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Vers le pôle

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CHAPITRE X
HIVERNAGE A LA TERRE FRANÇOIS-JOSEPH

28 août.—La banquise reste toujours immobile et l'automne avance rapidement… Il faut nous résoudre à hiverner sur cette île. Une distance de plus de 138 milles nous sépare du havre de l'Eira, des quartiers d'hiver de Leigh Smith. Un pareil trajet pourrait être long et je ne suis pas certain de trouver une hutte dans cette localité. En admettant que nous puissions arriver jusque-là, il serait douteux que nous ayons le temps, avant l'hiver, de construire un abri et de réunir des approvisionnements. Sur notre île où le gibier est abondant, le plus sage est donc de nous préparer à hiverner.

A notre grand désappointement, les morses qui étaient couchés sur la glace, hier et avant-hier, ont pris la mer; force nous est donc d'aller les poursuivre dans leur élément. En conséquence, nous préparons les kayaks en vue de cette chasse dangereuse. Entre temps arrivent deux ours, une mère et son petit; quelques minutes plus tard, ces visiteurs payaient de la vie leur curiosité. Un excellent début pour le ravitaillement de la caravane.

En retournant à la hutte chercher nos grands couteaux pour dépecer le gibier, je vois passer des oies en route vers le sud. Je les suis des yeux jusqu'à ce qu'elles disparaissent. Que ne puis-je également m'envoler comme ces palmipèdes et me diriger aussi facilement qu'eux vers les doux pays du midi!

Le 29 août, nous partons à l'attaque des morses. Je ne suis pas précisément rassuré sur l'issue de la lutte; en se défendant, ces animaux peuvent de leurs dents crever la frêle coque de nos embarcations. Quoi qu'il en soit, il faut tenter l'aventure… Bien armés, nous nous dirigeons vers un de ces monstres, couché juste en face de nous. Arrivés à portée, nous lui envoyons une décharge dans la tête. Après être demeuré un moment immobile, il se jette à l'eau au moment où nous allons le harponner, et, dans ses convulsions, vient heurter à plusieurs reprises la coque de nos embarcations. La malheureuse bête plonge, puis revient, toute couverte de sang et hurlant furieusement. Aussitôt, nous lui envoyons une seconde décharge toujours dans la tête, et, pendant qu'elle disparaît de nouveau, rapidement nous battons en retraite pour éviter ses attaques. Chaque fois que le morse revient à la surface, nous le canardons, mais sans réussir à le frapper mortellement.

Pendant une de ces manœuvres, pour pouvoir ramer plus rapidement, je place sur le pont du kayak mon fusil, oubliant qu'il est armé. Une secousse se produit et le coup part. Tout d'abord grande est ma frayeur; la balle a peut-être crevé la coque de l'embarcation en me labourant les jambes. Immédiatement je me tâte; je ne ressens aucune douleur et n'entends pas le bruissement de l'eau pénétrant dans le canot. La balle a simplement percé le pont et la coque un peu au-dessus de la ligne de flottaison. Si elle était passée un peu plus bas, j'avais une jambe fracturée et le canot coulait à pic. Johansen eût-il réussi à me tirer de l'eau que la situation n'aurait pas été meilleure ensuite. Après cet incident j'en ai assez de cette chasse. Néanmoins, ne voulant pas abandonner notre gibier, nous lui envoyons une dernière décharge juste derrière l'oreille, le point le plus vulnérable. Du coup, l'animal est tué. Nous nous disposions à le harponner, lorsque soudain, à notre grand dépit, il coule et disparaît. Nous revenons à terre, fort penauds. Neuf balles dépensées en pure perte, tel est le bilan de cette expédition.

Près de notre hutte, deux morses sont profondément endormis sur la banquette de glace côtière. Nous réussissons à nous en approcher à quelques pas, et du premier coup j'abats celui dont je me suis chargé. Johansen est moins heureux; une seconde balle que je tire n'est guère plus efficace que celle de mon ami. L'énorme animal se dresse en poussant des hurlements terribles et en se soulevant sur ses défenses; il vomit le sang, comme un poitrinaire, et reste indifférent à notre présence. En dépit de son apparence gigantesque, la pauvre bâte nous lance des regards de détresse si attendrissants, qu'oublieux de nos propres besoins, nous nous sentons envahir par une profonde pitié. Nous avons conscience d'avoir commis un assassinat. Une balle logée derrière la tête met fin à ses souffrances; mais plusieurs jours durant j'eus la hantise de ce spectacle sanglant.

