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Vers le pôle

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CHAPITRE VI
A TRAVERS LA BANQUISE

Le 14 mars, à midi, nous quittons définitivement le Fram, au bruit des hourrahs. Quelques-uns de nos camarades nous font un bout de conduite pour aider au halage des traîneaux lourdement chargés… Bientôt Sverdrup nous fait ses adieux; il doit revenir à bord présider le dîner à une heure. Sur le sommet d'un monticule de glace, nous nous serrons cordialement la main une dernière fois. Le cœur gros, je regarde s'éloigner cet excellent ami, l'homme bon et dévoué dont la collaboration m'a été si précieuse. Ce n'est pas sans un secret sentiment d'envie que je le vois regagner le Fram. De longs mois s'écouleront avant que nous retrouvions un abri aussi confortable. Jusque-là que de privations terribles à supporter? Quelle que soit sa résolution, l'homme ne quitte jamais le bien-être sans regret. Hansen, Henriksen et Peterson nous suivirent jusqu'au lendemain.

La glace, d'abord plane et unie, devient bientôt accidentée de chaînes de monticules formés par les pressions. Pour traverser ces protubérances, il est nécessaire de porter les traîneaux sur une assez grande distance; un rude travail qui met nos forces et notre patience à une terrible épreuve. Néanmoins nous n'avons pas lieu de nous plaindre; l'étape est de 7 milles.

LE DÉPART DE LA CARAVANE (14 MARS 1895)

Notre petite tente est tout juste assez grande pour nous contenir tous les cinq; néanmoins combien elle nous paraît agréable après le dur labeur de la journée. Assis devant une tasse de chocolat bouillant, tenant d'une main un biscuit, de l'autre un gros morceau de beurre, Peterson s'écrie dans un transport de joie enfantine: Maintenant me voici installé comme un prince! Ce brave garçon m'avait supplié de l'emmener, s'offrant à remplir toutes les fonctions dont je le chargerais; à mon grand regret, j'ai été obligé de renoncer à ses services. Mes compagnons, qui n'ont pas de sacs de couchage, dorment dans une hutte en neige enveloppés de leurs fourrures. Le lendemain matin, lorsque je me réveille, Peterson est déjà, debout, se promenant de long en large pour se réchauffer. Jamais, auparavant, il n'avait cru possible de dormir sur la neige; cependant, la nuit n'a pas été trop mauvaise, affirme-t-il. Il me fut impossible de lui faire avouer qu'il avait souffert du froid.

Après un déjeuner gai et plein d'entrain, les chiens sont attelés, puis je donne l'ordre du départ. Un dernier et chaleureux adieu à nos excellents camarades, et nous nous enfonçons dans le grand désert glacé où désormais pendant de longs mois nous vivrons solitaires, isolés de tout secours. Un peu plus loin, en me retournant, j'aperçois Peter posté sur le sommet d'un monticule, suivant avec attention les progrès de notre petite caravane. Très certainement il est persuadé qu'il ne nous reverra jamais.

Nous avançons d'abord très rapidement sur de larges plaines de glace unie. Plus loin, des amoncellements de toross et d'hummocks nous obligent au lent et pénible portage des traîneaux. Fatigués par ce rude labeur, nous faisons halte à six heures du soir. Longueur de l'étape: 9 milles.

Les jours suivants, la glace est absolument plane; souvent nos étapes dépassent 14 milles. Parfois, malheureusement, un accident nous fait perdre du temps. Un jour, par exemple, une aiguille de glace perce le sac contenant la farine de poisson, et la précieuse provision s'écoule par la déchirure. Il nous faut plus d'une heure pour tout ramasser et pour recoudre le sac.

Dans certaines parties la banquise, extraordinairement massive et hérissée de monticules élevés, présente l'aspect d'un pays ondulé couvert de neige. Très certainement cette glace est très vieille et a été soumise à de terribles pressions dans sa longue dérive à travers le bassin polaire de l'Océan sibérien vers la côte orientale du Grönland. Les hummocks et les mamelons formés dans les chocs éprouvés par les glaçons, après avoir subi une fusion partielle pendant l'été, ont été recouverts, l'hiver suivant, d'une nouvelle et épaisse couche de neige; par suite, ces amoncellements ressemblent plus à des collines de glace qu'à des toross.

20 mars.—Soleil radieux. Temps magnifique mais très froid, surtout la nuit. Température: 41° et 42° sous zéro.

