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Vers le pôle

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CHAPITRE III
LE PRINTEMPS ET L'ÉTÉ AU MILIEU DE LA BANQUISE

Enfin, elle est arrivée, cette saison qu'en Norvège nous appelons le printemps, la saison de la joie et de la vie, le réveil de la nature après le long assoupissement hivernal. Ici elle n'a apporté aucun changement. C'est toujours la même plaine de glace.

Suivant que la dérive nous porte dans le nord ou dans le sud, nous sommes pleins d'espoir ou découragés, et, comme toujours dans ces alternatives, je fais des plans d'avenir. Un jour, il me semble que mon plan se réalisera. Le 17 avril, comme nous sommes poussés dans le nord, je suis persuadé de l'existence d'un courant à travers le bassin polaire. Vingt-quatre heures du vent du nord nous ont fait gagner 9 milles. Nous en avons fini, sans doute, avec cette énervante dérive vers le sud. La présence de couches d'eau ayant une température relativement élevée en est à mes yeux un indice favorable.

Pendant le printemps, nos progrès furent plus satisfaisants que durant l'hiver, comme le montre la carte des pages 56–57. Le 1er mai, nous étions presque au 81°, et le 18 juin nous touchions au 83°, puis en juillet et en août nous revînmes en arrière. Le 1er septembre nous avions rétrogradé au 81°14′. Somme toute, c'était toujours le même genre de locomotion; le Fram avançait à la façon d'un crabe. Chaque fois qu'il avait fait un pas vers le nord, il reculait ensuite. C'était, comme le disait l'un de nous, politicien ardent, une lutte constante entre la droite et la gauche, entre les progressistes et les réactionnaires. Toujours après une période de vent progressiste et de dérive encourageante vers le nord, l'extrême droite l'emportait de nouveau; le navire restait alors immobile, ou même était ramené en arrière, au grand désespoir d'Amundsen.

Pendant toute la dérive, l'avant du Fram fut tourné vers le sud, généralement vers le S. ¼ S.-O., et le navire ne dévia que très peu de cette direction. Il marchait vers le nord, qui était son but, le nez toujours dirigé vers le sud. Il se refusait, semble-t-il, à augmenter la distance entre lui et le monde habité, paraissant soupirer après les rivages méridionaux, tandis qu'une puissance invisible l'entraînait vers l'inconnu.

Pendant le printemps, en vue de préparer mon excursion projetée vers le nord, j'étudiais les conditions de viabilité de la banquise dans des excursions journalières, soit sur les ski, soit en traîneau.

En avril, la glace devint très praticable pour les chiens. Sous l'action des rayons solaires, les monticules produits par la pression avaient été en partie nivelés, et les crevasses s'étaient fermées. Pendant des milles, on pouvait cheminer sans rencontrer de grands obstacles. En mai, la situation devint moins bonne par suite de l'ouverture de nombreux canaux dans toutes les directions, autant de larges fossés qui, à chaque instant, arrêtaient la marche. Dans les premiers jours du mois, les froids étant encore très vifs, ces nappes d'eau étaient rapidement recouvertes par une couche cristalline, suffisamment épaisse pour résister au poids d'une caravane; plus tard, par suite de l'élévation de la température, la formation de la glace devint beaucoup plus lente et même s'arrêta complètement. A la fin de mai et au commencement de juin, on n'aurait pu avancer que très lentement à travers le réseau inextricable de canaux et de lacs qui, à cette époque, morcelaient la banquise.

DEUX AMIS

En juin, le pack[17] devint absolument impraticable; de larges bassins couvraient les floe; à chaque pas, l'on enfonçait dans l'eau ou dans une bouillie glaciaire. Sur un pareil terrain, la marche eût été presque impossible.

[17] Banquise. (Note du traducteur.)

Nous sommes absolument bloqués dans une banquise en décomposition. Aucun de mes camarades n'est alarmé par la gravité de la situation; tous sont, au contraire, joyeux de notre dérive vers l'extrême nord, de nos progrès de plus en plus rapides à travers l'inconnu. Tous pourtant savent que c'est une question de vie ou de mort. Si, ainsi qu'on nous l'a prédit, le Fram est brisé et coulé, comme la Jeannette, avant que nous ayons eu le temps de sauver des approvisionnements suffisants pour pouvoir continuer notre dérive vers le nord sur un glaçon, la retraite au sud deviendra nécessaire et son issue sera, à coup sûr, fatale au milieu de cette banquise disloquée. Terribles furent, en effet, les souffrances de l'expédition américaine. Elle ne se trouvait pourtant qu'au 77° de latitude. La distance qui nous sépare de la terre la plus proche est double de celle qu'elle eut à parcourir pour atteindre la côte de Sibérie. Nous sommes éloignés de plus de deux cent quatre-vingts milles du cap Tchéliouskine, et, de ce promontoire aux premières localités habitées de Sibérie, le trajet est effrayant.