Maintenant, il s'agit de transporter ce monstrueux gibier à terre, et ce n'est pas un petit travail. Au moment où nous allons chercher les couteaux, les traîneaux et les kayaks, commence à souffler une brise assez forte. Le vent pourrait détacher la glace de la rive pendant que nous serions occupés à dépouiller nos morses; il est donc prudent d'avoir les embarcations à portée.

Pendant que nous sommes affairés à tailler ces masses de chair, une tempête éclate; aussi bien, je surveille attentivement le chenal qui nous sépare de terre. La glace reste immobile; nous pouvons donc continuer à travailler. Un morse est déjà à moitié dépecé, lorsque tout à coup la «champ» commence à dériver vers la pleine mer. Il n'y a pas une minute à perdre. N'est-il pas même déjà trop tard? Pourrons-nous maintenant vaincre la force du vent et regagner la terre? Au plus vite nous empilons des quartiers de viande dans les kayaks et abandonnons notre proie. Nous réussissons d'abord à faire avancer les canots, puis essayons de les haler à travers la banquise. Cette tentative ne réussit guère. En voulant traverser un large chenal sur des blocs disjoints, la croûte cristalline cède sous mes pas; à grand'peine j'évite un bain. Nulle part la glace ne porte; il faut donc nous résoudre à remettre à l'eau les kayaks. Mais, pour avancer contre un tel ouragan, ils sont trop lourdement chargés; nous devons nous résigner à jeter tous les quartiers de viande et tous les morceaux de peau que nous avons emportés. Pendant que nous allégeons les embarcations, la situation devient encore plus critique. Des blocs de glace arrivent de tous côtés et font autour de nous une dangereuse ceinture de récifs mobiles. A chaque instant, les kayaks risquent d'être écrasés; pour éviter une catastrophe, en toute hâte nous remontons sur la glace. Dès que les blocs s'écartent, vite nous essayons de mettre à l'eau les embarcations. Malgré la rapidité de nos mouvements, avant la réussite de la manœuvre, le chenal se referme. Pendant ce temps, la tempête nous pousse toujours vers la pleine mer… A la fin, cependant, nous parvenons à sortir de cette situation critique. Nous lançons les embarcations, et, à force de rames, parvenons à avancer contre le vent. Un rude labeur, la mer est très haute et la brise terrible. Quand même, grâce à la vigueur de nos coups de pagaie, les kayaks avancent. Par moments, les rafales sont si violentes qu'elles semblent devoir soulever hors de l'eau nos frêles canots. Enfin, nous gagnons l'abri des hautes falaises, et bientôt nous avons la joie d'atteindre la rive. Point de gibier, une aventure très désagréable qui a failli avoir les plus néfastes conséquences, tel est le bilan de la journée.

Longtemps nous apercevons le glaçon chargé des cadavres de nos morses autour desquels tourbillonnent des nuées de mouettes. Elles se moquent, elles, du vent et du courant, et, en toute quiétude, profitent de cette prébende inespérée. Quant à nous, nous demeurons inconsolables de cette perte. C'est une partie à recommencer.

La nuit suivante, j'étais endormi depuis peu de temps lorsque je fus réveillé par Johansen. Un ours, me dit-il, rôde autour de la tente… En effet, j'entends un grognement sourd tout près de nous. Immédiatement je suis debout, j'empoigne mon fusil et je sors. Une ourse suivie de ses deux enfants dévale vers le rivage. Je vise la mère, mais dans ma hâte je la manque. Un second coup l'atteint en pleine poitrine. L'animal n'en poursuit pas moins sa marche et se jette dans la nappe d'eau ouverte près de la rive, tandis que ses petits s'embarquent sur un glaçon, afin de chercher un refuge en mer. L'ourse affaiblie par sa blessure ne tarde pas à revenir vers la côte. Immédiatement j'accours et lui donne le coup de grâce. Après cela, nous nous embusquons pour attendre le retour des oursons, mais, à notre grand dépit, le glaçon sur lequel ils se sont réfugiés, poussé par la brise, s'éloigne de plus en plus. Bientôt ils ne forment plus que deux petits points blancs sur la nappe sombre des eaux. Nous prenons alors le parti de leur donner la chasse en kayak. Nous nous élevons d'abord au large, puis, après avoir tourné les pauvres bêtes, nous ramons droit vers elles. Aussitôt, l'une après l'autre, elles se jettent à la mer, après un moment d'hésitation comme si elles craignaient l'eau. Nous les poussons tranquillement vers la côte, et, une fois qu'elles ont pris pied, nous les abattons sans pitié.