Plus nous avançons, plus la banquise devient unie; par endroits, elle présente une surface aussi plane que celle de l'inlandsis du Grönland que nous avons traversé, il y a sept ans déjà. Si cela continue, nous aurons bientôt accompli notre tâche.

L'autre jour, nous avons perdu notre compteur enregistreur des distances parcourues. Pour le retrouver, il eût été nécessaire de revenir en arrière et peut-être de perdre plusieurs heures; j'ai donc pris le parti de l'abandonner. Désormais, nous ne pourrons évaluer la longueur des étapes qu'à l'estime. Dans la même journée, autre incident désagréable. Un de nos chiens tombe subitement si malade qu'il ne peut plus être attelé. Nous étions déjà en marche depuis longtemps, lorsque je m'aperçois qu'il ne nous a pas suivis. De suite, je pars à sa recherche et le retrouve seulement au campement de ce matin. De là, une perte de plusieurs heures précieuses.

21 mars.—A neuf heures, ce matin, température −42°. Minimum de cette nuit −44°. Temps toujours très clair. Par un pareil froid, il n'est pas précisément agréable de rapiécer ses mocassins!

22 mars.—De onze heures et demie du matin à huit heures et demie du soir, nous parcourons environ 21 milles. Nous avons dépassé le 85° de latitude nord.

Le ciel est rayonnant et par suite le froid terrible. Aujourd'hui le froid est rendu encore plus pénible par une fraîche bise du nord-est. La nuit, le thermomètre tombe à 42° sous zéro. Pendant la journée, nos vêtements se couvrent d'une cuirasse de glace; le soir, à la chaleur des sacs de couchage, cette croûte, en fondant, nous imprègne d'humidité.

Avant de camper, nous traversons un large bassin, pareil à un lac inclus dans la banquise. La glace qui le recouvre est très mince, par suite, de date récente. La formation d'une nappe d'eau en cette saison et à cette latitude est absolument extraordinaire.

23 mars.—Le temps de faire des observations scientifiques, de charger les traîneaux, de mettre tout en bon état et en ordre, il est trois heures de l'après-midi. A neuf heures du soir, nous nous arrêtons devant une série de monticules comme nous en rencontrâmes au début du voyage. Jusque-là, la partie de la banquise parcourue était relativement plane, aussi avons-nous pu parcourir environ 14 milles.

Maintenant, nous sommes arrivés à la fin de cette nappe de glace unie sur laquelle nous glissions comme des flèches. Désormais à chaque pas ce seront de nouvelles difficultés.

24 mars.—La glace devient très accidentée. A chaque pas des chaînes de monticules par-dessus lesquelles nous devons porter les traîneaux. Un long et dangereux travail; avec ces lourdes charges nous risquons à tout instant de culbuter et de nous casser bras ou jambes… Nous tuons un chien malade qui ne peut plus suivre et en jetons le cadavre démembré à ses camarades. Aujourd'hui ceux-ci font les dégoûtés; plusieurs, plutôt que de toucher à leur semblable, s'endorment sans manger. Laissons-les; bientôt la faim triomphera de leur répugnance. Dans quelques semaines, les malheureuses bêtes affamées se jetteront avec fureur sur les cadavres de leurs congénères que la nécessité nous obligera à sacrifier; en un clin d'œil elles avaleront tout avec gloutonnerie, même les poils.

LE PORTAGE DES TRAINEAUX

25 mars.—Toujours des chaînes de hummocks. Nous sommes exténués par le transport des traîneaux par-dessus ces crêtes. Pendant cette pénible marche, une fois le soir arrivé, le besoin de sommeil est invincible. Nos yeux se ferment malgré nous; à peine étendus nous nous endormons profondément. Le campement est généralement établi à l'abri du vent derrière un hummock ou une ligne de monticules. Pendant que Johansen s'occupe des chiens, je dresse la tente et prépare le souper. Le menu se compose tantôt d'un ragoût de pemmican et de pommes de terre séchées, ou d'un gratin de poisson, tantôt d'une soupe de pois, de fèves ou de lentilles avec du pemmican et du biscuit. Après avoir apporté dans la tente notre matériel culinaire et nos provisions pour le souper et le déjeuner du lendemain, nous nous glissons dans nos sacs de couchage, afin de dégeler nos vêtements. Pendant la journée, la vapeur qui se dégage de notre corps se condense à la surface des vestes et des pantalons en une couche de glace. Nos membres se trouvent ainsi emprisonnés dans une carapace cristalline absolument rigide. Les manches de ma jaquette sont dures comme de la pierre, et leur frottement contre mes poignets ouvre dans la chair de profondes entailles. La blessure que j'ai au bras droit ayant été «mordue par la gelée», la plaie devint de plus en plus profonde et atteignit l'os. Vainement j'essayais de la protéger à l'aide de bandes de pansement; elle ne se ferma que l'été suivant. Probablement toute ma vie j'en garderai la cicatrice. Une fois dans les sacs de couchage, les vêtements dégèlent lentement, aux dépens de notre calorique animal. Nous avons beau nous serrer l'un contre l'autre; pendant plus d'une heure et demie nous claquons des dents avant de ressentir un peu de chaleur. A la longue nos vêtements deviennent souples, mais, le lendemain matin, à peine sortis de la tente, ils reprennent leur rigidité.

