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Vers le pôle

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CHAPITRE IX
LA TERRE EN VUE

24 juillet.—Terre en vue! Pour la première fois, depuis deux ans, nous voyons quelque chose s'élever au-dessus de l'horizon blanc de la banquise. Une nouvelle vie commence pour nous.

La terre! Depuis combien de temps l'espoir de cette découverte hante-t-elle notre cerveau? Maintenant, elle nous apparaît comme une vision lointaine, pareille à un nuage que le vent va chasser.

Depuis longtemps elle est en vue sans que nous ayons pu la reconnaître avec certitude. A plusieurs reprises, du camp de l'Attente[33], j'avais cru distinguer, au loin, des champs de neige s'élevant au-dessus de la grande monotonie glacée; puis, ne découvrant aucun point noir dans cette bande de satin, je l'avais prise pour un nuage. A chaque instant, elle me semblait changer de forme, sans doute par suite de la réfraction; pourtant toujours elle était visible à la même place, avec le même profil.

[33] Nom donné par le Dr Fr. Nansen au campement du 22 juin au 22 juillet.

Maintenant l'espoir nous est revenu; la glace est terriblement difficile cependant. Toujours des amoncellements de blocs, hauts comme des montagnes, et, entre ces accidents de terrain, des vallées et des ravins. Heureusement nos embarcations sont en excellent état. Quand le passage nous est coupé par des chenaux, nous mettons à l'eau les kayaks et, en quelques instants, nous arrivons sur l'autre rive.

Hier matin, tandis que je marchai en tête du convoi, Johansen, du sommet d'un hummock qu'il avait gravi pour examiner la banquise, aperçut à l'horizon une traînée noire; pensant que ce n'est qu'un nuage, il n'y faisait aucune attention. Un peu plus tard, voyant cette même tache foncée au milieu d'un stratus blanc, je l'examinai à la lunette. Au premier coup d'œil, j'ai la grande joie de distinguer un vaste champ de neige moucheté de pointements rocheux. Plus loin, à l'est, je découvre une seconde terre également couverte de neige, en partie masquée par un brouillard blanc dont la forme change à chaque instant. Elle est beaucoup plus grande et plus haute que la première. Je m'attendais à un spectacle autrement grandiose. Je rêvais de pics élancés se dressant au milieu de glaciers éblouissants. C'était fou de ma part; ici la terre ne peut être que couverte de neige.

Ces îles paraissent tout près; très certainement, pensons-nous, nous les atteindrons demain soir. Johansen partage mon sentiment; il est même d'avis de poursuivre, sans arrêt, notre chemin pour atterrir aujourd'hui. Hélas! treize jours devaient s'écouler avant que nous pussions fouler la terre, treize jours d'un long et pénible labeur à travers la banquise.

Après cela, la tente est dressée. Afin de célébrer l'heureux événement, un vrai festin sardanapalesque est servi: un ragoût de pommes de terre, les dernières! Depuis longtemps nous les conservons pour cette circonstance; nous y ajoutons du pemmican, de la viande d'ours et de phoque séchée, puis des langues d'ourson. Le second service comprend de vieilles croûtes frites dans de la graisse et un morceau de chocolat.

24 juillet.—Ce matin, lorsque Johansen sort pour aller, chercher l'eau nécessaire à la cuisine, de suite il monte sur l'hummock le plus voisin pour examiner notre terre. Elle est beaucoup plus proche qu'hier; très certainement nous y arriverons avant ce soir. Dans l'ouest, au S. 60° O. du compas, j'aperçois une troisième île, pareille aux autres, mais beaucoup plus basse sur l'horizon, par suite située beaucoup plus loin. La terre du Prince-Rodolphe, comme nous le reconnûmes plus tard.

Nous poursuivons notre route à travers la banquise toujours accidentée et toujours découpée de canaux et de ravins. Progrès très lents.

27 juillet.—Hier et cette nuit, vent de sud-sud-ouest (du compas). Sous la poussée de la brise, notre radeau de glace semble maintenant en dérive vers l'est, peut-être allons-nous passer en dehors des îles en vue.

Sans notre sac de couchage, notre lit nous semble bien un peu froid et dur. Nous essayons d'abord de dormir sur nos couvertures et nos ski. Ces lames de bois nous brisent les os! Nous nous étendons alors sur la glace, mais cette couche n'est pas précisément chaude. Quand nous aurons un bon matelas, nous saurons l'apprécier.

29 juillet.—A trois heures du matin, la pluie nous oblige à faire halte. L'étape n'a été que de neuf heures. Avant d'avoir trouvé un emplacement pour la tente, nous sommes complètement trempés. Toute la journée, nous restons au bivouac pour nous sécher. Plus tard, le vent ayant sauté à l'ouest, la pluie cesse; aussitôt après en route. Si une nouvelle averse survient, nous devrons nous arrêter pour nous mettre à l'abri. N'ayant plus un vêtement de rechange, il devient nécessaire de prendre des précautions pour être mouillés le moins possible. Il n'est pas, en effet, précisément agréable de coucher sur la glace sans un fil sec sur le dos.

30 juillet.—Nos progrès sont extrêmement lents; néanmoins, sans nous décourager, nous poursuivons toujours notre marche. Aujourd'hui je souffre d'un lumbago; il me faut toute mon énergie pour me tenir debout. Dans les endroits difficiles, Johansen doit m'aider à haler mon traîneau. Je puis à peine marcher.

31 juillet.—La banquise disloquée est absolument impraticable. Les chocs continuels des floes ont désagrégé ces blocs, et toutes les nappes d'eau se trouvent maintenant remplies d'une bouillie de petits glaçons. Impossible d'y lancer les kayaks; au premier coup de pagaie les coques seraient crevées par les aiguilles de glace. Pour traverser les canaux, nous construisons des ponts flottants de glaçons ou transformons des blocs en bacs. Nos progrès sont lents.

Mon rhumatisme ne veut pas lâcher prise. Je suis littéralement fourbu, incapable de tout effort. Johansen doit faire à lui seul toute la besogne; il va en avant reconnaître le terrain, puis revient chercher les deux traîneaux. Mon excellent camarade prend soin de moi comme d'un enfant, faisant tout pour soulager ma fatigue. Ce cher garçon a, aujourd'hui, double travail, et il ne sait quand cela finira.

1er août.—La banquise devient de plus en plus difficile. Pour comble de malheur, le vent du sud nous a éloignés de terre. Nous avons dérivé évidemment vers l'est. L'île la plus occidentale, hérissée de pontements rocheux, n'est plus en vue.

Toujours des mouettes de Ross. Peut-être ont-elles leurs places de ponte sur ces îles.

Aujourd'hui, je vais mieux et ne paralyserai plus notre marche. Cette indisposition met bien en évidence les dangers de notre position. Si l'un de nous était sérieusement malade, ce serait certainement la fin.