Trois ours en un jour! De plus en revenant nous avons la chance de retrouver le morse tué la veille, flottant tout près de la terre. Sans perdre un instant nous prenons nos précautions pour ne pas laisser échapper cette aubaine. Le cadavre est remorqué dans une crique de la banquise riveraine et solidement amarré.

Seulement le 2 septembre, nous avons le temps de commencer le dépècement de ce gibier. Tous nos efforts pour le haler sur la rive demeurent mutiles. Avec les faibles moyens de traction dont nous disposons, impossible de hisser une telle masse sur la berge. Pendant que nous nous épuisons à ce travail, un morse se dirige droit vers nous, nullement intimidé par notre présence. Apercevant un camarade, il est sans doute venu voir ce que nous faisons autour de lui. Tranquillement et avec une dignité superbe, il approche de notre glaçon. J'attends patiemment qu'il tourne la tête afin de lui envoyer une balle derrière le crâne. Bien que frappée à mort, l'énorme bête ne tombe pas du coup; pour l'achever nous n'avons plus malheureusement de munitions. En toute diligence Johansen court chercher des cartouches et un harpon, pendant que, avec un simple bâton, j'empêche l'animal de s'enfuir. Une fois mon camarade de retour, le coup de grâce est promptement donné.

Pourquoi diable les morses entrent-ils dans cet étroit chenal tout voisin de terre? Ces animaux sont évidemment attirés là par la curiosité. Il y a deux jours, tandis que nous étions occupés à dépecer nos ours, un de ces animaux, accompagné de son petit, est venu rôder tout contre le bord de la banquette. Après avoir plusieurs fois plongé, il s'est finalement dressé à moitié sur la glace pour pouvoir mieux nous regarder. A différentes reprises il a recommencé le même manège; j'ai pu l'approcher à quelques pas, sans qu'il prît la fuite. Ce ne fut que lorsque je le touchai presque du canon de mon fusil que le monstrueux animal se décida à déguerpir.

Le dépècement des morses était une besogne aussi difficile que désagréable. Il fallait tailler et découper ces énormes amas de chair, aussi loin que nous pouvions atteindre en dessous de la surface de l'eau. Nous mouiller n'était qu'un léger inconvénient; avec le temps on peut se sécher. Ce qui était pire et ce que nous ne pouvions éviter, c'était d'être couverts de la tête aux pieds d'huile, de graisse et de sang. Nos vêtements que nous ne pouvions renouveler avant un an, furent singulièrement éprouvés par ce travail. Ils devinrent bientôt tellement saturés d'huile que notre peau finit par s'en imprégner. Cette besogne fut sans contredit la plus déplaisante de toutes celles que nous entreprîmes au cours de notre expédition. Très certainement, nous aurions abandonné ces animaux, si nous n'avions pas eu besoin de graisse pour nous éclairer et préparer nos aliments pendant l'hivernage. Aussi grande fut notre satisfaction, lorsque nous eûmes sur la rive deux gros tas de graisse et de viande, soigneusement recouverts, en guise de prélarts, par l'épaisse peau de ces animaux.

Pendant toute cette opération, les mouettes vécurent dans la plus plantureuse abondance. La mer était couverte de morceaux de viande et de lard, de débris d'intestins, et autour de chaque déchet des bandes innombrables de pagophiles blanches et de bourgmestres se livraient à d'incessantes disputes.

Le 7 septembre, nous commençons la construction de la hutte qui doit nous abriter pendant le long hiver. Désormais chaque matin nous partons, comme des ouvriers qui se rendent à leur travail, un bidon plein d'eau d'une main et de l'autre un fusil.

Nous dégageons des pierres de la falaise, les transportons au chantier, les mettons en place et peu à peu avons la satisfaction de voir les murs s'élever. Pour un pareil travail nous n'avons que de piètres outils: en guise de levier, un patin de traîneau; comme pioches, un bâton garni d'un morceau de fer et une dent de morse emmanchée au bout d'une traverse de traîneau; comme bêche, une omoplate de morse. Mais avec de la patience on arrive à tout.

