Vers le pôle
CHAPITRE V
LE SECOND HIVER DANS LA BANQUISE
Dans les premiers jours de décembre, pour la première fois, nous avons la tristesse de compter un malade à bord. Sverdrup souffre d'un catarrhe intestinal, pour s'être, probablement, laissé saisir par le froid.
Le 12 décembre, le Fram atteint le 82°30′. Jamais auparavant un navire n'était parvenu à une aussi haute latitude. La distance qui nous sépare du Pôle n'est plus que de 833 kilomètres, la distance de Paris à Marseille à 30 kilomètres près. Le lendemain, pour fêter cette victoire, grande fête. Banquet, musique, pas de cavalier seul dansé par Lars. La joie serait complète si Sverdrup n'était encore souffrant. Au milieu de la bombance générale, c'est pour lui une véritable affliction d'être condamné à une diète sévère. Si on ne le surveillait, il mangerait de tout; c'est un véritable enfant.
23 décembre.—Depuis deux jours, terrible tempête du sud-est. En moyenne, la vitesse du vent atteint 13 à 14 mètres à la seconde. Des tourbillons de neige obscurcissent le ciel et s'amoncellent sur le pont en épais monceaux à l'abri de la muraille des gaillards. Un véritable tableau d'hiver.
Le baromètre, tombé à 726, commence à se relever lentement. Comme toujours, le thermomètre a suivi une marche inverse. Dans l'après-midi, il s'est élevé à −21°,3. Cette bourrasque nous a portés au 83°, peut-être même plus loin.
Entre temps, la banquise, depuis si longtemps tranquille, manifeste quelques symptômes d'agitation. Dans la nuit du 22, le Fram, reçoit un choc terrible, et le mugissement des pressions se fait entendre tout près de nous. Douze heures plus tard, nouvelle secousse encore plus violente. Dans la nuit du 23 au 24, la glace s'ouvre entre le trou de sondage et l'observatoire météorologique. En toute hâte, il faut sauver d'un désastre possible les instruments les plus précieux. Nos nerfs, qui depuis longtemps n'étaient plus habitués à ces chocs, sont maintenant péniblement affectés par les secousses.
27 décembre.—Encore un Noël passé loin des nôtres. Dans cette épreuve, je suis soutenu par l'espérance. Après de longs jours d'incertitude, j'entrevois le succès, la fin de cette nuit noire.
Si la vie de l'explorateur est pénible et faite de désappointements, elle a aussi de belles heures, lorsque par une volonté inébranlable il réussit à triompher de tous les obstacles, et lorsque sa persévérance lui permet d'apercevoir le triomphe final.
La veille de la Noël a été célébrée en grande pompe. Pour la circonstance, avec la collaboration de Blessing, j'ai fabriqué un nouveau cru, «le Champagne du 83° de latitude nord», produit du jus généreux de la ronce faux-mûrier, le noble fruit des régions boréales et arctiques[26].
[26] Rubus Chamæmorus.
Le lendemain, festin, et, après le souper, grand bal, dans lequel Hansen et moi avons l'honneur de représenter le beau sexe absent. L'orchestre composé du violon de Mogstad doit jouer jusqu'à complet épuisement pour satisfaire l'entrain des danseurs, notamment de Peterson.
Et, pendant ce temps, souffle toujours le ton vent. Nous avons probablement dépassé le 83°. Jusqu'ici la tourmente nous a empêchés de vérifier notre position. Dans la journée, une étoile apparaît, Hansen accourt aussitôt. Nous sommes au nord du 83°20′; cette nouvelle augmente encore l'allégresse générale.
28 décembre.—Hier, le Fram a reçu plusieurs chocs. La crevasse ouverte à bâbord s'est élargie et forme maintenant un chenal. A partir de neuf heures et demie du soir, d'heure en heure, se succèdent de nouvelles secousses de plus en plus violentes. La glace doit évidemment être en travail quelque part, tout près de nous.