2 août.—Décidément, jamais nous n'arriverons au bout de nos tribulations. Une difficulté est à peine vaincue qu'une autre surgit aussitôt. Je vais bien maintenant, la glace est relativement plus plane qu'hier; nous pourrions donc avancer rapidement vers la terre, si le vent et le courant ne nous entraînaient vers le large. Ces deux ennemis-là sont invincibles. Nous sommes actuellement poussés dans le sud-est; la pointe nord de la terre se trouve juste à l'ouest de nous. Position: 81°36′ Lat. N.

NOS PROGRÈS SONT EXTRÊMEMENT LENTS

Peut-être cette dérive s'arrêtera-t-elle, ou, peut-être plus tard, nous reportera-t-elle plus près de terre, c'est mon dernier espoir. Les canaux sont couverts de jeune glace, donc impossible d'y risquer les kayaks. Si maintenant nous allions être poussés vers le nord, alors ce serait la fin!

3 août.—Un terrible labeur. Nos progrès sont à peine sensibles. Malgré tout, nous réussissons à avancer vers le but. Avec cela plus de nourriture pour les chiens! Hier les pauvres bêtes ont dû se contenter d'un petit morceau de graisse.

4 août.—La traversée des canaux est un véritable travail d'Hercule. Souvent nous parcourons plusieurs centaines de mètres en sautant de bloc en bloc, avec les véhicules à la traîne derrière nous. A chaque instant nous risquons de tomber à l'eau.

Pour vous donner une idée de la banquise, représentez-vous un empilement d'énormes glaçons séparés, tantôt par des trous remplis de neige molle et d'eau, tantôt par de larges étangs. Une suite de montagnes russes branlantes; après une colline, un ravin; bref un terrain formé de blocs inégaux entassés dans le désordre le plus extravagant. Nulle part la moindre plaque unie, où l'on pourrait dresser la tente et attendre; avec cela un brouillard épais.

Après une marche terrible, nous atteignons un canal que nous nous disposons à passer en kayak.

Après avoir nettoyé la rive de la «jeune glace» qui y adhère, j'amène mon traîneau sur le bord. Pendant que je le retiens pour l'empêcher de glisser, j'entends, tout à coup, un souffle puissant derrière moi, puis un appel de Johansen qui vient de retourner en arrière chercher son véhicule. «Prends vite le fusil,» crie mon compagnon. Je me retourne aussitôt et qu'aperçois-je? Johansen renversé, se défendant à grand'peine contre un ours énorme. En voulant saisir le fusil placé dans son étui sur l'avant de mon canot, le kayak me glisse entre les mains et glisse dans l'eau. Ma première pensée est de sauter dans le canot et de tirer l'ours de là. Mais je reconnais de suite combien il sera difficile de viser sûrement l'animal. En toute hâte je ramène le kayak vers la rive pour prendre mon arme; tout entier à cette besogne, je n'ai pas le temps de regarder autour de moi. «Dépêche-toi si tu veux arriver à temps, surtout vise bien!» me crie Johansen, Enfin, je tiens mon arme, l'ours est à deux mètres de moi, prêt à mettre en pièces Kaïfas. Je vise attentivement l'animal suivant la recommandation de Johansen, et lui envoie une balle derrière l'oreille; du coup l'énorme bête tombe morte entre nous deux.

«NANSEN! VISE BIEN

L'ours a dû nous suivre comme un chat, et, en se dissimulant derrière les blocs de glace, a pu nous approcher sans éveiller notre attention, tandis que nous étions occupés à briser la «jeune glace» sur le bord du chenal. Lorsque Johansen revint en arrière chercher son traîneau, il se trouva nez à nez avec l'animal tapi près de son kayak. Tout d'abord, il crut que c'était Suggen. Avant d'avoir eu le temps de reconnaître sa méprise, il reçut sur la tête un coup qui lui fit voir mille chandelles et tomba sur le dos. Mon camarade entama alors une partie de boxe avec son assaillant, puis, le saisissant par le cou, essaya de le maintenir. Furieux de cette résistance, l'ours se disposait à allonger à Johansen un vigoureux coup de dent. C'est alors que mon ami prononça ces paroles absolument mémorables pour un homme en pareille posture: «Nansen, vise bien!» Comme s'il se fût douté de ce que je lui préparais, l'ours suivait tous mes mouvements, et en même temps se gardait de nos chiens. Grâce à leur diversion, Johansen put se relever et échapper, pendant que Suggen recevait un formidable coup de griffe. Une fois mon camarade debout, il se précipita vers son kayak, et, tandis que je tirai l'animal, saisit son fusil. Johansen sortit de cette aventure dramatique sans autre dommage qu'une légère blessure à la main et des balafres à la joue gauche.

A peine notre ennemi est-il tombé que nous apercevons deux oursons qui, du haut d'un hummock, attendaient le résultat de la chasse maternelle. A mon avis, ils ne valaient pas le sacrifice d'une cartouche, malgré leur taille respectable. Johansen ne partageait pas mon opinion. «La chair de ces animaux est si délicate! Il fallait en tuer au moins un.» Il se mit donc à leur poursuite, mais dut bientôt renoncer à son entreprise, pour ne pas perdre un temps précieux. Pendant que nous dépeçons notre prise, les deux oursons reviennent rôder autour de nous en poussant des cris lamentables. Nous régalons nos chiens, avalons en hâte une bonne portion de viande crue, et après avoir chargé les gigots dans les kayaks poursuivons notre route.

La banquise est très difficile; à chaque pas, de larges canaux remplis de petits glaçons serrés les uns contre les autres. Véritablement c'est à renoncer à la lutte. Au milieu de cet amas de plaques peu résistantes se dresse un vieux floe, hérissé de collines entre lesquelles s'étendent de jolies petites nappes d'eau. Une île de glace. Du haut d'un de ces monticules, j'aperçois une large nappe d'eau libre s'étendant devant un des glaciers de la terre la plus proche. Enfin, nous allons peut-être sortir d'embarras; jusque-là la glace n'a pas belle apparence. Les oursons nous suivent toujours, troublant de leurs lamentations le grand silence de ce désert. Si nous en avions le temps, nous irions mettre un terme à leur douleur; ce serait plus humain.

6 août.—Hier soir, au moment du départ, le glacier vers lequel nous nous dirigeons semblait tout près; encore un effort, peut-être atteindrons-nous la terre à la fin de l'étape. Dans cette espérance, nous partons, résolus à vaincre tous les obstacles, mais préparés à une nouvelle défaite. Après cinq mois si remplis de désillusions, nous savons les décevances de ce travail incessant sur la banquise. Des canaux remplis de petits glaçons (crash), des chaînes de monticules d'étroits et profonds ravins pleins de neige et d'eau; n'importe, nous avançons toujours. Après cela, la glace devient plus unie. Nous approchons rapidement du but. Nous nous attelons aux traîneaux, et, barbotant dans l'eau et dans la neige, escaladant les monticules, puis dégringolant dans les ravins, nous poussons vigoureusement en avant. Nous sommes trempés des pieds à la tête, mais qu'est-ce cela! La victoire est prochaine! Voici maintenant des nappes de glace unie; nous prenons le pas de course. La buée noire qui indique la position de l'eau libre monte de plus en plus dans le ciel: encore un effort et nous arriverons au but. De tous côtés des traces d'ours. Ces animaux sont aussi abondants que peu farouches dans ces parages, où ils n'ont pas encore appris à redouter l'approche de l'homme. Bientôt nous aurons fait leur éducation à cet égard. La nuit dernière un de ces plantigrades est venu rôder autour de la tente, mais nous n'avons pas de temps à perdre à la chasse. D'ailleurs, actuellement notre garde-manger est bien garni.