De jour en jour, l'abaissement de la température rendait nos travaux plus pénibles. Le sol était maintenant très dur et les pierres solidement cimentées par la gelée; pour comble d'infortune survint une neige abondante. L'hiver approchait. Aussi, quelle ne fut pas notre joie, le 12 septembre, de constater, à notre réveil, un dégel complet. Ce jour-là, le thermomètre s'éleva à +4°, la plus haute température que nous ayons observée pendant notre expédition.

Toutes les montagnes ruissellent de joyeux torrents qui descendent vers la mer en gais murmures, écrivais-je à cette date. Partout l'eau coule et susurre; partout apparaissent des taches de verdure. Comme par un coup de baguette magique, cette nature, déjà touchée par le froid de la mort, s'est animée d'un renouveau de vie. Nous songeons aux pays du sud, inconscients aujourd'hui de l'imminence de la longue nuit hivernale.

Hélas, cette belle journée n'a pas de lendemain. Voici de nouveau la neige; elle tombe en flocons serrés et couvre bientôt de sa livide livrée cette terre qui, hier encore, palpitait de vie et de gaieté!…

Je contemple le sol. A mes pieds, au milieu des pierres, quelques fleurs flétries émergent encore au-dessus de la nappe blanche. Une dernière fois avant son départ, le soleil vous éclairera, pâles et délicates corolles, merveilles du monde végétal sous ces tristes latitudes; puis, vous vous endormirez, pour l'hiver, sous l'épais linceul blanc, jusqu'au jour encore lointain de la résurrection printanière. Que ne pouvons-nous faire comme vous!

Une semaine de travail, et les murs de notre hutte sont terminés. Ils s'élèvent à 0m,90 au dessus d'une cavité ayant une profondeur égale à cette hauteur. Nous pourrons donc nous tenir debout dans notre abri. Reste maintenant à dresser le toit, un travail difficile dans les conditions où nous nous trouvons. En fait de matériaux de couverture, nous n'avons qu'un bois flotté que nous avons trouvé et les peaux des morses. Après un jour de labeur acharné, Johansen réussit à couper notre planche et à la hisser sur les murs où elle doit former le faîtage. Cela fait, nous nous occupons des peaux de morse. Sous l'influence de la gelée, elles sont devenues absolument rigides et adhèrent maintenant aux morceaux de lard et de graisse que nous avons entassés sous leur abri. Les dégager constitue un véritable exercice de patience, et les transporter à la hutte un travail qui nous met à bout. Enfin, tantôt en les roulant, tantôt en les tirant, ou en les portant, nous réussissons à amener ces énormes peaux devant notre abri. Maintenant autre difficulté; ces peaux, absolument durcies par la gelée, ne peuvent être étendues; avant de pouvoir les employer, nous devons les immerger pendant plusieurs jours pour les amollir.

Tandis que nous sommes occupés à la construction de notre hutte, une grave inquiétude nous tourmente. Les ours ont complètement disparu. Ceux que nous avons tués ne nous mèneront pas loin; si ces animaux ne reviennent pas, nous courons le risque de mourir de faim. Le 23 septembre, enfin, j'ai la grande joie d'apercevoir un plantigrade de fort belle taille en contemplation sur le bord de la mer, devant une de nos peaux de morse.

Immédiatement j'avertis Johansen qui est muni de son fusil, pendant que je vais chercher le mien. Lorsque je reviens, je trouve mon camarade accroupi derrière une pierre, attendant impatiemment mon retour. Il y a maintenant deux ours, l'un sur le rivage, l'autre près de la hutte. Je me dirige vers le premier, en me défilant derrière des hummocks, pas assez cependant pour qu'il ne m'aperçoive et ne prenne aussitôt la fuite. Avant qu'il ne disparaisse, j'ai cependant le temps de lui envoyer une balle. Malheureusement l'animal n'est pas frappé mortellement, et, d'un pas encore allègre, se dirige rapidement vers le fjord. Après une poursuite acharnée de plusieurs heures, je parviens à l'acculer devant le mur du glacier. Se voyant traqué, il se met aussitôt en défense, et fait mine de vouloir se jeter sur moi. Une balle bien ajustée met rapidement un terme à cet essai d'offensive. A mon retour, je trouve Johansen occupé à dépecer le second ours. Maintenant, nous pouvons continuer sans inquiétude notre construction; au moins pour quelque temps notre garde-manger est suffisamment garni…

24 septembre.—En nous rendant à notre travail, nous apercevons un nombreux troupeau de morses couchés sur la glace. Après l'expérience des jours derniers nous n'avons guère envie de nous mesurer avec ces animaux. Johansen est d'avis de les laisser en paix. N'avons-nous pas suffisamment de provisions? Je pense, au contraire, qu'il serait imprudent de laisser échapper pareille occasion. Nous ne saurions nous munir d'une trop grande quantité d'huile et de graisse pour assurer notre chauffage et notre éclairage.