Mais le Fram ne sera pas brisé: personne ici ne croit à la possibilité d'une pareille catastrophe. Nous sommes comme le rameur en kayak; il sait qu'un faux coup de pagaie suffirait à le faire chavirer et à l'envoyer dans l'éternité; pourtant il va droit son chemin en toute sécurité, persuadé qu'il ne donnera pas un faux coup de pagaie.

En juillet, la banquise devint encore plus mauvaise. Tous les floe étaient couverts de nappes d'eau sur lesquelles s'étendait une mince couche de glace. Dès que vous mettiez le pied sur cette pellicule, elle cédait, et vous barbotiez dans une eau glacée. Les amas de neige molle entassés entre les hummocks et au pied des toross ne portaient pas, fût-on même chaussé de ski. Plus tard, après la fusion complète de la neige, le pack devenait accessible.

A la surface des floe se formèrent bientôt de larges bassins.

LA BANQUISE EN ÉTÉ (12 JUILLET 1894)

Le 8 et le 9 juillet, le Fram se trouvait dans un lac d'eau douce, et nous dûmes construire un pont pour pouvoir gagner à pied sec la rive. Plusieurs de ces nappes étaient très étendues et très profondes. Une d'elles, située à tribord, était suffisamment grande pour y organiser des parties de canotage. Ce fut le divertissement de nos soirées pour plusieurs d'entre nous. Chaque embarcation avait un état-major complet: capitaine, second, lieutenant, mais point de matelots. Pendant que le canot courait des bordées, les autres camarades restés sur les rives s'amusaient à bombarder les navigateurs de boules de neige.

Ces parties eurent un résultat pratique; un jour, nous fîmes un exercice d'embarquement et reconnûmes que tous les treize nous pouvions prendre place dans une seule embarcation. Lorsque les chiens nous virent quitter le Fram et nous diriger vers l'étang, ils manifestèrent le plus grand émoi, puis, quand ils nous virent prendre place dans le canot, pensant que nous les abandonnions, ils entamèrent un concert de lamentations épouvantables. Quelques-uns se jetèrent à la nage pour nous suivre, tandis que deux autres, plus malins, contournaient le lac et allaient à notre rencontre de l'autre côté. Quelques jours plus tard, nous eûmes la tristesse de trouver notre étang à sec; une fissure s'était ouverte au fond de son lit de glace et toute la masse d'eau douce s'était écoulée par cette ouverture.

Pendant l'été, outre ces nappes, s'étendaient dans toutes les directions des réseaux de canaux. Ces chenaux n'atteignaient pas une grande largeur et pouvaient être traversés facilement d'un bond à l'endroit le plus étroit ou en sautant de glaçon en glaçon.

La banquise, quelque découpée et couverte de lacs qu'elle fût, était encore trop compacte pour que nous pussions espérer la délivrance. D'ailleurs, le Fram eût-il été rendu à la liberté qu'il n'aurait pu avancer que de quelques encablures vers le nord. A plusieurs reprises, du «nid de corbeau» de larges étendues d'eau libre furent visibles dans notre voisinage; même, si nous avions pu les atteindre, elles ne nous auraient pas conduits loin. Avant la fin de l'été, le Fram sera à coup sûr libre, et nous pourrons faire route au nord, ne cessait de répéter Jacobsen; cette espérance était partagée par tous, sauf par Sverdrup et par moi.

Tous les explorateurs qui ont été prisonniers dans les banquises attendaient avec impatience la débâcle estivale; moi, au contraire, je désire voir la glace conserver sa cohésion et poursuivre sa dérive vers le nord. Ici-bas, tout dépend du point de vue auquel on se place. Le navigateur parti avec l'illusion de pouvoir faire voile en eau libre jusqu'au pôle, se lamente d'être bloqué, tandis qu'un autre, décidé à se faire prendre dans la glace, ne se plaint pas, même s'il trouve de l'eau libre. Dans cette vie, qui veut le plus demande souvent le moins.

Toutes ces ouvertures de la banquise sont produites, comme les pressions et les tassements du pack, par les vents et les marées qui poussent les glaces tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. La surface du bassin polaire est couverte de floes en perpétuel mouvement, tantôt cohérents, tantôt détachés et poussés les uns contre les autres.

Durant toute la dérive du Fram, des observations furent constamment prises à l'effet d'étudier la formation des glaçons. Pendant l'hiver et pendant le printemps, l'épaisseur de la glace augmenta constamment; mais, comme cela ressort du tableau suivant, son accroissement est de plus en plus lent, à mesure que sa puissance devient plus grande.

dates. Épaisseur de la glace.
10 avril 2m,31
21 avril 2m,41
5 mai 2m,45
31 mai 2m,52
9 juin 2m,58
20 juin Ibid.
4 juillet 2m,57
10 juillet 2m,76