Notre marche désespérée en avant me rappelle mes souvenirs classiques. Comme pour les Dix mille de Xénophon, la mer est pour nous le salut, la fin des souffrances et des labeurs, et, comme ces braves soldats, nous ne pouvons nous empêcher de crier: «La mer! la mer!» à la vue de l'eau libre. Après une marche de cinq mois sur la banquise interminable, le moment de la délivrance est venu.

Devant nous s'étend la nappe noire de l'eau parsemée de glaçons d'une blancheur éblouissante; plus loin, un glacier élève sa falaise marmoréenne au-dessus de l'étendue des flots libres. Finies toutes les tribulations, toutes les désespérances, le chemin de la patrie s'ouvre maintenant devant nous! Lorsque j'atteins la lisière de la glace, je lève mon chapeau en l'air et fais signe à Johansen. Hurrah! trois fois hurrah! Non, aucune expression ne peut dépeindre l'impression ressentie devant ce spectacle. C'est celle du retour à la vie après de longues semaines d'affres et d'angoisses!

Au moment de notre arrivée sur le bord de la mer, un phoque apparaît. Tant mieux, nous n'aurons pas la crainte de mourir de faim dans ces parages.

Aussitôt nous nous occupons de gréer les kayaks. Nous attachons les canots bord contre bord et disposons sur le pont les deux véhicules, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière. Il eût été préférable de faire route isolément, chacun dans son canot, si les traîneaux placés à l'avant de l'embarcation n'avaient entravé le maniement de la pagaie.

Les chiens ne peuvent prendre place sur notre esquif; il faut donc nous séparer de ces vaillants compagnons. Les pauvres animaux, partout et toujours, ils nous ont suivis avec une fidélité inaltérable; maintenant que les temps sont devenus meilleurs, nous devons les abandonner. Cette pensée attriste notre joie; non, en vérité, je ne puis me résoudre à cette nécessité. Mais la vie a ses exigences barbares. Il faut en finir. Je tue Suggen, le chien de Johansen, et mon camarade se charge de Kaïfas, le dernier survivant de mon attelage. Après cette triste exécution, nous sommes parés pour le départ.

Les kayaks dansent gaiement sur l'eau; de petites vagues clapotent contre la coque avec un bruissement joyeux. Depuis deux ans, nous n'avons pas vu une pareille étendue d'eau libre. Nous hissons la voile et nous dirigeons rapidement vers cette terre, objet de nos ardents désirs depuis de longs mois. Après s'être frayé un passage de vive force, pas à pas, mètre à mètre, à travers une banquise formidable, quelle agréable sensation de se sentir glisser rapidement sur la surface molle de la mer.

SUR LE CHEMIN DU SUPPLICE

Le soleil brille; le brouillard qui nous a un instant dérobé la vue de la terre s'enlève, découvrant un glacier ruisselant de lumière. C'est la plus joyeuse matinée que j'aie jamais vécue. Devant ce courant de glace, terminé au-dessus de la mer par une falaise haute de 18 à 20 mètres, tout débarquement est impossible. Le glacier paraît animé d'un très faible mouvement; l'eau a creusé une longue voûte à sa base, et de sa paroi terminale ne se détache aucun bloc. La partie supérieure de la nappe est plane et ne semble déchirée par aucune crevasse. Sur toute sa longueur, la falaise frontale présente une stratification particulièrement nette. Devant ce glacier un courant de marée porte dans l'ouest et nous pousse promptement dans cette direction. Le soir, impossible de trouver un emplacement pour camper sur la terre ferme, force nous est de dresser la tente sur un glaçon.

7 août.—Pendant la nuit, la glace s'est fermée autour de nous. Je ne sais comment nous sortirions de cette impasse si, à l'ouest, il n'y avait encore une grande étendue d'eau libre. Après avoir halé nos canots et nos bagages à travers un bout de banquise nous parvenons sans grand effort à cette nappe d'eau. A l'aide de bâtons et de fragments de ski, nous fabriquons des pagaies bien préférables à celles en bambou, garnis de toile à voile, que nous avons emportés; notre marche sera plus rapide avec ces engins relativement perfectionnés. Comme la vie est maintenant agréable! Sans nous donner aucun mal, assis dans nos embarcations, nous faisons de rapides progrès.

Brouillard très intense, impossible de distinguer nettement le paysage; nous reconnaissons cependant que la nappe devient de plus en plus large et s'épanche bientôt en un immense bras de mer, s'étendant dans le sud-ouest, parallèlement à la côte. Une brise fraîche de nord-nord-est souffle et soulève bientôt de grosses vagues qui brisent sur notre bachot. Nous sommes complètement trempés par les embruns; la position n'est pas précisément agréable.

Dans la soirée le campement est établi sur le bord de la banquise; juste à ce moment la pluie commence à tomber. Il était temps d'avoir un toit sur la tête.

8 août.—L'étape débute par le halage des traîneaux et des kayaks à travers un «champ[34]» qui, durant la nuit, a dérivé en travers de notre route. Pendant cette opération, j'ai la mauvaise chance de tomber à l'eau; toute la journée je dois conserver sur le dos des vêtements mouillés.

[34] Nappe de glace généralement compacte. (N. du trad.)

Au prix d'un effort nous atteignons de nouveau l'eau libre. Un peu plus loin le passage se trouve bloqué; encore une fois le portage des embarcations devient nécessaire. La brise de nord-est a poussé la glace contre la côte; d'après l'apparence du ciel, les bassins d'eau libre que nous avons traversés hier doivent être aujourd'hui bloqués. Un jour plus tard, nous étions de nouveau pincés dans la glace.

NAVIGATION A LA RAME A TRAVERS LES CANAUX

Dans l'après-midi, nous pouvons faire route à la voile. La brise tombe ensuite, il faut reprendre les pagaies pour vaincre un courant très violent qui nous rejette en arrière.

Le brouillard nous masque toujours la vue de la terre. Je n'ai pu encore reconnaître notre position et suppose que nous devons nous trouver sur la côte ouest de l'archipel François-Joseph.