Je me levais pour aller examiner la situation, lorsque Mogstad arrive annoncer la formation près de l'avant d'un toross[27] très élevé. Aussitôt nous accourons sur le pont armés de lanternes. A une distance de cinquante-six pas de l'étrave s'élève, parallèlement au chenal ouvert à bâbord, un entassement de blocs autour duquel la pression s'exerce avec une force terrible. La glace craque et grince; un instant de silence se produit, puis le crépitement reprend plus violent pour s'affaiblir ensuite de nouveau. Tous ces bruits étranges semblent rythmés. Le toross avance lentement dans la direction du navire, tandis que le floe dans lequel le Fram est emprisonné, est entamé. D'un moment à l'autre, la situation peut devenir très critique. En conséquence, je donne l'ordre à l'homme de garde de veiller attentivement et de m'appeler si le toross progresse ou si la glace se brise autour du bâtiment. Probablement la pression va peu à peu perdre de son intensité; en attendant, je retourne dormir dans ma cabine.
[27] Voir la note de la page 74.
2 janvier 1895.—Jamais je n'ai éprouvé des sentiments aussi étranges, au début de la nouvelle année. Celle-ci sera très certainement une des plus importantes de mon existence; elle m'apportera la victoire et la vie, ou la défaite et la mort.
Dans ce monde de glace, les années passent sans laisser de trace derrière elles, et nous ne savons pas plus ce qu'elles donnent à l'humanité que nous ne connaissons l'avenir. Dans cette nature silencieuse il n'y a pas d'événements. A travers l'obscurité profonde qui enveloppe ce monde muet, on ne voit que le scintillement des étoiles et les flammes de l'aurore boréale.
Le dernier jour de l'année a été l'occasion d'une nouvelle réjouissance. A minuit sonnant, Blessing entre dans le carré avec une bouteille d'Acquevit[28] de la Ligne et nous saluons de toasts chaleureux l'arrivée de 1895. Sverdrup m'adresse les vœux de tous pour le succès de l'expédition que je vais entreprendre avec Johansen et, à mon tour, je bois à la santé de ceux qui resteront à bord et à leur heureux retour en Norvège.
[28] Eau-de-vie de grain distillée en Norvège.
Cette nouvelle année nous trouve au seuil d'une région complètement inconnue. Le vent qui fait en ce moment rage dans la mâture nous entraîne vers des latitudes que l'homme n'a jamais encore atteintes. A coup sûr, 1895 marquera le point culminant de cette marche vers le nord, si aucun événement ne vient renverser nos espérances.
3 janvier 1895.—Une journée d'inquiétude mortelle. Hier nous faisions des plans d'avenir; aujourd'hui peu s'en est fallu que nous ne fussions sur la banquise sans un toit sur la tête.
A quatre heures ce matin, la glace, agitée déjà depuis quelques jours, est entrée en convulsion. Le mouvement est d'abord peu important, mais à huit heures, lorsque je me réveille, de tous côtés ce ne sont que des craquements et des grincements. A trente pas du Fram, le long du chenal ouvert à bâbord, s'élève un haut toross, et de ce côté les crevasses avancent jusqu'à dix-huit pas du navire. Je fais rentrer à bord tous les objets épars sur la banquise, notamment les planches et les solives ayant servi l'été dernier à la construction de l'observatoire météorologique. La ligne de sonde laissée dans le puits ne peut malheureusement être sauvée. A midi, lorsque ce travail est achevé, la violence de la pression augmente tout à coup. Le toross de bâbord approche de plus en plus; en même temps la glace s'ouvre, menaçant d'engloutir l'appareil de sondage. En toute hâte quelques hommes s'élancent et parviennent à arracher le précieux engin aux convulsions de la banquise. La situation devient très critique. Le chaos de blocs avance rapidement; s'il nous atteint avant que le navire n'ait sauté de son berceau de glace, un grave accident peut se produire.
Dans l'après-midi, les préparatifs sont faits pour quitter le Fram, au cas où la catastrophe redoutée surviendrait. Les traîneaux, les kayaks et dix récipients contenant cent litres de pétrole sont placés sur le pont. Vingt-cinq caisses de biscuits pour les chiens, dix-neuf de pain et quatre bonbonnes de pétrole sont déposées sur la glace, à tribord et à l'avant.
Pendant le souper, les grondements de la glace se rapprochent, et, tout à coup, un craquement terrible se fait entendre juste au-dessous de nous. D'un bond je suis sur le pont. Maintenant un nouvel assaut se prépare d'un autre côté. A tribord, la banquise, jusque-là tranquille, commence également à s'agiter. Dans cette région une crevasse vient de s'ouvrir jusqu'à l'arrière du Fram, mettant en péril nos dépôts. Quelques instants après, le danger devient très pressant à bâbord. La glace craque; en même temps un flot envahit les chenils. Il n'y a pas une minute à perdre pour sauver les chiens. Peter se met courageusement à l'eau et lâche la meute. Quelques bêtes effrayées refusent de sortir et se tiennent étroitement blotties dans les coins. Il faut les tirer de force pour les empêcher d'être noyées.