A l'abri d'hummocks, nous nous glissons jusqu'à 10 mètres du troupeau, sans éveiller ses soupçons. Il s'agit maintenant de choisir nos victimes et de bien employer nos balles. La troupe se compose d'adultes et de jeunes. Notre précédente aventure nous a guéris de nous attaquer aux vieux et nous décidons de tirer les plus petits de la bande. En attendant qu'ils veuillent bien tourner la tête pour que nous puissions les frapper mortellement du premier coup, nous avons tout le loisir d'étudier leurs mœurs. Sans cesse, vieux et jeunes, se frottent le dos l'un l'autre avec leurs défenses. Lorsqu'un de ces animaux, en s'étirant, dérange son voisin, immédiatement l'autre se lève et lui enfonce ses dents dans le dos. Et ce n'est pas précisément une caresse. Ceux de ces monstres qui n'ont pas la peau très dure, portent tous des cicatrices saignantes qui témoignent de la force de ces coups. Quand un intrus se présente pour prendre place sur le glaçon, l'émoi devient général. Tous hurlent en chœur, et celui des vieux mâles qui se trouve le plus proche du nouvel arrivant, le gratifie d'une volée bien appliquée. Devant cette réception la pauvre bête baisse humblement la tête, puis, pas à pas, se faufile au milieu des autres, tout en recevant des coups, de droite et de gauche, qu'il n'ose rendre.

JOHANSEN VISANT UN MORSE

Fatigués d'attendre que les morses aient la complaisance de tourner la tête, nous nous décidons à les tirer au front. Surprise par le bruit de la décharge, la troupe se lève, et, après nous avoir regardés d'un air étonné, se dirige vers le bord du glaçon… Il n'y a pas un instant à perdre. Nous rechargeons rapidement, et simultanément abattons deux de ces monstres, un jeune et un vieux. Tous se jettent alors à l'eau, à l'exception d'un seul qui reste immobile. De ses grands yeux vagues, tantôt il regarde les cadavres de ses camarades, tantôt les barbares qui sont venus jeter la mort parmi ces inoffensifs. Faut-il abattre également ce pauvre animal ou le laisser aller en paix? Il est, ma foi, bien tentant, mais n'avons-nous pas assez de gibier? Pendant que Johansen avance le fusil armé, incertain s'il doit le tuer, je prends un instantané de cette scène amusante. Finalement, nous nous décidons pour la clémence… dans le dessein de ménager nos munitions.

Les morses rendus furieux s'ébattent bruyamment en poussant des hurlements terribles. Un vieux est particulièrement acharné. Par moments, il se dresse sur le bord du glaçon et se lance de notre côté, en fixant les cadavres de ses compagnons comme s'il voulait s'en emparer et les emporter. Peu à peu cependant le troupeau se disperse; les grognements deviennent plus faibles, et la nature arctique reprend son éternel silence. Depuis quelque temps déjà ces animaux avaient disparu, lorsque soudain la tête du vieil enragé se montra tout près de nous. Je le menaçai avec une rame, et aussitôt il plongea rapidement. Plusieurs fois, il revint à la charge, avec des intentions belliqueuses manifestes; enfin, comprenant sans doute l'inutilité de sa colère, il se décida à se retirer, et nous pûmes continuer en paix le dépècement.

Nous vînmes facilement à bout du jeune morse, mais il n'en fut pas de même du vieux. Malgré tous nos efforts, ne parvenant à le retourner, nous dûmes nous contenter de le dépouiller seulement sur un côté. Grâce à l'heureux résultat de cette chasse, nous avions maintenant en abondance du combustible pour l'hiver et des matériaux de couverture pour le toit de notre hutte.

Pendant quelque temps, ces amphibies restèrent dans notre voisinage. De temps à autre, tout à coup, nous entendions deux ou trois beuglements formidables et, au milieu des glaçons, voyions émerger une large et grosse tête ronde. Un instant, elle soufflait bruyamment à la surface, puis disparaissait ensuite rapidement.