9 août.—Nous gravissons la coupole de glace qui recouvre l'îlot près duquel nous avons campé. Lorsque nous arrivons au sommet, la brume se lève. Grâce à cette éclaircie, je puis distinguer les contours des terres. Il y a là simplement un archipel, formé de quatre îles, auquel je donne le nom de Hvidtenland (Pays Blanc). La plus orientale, l'île Eva, ainsi baptisée en l'honneur de ma chère femme, est la plus grande; la seconde, l'île Liv,—le nom de ma fille,—plus petite, montre deux saillies rocheuses, les deux points que nous avons d'abord aperçus. Sur la côte nord-ouest apparaît un lambeau de terrain dépouillé de glaciation. Peut-être est-ce là que les mouettes de Ross, si abondantes depuis deux jours, ont leurs places de ponte. A l'ouest de cette terre, s'ouvre un long fjord ou détroit, couvert de glace, bordé à l'ouest par un troisième îlot, l'île Adélaïde, celui sur lequel nous sommes. Le long de cette côte sont amoncelés d'énormes blocs, provenant probablement du velage[35] des glaciers, contre lesquels les pressions ont entassé de gros glaçons de mer. Tous ces débris, agglutinés par la gelée, forment une masse très compacte, qui se confond avec les glaciers. Hier, nous avons aperçu, au nord de l'île Adélaïde, un iceberg de taille moyenne. Une quatrième terre beaucoup plus grande que les îles Liv et Adélaïde est en vue dans le sud, probablement l'île Freeden signalée par Jules Payer. Elle semble entièrement recouverte par un glacier. Entre les différentes îles, et, à perte de vue dans le sud-est et l'est, la mer est couverte de «glace de fjord[36]» absolument plate; dans cette direction aucune terre n'est visible.

[35] On donne le nom de velage à la rupture du front des glaciers atteignant le niveau de la mer. (N. du trad.)

[36] Glace tabulaire, relativement épaisse, formée sur la nappe des fjords et des baies. (N. du trad.)

De trois heures de l'après-midi à huit heures du soir, nous naviguons; ensuite halage des embarcations à travers un «champ» de glace; puis, nouvelle navigation jusqu'à ce qu'une seconde barrière nous arrête. Le courant nous est contraire. Dans ces conditions, mieux vaut camper et attendre.

10 août.—Un bout de navigation, un portage, après quoi, de nouveau, à la rame; toute la journée cela continue ainsi. Nous rencontrons une troupe de morses couchée sur un glaçon. Aucune crainte de mourir de faim, avec une pareille abondance de gibier. Nous avons suffisamment de vivres, donc inutile de perdre notre temps à la chasse.

L'horizon est absolument bouché. Trompés par la brume, nous nous engolfons dans une ouverture de la banquise côtière et ne reconnaissons notre surprise qu'au fond de cette impasse. Plus loin, le courant nous devient contraire; en même temps sur la surface absolument unie de la mer se forme une couche de «jeune glace» très dangereuse pour les kayaks. Dans ces conditions, nous prenons le parti de camper jusqu'à dix heures du soir.

Dans toutes les directions, des pistes d'ours et d'oursons. Jamais de ma vie je n'en ai rencontré autant. Tous les plantigrades de la région doivent se donner rendez-vous ici.

Le Hvidtenland se trouve maintenant derrière nous, et devant nous existent certainement d'autres terres. La banquise plate que nous côtoyons doit être adhérente à quelque côte; malheureusement le brouillard masque toute vue dans un rayon d'un mille.

11 août.—Encore une fois la fastidieuse besogne du portage des embarcations; après quoi, pendant quatre ou cinq heures, nous poursuivons notre route à la rame.

Entre temps nous sommes attaqués par un morse. J'examinais l'horizon lorsque tout à coup un de ces énormes amphibies vient souffler bruyamment tout près de nous à la surface de la mer, en nous jetant un regard féroce. Sans la moindre crainte, nous poursuivions notre route, quand l'animal reparaît à côté de moi. Se dressant à moitié hors de l'eau, le morse menace d'enfoncer ses terribles défenses dans nos frêles embarcations. Au moment où je saisis mon fusil, il disparaît pour recommencer aussitôt après la même manœuvre autour du kayak de Johansen. Si le monstre nous attaque, il faudra nous résoudre à lui envoyer une balle. A plusieurs reprises, l'énorme bête vient à la surface, puis replonge immédiatement après. A travers l'eau transparente nous le voyons passer et repasser sous les canots. Craignant qu'il ne fasse un trou dans la mince coque de ma périssoire avec ses défenses pointues, nous agitons les pagaies pour essayer de l'effrayer et de le maintenir à distance. Soudain, il se dresse de nouveau tout près du kayak de Johansen, plus furieux que jamais. Il n'y a pas à hésiter et mon camarade lui envoie une balle droit dans le front. Le morse pousse un rugissement terrible, fait la culbute et disparaît, laissant une longue traînée de sang à la surface de la mer. Craignant une nouvelle attaque, nous forçons de rames; nous ne sommes complètement rassurés que lorsque nous apercevons notre ennemi loin derrière nous, à l'endroit où il a plongé.

Nous avions oublié cet accident, quand soudain je vis Johansen, sauter en l'air. Son kayak avait évidemment reçu un choc violent sous la quille. Peut-être quelque glaçon avait-il chaviré et était-il venu heurter le canot; mais non, aucun bloc ne se trouvait dans le voisinage. Pendant que j'examinais la mer, j'aperçus un morse dressé devant nous. De suite je saisis mon fusil, il n'y avait pas une minute à perdre; ne pouvant viser derrière l'oreille, la partie la plus vulnérable de l'animal, je lui envoyai à tout hasard une balle dans le front.

Ce fut heureusement suffisant; du coup l'énorme bête s'affaissa inerte à la surface de l'eau. Non sans peine nous parvînmes à pratiquer une ouverture dans sa peau épaisse; après avoir découpé quelques tranches de lard et de chair, nous poursuivîmes notre route.

A sept heures du soir, la renverse de la marée pousse les glaçons les uns contre les autres et ferme le chenal. Maintenant, nulle part la plus petite nappe d'eau libre. Au lieu de recommencer le pénible travail du portage des kayaks à travers ce «champ», je prends le parti de camper jusqu'à la marée suivante; sans aucun doute, elle disloquera cette masse de glace.

En attendant, nous coupons les extrémités des traîneaux pour pouvoir les placer séparément sur chaque canot. Désormais, nous pourrons naviguer isolément, par suite beaucoup plus rapidement.

Pendant que nous nous livrons à ce travail, le brouillard se dissipe. Devant nous apparaît une chaîne d'îles orientée du S.-E. du monde au N.-N.-O. du monde. Toutes ces terres sont recouvertes de glaciers; çà et là seulement quelques escarpements de rochers noirs percent le bord de cette nappe immaculée.—Où sommes-nous? La solution de cette importante question devient de plus en plus difficile. Après tout, peut-être nous trouvons-nous sur la côte est de la terre François-Joseph. Cela nous paraît du moins très vraisemblable. Dans ce cas, une longue distance nous sépare encore du cap Fligely sur la terre du Prince-Rodolphe. Le rideau de brume se lève de plus en plus, et nous ne pouvons résister au désir d'éclaircir la situation. A chaque instant nous abandonnons notre travail pour, grimper sur un hummock voisin et examiner l'horizon.

