter celle que nous aurons parcourue dans la direction du pôle. Quelle que soit la latitude que nous réussissions à atteindre, avec l'aide des chiens nous sommes assurés de pouvoir effectuer le retour.
Étudions maintenant les conditions du voyage. L'expédition, composée de deux hommes et de vingt-huit chiens, aura à traîner un poids de 1,050 kilogrammes.
Du 83° au Pôle la distance est de 420 milles ou de 777 kilomètres. Aidés de deux hommes, les chiens pourront avancer à raison de 15 kilomètres par jour, chacun d'eux tirant un poids de 37kgr,5, pendant les premiers temps du voyage. Pour cela, la glace devra présenter une surface unie comme la banquise qui nous entoure, et nous n'avons pas lieu de douter qu'il en soit différemment. Donc, cinquante jours après avoir quitté le Fram, nous arriverons au Pôle. En soixante-cinq jours, au Grönland, nous avons parcouru 345 milles à travers des glaciers atteignant l'altitude de 2,700 mètres, sans l'aide de chiens.
Après notre marche vers le nord, la consommation des provisions a réduit le poids des traîneaux à 250 kilogrammes, un poids insignifiant pour vingt-huit bêtes. Dans ces conditions, le retour pourra être très rapide; supposons qu'il dure cinquante jours comme l'aller. D'après les circonstances, nous mettrons le cap, soit sur les Sept Iles au Spitzberg, situées à la distance de 540 milles, soit sur le cap Fligely, à la terre François-Joseph. Supposons que nous choisissions cette dernière route.
Le 1er mars, nous avons quitté le Fram; le 20 avril, nous sommes au Pôle. A cette date, il nous reste 100 kilogrammes de provisions, soit des vivres pour cinquante jours, mais aucune provision pour les chiens. Nous devons alors nous résoudre à abattre successivement nos tireurs pour alimenter les autres ou pour nous nourrir nous-mêmes, si nous préférons leur donner des conserves. Vingt-trois chiens fourniront certainement des vivres pour quarante et un jours, et il nous restera encore cinq bêtes de trait. A cette date, c'est-à-dire le 1er juin, nous devrons être au sud du cap Fligely, en admettant pour cette partie du trajet une vitesse quotidienne de 12 milles. Il nous restera alors cinq chiens et neuf jours de vivres.
La situation ne sera pas pour cela désespérée. D'abord, selon toute probabilité, bien avant cette époque, nous aurons atteint la terre, et en cette saison le gibier doit être abondant dans ces parages.
Dès le commencement d'avril, Payer a rencontré près du cap Fligely des nappes d'eau libre peuplées d'oiseaux; enfin, il serait bien extraordinaire si, avant cette date, nous ne trouvions pas sur notre route, soit un ours, soit un phoque, soit quelque oiseau.
Une fois au cap Fligely, nous aurons le choix entre deux itinéraires: la route du Spitzberg par la côte nord-ouest de la terre François-Joseph et la terre de Gillies,—si les circonstances sont favorables, je choisirai certainement cette direction,—ou la route de la terre François-Joseph par le détroit d'Autriche, puis, par la côte sud de cet archipel, soit vers la Nouvelle-Zemble, soit vers le Spitzberg, à moins que nous ne trouvions l'expédition anglaise de la terre François-Joseph.
Examinons maintenant toutes les éventualités susceptibles d'arrêter notre marche.
Plus au nord, la banquise peut être plus accidentée que dans les parages où nous nous trouvons actuellement. Cela n'est guère probable, à moins qu'une terre n'existe dans cette direction. S'il en est ainsi, il faudra s'accommoder des circonstances. En tous cas, quel que soit l'état de la glace, nous pourrons avancer; l'effort sera seulement plus ou moins grand. Même avec un équipage affaibli par le scorbut, Markham réussit à pousser en avant, sur un terrain très difficile. L'existence d'une terre dans ces parages pourrait même faciliter nos progrès, cela dépend de son étendue et de sa direction. D'après la profondeur de l'Océan et la dérive de la banquise, il n'est guère vraisemblable qu'une île d'une certaine dimension se rencontre plus au nord.