L'augmentation des glaçons pendant l'été me sembla tout d'abord fort extraordinaire. Par suite des diverses ablations que leur tranche superficielle éprouvait chaque jour et dont la somme pouvait être évaluée à plusieurs centimètres, leur volume aurait dû décroître. Des études attentives me révélèrent la cause de cette anomalie. L'eau douce provenant de la fusion de la neige formait, à la surface de la mer, une nappe d'environ 3 mètres, et, au contact de l'eau salée beaucoup plus froide[18], subissait un abaissement de température et même une congélation. C'est cette couche de glace d'eau douce qui, en s'agglutinant à la partie immergée des floe, augmentait leur épaisseur. Des forages me révélèrent en effet la présence sous les vieux floe d'une nappe de glace peu cohérente. Dans le courant de l'été, la puissance de la banquise diminua, cependant, par suite de l'importance de la fusion superficielle comme l'indiquent les observations suivantes:

[18] Sa température était d'environ −1°,5.

Dates. Épaisseur de la vieille glace. Épaisseur totale du bloc.
La différence avec le chiffre précédent indique l'accroissement de la tranche de glace d'eau douce sous-jacente.
23 juillet 1894 2m,33 2m,49
10 août 1m,94 2m,17
22 1m,86 2m,06
3 sept.   2m,02
20 1m,98
3 octob. 1m,75 1m,98
12 1m,80 2m,08
10 nov. Ibid. Ibid. avec légère tendance à l'accroissement
11 déc.   2m,11
3 janv. 1895 2m,32
18 2m,48
6 févr. 2m,59

Les blocs et les floe d'une très grande puissance sont le produit, non de la congélation de l'eau, mais de l'entassement de la glace sous l'action des pressions. Souvent, dans ces convulsions de la banquise, d'énormes fragments glissent les uns par-dessus les autres; une fois solidifié par le froid, cet agrégat prend l'aspect d'une masse absolument homogène. C'est ainsi que, sous le Fram, l'amoncellement des glaçons dépassait une puissance de 10 mètres.

La température de la glace, à la surface du pack, voisine du point de fusion pendant l'été, s'abaisse rapidement à mesure que les froids de l'hiver deviennent plus intenses. Elle diminue, au contraire, lentement dans les couches profondes; à la partie inférieure des glaçons baignés par la mer elle se trouve sensiblement égale à celle de l'eau ambiante.

En mars et au commencement d'avril, j'ai observé la plus basse température. A une profondeur de 1m,20 et de 0m,80, elle était respectivement de −16° et de −20°. A partir des premiers jours d'avril se manifesta une hausse très lente.

Par les grands froids, la glace est dure et cassante; les chocs la rompent donc facilement. En été, elle est, au contraire, molle et plastique, et, par suite, ne peut être aussi aisément brisée. Cette modification dans l'état de la banquise se manifeste d'une façon très particulière. En été, la glace, étant très plastique, peut être entassée et comprimée sans le moindre bruit, tandis qu'en hiver ce phénomène est accompagné de craquements formidables. En juin et juillet, des pressions purent survenir tout près de nous sans que le moindre bruit nous en avertît.

LE HALAGE DE LA LIGNE DE SONDE
LA LECTURE DU THERMOMÈTRE PLONGEUR

Pendant l'été, nous poursuivîmes nos études scientifiques. Durant l'hiver, nous avions fait une ligne de 4 à 5,000 mètres; avec cet engin nous réussîmes à atteindre le fond de l'océan sur lequel nous dérivions. La profondeur variait de 3,300 à 3,900 mètres: une intéressante découverte qui renversait toutes les idées reçues sur la nature du bassin polaire.

Profondeurs en Mètres.

En outre de ces sondages, nous fîmes des observations de température de la mer à différentes profondeurs. Ces séries thermométriques révèlent toutes les mêmes oscillations; d'un mois à l'autre les variations de température des différentes couches ne dépassaient pas quelques centièmes de degré. A titre d'exemple, voici les résultats d'un sondage thermométrique exécuté du 13 au 17 août, traduits dans la courbe ci-dessus.

Profondeur en mètres. Température.
Surface +1°,02
2 mètres. −1°,32
20 » −1°,33
40 » −1°,50
60 » −1°,50
80 » −1°,50
100 » −1°,40
120 » −1°,24
140 » −0°,97
160 » −0°,58
180 » −0°,31
200 » −0°,03
220 » +0°,19
240 » +0°,20
260 » +0°,34
280 » +0°,42
300 » +0°,34
350 » +0°,44
400 » +0°,35
450 » +0°,36
500 » +0°,34
600 » +0°,26
700 » +0°,14
800 » +0°,07
900 » −0°,04
1,000 » −0°,10
1,200 » −0°,28
1,400 » −0°,34
1,600 » −0°,46
1,800 » −0°,60
2,000 » −0°,66
2,600 » −0°,74
2,900 » −0°,76
3,000 » −0°,73
3,400 » −0°,69
3,700 » −0°,65
3,800 » −0°,64

La figure précédente met en évidence la présence d'une strate d'eau relativement chaude entre deux couches d'eau froide. Après s'être abaissée de la surface à la profondeur de 80 mètres, la température s'élève ensuite jusqu'à 280 mètres, et, après une nouvelle baisse à 300 mètres, se relève de nouveau. Au delà de 450 mètres, on constate une diminution de température régulière jusqu'à 2,900 mètres, suivie d'un troisième relèvement qui persiste jusqu'au fond.