13 août.—La marée a déblayé le chenal. Faisant route chacun dans notre canot, nous avançons rapidement. Nous parcourons cinq milles, puis, de nouveau la passe se trouve fermée. Il est préférable d'attendre encore une fois la renverse de la marée pour voir si le chenal ne s'étend pas plus loin. Sinon, il faudra recommencer à haler les embarcations et les traîneaux vers un canal que nous apercevons à l'O.-N.-O. du monde, et qui, d'après la carte de Payer, serait le détroit de Rawlinson. La glace ne s'ouvre pas; force nous est de nous résoudre à ce travail.

UN ICEBERG A LA TERRE FRANÇOIS-JOSEPH

14 août.—Après un long portage à travers des floes coupés de canaux, nous arrivons à une nappe d'eau libre ouverte dans la direction de l'ouest. Pendant quelque temps nous pouvons avancer à la rame. Après cela, le passage nous est barré de nouveau par un amas de glace.

Les jours suivants nous poursuivons notre route, tantôt en portant les embarcations, tantôt en naviguant. Nos progrès sont très lents. Les traîneaux, après l'opération que nous leur avons fait subir, ne glissent plus facilement, et les nappes d'eau libre deviennent de plus en plus rares. A plusieurs reprises, nous faisons halte, comptant sur l'aide de la marée pour déblayer la route; mais la glace demeure absolument immobile. Dans ces conditions, je prends le parti de nous diriger vers la terre la plus voisine. De ce côté, nous apercevons un iceberg pris dans la banquise, le bloc le plus élevé que nous ayons jamais rencontré. Sa hauteur peut être évaluée à 15 ou 20 mètres[37]. Espérant avoir une vue étendue du sommet de cette montagne de glace flottante, j'essaie de l'escalader; au tiers de sa hauteur, la raideur de la pente m'oblige à battre en retraite.

[37] Des icebergs de taille colossale ont, dit-on, été rencontrés autour de la terre François-Joseph. Pendant tout notre séjour dans cet archipel je n'ai observé aucun glaçon de cette catégorie. Celui dont je signale la présence ici était le plus gros de tous ceux que j'ai vus dans ces parages. Comparés aux icebergs du Grönland, ces blocs étaient d'insignifiantes masses de glace.

Le soir, nous atteignons les îles, but de nos efforts. Pour la première fois, depuis deux ans, nous avons la joie de fouler la terre ferme. Quel plaisir de sauter d'un bloc[38] sur un autre, de pouvoir gambader à notre guise! Au milieu de ces pierres, nous découvrons des fleurs, des saxifrages, des pavots[39]. Pour fêter la prise de possession de ce territoire hyperboréen, le drapeau national est hissé et un festin préparé. Le souper se compose de pemmican et de nos dernières pommes de terre. Nous l'avalons assis devant la tente, nous amusant à faire voler le gravier sous nos pieds, absolument comme des enfants lâchés en liberté.

[38] Des blocs de basalte à gros grains.

[39] Papaver naudicaule, Saxifraga nivalis et Stellaria (Sp.?).

Toujours la même énigme se pose à notre esprit. Où sommes-nous? Dans l'ouest paraît s'ouvrir un large chenal, mais impossible de l'identifier avec aucun de ceux indiqués sur la carte de Payer. Notre île, l'île Houen, comme nous l'avons appelée, est un long amas morainique, semble-t-il, orienté nord-sud (magnétique), constitué de blocs généralement de grandes dimensions, reposant en plusieurs endroits sur la roche en place. Ces blocs sont grossièrement arrondis et ne portent aucune strie glaciaire. Dans l'ouest, nous distinguons une autre île, un peu plus élevée, dont la côte présente une ancienne ligne de rivage nettement marquée (Strandlinie); au nord, deux îlots et un «caillou».

ITINÉRAIRE DU DOCTEUR NANSEN A TRAVERS LA TERRE FRANÇOIS-JOSEPH
(agrandissement)

Tout d'abord, comme je l'ai dit plus haut, j'avais cru reconnaître dans le chenal ouvert à l'ouest le détroit de Rawlinson; n'apercevant pas le glacier de Dove qui borde ce bras de mer, je commence à douter de mon identification. Peut-être sommes-nous sur la côte ouest de l'archipel François-Joseph, et avons-nous longé, sans les voir, les terres découvertes par Payer. Alors, comment n'avons-nous pas aperçu la terre Oscar située par 82° et 52° de Long. Est.?

16 août.—Bonne journée. Nous rencontrons une large étendue d'eau libre; aussitôt l'espoir de regagner la Norvège nous revient. Pour commencer l'étape, nous traversons la banquise reliant l'île Houen à l'île Torup, la terre élevée située à l'ouest.

L'île Torup me semble un des endroits les plus charmants de la terre. Une plage unie, ancienne ligne de rivage, toute semée de sub-fossiles, lui fait une ceinture, autour de laquelle s'étend une nappe d'eau libre, animée de troupes d'amphipodes. Au fond de la mer, on distingue des mollusques et des oursins au milieu de forêts de laminaires et de fucus. Sur les rochers qui dominent la rive, des centaines de guillemots nains babillent joyeusement, tandis qu'à côté d'eux des bruants gazouillent leurs chants plaintifs, en voletant de pierre en pierre. Soudain le soleil brille à travers les nuages, illuminant tout l'espace d'une clarté radieuse.

Sur la côte nord, une nombreuse colonie de mouettes bourgmestres (Larus glaucus) s'est établie pour pondre. Des milliers d'oiseaux sont installés avec leurs petits dans les anfractuosités des rochers. Pour saisir sur le vif cette curieuse scène de famille, nous grimpons là-haut avec notre appareil photographique.

A LA VOILE SUR LA MER LIBRE!

Du sommet de la falaise, la vue embrasse la banquise que nous venons de traverser. Jusqu'à l'horizon s'étend l'immense plaine blanche, linceul de mort qui enveloppe sous sa lourde étreinte la mer tumultueuse. Pendant des mois nous avons péniblement cheminé sur cette froide étendue, et très loin dans ces «champs de glace», le Fram est encore captif.

J'avais commencé l'escalade du point culminant de l'île pour avoir une vue d'ensemble sur la région environnante et pour reconnaître notre position, lorsque la brume arriva de nouveau et encapuchonna les sommets. Dans ces conditions, je dus me contenter de grimper un peu plus haut que la colonie des mouettes, afin d'examiner la route que nous devions suivre vers l'ouest… A quelque distance de notre île, apparaît une vaste étendue d'eau libre, dont nous sommes séparés par un large champ de glace.