Dans l'après-midi, afin de parer à toute éventualité, un dépôt de vivres pour deux cents jours est établi à tribord sur le grand hummock, avec les tentes, le fourneau et tout le matériel nécessaire pour la retraite. Ce glaçon, très solide, pourra résister aux chocs les plus violents.
Pendant la nuit, les hommes de quart reçoivent l'ordre de surveiller attentivement les mouvements de la glace, surtout près du dépôt, et de m'avertir à la moindre alerte.
Tandis que j'écris mon journal, la banquise grince et gémit sans cesse; l'attaque continue toujours… Malgré les dangers de la situation, tout le monde est très gai; dans la soirée, comme d'habitude, les amateurs du jeu d'échecs ont fait leur partie. Nous considérons ce terrible assaut comme un intermède amusant dans la monotonie de notre vie.
4 janvier.—Après une nuit calme, la glace recommence à s'agiter dans la journée. A partir de neuf heures du soir la pression reprend. Des fissures s'ouvrent à travers notre berceau de glace, en même temps les toross montent de plus en plus, menaçant de culbuter sur le pont.
Toutes les dispositions sont prises pour la retraite. Les hommes dorment habillés, prêts à sauter sur le pont au premier ordre avec leurs sacs.
Au-dessus de cette scène de désolation, la lune brille éclatante, nous permettant de suivre les progrès de l'attaque.
5 janvier.—A cinq heures du matin, Sverdrup m'annonce que le toross s'est avancé tout contre le Fram et va crouler sur le pont.
Le fracas est épouvantable, le tonnerre roule sans discontinuer, c'est à croire que le jour du Jugement dernier est arrivé… D'un moment à l'autre, la catastrophe peut survenir. Ordre est donné de porter sur la glace tous les approvisionnements restés dans la cale et de monter sur le pont les fourrures et les effets d'habillement; on les jettera sur la banquise au dernier moment. Le canot à pétrole est ensuite amené et transporté au dépôt sur le «grand hummock».
A huit heures du soir, après une accalmie dans la journée, l'assaut reprend plus terrible que jamais. Le toross de bâbord penche de plus en plus sur nous et déverse sur le pont d'énormes glaçons et des paquets de neige. Peter, saisissant aussitôt une bêche, se met à piocher avec rage dans la marée de glace qui nous envahit, et veut essayer de la rejeter par-dessus bord. Je le suis afin d'examiner la situation…, il n'est pas nécessaire de regarder longtemps pour me rendre compte du danger. Il est inutile de lutter avec une bêche contre un pareil ennemi. Je rappelle Peter et l'engage à employer ses forces à un autre travail. J'avais à peine parlé qu'une nouvelle pression se produit, accompagnée de formidables détonations et de craquements terrifiants. «J'ai cru que j'étais envoyé au diable avec ma bêche,» hurle Peter. Je recule vers la dunette et arrête Mogstad qui accourait, lui aussi, avec une bêche pour suivre l'exemple de son camarade.
Sous le poids des blocs qui arrivent en quantité de plus en plus grande par-dessus le plat-bord, la tente plie et menace de s'effondrer. Si elle s'abat, nous sommes ensevelis sous l'avalanche. Immédiatement je descends dans le carré et appelle tout le monde sur le pont, en recommandant de sortir non pas par la porte de bâbord, mais par le kiosque des cartes. Les ouvertures de bâbord peuvent livrer passage dans l'intérieur du navire à la glace qui tombe sur le pont. Les passages intérieurs se trouveraient ainsi bloqués et nous serions enfermés comme des souris dans une trappe. Pour parer à ce danger, la porte de la machine donnant accès dans les logements est ouverte. Son étroitesse rendrait la sortie des bagages très lente. Je remonte ensuite lâcher les chiens enfermés sur le pont. Après avoir échappé à la noyade, les pauvres bêtes risquent maintenant d'être écrasées sous les chutes des glaçons. D'un coup de couteau je coupe les laisses, et toute la bande se précipite vers tribord.