Parfois, la couche d'eau chaude a atteint une température supérieure à celle indiquée dans le tableau précédent. Ainsi le 17 octobre, à 300 mètres le thermomètre marquait +0°,85, à 350 mètres +0°,76, à 400 mètres +0°,78 et à 500 mètres +0°,62. A partir de cette profondeur il s'abaissait régulièrement pour remonter ensuite aux approches du fond.

Au milieu de cette banquise, nous ne nous attendions guère à rencontrer une faune ailée abondante. Aussi, grande fut notre surprise, le 13 mai, le jour de la Pentecôte, à la vue d'une mouette. A partir de cette date, quelques oiseaux viennent tous les jours voler autour de notre radeau de glace. Des pagophiles blanches (Larus eburneus L.), des mouettes tridactyles (Larus tridactylus L.), des pétrels arctiques (Procellarica glacialis), parfois des mouettes bourgmestres (Larus glaucus L.), des mouettes argentées (Larus argentatus), des guillemots (Uria grylle). Une ou deux fois, nous aperçûmes des stercoraires (Lestris parasitica), et, le 21 juillet, un bruant des neiges.

OBSERVATION DE LA TEMPÉRATURE DE LA MER

Le 3 août, nous eûmes la visite de mouettes de Ross (Rhodostethia rosea) et j'eus la bonne fortune de tuer trois jeunes exemplaires de cet oiseau rarissime. Ce mystérieux habitant de l'extrême nord, nul ne sait où il va, ni d'où il vient.

Depuis que nous sommes dans ces parages, je l'ai toujours guetté; le voici qui arrive juste au moment où je m'y attendais le moins.

MOUETTES DE ROSS (Rhodostethia rosea.)

Le corps des trois mouettes de Ross que j'ai tuées mesurait une longueur de 0m,32. Elles avaient le dos et les ailes gris, le ventre et les côtés blancs, légèrement teintés d'orange, et autour du cou un collier gris. Un peu plus tard ce plumage change. Le dos devient bleu, le ventre rose et le collier noir.

Maintenant que ma résolution est prise de pousser une pointe vers l'extrême nord, toutes mes espérances sont concentrées sur les chiens. Je veille toujours sur eux de crainte de quelque accident et de quelque maladie, et non sans raison! Le 5 mai, un des petits de Kvik a une espèce d'attaque de folie furieuse. Il court en aboyant terriblement et mord tout ce qu'il rencontre. Après l'avoir enfermé pendant quelque temps, il redevient calme. C'est le quatrième cas de ce genre que nous observons. Quelle peut être la cause de ces accidents? A coup sûr, ce n'est pas l'hydrophobie; peut-être quelque attaque épileptiforme? Quoi qu'il en soit, plusieurs de mes tireurs ont déjà succombé à cette étrange maladie. Le 24 juin, Ulenka, un de mes meilleurs chiens, est également atteint; il reste étendu sur le pont comme paralysé, incapable de se tenir sur ses pattes. Nous l'installons dans une caisse, et lui donnons une nourriture soignée. Après quelques jours de ce traitement, l'animal paraît éprouver un mieux sensible, mais de longtemps il ne put recouvrer l'usage des jambes. Évidemment, pour déterminer ainsi la paralysie ces attaques doivent affecter la colonne vertébrale. Le 3 juin, un des enfants de Kvik succombe à son tour…

Les chiens ne paraissent pas goûter les charmes de la belle saison; la glace est à leur gré trop humide, et… trop chaude, bien que la température ne s'élève guère au-dessus du point de congélation.

L'été comme l'hiver nous célébrons ponctuellement toutes les solennités avec la pompe que nous permettent nos moyens. La fête nationale[19] du 17 mai donna lieu à de grandes réjouissances: Réveil au son de l'orgue, puis déjeuner de saumon fumé et de langue de bœuf. Tous les membres de l'expédition portent à la boutonnière des flots de ruban; même le vieux Suggen en a un au bout de la queue. Au grand mât flotte le pavillon national.

[19] L'anniversaire de la Constitution norvégienne.