Le 25 septembre, nous étions en train de tirer hors de l'eau les peaux que nous avions immergées pour les assouplir, lorsque nous entendîmes un craquement dans la glace. Tout près de nous, un morse lève la tête. «Regarde-le, dis-je à Johansen; avant cinq minutes, il sera dans le trou où nous travaillons en ce moment.» Et, en effet, à peine ai-je parlé que nous voyons les peaux s'agiter et une énorme bête se dresser devant nous. Un instant, elle nous regarde, puis plonge en barbotant.

Les peaux étant maintenant suffisamment malléables, nous les étendons des deux côtés du faîtage et les assujettissons sur le sol par de lourdes pierres. La toiture achevée, à l'aide de cailloux, de mousses et de morceaux de peau, nous jointoyons les murs et établissons ensuite la porte. Elle est pratiquée à l'un des angles et précédée par un long couloir creusé dans le sol, couvert de blocs de glace et fermé par une peau d'ours. Une seconde peau, cousue au toit, fait l'office de porte à l'entrée de la pièce d'habitation.

L'abaissement de la température et les nuages de fumée produits par le fourneau de cuisine rendaient, pour ainsi dire, inhabitable la caverne dans laquelle nous étions blottis, en attendant l'achèvement de la hutte. Aussi, grande était notre impatience de nous installer dans notre maison qui, à nos yeux, présentait le suprême confortable.

Combien agréable serait notre existence, une fois que nous serions établis dans cette somptueuse demeure! L'appartement n'était pourtant guère spacieux. Sa longeur ne dépassait pas 3 mètres et sa largeur 2 mètres; mais je pouvais m'y tenir debout. Un pareil gîte, bien abrité du vent, nous semblait la plus luxueuse installation. Depuis notre départ du Fram, c'est-à-dire depuis six mois, jamais nous n'avions joui d'un tel confort. Mais, avant d'avoir terminé complètement notre abri, nous avions encore du travail pour plusieurs jours.

J'avais recueilli soigneusement une provision de nerfs de morse, dans la pensée de les utiliser en guise de fil. Nos vêtements étaient en lambeaux, et je comptais employer l'hiver à la réfection de notre garde-robe. J'avais laissé cette mercerie d'un nouveau genre près des carcasses; c'était compter sans les mouettes et les renards. Lorsque je voulus mettre à l'abri mes écheveaux de «fil», il était trop tard. Sans le moindre scrupule nos voisins s'étaient approprié notre bien. Pendant que j'étais occupé à inspecter les environs, espérant toujours retrouver cette provision, je découvris des traces fraîches d'ours. En même temps, j'aperçus Johansen qui arrivait en courant et qui me faisait des signes pour appeler mon attention dans la direction de la mer.

M'acheminant avec précaution de ce côté, je distingue un ours énorme. A notre vue, au lieu de prendre la fuite, il continue à se promener de long en large, en nous regardant. Aussitôt Johansen se porte sur le bord du fjord pour recevoir l'animal, tandis que je m'avance sur la banquise pour le tourner. Entre temps, maître Martin se couche tranquillement sur la glace, près d'un trou, sans doute pour guetter des phoques. Dès qu'il m'aperçoit, il se dirige de mon côté d'un air menaçant; réfléchissant sans doute qu'il est plus prudent de fuir, il s'engage sur une nappe de «jeune glace» très mince. Ne pouvant le suivre dans cette direction, je lui envoie une balle. L'ours, après avoir fait encore quelques pas, s'affaisse, en brisant la croûte de glace. Plus il fait d'efforts pour se dégager, plus le trou dans lequel il est enfoncé s'agrandit. Finalement le monstrueux animal, suffoqué et affaibli par une abondante perte de sang, s'enfonce dans les convulsions d'une atroce agonie.

Pendant cette chasse, à chaque instant des morses surgissent à travers les trous de la glace dans une attitude hostile. Ces animaux commencent à être beaucoup trop hardis. Un peu plus tard, au moment où nous nous disposons à haler à terre le cadavre de l'ours, il reçoit un choc violent. Au même instant, une énorme tête de morse pousse cette masse de chair flottante et se dresse à travers la crevasse en lançant un rugissement de colère. C'est une nouvelle preuve que ces animaux ne redoutent pas les ours. Après avoir passé une corde autour du cou de notre gibier, nous essayons sans succès de le haler vers la rive. Nous cassons alors la «jeune glace»; grâce à ce moyen, nous parvenons à amener cette bête monstrueuse près d'un bloc solide où nous la hissons.