Après cette excursion, nous nous remettons en route, en suivant un chenal ouvert à une petite distance de la côte. En différents endroits il est couvert d'une mince couche de glace. La moindre déchirure dans la coque de nos kayaks serait un malheur irréparable; aussi, par mesure de prudence, abandonnons-nous ce canal pour nous diriger à travers la banquise en halant les embarcations.

Après plusieurs heures de travail, nous voici, enfin, sur le bord de la large nappe d'eau que nous avons aperçue du sommet de l'île Torup. A perte de vue s'étend la mer libre; espérons que désormais nous ne serons plus arrêtés par la glace. Au nord, une terre[40] s'élève en hautes falaises de basalte couronnées d'une nappe de glace. De ce côté, apparaît une longue ligne de côtes, hérissée de promontoires; tout au loin, au milieu de ces rochers, bleuit un large glacier.

[40] La terre du Prince-Rodolphe, comme nous le reconnûmes plus tard.

… Nous longeons vers le sud une grande île couverte, elle aussi, de glace. Au delà du cap qui se dresse au sud-ouest, qu'allons-nous trouver? Passé ce promontoire, la côte s'infléchit-elle au sud? Plus loin vers l'ouest n'existe-t-il plus de terre? A mesure que nous approchons de cette falaise, notre émotion grandit. Notre sort va, en effet, se décider dans quelques instants. Nous allons savoir si, cette année, nous pourrons regagner la Norvège ou si nous serons contraints à un nouvel hivernage… La distance se rapproche; encore quelques coups de rames et nous doublons le promontoire. A la vue de la grande nappe d'eau libre qui s'étend devant nous, un tressaillement inexprimable de joie fait bondir nos cœurs. La côte s'infléchit vers le sud-ouest; nous sommes donc sur la côte occidentale de l'archipel François-Joseph.

Au milieu de la carapace de glace qui couvre l'île, émerge une arête absolument fantastique, tranchante et effilée comme une lame de couteau. Jamais je n'ai vu aiguille plus escarpée; la roche, un basalte prismatique, monte droite et élancée comme un fût de colonne.

Par la pente d'un couloir qui sillonne la montagne, nous nous élevons le long de cette paroi vertigineuse, afin d'examiner le pays dans la direction du sud. Tout à coup, j'entends une vive rumeur au-dessous de nous. Quel n'est pas mon étonnement d'apercevoir deux renards en train de se disputer un guillemot qu'ils viennent d'attraper. Ils se griffent et se mordent sur le bord de l'abîme, au risque de culbuter dans le précipice; mais de ce danger ils semblent n'avoir cure. Dès qu'ils nous aperçoivent, immédiatement ils cessent la lutte, absolument interdits par notre apparition, et incontinent s'enfuient chacun de leur côté.

Après cette digression, revenons à l'objet de notre ascension: la reconnaissance du terrain. L'examen de l'horizon est très satisfaisant. La mer paraît libre à perte de vue le long de la côte, dans la direction de l'ouest. Le vent est favorable; aussi, quoique très fatigués, prenons-nous la résolution de ne pas laisser échapper une circonstance aussi favorable. Nous avalons à la hâte une collation, puis, après avoir gréé les embarcations, nous partons. Nous naviguons ainsi toute la nuit, et ne nous arrêtons pour camper que le lendemain matin. Le vent est alors tombé. Nous pouvons nous reposer sans regret.

24 août.—Les vicissitudes de cette vie ne prendront donc jamais fin! La dernière fois que j'écrivais mon journal, j'étais plein d'espoir et de courage; maintenant, depuis quatre jours et trois nuits, nous sommes arrêtés par le mauvais temps et par un amoncellement de glace contre la côte. Dans toutes les directions, des hummocks, des glaçons brisés et entassés les uns sur les autres dans un désordre indescriptible. Le courage est encore là; mais l'espoir de rentrer prochainement dans notre chère patrie est depuis longtemps parti. Il n'y a plus à en douter; il nous faudra passer encore un nouvel hiver dans ces contrées polaires.

Dans la nuit du 17 au 18, à minuit, nous avions quitté notre dernier campement par un temps admirable. Au-dessus du soleil caché par un épais rideau de nuages, l'horizon resplendissait dans le nord d'un flamboiement purpurin, et, la mer, reflétant ces colorations étincelantes, semblait une nappe de feu. Une belle nuit poétique!

Sur la surface de l'eau, polie comme un miroir, sans un seul bloc de glace, les kayaks glissaient rapidement. A chaque coup de pagaie, l'eau bruissait doucement comme un faible murmure. On se serait cru en gondole sur le Grand Canal. Ce grand calme avait quelque chose d'inquiétant. Le baromètre baissait rapidement…

Nous faisions route vers le promontoire Clements Markham, situé au sud-sud-ouest, à une distance de 12 milles, quand soudain la glace parut devant nous, la maudite glace! … Pensant que ce n'est qu'une nappe disloquée entraînée par le courant, nous n'y prenons d'abord garde. A mesure que nous approchons, la situation devient beaucoup plus grave. Il y a là une banquise très compacte et très étendue dont nous ne pouvons apercevoir la fin. Pour essayer de découvrir un passage, nous gravissons un hummock. La vue n'est pas précisément encourageante. Devant le cap Clements Markham s'étend au large un archipel, autour duquel la glace est amoncelée en une nappe épaisse. Près de nous existent bien quelques ouvertures, mais elles ne nous conduiraient pas loin. Notre seule chance de salut est donc de suivre la glace côtière et de chercher dans cette direction un chenal libre qui nous permettra de poursuivre notre route vers le sud.

Tandis que nous ramons au milieu de petits glaçons, la coque de mon kayak reçoit en dessous un choc violent. La secousse ne peut être déterminée par l'émersion subite de quelque bloc qui aurait basculé dans le voisinage. Cette fois encore, nous sommes assaillis par les morses. Un de ces animaux, d'une taille gigantesque, nage entre deux eaux derrière moi. Tout à coup, il se retourne et se dresse comme pour se lancer sur le kayak de Johansen, qui navigue dans mon sillage. Craignant que le monstre ne se jette sur son embarcation et ne la défonce de ses solides défenses, il recule de suite pour avoir le temps de saisir son fusil. En toute hâte, je prends également le mien. Maintenant nous sommes prêts à soutenir l'attaque. Entre temps, le morse plonge, passe sous le canot de Johansen et vient reparaître derrière lui. Un pareil voisinage est trop dangereux; pour y échapper, mon camarade saute sur un glaçon voisin, prêt à lui envoyer une décharge dès qu'il montrera le museau. Après avoir attendu quelques instants notre ennemi, je suis l'exemple de mon camarade. En débarquant, je faillis, par ma faute, prendre le bain glacé dont le morse m'avait menacé. Au moment où je posai le pied sur le glaçon, la croûte se brisa sous mon poids, et je restai debout dans mon kayak, faisant des prodiges d'équilibre pour ne pas chavirer. Si le morse avait reparu à ce moment, je l'aurais certainement reçu dans son propre élément. Après des efforts désespérés je réussis cependant à atteindre le glaçon.