LA PROCESSION DU 17 MAI

A onze heures, la colonie du Fram s'assemble sur la banquise et se forme en cortège, bannière déployée. Je marche en tête, tenant le drapeau norvégien «pur»[20], suivi par Sverdrup qui brandit la flamme du Fram. Derrière, un traîneau conduit par Mogstad porte l'orchestre, composé de Johansen et de son accordéon. A la suite, avancent Jacobsen et Henriksen armés de fusils et de harpons, puis Amundsen et Nordahl, porteurs de grandes bannières rouges; enfin le docteur avec une bannière de manifestant, réclamant la fixation d'une journée de travail normal. Elle consistait en un jersey de laine portant brodées sur la poitrine les deux lettres N. A[21]. Hissée au bout d'un long bâton, l'enseigne était d'un effet imposant. Le cortège était fermé par Juell, notre cuisinier, le dos couvert de ses casseroles, et par la bande des météorologistes avec un large écusson en fer-blanc, traversé par une bande rouge décorée des lettres Al. St., almindelig stemmeret, signifiant en norvégien: suffrage universel. Les chiens suivaient gravement la procession, comme s'ils n'avaient jamais fait autre chose de la vie.

[20] Drapeau sans le rectangle aux couleurs suédoises, indiquant l'Union de la Norvège avec la Suède.

[21] Normal arbedsdag: Journée de travail normal.

Au son d'une marche imposante composée pour la circonstance, le cortège fit deux fois le tour du navire, en grande solennité, pour se diriger vers le «grand hummock», où elle fut photographiée. Cette opération terminée, un hourrah fut poussé en l'honneur du Fram qui nous avait conduit aussi loin vers le nord, et qui, nous n'en doutions pas, nous ramènerait tous sains et saufs en Norvège. Au moment de rentrer à bord, le photographe adressa à la foule un discours rappelant la solennité du jour. Sa péroraison fut saluée par une décharge de six coups, qui eut pour effet de mettre en fuite quelques chiens. La manifestation terminée, l'équipage se rendit dans le carré décoré pour la circonstance de drapeaux. Une valse entraînante inaugura cette partie de la fête; après quoi commença le banquet avec accompagnement de musique entre chaque service. Dans la soirée, le violoniste Mogstad fit entendre son répertoire. Ce fut, en un mot, un 17 mai très réussi, surtout par le 81° de Lat. N.

28 mai.—Un doux mois de mai. Dans ces derniers jours, à différentes reprises, la température s'est élevée de plusieurs degrés au-dessus de zéro. On peut se promener avec l'agréable illusion de se croire au pays. Rarement le thermomètre descend au-dessous du point de congélation. En revanche, voici les brouillards d'été. Le ciel, couvert de nuages lumineux, donne une sensation de pays du sud.

A bord, l'élévation de la température est très sensible. Il n'est plus nécessaire d'allumer le poêle du carré, et la glace et le givre qui couvrent les parois du magasin commencent à fondre.

TRAINEAU AVEC SA VOILURE

9 juin.—J'ai transporté mon atelier dans le roof. Assis à la fenêtre, baigné par une lumière éclatante, j'ai la sensation que je vis sur terre au grand jour et non plus dans une caverne éclairée par une lampe. Aussi longtemps que la température ne deviendra pas très basse, j'ai l'intention de rester ici. Cette installation est si agréable et si pleine de calme!

J'éprouve une impression d'été. Je puis me promener au soleil et rêver sur le pont; tout en fumant la pipe, mes yeux errent sur l'infinie nappe blanche. Partout, maintenant, la neige est détrempée, et des nappes d'eau commencent à se former à la surface de la banquise. Dès qu'on creuse un trou dans la glace, immédiatement il se remplit d'eau. Sous l'influence de la chaleur, les particules de sel incluses dans les glaçons fondent les grains de glace qui les enveloppent; par suite, il se forme une quantité de plus en plus notable d'eau saturée de sel qui ne peut geler qu'à une température de beaucoup inférieure à celle régnant actuellement.

La température de la glace s'est élevée notablement. A la profondeur de 1m,20 elle est −3°,8, et à 1m,60 elle atteint −3°,1.

10 juin.—A l'exception du docteur, aucun de nous ne souffre d'ophtalmie. C'est là un fait, très rare dans les annales des expéditions arctiques, qui mérite d'être signalé. Il y a quatre ou cinq jours, après une partie de balle sur la glace, Blessing a été atteint de cette affection. Pendant quelque temps, ses yeux pleurèrent abondamment; mais, avec un peu de soin, il fut bientôt rétabli. Il est véritablement humiliant pour le docteur d'avoir été le premier malade. Dans le courant de l'été, à la suite de plusieurs autres cas bénins d'ophtalmie dus à des imprudences, les malades eurent ordre de ne sortir que les yeux abrités par des conserves.

11 juin.—Je fais aujourd'hui une agréable découverte. Je croyais avoir entamé ma dernière boîte de cigares; dans cette pensée, j'avais calculé qu'à raison d'un londrès par jour, ma provision pouvait durer encore un mois, lorsque, dans mon caisson, je déniche une nouvelle provision. Cela me permettra de tuer le temps pendant plusieurs autres mois. Quand elle sera finie, où serons-nous? Tuer le temps est une idée qui ne m'était jamais venue à l'esprit. Toujours jusqu'ici, je regrettais la rapidité avec laquelle il s'envolait; maintenant il ne marche pas assez vite à mon gré.