Dans la soirée, nous surprenons trois autres ours en train de déguster, sans la moindre vergogne, nos provisions de lard et de graisse: une mère et ses deux enfants. «Allons-nous donner la chasse à ceux-là?» m'exclamai-je. Je me sentais alors très fatigué, et je dois avouer que j'avais beaucoup plus envie de souper et de dormir que d'aller courir à la poursuite de ces animaux. Aussi, sans aucun déplaisir, je vois la bande s'acheminer rapidement vers la banquise. Un peu plus tard, entendant de nouveau du bruit autour de nous, je sors aussitôt. Ce sont encore les trois ours. Ils n'ont pu résister à l'attrait de nos alléchantes provisions. Je m'embusque derrière des pierres, et, au passage, je canarde la mère de famille. Elle pousse un hurlement de douleur, mais ne s'achemine pas moins rapidement avec ses petits vers la plage où, finalement, elle s'affaisse. Les oursons s'arrêtent d'abord tout étonnés, puis, à notre approche, se sauvent sans que nous puissions arriver à portée.

Le lendemain matin, nous retrouvons ces animaux auprès de notre magasin. Cette fois encore, ils réussissent à nous échapper. Le sol est couvert de leurs pistes. Toute la nuit ils ont rôdé autour du campement, et, étrangers à tout sentiment, ont dévoré l'estomac de leur mère qui contenait quelques morceaux de lard.

Notre magasin attire évidemment tous les ours du voisinage. Le 28 septembre, nous trouvons un de ces plantigrades en train de ronfler devant notre dépôt. En se défiant derrière des pierres, Johansen parvient à quelques pas du dormeur. Entendant du bruit autour de lui, l'animal se réveille, et, au moment où il lève la tête pour examiner les environs, reçoit une balle dans la gorge. Cette blessure ne paraît nullement le gêner, et, d'un pas allègre, il se dirige vers la plage, en lançant à Johansen un regard méprisant tout à fait drôle. De suite nous partons à ses trousses. A peine s'est-il engagé sur la glace qu'il s'affaisse sous une grêle de balles. C'était un des plus grands ours que j'aie vus, mais aussi un des plus maigres. Soit sous la peau, soit autour des entrailles, il ne portait pas le moindre lambeau de graisse. Sans doute à jeun depuis longtemps, il avait absorbé une quantité incroyable de notre lard.

Avant de se livrer à cette orgie, cet animal avait tué les deux oursons qui nous avaient tenus compagnie les jours précédents. A quelque temps de là nous trouvâmes les cadavres des deux victimes. Les empreintes laissées sur la glace racontaient le drame. L'assassin avait d'abord poursuivi un des orphelins, et, après l'avoir tué, s'était rué sur l'autre. Plus tard il avait ramené leurs cadavres sur la plage où il les avait abandonnés sans y toucher.

Pourquoi avait-il commis ce crime? Je ne pus jamais le comprendre. Peut-être voyait-il dans ces deux oursons des compétiteurs dans le combat pour la vie.

Après toutes ces chasses heureuses, nous pouvions considérer l'avenir avec confiance. Nous ne courions plus le risque de mourir de faim.

Le 28 au soir, nous nous installons dans notre hutte. Pour nous chauffer et pour nous éclairer, nous avions fabriqué de véritables lampes grönlandaises avec des feuilles de fer-blanc repliées en soucoupes. Au milieu brûlaient les mèches formées par des morceaux de bandage provenant de notre pharmacie de voyage. La première nuit fut loin d'être bonne. Jusqu'ici nous avions toujours dormi, l'un contre l'autre, blottis dans un même sac. Pensant que nos lampes à huile de morse échaufferaient suffisamment la pièce, nous nous installâmes, séparément, sur le sol du gourbi, chacun avec une couverture. Mal nous en prit. Les lampes éclairaient brillamment, mais n'élevaient guère la température dans cette hutte très imparfaitement close, et toute la nuit nous claquâmes des dents. Jamais nous n'avions encore autant souffert du froid.