Pendant quelque temps, l'animal monte la garde autour de nous, passant et repassant sous notre radeau de glace, toujours dans l'intention évidente de nous attaquer. Devant cette attitude menaçante, il ne serait pas prudent de nous remettre en route, et, pour ne pas perdre un temps précieux, nous préparons le dîner. Afin de nous débarrasser de ce visiteur incommode, nous songeons à lui envoyer une balle, mais ce serait perdre nos munitions. Nous n'avons que faire d'un pareil gibier; en second lieu, l'animal ne montrant que le museau, plusieurs cartouches seraient nécessaires pour l'abattre. C'est un grand mâle, d'aspect fantastique, dont la vue évoque dans notre imagination l'idée des monstres préhistoriques. Je ne puis m'empêcher de songer à un triton, tandis qu'il se lève en soufflant et en nous regardant de ses yeux ronds vitreux. Après s'être livré, pendant quelque temps, à cette fantasia menaçante, l'animal disparut soudain comme il était venu. Nous avions achevé notre dîner; nous pûmes alors continuer notre route, satisfaits d'avoir échappé à cette dangereuse attaque.

… Impossible d'avancer à travers le chenal ouvert le long de la banquise adhérente au rivage. Il est entièrement couvert de «jeune glace», et, sous la poussée du vent, commence à être envahi par la banquise. Bientôt le pack arrive sur nous et nous ferme toute issue. Dans ces conditions, il ne nous reste qu'à attendre patiemment un changement dans l'état de la banquise. Avec les couvertures et la tente nous disposons un lit de camp, et, en même temps, préparons tout pour un départ rapide, espérant toujours nous remettre bientôt en marche.

Hélas! bien loin de s'améliorer, la situation devient de plus en plus critique, la brise fraîchit et le pack épaissit à vue d'œil. Dans toutes les directions, pas la moindre nappe d'eau libre! Le large bras de mer que nous venons de parcourir est maintenant complètement couvert de glace. Tout notre espoir de rentrer cette année en Norvège s'évanouit!

Après quelques heures d'attente, nous essayons de nous rapprocher de la côte en halant sur la glace nos bagages. En pure perte nous dépensons nos forces. La banquise est très mauvaise; jamais encore nous ne l'avons trouvée aussi accidentée. Sur un pareil terrain, la marche est très lente, et, au milieu de ces aspérités tranchantes, nos kayaks risquent de recevoir quelque choc malencontreux. Le seul parti raisonnable est de camper sur notre glaçon. Entre temps notre position devient encore plus terrible. La neige tombe en abondance et transforme la glace en un bourbier impraticable. Avec cela plus de vivres! Que n'avons-nous tué des phoques, alors qu'ils s'ébattaient autour de nous en troupes nombreuses.

Le 20, excursion à terre. Près d'un promontoire auquel nous donnons le nom du géologue norvégien Helland, nous allons reconnaître le terrain, dans la pensée de nous installer sur cette île, si l'hivernage devient nécessaire. La glace est absolument impraticable aux approches du cap; les blocs sont empilés les uns sur les autres jusque contre la paroi terminale du glacier. Escaladant ce courant cristallin, nous partons examiner le chenal ouvert au nord du promontoire Helland. De ce côté, la banquise est moins accidentée, et présente l'aspect de la glace de fjord, mais nulle part un bassin d'eau libre où il y ait chance de rencontrer des phoques.

Au sud du cap, le terrain est relativement uni, parsemé de maigres pelouses, de mousses, enfin de pierres susceptibles d'être utilisées pour la construction d'une hutte. Le fjord ouvert dans cette direction est couvert d'une épaisse banquise; aucune ouverture, partant pas de phoques. En revanche les ours paraissent nombreux; ils nous assureront la nourriture et l'habillement.

Cette région est constituée par un basalte à gros grains. A la base du glacier se trouve un monticule de schistes argileux fortement altérés dans lequel nous ne parvenons à découvrir aucun fossile. Autour, plusieurs blocs épars semblent appartenir à un granit. De toutes ces roches nous prenons des échantillons, mais, au cours de l'hivernage, les renards, peu respectueux des collections d'histoire naturelle, nous en dérobèrent la plus grande partie. A leurs extrémités inférieures, tous les glaciers sont couverts d'une magnifique couche de «neige rouge», du plus merveilleux effet, lorsque le soleil se montrait.

Le 21, je réfléchis, couché, à notre situation, lorsque j'entends un bruit sourd autour de la tente. Peut-être est-il produit par le bruissement des glaçons pressés les uns contre les autres…, non, j'ai l'idée que ce doit être quelque gros gibier. Je regarde donc par un trou de la tente et j'ai la joie d'apercevoir un ours de taille colossale. L'animal, effrayé par les mouvements de la toile, détale tout d'abord, puis s'arrête, pour regarder encore une fois notre abri. Sans perdre une minute, passant le canon du fusil par la fente, j'envoie à notre visiteur une balle en pleine poitrine. L'ours tombe, se relève,—une nouvelle décharge—et il s'affaisse pour ne plus se relever. Avant quelque temps, nous sommes assurés de ne pas mourir de faim.

Sur ces entrefaites, le vent s'élève de terre; peut-être cette brise disloquera-t-elle la glace! Je vais donc examiner notre situation sur le bord de notre radeau, lorsque, tout à coup, je ressens un léger balancement… Un chenal vient de s'ouvrir le long de la côte et notre glaçon, détaché de la masse adhérente au rivage, vogue maintenant en toute liberté. En dépit de tous nos efforts, impossible de gagner l'île voisine; nous dérivons vers la pleine mer.

Sous la poussée de la brise, notre radeau s'éloigne de plus en plus de la côte. Décidés à tout risquer, nous essayons de mettre à l'eau les kayaks. Cette entreprise ne réussit pas. La lame brise avec force contre la glace et menace de fracasser nos frêles embarcations, dès que nous approchons du bord. Le plus sage est donc de rester sur notre glaçon.

Le vent fait rage. De crainte que la tente ne soit enlevée, nous l'abattons et la disposons en lit de camp sur la glace. Puisque nous ne pouvons nous rendre maîtres de la situation, le mieux est de dormir.

Après un bon somme de plusieurs heures, je me réveille… Nous sommes maintenant à 8 ou 10 milles au large et jusqu'à la côte la mer est absolument libre. La brise a molli; il n'y a pas à hésiter; essayons de mettre les embarcations à l'eau et de regagner la terre. L'opération n'est pas facile; la mer est très haute et tout autour de notre île flottante dansent des glaçons, très dangereux pour nos faibles kayaks. Mais aucune difficulté ne peut vaincre notre énergie… Une fois les embarcations lancées, la situation n'est guère meilleure; la mer est trop forte et le vent encore trop violent pour que nous puissions faire route à la rame. Essayons donc de la voile. Après avoir trouvé un abri derrière un cap de la banquise, nous attachons solidement les deux canots bord contre bord, et établissons la voilure.