La veille de la Saint-Jean, nous pensions faire le feu de joie traditionnel, mais le temps ne paraît guère devoir permettre cette réjouissance.

LA BANQUISE EN ÉTÉ

23 juin.—Vent de nord avec giboulées de neige. Temps abominablement triste. Toujours en dérive vers le sud. En cinq jours nous avons perdu 9 milles.

J'ai vu bien des veilles de Saint-Jean sous des latitudes très différentes, jamais d'aussi lamentables que celle-ci. Si loin de tous les nôtres! Je songe à la gaieté qui règne autour des feux, là-bas, au pays; j'entends les grincements des violons, les éclats de rire, les décharges des fusils répétées par les échos. Ici, à perte de vue une infinie plaine blanche enveloppée de brumes sur laquelle siffle un vent âpre. En vérité, rien du spectacle gai et heureux qu'éveille dans notre esprit cette date. Le plein été est passé; la longue nuit d'hiver approche de nouveau.

Cet après-midi, j'étais occupé à mesurer la salinité d'un échantillon d'eau de mer, lorsque Mogstad est venu m'annoncer la présence d'un ours dans le voisinage. En retournant à leur travail après le dîner, les hommes occupés à creuser, près du «Grand Hummock», une cave pour notre provision de viande fraîche[22], ont trouvé des traces toutes récentes de l'animal. Je chausse mes ski et me mets de suite en quête du gibier. Le terrain est exécrable; la neige molle ne porte pas; à chaque pas les patins enfoncent profondément. L'ours est venu de l'ouest, et, après avoir inspecté le travail en cours, et fait un détour considérable, s'est acheminé vers l'est, sans prêter plus d'attention au navire. Il a soigneusement visité tous les trous et tous les coins où il supposait avoir chance de trouver un morceau, et fouillé la neige dans l'espoir de découvrir quelque détritus échappé à la voracité des chiens. Il a ensuite examiné soigneusement tous les canaux voisins, pensant y attraper quelque phoque, puis a pris sa course à travers les hummocks et les floes, sans se soucier de la bouillie glaciaire et de l'eau qui les couvrent. Si l'état de la banquise avait été meilleur, nul doute que je n'eusse rejoint maître Martin.

[22] La chair des ours et des morses tués pendant l'été précédent fut employée à l'alimentation des chiens. Durant l'hiver, cette provision avait été laissée dans la cale, où elle s'était maintenue en parfait état de conservation. Elle fut ensuite déposée dans le trou creusé, à cet effet, dans la banquise jusqu'à ce qu'elle fût épuisée, ce qui arriva dans le courant de l'été. Dans ces régions, la viande se conserve pendant une très longue période. Ainsi, le 28 juin, nous eûmes à dîner un rôti de renne provenant d'un animal tué sur la côte de Sibérie, au mois de septembre précédent.

L'ARRIÈRE DU Fram. JOHANSEN ET SULTAN (16 JUIN 1894)
UN SOIR D'ÉTÉ (14 JUILLET 1894)

Un paysage désespérant, tout blanc et tout gris. Aucune ombre, rien que des formes «flou», noyées dans la brume et dans la neige fondante. Tout est dans un état complet de désagrégation; à chaque instant le sol manque sous vos pieds. Un terrain très difficile pour un pauvre patineur parti à la poursuite d'un ours, qui, sans le moindre effort, passe partout. La marche est très lente et très pénible; les ski enfoncent; souvent l'eau vous monte jusqu'à la cheville; sans les patins, il serait impossible de faire un pas.

UN SOIR D'ÉTÉ (14 JUILLET 1894)

Çà et là la monotone plaine, blanche et grise, est mouchetée de taches foncées formées par les lacs et les canaux qui s'étendent au milieu des hummocks. Sur leur surface sombre, des glaçons immaculés flottent, pareils à des blocs de marbre blanc posés sur un fond noir. Parfois s'ouvre une large nappe d'eau, ridée de petites vagues qui viennent battre contre les parois du bassin en bruissant gaiement, le seul signe de vie au milieu de ce désert. Un vieil ami aimé, le bruit de ces lames joyeuses. Un instant, on pourrait véritablement se croire à une latitude plus méridionale. Mais l'illusion est de courte durée. Partout de la glace, découpée en figures fantastiques d'une variété infinie, se détachant en vigueur sur l'eau noire. Infinie est la diversité de tous ces morceaux de marbre, et toute cette merveilleuse sculpture sera détruite sans qu'un œil humain ait pu la contempler!

24 juin.—L'anniversaire de notre départ. Vent de nord, encore en dérive au sud!

Depuis le jour où nous quittions le fjord de Christiania, une longue année s'est écoulée. Dans cet intervalle nous avons accompli une bonne partie de la tâche entreprise, bien que cependant nous ne soyons pas parvenus aussi loin vers le nord que je l'espérais.