Les chiens peuvent nous manquer, mais, à coup sûr, pas tous en même temps. Jusqu'ici ils ont vécu dehors, sans paraître incommodés par le froid. Même en admettant la perte de toute notre meute, nous pourrons, à nous seuls, traîner une bonne partie des bagages.
Terrible, à coup sûr, serait notre situation si nous étions atteints par le scorbut. En dépit de l'excellent état sanitaire de l'expédition, un semblable accident peut, en effet, survenir.
N'est-ce pas précisément au printemps, au moment du départ pour les excursions en traîneau que l'expédition anglaise de Nares éprouva les premiers symptômes de la terrible maladie? Cette grave éventualité ne me paraît cependant pas à craindre. Grâce à notre ordinaire plus varié et de meilleure qualité que celui des expéditions précédentes, notre équipage a joui jusqu'ici d'une santé parfaite. Je ne puis donc croire que nous puissions emporter du Fram les germes du scorbut. Pour notre marche projetée vers le nord, les vivres ont été choisis aussi nutritifs que possible; aussi ai-je peine à penser qu'ils détermineront l'éclosion de cette redoutable affection. Mais on doit toujours courir un risque. Lorsque toutes les précautions ont été prises, le devoir est de marcher en avant.
Reste un dernier point à examiner. Notre départ ne mettra-t-il pas en danger ceux qui resteront à bord? A coup sûr, l'absence de deux hommes n'affaiblit pas l'équipage; onze hommes peuvent très bien manœuvrer le navire. Par contre, le départ de tous les chiens à l'exception des sept petits de Kvik est chose d'importance. Mes compagnons conservent, à la vérité, un nombre de traîneaux plus que suffisant et des approvisionnements considérables pour une retraite. Si un accident arrivait au Fram, il serait inconcevable qu'ils ne puissent, avec de pareilles ressources, atteindre la terre François-Joseph ou le Spitzberg. Une catastrophe, si elle se produisait, surviendrait vraisemblablement au sud du 85°. Prenons, comme base de nos calculs, le 85°, sous le méridien de la terre François-Joseph. De là au cap Fligely la distance est de 180 milles, et aux Sept Iles de 240 milles. Je ne puis croire qu'avec notre équipement les camarades ne puissent effectuer ce trajet. Une telle éventualité me paraît impossible. Le Fram traversera le bassin polaire et entrera de l'autre côté dans la mer libre sans avarie. Donc, en admettant même la possibilité d'un accident, l'équipage, j'en suis certain, sortira sain et sauf de l'aventure, pourvu qu'il observe les précautions nécessaires. Donc, aucune raison ne s'oppose au départ d'une expédition vers le Pôle, et le gain scientifique d'une telle exploration nous fait un devoir de l'entreprendre.
Maintenant, autre question. Qui de nous partira pour le nord? Sverdrup et moi avons déjà fait l'épreuve de nos forces et de nos caractères dans une semblable entreprise[25], et elle a parfaitement réussi. De plus, seuls nous possédons l'expérience d'une pareille exploration. Tous les deux, nous ne pouvons abandonner le Fram, cela est clair comme le jour. L'un de nous doit rester à bord pour ramener le navire et l'équipage à bon port, et l'autre doit prendre la direction de l'expédition en traîneau. Sverdrup brûle du désir de marcher en avant; mais je ne puis me décider à le laisser partir. A coup sûr, la marche vers le Pôle sera beaucoup plus périlleuse que la continuation de la dérive à bord du Fram. Si donc je confie à Sverdrup la mission de pousser au nord, je lui donnerai la tâche la plus difficile, gardant pour moi la plus facile. S'il périt, jamais je ne me pardonnerai de l'avoir laissé aller. D'ailleurs, il est mon aîné de neuf ans, et la direction du navire lui incombe spécialement. Dans ces conditions, mon parti est pris; je partirai et Sverdrup aura la tâche de ramener l'expédition en Norvège.