Pendant ce temps, on monte les effets d'habillement. Inutile de presser les hommes; les grincements de la glace contre les flancs du navire stimulent suffisamment leur ardeur. C'est un terrible brouhaha dans une nuit obscure. Pour comble de malheur, Jacobsen n'a-t-il pas laissé les lanternes s'éteindre. Au milieu de ce branle-bas, je songe tout à coup à mes mocassins qui sèchent dans la cuisine; au galop je cours à leur recherche. A ce moment, la pression atteint son paroxysme. Sous la poussée formidable de la glace, les poutres de l'entrepont craquent; d'une minute à l'autre, je m'attends à les voir se briser et s'effondrer sur moi.
Une fois tous les bagages sortis du navire, nous nous acheminons vers le dépôt. Le fracas des blocs qui s'écrasent contre le navire est tel que nous pouvons à peine nous entendre parler.
C'est le dernier effort de la banquise. Peu à peu, la violence de la pression diminue, le bruit s'affaiblit, et bientôt tout redevient silencieux.
Mais quel spectacle! La partie bâbord du Fram disparaît presque entièrement sous un entassement de neige et de glace!
Au milieu du danger le plus pressant, des incidents comiques avaient excité une gaieté générale. Sverdrup, toujours impassible, n'avait-il pas choisi ce moment périlleux pour prendre un bain! Lorsque je donnai l'ordre de porter en toute hâte les sacs sur le pont, il était nu comme un ver. Je vous laisse à penser s'il fut long à se rhabiller. Amundsen avait eu, de son côté, une aventure. Dans la confusion du branle-bas, il n'avait pas entendu ma recommandation de sortir par tribord et s'était précipité vers bâbord. A peine sur le pont, il avait culbuté. Quel ne fut pas son effroi de sentir la tente chargée de glaçons s'abaisser sur lui comme pour l'enserrer dans un linceul. Notre camarade avait cru sa dernière heure venue… Enfin, il parvint à se remettre sur pied et à échapper à l'étau qui menaçait de l'enserrer.
Il est solide, notre Fram, pour avoir résisté à un pareil assaut. La masse de glace qui le pressait à bâbord est absolument colossale. Après avoir donné une bande de 7°, le navire s'est un peu relevé; il doit donc être dégagé de son berceau et par suite se trouve maintenant hors de danger. Beaucoup de bruit pour rien, tel est, en somme, le seul résultat de cette convulsion de la banquise.
6 janvier.—Une journée de repos particulièrement agréable après l'émoi d'hier. Toute l'après-midi est employée à dégager le pont des glaçons qui l'ont envahi. Des blocs énormes sont tombés sur la tente; c'est miracle qu'elle n'ait pas cédé sous un pareil poids.
A midi, Hansen annonce que nous avons atteint le 83°40′, 13 milles depuis le 31 décembre. Nous filons définitivement vers le haut nord. Pour fêter le passage de cette latitude, on sert le soir un bol de punch, accompagné de fruits conservés et de gâteaux.
Hier, nous travaillions péniblement pour défendre notre vie contre les assauts de la banquise; aujourd'hui, nous sommes tout à la joie, buvant gaiement du punch et bavardant bruyamment. Ne sont-ce pas là les vicissitudes de la vie humaine? Peut-être est-ce pour célébrer par une canonnade grandiose notre arrivée à cette haute latitude que la banquise a lancé les terribles détonations de ces jours derniers? S'il en est ainsi, le salut a été vraiment royal.
7 janvier.—Quelques grincements, puis tout redevient calme. Nous continuons à déblayer le Fram.
Ce matin, accompagné de Sverdrup, je fais une petite promenade aux environs. A une faible distance du navire, nous constatons que la glace ne porte aucune trace de fracture et est absolument unie. La pression a donc été limitée à une zone peu étendue, et le Fram s'est trouvé juste à l'endroit où s'est porté l'effort le plus violent.
8 janvier.—Encore quelques mouvements dans la banquise, sans importance d'ailleurs.
Liv a aujourd'hui deux ans!
C'est une grande fille. La reconnaîtrai-je? Ils célèbrent là-bas ce joyeux anniversaire et comblent de présents le petit être aimé. Pendant ce temps nous restons bloqués dans la glace, entraînés vers des latitudes inconnues, enveloppés dans l'obscure nuit polaire.
Dans l'après-midi, j'essaie de photographier le Fram au clair de lune. Les résultats sont excellents. Le sommet du monticule de glace qui a failli défoncer le navire a déjà été en partie abattu; le cliché ne donne pas par suite une représentation exacte de ses dimensions et de sa position menaçante.