Le souper est le plus agréable moment de toute la journée. Pendant de longues heures nous l'attendons impatiemment et avec volupté nous absorbons notre maigre pitance. Souvent notre fatigue est si grande que le sommeil triomphe de notre appétit. Nous fermons malgré nous les yeux et nous nous assoupissons la cuiller en main. Une fois même, je m'endormis en mangeant. Après le repas, nous nous accordons généralement le luxe d'un petit extra: une tasse d'eau chaude dans laquelle je fais dissoudre de la poudre lactée. Nous avons l'impression de boire du lait bouillant; cette boisson nous réchauffe tout le corps. Après cela, nous fermons hermétiquement les sacs, et bientôt le silence de la banquise n'est plus troublé que par le bruit de nos ronflements et par les exclamations de nos rêves.

LA NUIT AU CAMPEMENT

Le matin, mes fonctions de cuisinier m'obligent à être le premier debout. La préparation du déjeuner prend généralement une heure. Le menu se compose, un jour de chocolat, de pain, de beurre et de pemmican, un autre de bouillie de gruau. Une fois le repas prêt, Johansen se lève, puis nous nous mettons à table, assis sur nos sacs devant une couverture étendue en guise de nappe. Le déjeuner avalé, nous écrivons notre journal; après quoi, en marche. Un moment pénible, que n'aurais-je pas souvent donné pour pouvoir me remettre «au lit», et pour dormir bien au chaud tout mon soûl. Mais non, il faut poursuivre sans défaillance la tâche commencée; il faut sortir au froid, harnacher les chiens et reprendre le pénible labeur quotidien à travers la banquise.

J'avance en tête de la colonne pour tracer la route, ensuite vient le traîneau chargé de mon kayak, derrière marche Johansen avec les deux autres véhicules, occupé sans cesse à presser les attelages de la voix ou du fouet et à pousser les traîneaux sur les pentes des hummocks. Devant chaque accident de terrain, les chiens s'arrêtent. Si le conducteur ne peut enlever son attelage, celui de nous qui se trouve en avant doit revenir aider au passage du véhicule… Du commencement à la fin, cette marche n'a été qu'une longue souffrance pour ces pauvres animaux. Je frissonne encore en pensant avec quelle sauvagerie nous les battions, lorsqu'ils s'arrêtaient, incapables d'avancer. Même dans ces circonstances dramatiques, je sentais l'excès de notre cruauté; elle était cependant une loi de notre situation. Nous devions marcher vers le nord; aucune considération de sentimentalité ne devait donc nous arrêter. De pareilles entreprises atrophient tous les bons sentiments pour ne laisser dans l'homme qu'un abominable égoïsme.

L'organisation du campement, les soins à donner aux chiens, la préparation des repas et le paquetage après chaque halte absorbent un temps considérable. En règle générale, la durée des marches ne dépasse jamais neuf à dix heures par jour. Dans l'après-midi, l'étape était interrompue par une collation, un repas peu agréable; en dépit de toutes nos précautions pour nous abriter, nous étions bientôt transpercés par l'âpre bise, et, pour nous réchauffer nous devions manger en marchant.

Un grand nombre d'explorateurs arctiques se sont plaints des souffrances terribles causées par la soif dans ces déserts de glace. Le plus souvent, elles ont été déterminées par d'imprudentes absorptions de neige; aussi, pour parer à cette éventualité, avais-je emporté de petites bouteilles en caoutchouc que, le matin, je remplissais d'eau et que je portais sur la poitrine pour l'empêcher de geler. A mon grand étonnement, je ne sentis que très rarement le besoin de m'en servir. Nous avons échappé à ces souffrances, grâce à l'excellente construction de notre fourneau, qui, avec une très faible quantité de combustible, nous fournissait une provision d'eau plus que suffisante.