A notre grande satisfaction, nos embarcations se comportent admirablement et avancent rapidement. Toute la journée et toute la nuit nous marchons à la voile. Le matin, seulement, le calme nous oblige à nous arrêter. Le temps est couvert; à droite et à gauche, des terres apparaissent. Ne sachant quelle direction suivre, au milieu de cet archipel, je prends le parti de bivouaquer. Enfin nous allons pouvoir avaler un repas chaud.

Au-dessus du campement, s'élève une haute falaise de basalte, hérissée de colonnettes et d'aiguilles, découpée d'ogives et de niches, dont la vue évoque au milieu de ce désert de glace le souvenir de la cathédrale de Milan. Sur ces rochers, des milliers de guillemots nains, de pagophiles blanches, de mouettes tridactyles, de mouettes bourgmestres et de stercoraires font un sabbat étourdissant. En dépit de tout ce bruit nous dormons à poings fermés.

Le lendemain matin (23 août), une éclaircie nous permet de découvrir de l'eau libre dans le S.-S.-O.; de suite il faut profiter de l'occasion. Comme toujours pendant la nuit, la glace s'est amoncelée le long de la côte en larges plaques, et la mise à l'eau des kayaks ne va pas sans quelque difficulté.

Le temps est beau, tout semble donc présager une bonne journée; mais, à peine en route, le vent se lève du sud-ouest, la mer grossit et le ciel se couvre rapidement.

Le fjord est large de plusieurs milles; avant de pouvoir débarquer il faudra pagayer énergiquement pendant de longues heures. L'aspect de la terre n'est pas, du reste, précisément engageant. De la base au sommet, elle est entièrement couverte de glace; sur un seul point, un petit rocher émerge au milieu de cette carapace cristalline. La rive orientale, bordée par un rempart de glace sur lequel la mer déferle en hautes vagues, n'offre, d'autre part, aucun abri contre la tempête.

Dans ces conditions, je prends le parti de nous diriger vers une autre île, située un peu en arrière, qui semble moins désolée que les autres. A peine débarqués, nous rencontrons un ours. Johansen, d'une balle, lui brise la colonne vertébrale. L'animal blessé essaie de fuir, mais la partie postérieure de son corps, paralysée, refuse tout service. La pauvre bête s'assied tout étonnée de se sentir ainsi clouée sur place et se met à mordre jusqu'au sang ses pattes de derrière, comme pour les punir de lui refuser leur service. Un second coup de feu met fin à ses souffrances.

GROUPE DE MORSES

Après avoir dépouillé notre gibier, nous allons à la découverte. A quelques pas de là, nous apercevons deux morses. Évidemment les ours n'osent pas attaquer ces animaux. Un peu plus loin, un troisième morse s'ébat dans l'eau en poussant des hurlements terrifiants. Après avoir plongé, il vient se soutenir contre la berge, en appuyant ses défenses sur la glace adhérente au rivage, absolument comme le ferait un nageur épuisé avec les mains pour se maintenir hors de l'eau. Après avoir plusieurs fois recommencé le même manège, la bête monstrueuse apparaît ensuite à la surface de la crevasse près de laquelle sont couchés ses deux autres camarades, et à l'aide de ses défenses se soulève sur le bord de la glace. A sa vue, un vieux mâle d'une taille énorme se lève et commence à tourner autour de l'intrus en poussant des grognements terribles. Le nouvel arrivant baisse alors la tête respectueusement et se retire à l'écart. Aussitôt le vieux, toujours hurlant, se dirige de son côté et se dresse au-dessus de lui, menaçant de lui enfoncer ses énormes dents dans le dos. Bien que l'intrus soit aussi gros et aussi puissamment armé que son antagoniste, il s'incline devant lui, absolument comme un esclave devant son sultan. Le vieux despote rejoint ensuite son compagnon et se couche à côté de lui. Dès que l'autre animal, après être resté quelque temps dans sa posture servile, fait mine d'avancer, immédiatement l'autre se dirige vers lui comme pour le chasser. Enfin, après bien des circuits, le nouvel arrivant parvient à se glisser sur le glaçon et à prendre place à côté de ses deux congénères. Tout d'abord j'imputai l'attitude du vieux à quelque passion amoureuse, plus tard je reconnus mon erreur. Ces trois animaux étaient tous des mâles. C'est de cette manière amicale que les morses exercent l'hospitalité, et, à un membre choisi par ses congénères échoit, semble-t-il, le devoir de l'exercer dans ces conditions. A mon avis, le chef du troupeau agit ainsi pour affirmer sa dignité et faire sentir à tout nouvel arrivant la nécessité de lui obéir.

Malgré ces procédés peu courtois, les morses possèdent à un haut degré l'instinct de la sociabilité. On les voit, en effet, toujours par troupes et toujours couchés les uns à côté des autres. Lorsque nous revînmes plus tard examiner nos voisins, la bande s'était grossie d'un nouvel arrivé; le lendemain matin, elle comptait six individus.

Au premier abord, il est difficile de reconnaître des êtres vivants dans ces énormes amas de chair absolument immobiles pendant des heures. Dans ces parages qui, jusqu'ici, n'ont jamais été visités par l'homme, ces animaux vivent en pleine sécurité et dans l'ignorance de toute crainte.

Après cette étude prise sur le vif, nous préparons notre dîner et bientôt ronflons à poings fermés, en dépit des hurlements des morses et des piaillements des mouettes. Au milieu de la nuit, je suis cependant réveillé par un bruit particulier. Il me semble entendre des cris plaintifs. Immédiatement je jette un coup d'œil par un trou de la tente et qu'aperçois-je? Un ours et un ourson flairant les traces de sang éparses sur la neige et poussant des lamentations de douleur. Au moment où je saisis mon fusil, nos visiteurs m'aperçoivent et s'empressent de décamper. Je les laissai aller en paix; nous avions pour le moment suffisamment de vivres.

Le lendemain, à notre grand désappointement, la banquise nous condamne encore une fois à l'immobilité. Dieu sait quand finira cette détention! En attendant, tâchons de nous installer le plus commodément possible. Ne trouvant nulle part un endroit abrité du vent où la tente puisse être dressée, nous construisons une hutte en pierres sèches au fond d'une crevasse de rochers. Guère confortable, notre abri; il est trop court pour ma taille, et trop bas pour que je puisse m'asseoir, tout juste assez large pour que nous puissions coucher côte à côte et installer le fourneau. Le toit est formé de la tente étendue sur des bâtons et sur les ski, et l'entrée fermée à l'aide de nos vêtements. Quoique cette hutte ne soit qu'une abominable caverne, nous sommes fiers de notre œuvre. Couchés sur notre peau d'ours et sur nos couvertures, bien au chaud, enveloppés par le doux murmure de la marmite sur le feu, nous éprouvons un plaisir ineffable. La lampe à huile remplit bien notre hutte d'une atroce fumée, mais c'est un petit inconvénient de peu d'importance.

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