… La banquise est redevenue calme; maintenant débarrassé de tout souci de ce côté, je me remets à mes préparatifs de départ.
Le 3 février, nous atteignons le 83°43′; quelques jours plus tard nous rétrogradons de 11 milles dans le sud. Toujours ces alternatives de recul et de progrès. Mais 10 à 12 milles de plus ou de moins ne comptent pas dans une expédition comme celle que nous allons entreprendre.
10 février.—Le jour commence à poindre. A une heure de l'après-midi en me tournant du côté de la lumière, je puis lire un journal.
Dans la journée, excursion en traîneau tiré par les chiens. La banquise est plane; sur sa surface unie nous filons bon train. Avec une pareille vitesse nous pourrons faire de longues étapes et arriver au but plus tôt que nous ne l'avions primitivement pensé. Un long et terrible voyage que cette marche vers le Pôle! Jamais pareille entreprise n'a été tentée. Nous n'avons aucun point de retraite, pas même une terre désolée. Pendant que nous avancerons vers le nord, le Fram continuera sa dérive; jamais ensuite nous ne pourrons le rejoindre. Nous n'aurons d'autre ressource que de marcher en avant; tous les obstacles, quelque terribles qu'ils soient, nous devrons les vaincre pour sortir de cet étau de glace.
26 février.—Il est enfin arrivé le grand jour du départ! Depuis une semaine, tout le monde travaille sans relâche aux préparatifs. Du matin au soir, pas une minute de repos; il faut songer à tout, veiller à tout; le plus petit oubli pourrait être fatal. Mes nerfs sont dans un état de tension absolument fatigant. Je la connais bien, cette surexcitation, pour l'avoir éprouvée chaque fois que j'allais partir pour l'inconnu et couper les ponts derrière moi. Tous ces jours derniers, jamais je n'ai pu me coucher avant trois ou quatre heures du matin.
Hier soir, nous avons eu le banquet des adieux. Avant de quitter le navire, le souvenir de tous les événements dont il a été le théâtre me revient à la mémoire avec une précision extraordinaire; je revis toute notre vie depuis le départ de Norvège, traversée de tant d'espoirs et de désillusions.
J'écris à ma femme et à tous les miens une dernière lettre, que je confie à Sverdrup.
Les quatre traîneaux chargés des bagages et des provisions sont attelés… Au bruit d'une décharge de mousqueterie, le signal du départ est donné. Les chiens aboient furieusement et nos camarades poussent des hourrahs. Quand les reverrons-nous? Les reverrons-nous même jamais?
Au début, la marche est lente. La glace présente une déclivité assez rapide. Devant un escarpement les efforts de tous les hommes sont nécessaires pour faire avancer les traîneaux par-dessus l'obstacle. Heureusement Sverdrup, Hansen, Blessing, Henriksen et Mogstad ont tenu à nous accompagner le premier jour et nous apportent dans ce pénible travail le concours de leurs forces. Plus loin, en terrain plat, les chiens filent comme le vent; même avec les ski on les suit difficilement. Sur ces entrefaites, nous nous apercevons qu'un des traîneaux a éprouvé une avarie, sans doute dans un heurt contre quelque bloc de glace. Il faut revenir à bord faire la réparation nécessaire! Un pareil accident survenant au cours du voyage aurait de graves conséquences. Il est donc prudent de profiter de notre retour pour renforcer tous les véhicules. Les charges sont évidemment trop lourdes, aussi suis-je résolu à emmener six traîneaux au lieu de quatre.
Pendant que nous sommes occupés à ces réparations, le vend du sud-est souffle et nous porte dans le nord. Hier nous étions par 83°47′, aujourd'hui nous devons être par 83°50′.
Le 28 février nouveau départ. Le convoi avance lentement; pour faciliter la marche, je prends le parti d'alléger les véhicules de plusieurs sacs de vivres destinés aux chiens. A quatre heures du soir le campement est installé. Distance parcourue dans la journée: 4 milles[29]. Soirée très agréable et très joyeuse sous la tente en compagnie de plusieurs de nos camarades du Fram. Un bol de punch est servi et des toasts chaleureux sont portés en l'honneur de ceux qui partent et de ceux qui restent. A onze heures seulement, nous nous décidons à entrer dans nos sacs de couchage.