[25] Dans la traversée du Grönland, en 1888.
Comme compagnon, j'ai fait choix de Johansen. Pour une telle entreprise, il réunit toutes les qualités désirées. C'est un patineur de première force et un solide gaillard, en même temps qu'un caractère ferme et agréable. Bientôt je l'avertirai de ma décision, pour qu'il ait le temps de se préparer. En principe, l'expédition est décidée. Si la lumière est suffisante, je partirai en février.
Nous sommes des êtres singuliers. Un jour nous sommes confiants dans nos entreprises et fermes dans nos résolutions; le lendemain, découragés et agités par le doute. Un jour, je m'illusionne dans des rêves agréables, je me figure que j'ai remporté la victoire, que je suis de retour au pays et, le lendemain, je suis en proie à l'incertitude et au scepticisme sur les résultats que nous apportera l'avenir.
18 novembre.—Assis à ma table de travail, j'entends le bruissement du moulin au-dessus de ma tête et, en même temps, les pas de Peter occupé à donner leur pitance quotidienne aux enfants de Kvik, puis tout à coup je songe que cette roue qui tourne là-haut peut être bien dangereuse pour nos élèves.
Dix minutes après j'entends un long aboiement plaintif comme un cri de souffrance et de détresse; presque aussitôt après le moulin s'arrête. En toute hâte je monte sur le pont. Hélas! mes craintes n'étaient que trop justifiées.
Un de nos jeunes chiens, saisi par la roue, tournoie piteusement en l'air, geignant lamentablement. Je suis tellement ému par ses lamentations qu'au premier moment je songe à abattre toute la machine d'un coup de hache pour délivrer la pauvre petite bête.
Aidé de Mogstad et de Bentzen, je parviens à arrêter le moulin et à saisir le malheureux animal. Il est heureusement encore en vie, et, bien qu'ayant reçu nombre de contusions, ne paraît pas avoir trop souffert de son voyage aérien. Tout étonné de se retrouver sur ses quatre pattes, il demeure d'abord un instant immobile, puis rapidement il reprend conscience du sol et s'enfuit en gambadant.
Une étrange vie que celle de ces jeunes chiens, toujours dans l'obscurité de la froide nuit polaire. Dès que l'un de nous monte sur le pont avec une lanterne, immédiatement ils arrivent en folâtrant vers la lumière, comme des enfants autour d'un arbre de Noël.
Pauvres êtres, jusqu'ici ils n'ont vécu que sur ce pont de navire tout noir, jamais encore ils n'ont entrevu le beau ciel bleu!
19 novembre.—Dans la matinée, j'ai fait connaître mes projets à Johansen. Je lui ai exposé les terribles dangers de l'entreprise; c'est une affaire de vie ou de mort. Avant de prendre une résolution, il doit donc réfléchir un jour ou deux.
«Non, répondit-il, je n'ai pas besoin de réflexion; dès maintenant, je suis prêt à vous suivre. Depuis longtemps, j'ai mûrement songé à cette entreprise, et toujours mon plus grand désir a été de vous suivre. Que vous acceptiez ma réponse dès aujourd'hui ou dans plusieurs jours, jamais elle ne variera. Ma résolution est inébranlable.
—Soit, si vous avez déjà réfléchi aux dangers et aux souffrances d'une telle expédition, si vous avez envisagé la perspective probable de la mort dans cette entreprise, je n'insiste pas pour attendre plus longtemps votre décision.
—Parfaitement, répondit Johansen, je suis prêt à vous suivre où et quand vous voudrez.
—Affaire conclue, demain nous commencerons nos préparatifs.»
20 novembre.—Ce soir, j'ai annoncé à l'équipage mes projets. Tous naturellement n'auraient pas demandé mieux que de m'accompagner. Aussi, pour adoucir leurs regrets, je m'efforce de relever, à leurs yeux, l'importance de leur mission. Si une expédition vers le nord peut devenir glorieuse, il n'est certes pas moins honorable d'accomplir la traversée du bassin polaire et de ramener ensuite l'expédition saine et sauve en Norvège.