29 mars.—Nous avançons très lentement. La banquise est loin d'être aussi bonne que je l'espérais. Toujours des amoncellements de glace dont la traversée entraîne une grande perte de temps. Avant de pouvoir trouver un passage praticable au milieu de ces monticules, l'un de nous doit aller en reconnaissance, et, en règle générale, faire un détour plus ou moins long. Pendant ce temps, les chiens, sautant de droite et de gauche, embrouillent les traits d'attelage et à peine a-t-on tout remis en ordre que la besogne est à recommencer.

Hier, après le dîner, le vent du nord-est a augmenté de force, et le ciel s'est couvert. Avec joie nous saluons ce présage d'un temps plus doux. En effet, dans la soirée, le thermomètre ne descend pas au-dessous de −34°. Pour la première fois, depuis longtemps, nous ne souffrons pas du froid dans les sacs de couchage.

Le lendemain, un soleil clair brille dans un ciel sans nuage.

Toujours une banquise tourmentée, hérissée d'obstacles. Dans la soirée, nous arrivons enfin sur une nappe parfaitement unie, comme nous n'en avons pas rencontré depuis longtemps. Au delà encore de nouveaux monticules de la pire espèce, formés par des entassements d'énormes blocs. Après un terrible labeur, il ne nous reste plus qu'une seule chaîne à traverser, précédée d'une crevasse profonde d'environ quatre mètres. Tous les chiens du premier traîneau culbutent dans le trou. C'est maintenant toute une affaire de les relever. Le second véhicule tombe, à son tour, heureusement sans dommage sérieux; après cela, il faut le décharger et le recharger, et voilà encore un temps précieux perdu. Instruits par l'expérience, nous prîmes nos précautions pour le passage du troisième traîneau.

Le soir au campement, −43°.

31 mars.—Sous l'influence d'un vent de sud, la température monte rapidement. De très grand matin, le thermomètre marque seulement 30° sous zéro, un véritable temps d'été!

Au départ bonne glace. Dans la journée, tout à coup un large chenal s'ouvre au milieu de la banquise. A peine l'ai-je traversé avec le premier traîneau qu'il s'élargit, coupant la route au reste du convoi. Sur ces entrefaites, un large morceau de glace se rompt sous les pas de Johansen. Dans cette chute mon camarade a la mauvaise chance de se mouiller entièrement les jambes, une aventure qui pourrait avoir les plus déplorables conséquences.

Le chenal est très long; nulle part je ne réussis à découvrir un gué. La position devient très critique; je suis d'un côté du canal avec un traîneau et la tente, de l'autre se trouve Johansen, à moitié trempé et presque gelé, avec les deux derniers véhicules. Impossible de nous servir des kayaks. Après les chocs qu'ils ont reçus, leur coque n'est qu'un écumoir. Enfin, après de longues recherches, je parviens à trouver un «pont».

De suite, après avoir fait passer les traîneaux, nous campons pour dégager Johansen de la croûte de glace qui l'enveloppe, et pour le réchauffer.

Chaque matin, les préparatifs du départ entraînent un long et pénible labeur. Parfois, sept heures nous sont nécessaires pour abattre la tente, faire le paquetage, charger les véhicules et réparer les avaries. Le contenu d'une boîte a été consommé, et on doit la remplacer par une autre charge; puis, je m'aperçois qu'un sac a été percé, et il faut le réparer. Après cela, on procède à l'arrimage, une besogne particulièrement difficile. Une fois les véhicules prêts, reste maintenant à débrouiller les traits, que les chiens ont entortillés en écheveaux inextricables.

EN MARCHE A TRAVERS LA TOURMENTE

2 avril.—Tourmente de sud. Le terrain devient de plus en plus mauvais; la traversée de nouvelles chaînes d'hummocks exige des efforts désespérés. Entre les blocs, la couche de neige est trop mince pour que nous puissions faire usage des ski, aussi, à chaque instant, culbutons-nous dans des trous.

LE CAMP DANS LA MATINÉE DU 15 MARS, AVANT LE DÉPART DE NOS CAMARADES

Sous ce ciel couvert, impossible de distinguer une dépression d'une protubérance; tout est uniformément et désespérément blanc. Pour essayer de trouver un meilleur terrain, chacun de nous part en reconnaissance de son côté. Dans toutes les directions, la route n'est pas meilleure. A midi, −31°,5.

3 avril.—Départ hier, à trois heures de l'après-midi. Le temps est beau, la glace relativement unie; aussi, au début, notre marche est-elle rapide.