Assis à la fenêtre, je regarde passer les tourbillon de neige. Une étrange Saint-Jean. Ne croyez pas que je sois fatigué de cette monotonie de glace et de neige; non, en vérité, je ne puis le dire. Je ne soupire pas après la verdure et les bois; tout au contraire… Pendant des heures, je rêve à de nouveaux projets de voyage au milieu des banquises, lorsque celui-ci sera terminé. Je sais les résultats déjà obtenus et à peu près ceux que nous obtiendrons ensuite. Cela suffit pour que je fasse de nouveaux plans d'avenir. Mais les êtres chéris restés là-bas?…

11 juillet.—Lat. 81°18′8″. De nouveau le vent de sud. Pour le moment notre mouvement de recul se trouve encore une fois arrêté.

L'ÉTÉ AU MILIEU DE LA BANQUISE (21 JUILLET 1894)

Maintenant je désire presque le retour de la nuit polaire avec son monde féerique d'étoiles, ses fantastiques aurores boréales et sa lune lumineuse poursuivant sa course paisible dans le grand silence de la nature endormie. C'est comme un rêve, comme une échappée dans le domaine de la fantaisie et de l'imagination. Il n'y a plus aucune forme, aucune réalité, rien qu'une vision d'un ruissellement d'argent et de violet planant au-dessus de la terre.

BLESSING RÉCOLTANT DES ALGUES

Ce jour sans fin avec son activité continuelle me fatigue. La vie est un tracas perpétuel. Les jours succèdent aux jours, les semaines aux semaines, jamais ni les labeurs ni les pensées ne s'arrêtent… Souvent nous ne quittons notre travail qu'à minuit passé… Et toujours cette obsédante attente et cette sensation pénible de vide.

Les saints, assure-t-on, trouvent dans le désert la paix de la vie. Ici, c'est bien un désert, mais la paix je ne la trouve pas. La sainteté me manque sans doute.

18 juillet.—Excursion avec Blessing pour recueillir des échantillons de «glace et neige brunes», et pour récolter des algues et des diatomées dans les nappes d'eau. La surface de presque tous les glaçons présente une coloration brune formée par des dépôts de particules minérales, mélangés de diatomées et d'organismes, comme ceux que j'ai recueillis sur la côte est du Grönland[23]. Il faut poursuivre nos recherches et nous assurer si cette substance brune se compose principalement de dépôts minéraux et présente une origine continentale.

[23] La poussière que l'on observe en été sur presque tous les glaçons polaires sans distinction d'âge, provient, en très grande partie, des hautes régions de l'atmosphère. Elle tombe probablement à la surface de la terre avec la neige, et, lors de sa fusion en été, s'accumule graduellement en une mince couche sur les glaçons. On observe également sur la banquise, et en grande quantité, des sédiments à peu près de même couleur que les premiers, mais, qui, sans aucun doute, ont une origine terrestre directe. Ils se rencontrent, en effet, sur des Blocs qui primitivement se trouvaient dans le voisinage immédiat de la terre.

NANSEN EN PROMENADE (6 JUILLET 1894)

Tous les canaux, même les plus petits, renferment une énorme quantité d'algues. Sur les parois des glaçons baignées par la mer, on observe également une coloration brune, produite par la présence d'une algue vivant sur la glace. D'autre part, dans l'eau, on remarque des vésicules blanches ou jaune foncé, formées d'agrégats de diatomées et d'organismes cellulaires rouges d'un aspect très caractéristique. Ces amas de diatomées, extrêmement abondants dans de petits canaux, se rencontrent tous à une profondeur d'un mètre environ, à la limite séparative entre la couche d'eau douce superficielle et la nappe d'eau salée. Les algues flottent également à la même profondeur, mais se rencontrent parfois jusqu'à la surface.

MONTICULE DE PRESSION SITUÉ A BABORD DU Fram (1er JUILLET 1894)

Pendant de longues journées, je m'acharne à l'étude microscopique de cette florule. Au milieu de ces végétaux, je découvre des êtres organisés: des infusoires, des flagellifères, et même des bactéries. Des recherches du plus haut intérêt, à coup sûr. Combien plus cependant il me plairait de lutter contre la glace, dans une marche vers le nord!

En attendant, nous nous préparons pour la bataille. Nos dispositions pourront servir aussi bien pour l'offensive que pour la retraite, si jamais elle devient nécessaire. Tous les traîneaux à main sont visités et réparés, six traîneaux à chiens commencés. Demain on entreprendra la construction des kayaks, en peau de phoque ou en toile à voile. Chacune de ces embarcations pourra contenir deux hommes; elles seront longues de 3 mètres, larges de 0m,80, et profondes de 0m,40. Il nous en faudra six. Nous aurons ainsi un équipement complet pour une retraite brillante. Par moments, je désirerais presque une défaite décisive pour montrer quelles ressources sont en nous et pour sortir de cette inaction énervante.

CARCASSE DE kayak SUR UN TRAINEAU A MAIN

Les kayaks répondent complètement à nos désidérata. Ne pesant que 30kgr,5, ils peuvent être halés sans difficulté, et, sur mer, portent facilement deux hommes avec cent jours de vivres.