Dès le lendemain, nous commençons les préparatifs. Tout d'abord, nous construisons deux kayaks, longs de 3m,70, larges de 0m,70 dans leur partie médiane, profonds, l'un de 0m,30, l'autre de 0m,38. Comme on le sait, ces longues périssoires en peau ne portent qu'un seul homme, assis au milieu dans un trou ménagé sur le pont entièrement fermé d'autre part. Afin que l'eau ne puisse pénétrer dans l'intérieur du canot, le rameur est vêtu d'une jaquette en peau de phoque absolument imperméable, s'adaptant, comme un tablier, sur un cercle en bois garnissant l'ouverture. L'homme fait ainsi corps avec le canot. Ces kayaks peuvent contenir chacun trois mois de conserves et une certaine quantité de vivres pour les chiens. Ces embarcations nous seront absolument nécessaires pour la traversée des canaux qui découpent la banquise et pour faire ensuite le trajet de la terre François-Joseph au Spitzberg ou à la Nouvelle-Zemble.
Je fais construire plusieurs traîneaux tout spécialement en vue de notre expédition, réunissant toutes les conditions désirables de souplesse et de résistance pour qu'ils puissent supporter, sans faiblesse, les chocs et les secousses auxquels ils seront exposés. Deux de ces véhicules mesuraient une largeur égale à celle des kayaks, c'est-à-dire 3m,70.
Après cela, je me livre à de nombreuses expériences pour me guider dans le choix des provisions. Nos rations, comme celles des chiens, doivent être tout à la fois aussi nutritives et aussi légères que possible. Je dois, en outre, examiner minutieusement sur le terrain tous les instruments que nous emporterons pour m'assurer qu'ils répondront parfaitement à nos désirs. De toutes ces précautions dépend dans une large mesure le succès final.
Une grosse question était le choix des vêtements; aussi, avant de la résoudre, fis-je plusieurs excursions avec notre vestiaire habituel en peau de loup. Par une température de −37°,6 et même de −41°, je sue à grosses gouttes, dès que je me donne un peu de mouvement. Évidemment le temps ne sera jamais assez froid pour qu'il soit utile d'emporter ces vêtements. Il faudra en prendre de plus légers.
Nous éprouvons également notre matériel de campement. Nous dressons notre tente en soie et allumons à l'intérieur le fourneau fabriqué en vue de l'expédition en traîneau. En une heure et demie l'appareil fournit trois litres d'eau bouillante et cinq litres d'eau produits par la fusion de la glace renfermée dans un second compartiment de l'appareil. La température de la glace employée est de −35°. La consommation de pétrole n'est que de 100 grammes. L'expérience répétée à plusieurs reprises donne toujours les mêmes résultats satisfaisants. Voici un gros souci de moins.
Pendant que je me livre à ces essais pratiques, mes compagnons sont occupés à d'autres besognes non moins utiles. Mogstad prépare les traîneaux, Sverdrup confectionne des sacs de couchage, Juell, promu tailleur des chiens, emploie tous les loisirs que lui laisse la cuisine à prendre les mesures de ses clients, à coudre des harnais et à les essayer. Blessing prépare la pharmacie de voyage, Hansen les tables nécessaires aux observations astronomiques et les courbes des chronomètres, tandis qu'un homme copie sur papier mince le double de tous les journaux de bord et de toutes les observations que je veux emporter avec moi.
Pendant ce temps, jamais les observations scientifiques ne sont interrompues. Durant l'automne, Hansen et Johansen ont installé leurs instruments dans une hutte en neige, où ils peuvent les manier sans être incommodés par le vent et sans gants. A l'intérieur de cet observatoire, la température n'est pas précisément chaude: 20 à 25° sous zéro; notre astronome et notre météorologiste ne paraissent pas s'en apercevoir.