[29] La distance parcourue était mesurée à l'aide d'un compteur, fabriqué à bord avec les mouvements d'un vieil anémomètre. Il se trouvait attaché à l'arrière du dernier traîneau.
Là-bas au milieu de la banquise, le Fram resplendit de lumière. Sverdrup a donné l'ordre de hisser, au sommet du grand mât, la lampe à arc et d'allumer des torches et des feux de Bengale sur les floe voisins. Une bonne précaution pour assurer le retour des autres en cas de mauvais temps.
Le lendemain, nos camarades nous suivent pendant une heure. Au moment de nous quitter, Sverdrup me prend à part: «J'ai une faveur à vous demander, me dit-il; si vous revenez avant nous en Norvège, et que vous songiez à partir pour le pôle sud, soyez assez bon pour m'attendre; je tiens à vous accompagner là-bas…
Nous voici seuls maintenant, Johansen et moi, au milieu de la grande banquise polaire. Sans l'aide de nos amis, la marche devient très difficile; la glace est accidentée et le halage des six traîneaux par-dessus les aspérités de la banquise est aussi laborieux que lent. Le 2 mars, nos progrès ne sont guère plus rapides. Nous pourrions peut-être continuer à avancer ainsi; de jour en jour, le poids des provisions diminuera, et, dans quelque temps, notre marche pourra être sensiblement plus accélérée. Mais les chiens seront peut-être épuisés par cet effort? D'autre part, ces animaux ont souffert du froid, la nuit dernière. Je prends donc la décision de revenir encore une fois à bord, d'alléger nos bagages et d'attendre que la température soit un peu moins basse. A mon retour, je suis salué par l'heureuse nouvelle que nous avons atteint le 84° de Lat. N.
Les jours suivants sont consacrés à apporter aux traîneaux les perfectionnements suggérés par les deux expériences que nous venons de faire, et aux bagages les réductions nécessaires.
Avant de raconter notre voyage à travers la banquise polaire, une rapide description de notre équipement me paraît nécessaire; elle permettra au lecteur de se faire une idée complète de notre vie dans ce terrible désert.
Nous emportons deux kayaks et trois traîneaux construits sur le mode de ceux que j'ai employés au Grönland. Le matériel de campement comprend un sac de couchage composé d'une double enveloppe en peau de renne, une tente en soie pesant un kilogramme, et un fourneau au pétrole avec une provision de combustible de seize litres.
Dans l'équipement d'une expédition sur la banquise, le fourneau est un des appareils les plus importants. De sa bonne construction et des résultats qu'il donne dépend, en grande partie, le bien-être relatif de la caravane, et, par suite, dans une certaine mesure, le succès de l'exploration. Le nôtre se composait d'un récipient central destiné à la cuisson des mets et de deux compartiments latéraux que l'on remplissait de neige et de glace pour obtenir de l'eau potable. Un quatrième réservoir, placé au sommet, avait le même usage. Grâce à la disposition adoptée, proportion de 90 à 93 p. 100 de la chaleur produite par la combustion du pétrole était employée à un effet utile.
L'appareil construit en métal blanc et en aluminium ne pesait que 4 kilogrammes.
Comme armes, j'ai choisi des fusils à deux coups, avec un canon rayé pour le gros gibier et un autre lisse pour les oiseaux. Nos munitions consistent en 180 cartouches à balles et 150 à plomb. En fait d'instruments, nous avons un petit théodolite construit spécialement en vue de cette expédition, un sextant de poche, un horizon artificiel à glace, plusieurs compas, des baromètres anéroïdes, trois thermomètres fronde à mercure, deux thermomètres minima à alcool, une lunette et un appareil photographique.
Nos approvisionnements consistent principalement en viande et en poisson séché et pulvérisé, afin de faciliter la digestion, en biscuit et en pain de gluten, enfin en 39 kilogrammes de beurre.
Comme vêtements nous portons deux chemises de laine, un veston en poils de chameau et un épais jersey, deux caleçons de laine, des knickerbockers, des guêtres en vadmel[30], et, par-dessus, un surtout en grosse toile destiné à nous protéger contre la neige pulvérulente. En fait de chaussures, des mocassins lapons, comme coiffure des chapeaux de feutre doublés à l'intérieur de deux épaisses couches de drap.
[30] Drap tissé par les paysans norvégiens, très épais et très chaud.
Le poids total des bagages, véhicules compris, s'élevait à 663 kilogrammes, répartis à peu près également sur les trois traîneaux.