«JE PARS EN AVANT EN RECONNAISSANCE»

… Une fois encore notre espoir est déçu. Voici de nouvelles chaînes de monticules, et bientôt après un canal couvert de «jeune glace» qui ne porte pas. Plus loin, le terrain n'a pas meilleure apparence; vers minuit nous prenons le parti de camper.

Un nouveau chien est sacrifié. Son cadavre est partagé en vingt-six portions; six de ses congénères refusent encore leur part du festin.

NANSEN SUR LA BANQUISE

Une observation méridienne fixe notre position à 85°,59. Nos progrès sont extraordinairement lents. Très certainement un mouvement de dérive repousse vers le sud la banquise sur laquelle nous avançons dans la direction du nord. Nous sommes à la merci des vents et des courants, la plus décevante position pour un explorateur polaire. Maintenant je commence à croire qu'il sera sage de suspendre bientôt notre marche vers le nord.

DU SOMMET DU PLUS HAUT MONTICULE, A PERTE DE VUE, JE N'APERÇOIS QU'UN CHAOS DE GLACE TOURMENTÉ

La distance qui nous sépare de la terre François-Joseph, est triple de celle que nous avons parcourue. Dans cette direction la banquise ne sera pas plus praticable que dans la région où nous nous trouvons, et notre marche ne sera guère plus rapide. De plus, notre ignorance de la topographie de l'archipel François-Joseph nous exposera à des retards. Peut-être enfin, dans cette région, ne trouverons-nous pas de gibier! Depuis longtemps déjà, j'ai la conviction que nous ne pourrons atteindre le Pôle ou son voisinage immédiat: la banquise est trop accidentée et nos chiens trop faibles! Si seulement j'en avais un plus grand nombre! Que ne donnerai-je pas pour posséder une meute de l'Olonek. Tôt ou tard nous devrons battre en retraite.

NOTRE CAMPEMENT LE PLUS SEPTENTRIONAL (86°13′ de Lat. N.)

4 avril.—Départ à trois heures du matin. Toujours des chaînes de monticules, et, entre ces aspérités des canaux bordés d'amoncellements de blocs rugueux. Au passage de ces fentes, tantôt l'un de nous, tantôt les traîneaux enfoncent dans l'eau. Fort peu agréables, ces bains; impossible de nous changer et de nous sécher, et la température est de 30 degrés sous zéro.

Lat.: 86°2′8″; long.: 95°47′15″ E. de Gr.

6 avril.—A deux heures du matin, température −24°,2. La glace de plus en plus mauvaise. Une succession inextricable de monticules et de ravins, pareille à une ancienne moraine qui serait formée de blocs de glace. Quelques mamelons ont une hauteur de dix mètres. Le halage des traîneaux sur un pareil terrain mettrait à bout des géants. Dans la journée l'étape n'est que 4 milles.

UNE BANQUISE RELATIVEMENT UNIE

Hier j'avais perdu tout espoir de pouvoir poursuivre notre route, et ce matin, en arrivant au campement, je suis décidé à battre en retraite.

Nous irons encore un jour en avant et reconnaîtrons si la glace est aussi mauvaise qu'elle le paraît du sommet du toross, haut de dix mètres, au pied duquel nous sommes campés.

Ce serait folie de continuer la marche vers le nord. Sur une pareille banquise nous ne pourrons guère aller plus loin, et, si la glace n'est pas meilleure vers la terre François-Joseph, la retraite sera très lente.

SINGULIÈRE STRATIFICATION DE LA BANQUISE

8 avril.—A deux heures du matin, départ. La banquise est de plus en plus impraticable. Partout des chaînes d'hummocks et des amoncellements de blocs. Impossible de suivre aucune route. Dans ces conditions, je pars en avant en reconnaissance sur les ski. Du sommet du plus haut monticule que je puis atteindre, à perte de vue, je n'aperçois qu'un chaos de glace tourmenté. Ce serait peu raisonnable de nous entêter à poursuivre la marche vers le pôle. De suite, ma résolution de battre en retraite sur le cap Fligely, la terre la plus nord de l'archipel François-Joseph, est prise. Hier, d'après une observation méridienne, nous étions par 86°10′[31]. Long. 95° E. de Gr. Température à huit heures du matin −32°.

[31] Cette observation corrigée a donné comme résultat: 86°13′,6.

Pour fêter notre arrivée à ce point suprême vers le Pôle, un banquet est préparé, composé de ragoût, de biscuit, de beurre, de chocolat et de confiture d'airelles. Après une bonne sieste, nous nous remettons en marche vers le sud.

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