5 août.—Lat. 82°7′,3. Magnifique journée d'été. Étendu au soleil, je m'imagine que je suis de retour au pays aimé, au milieu de ses hautes montagnes et de ses fjords. Le rayonnement de cette belle lumière rend l'illusion possible. Ici comme là-bas, des nuages légers flottent très haut, et une étincelante coupole bleue s'étend au-dessus du paysage. C'est une féerie d'idéale blancheur au-dessus de l'étendue bleuâtre de la glace.

La température est si douce que la table de jeu est installée sur le pont. C'est, en effet, l'été!

12 août.—Une soirée superbe. Tout est calme et silencieux. On n'entend que le murmure de l'eau tombant goutte à goutte des glaçons ou le bruissement étouffé de la neige qui glisse du sommet des hummocks.

Le soleil est maintenant très bas sur l'horizon, enveloppé de nuées d'or qui, peu à peu, s'éteignent dans le bleu léger d'un ciel immaculé.

21 août.—Lat. 81°4′,2. Nous restons pour ainsi dire immobiles. Un jour, la dérive nous porte dans le nord, puis nous ramène vers le sud. Néanmoins, je pense, comme j'en ai toujours été persuadé, que notre voyage ne peut durer plus de trois ans, ou plutôt trois hivers et quatre étés. Dans deux ans à partir de cette époque nous serons de retour[24]. L'hiver prochain, à coup sûr, nous serons entraînés vers le nord, et il approche rapidement, l'hiver.

[24] Cette prédiction devait se réaliser de point en point. Deux ans plus tard, le 22 août, le Fram arrivait en effet sur la côte de Norvège.

L'été semble fini maintenant. La température varie entre −4° et −6°. Tous les lacs et tous les canaux sont déjà couverts d'une couche de glace, assez épaisse pour supporter le poids d'un homme.

Le matin et l'après-midi je fais une excursion en patins. La surface de la banquise est excellente, recouverte d'une nappe moelleuse de neige fraîche. Plusieurs canaux se sont ouverts récemment près du navire. Sur quelques-unes de ces ouvertures, dont les rives ont subi une légère compression, la glace ploie d'une façon très désagréable sous les ski. Je parviens cependant à les traverser sans encombre, tandis qu'à plusieurs reprises les chiens percent cette mince croûte. Si la banquise reste dans cet état, elle offrira l'hiver prochain un excellent terrain pour le patinage.

27 août.—Blessing, son quart de nuit terminé, allait redescendre dans sa cabine, lorsqu'il aperçoit quelque chose de blanc remuer sur la neige, à une petite distance de nous. Sur ces entrefaites, Johansen monte sur le pont pour relayer le docteur et tous deux surveillent attentivement les abords du bâtiment. Bientôt aucun doute n'est plus possible, la forme blanche qui se meut là-bas est évidemment un ours. Aussitôt, les deux amis prennent chacun un fusil et s'installent à l'avant pour épier les mouvements de l'animal. Maître Martin avance prudemment, en aspirant longuement les bouffées de la brise, comme pour flairer à distance la grande chose noire qui se trouve devant lui. Notre moulin à vent marche à toute vitesse, mais le tournoiement de ses ailes, bien loin de paraître l'effrayer, semble tout au contraire l'attirer. Finalement, l'ours arrive sur les bords de la crevasse ouverte à l'avant; l'occasion est excellente, Blessing et Johansen tirent et l'animal tombe raide. Nous voici maintenant à la tête d'une bonne provision de viande fraîche. C'est le premier ours tué cette année.

Aujourd'hui, véritable temps d'hiver. Toute la journée une effroyable tourmente de neige.

29 août.—Tourmente de neige. Une jolie journée d'août! Qu'importe, le vent nous porte dans le nord; c'est pour nous l'essentiel. Hier nous étions remontés au 80°53′.

Ce soir, j'étais occupé à la construction de mon kayak en bambou et Peterson était venu me donner un coup de main. Tout en travaillant, nous causions, nous parlions du Fram et de sa solidité: «Depuis longtemps, tout autre bâtiment eût été broyé. Après tout, ajoutait Peterson, je n'éprouverais nulle crainte, si les circonstances nous obligeaient à abandonner cet excellent navire, et à me confier à ces kayaks qui me paraissent de merveilleuses embarcations.» Aucune expédition précédente, disait-il, n'avait été aussi bien équipée que la nôtre en vue de toutes les éventualités possibles; néanmoins il préférait rentrer en Norvège sur le Fram. Nous parlâmes ensuite du retour, de ce que nous ferions une fois rentrés au pays.

«Vous, me dit Peterson, pour sûr vous irez au pôle sud.

«—Et vous? reprendrez-vous votre ancien métier?

«—Oui. Mais auparavant je prendrai une semaine de congé. Après un tel voyage, j'en aurai besoin avant de me remettre à l'enclume.»

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