Le lendemain, pour ramener un peu de chaleur dans nos corps engourdis, nous absorbons une quantité énorme de bouillon d'ours. Après quoi, nous nous occupons d'installer une couchette plus confortable. L'expérience de la nuit dernière nous a guéris de l'idée de faire lit à part. Avec nos deux couvertures nous confectionnons un sac de couchage que nous étendons sur de moelleuses peaux d'ours. Mais il nous est impossible d'aplanir les pierres pointues qui constituent le matelas. Avec les instruments dont nous disposons, nous ne pouvons parvenir à les détacher du sol gelé; tout l'hiver nous nous retournerons sans cesse sur notre lit, cherchant toujours un endroit un peu moins rugueux pour étendre nos membres endoloris.

Cet aménagement terminé, nous nous occupâmes de la construction d'un fourneau. Un trou dans le toit et une peau d'ours, en guise de tablier, composèrent toute l'installation intérieure. A l'extérieur, pour empêcher le vent de refouler la fumée dans la hutte, nous dressâmes une cheminée en glace et en neige, les seuls matériaux que nous ayons à notre disposition. Elle tirait parfaitement, mais avait l'inconvénient d'avoir besoin de fréquentes réparations. Sous l'influence de la chaleur de l'âtre, la glace fondait et parfois la cheminée devenait une gouttière. Il fallait alors nous transformer en fumistes et recommencer le travail. Aux endroits les plus exposés, afin d'assurer une plus grande stabilité à l'appareil, nous introduisîmes, au milieu de la neige, des os et même des quartiers de viande de morse gelée, en guise de briques.

Notre ordinaire était très peu varié. Tous les matins, du bouillon et du bouilli d'ours, et tous les soirs une friture d'ours. Malgré cette uniformité dans les menus, jamais nous ne nous lassâmes de cette cuisine et jamais nous n'éprouvâmes la moindre inappétence. Un régal pour nous, c'étaient les morceaux de graisse de morse qui avaient brûlé dans les lampes. C'étaient nos friandises, nos gâteaux comme nous les appelions. Si seulement nous avions eu un peu de sucre en poudre, combien meilleurs encore ils nous auraient semblé!

L'INTÉRIEUR DE NOTRE HUTTE

Les quelques provisions du Fram qui nous restaient, nous résolûmes de les conserver précieusement jusqu'au printemps pour nous alimenter pendant la retraite, et, afin de les protéger contre les déprédations des renards, nous les cachâmes soigneusement sous un amas de pierres.

Ces animaux étaient d'un sans-gêne extraordinaire et s'appropriaient tout ce qu'ils rencontraient. Déjà ils nous avaient dérobé des perches en bambou, des harpons, des lignes, enfin une collection de géologie. La perte la plus grande était celle d'une grosse pelote de fil dont nous pensions nous servir pour la confection de vêtements et de chaussures avec nos peaux d'ours. Heureusement, les voleurs avaient respecté le théodolite et mes autres instruments, sans doute parce qu'ils n'avaient pu les emporter. Je laisse à penser dans quelle colère j'entrai lorsque je découvris les méfaits de ces animaux. Pour essayer de retrouver les objets disparus, je suis les pistes des voleurs, lorsqu'à 6 ou 7 mètres de moi j'en aperçois un, tranquillement assis comme pour me narguer. A ma vue, il se met à pousser des glapissements si perçants que je suis obligé de me boucher les oreilles, et il ne prend la fuite que lorsque je le bombarde de pierres. Alors il se sauve lestement et va s'installer sur la paroi terminale du glacier, où il continue son concert lamentable. En revenant, je me creusai le cerveau pour trouver un moyen de nous débarrasser de ces voisins peu scrupuleux. Leur envoyer des balles, il n'y fallait pas songer. Notre provision de munitions était déjà trop entamée pour perdre des cartouches sur un pareil gibier. Nous songeâmes à fabriquer un piège, mais sans aboutir à aucun résultat. Lorsque nous eûmes le temps de nous occuper de la construction d'une trappe, une épaisse couche de neige couvrait déjà le sol et nous empêchait de trouver des pierres suffisamment lourdes pour assurer son efficacité. Tout l'hiver les renards ne cessèrent de causer des déprédations à notre matériel. Un jour, ne nous dérobèrent-ils pas notre thermomètre enregistreur. Après de longues recherches, nous parvînmes à le retrouver, enfoui dans un amas de neige. Pour le préserver désormais, nous le plaçâmes par-dessous une grosse pierre. En dépit de cette précaution, les renards parvinrent à s'en emparer de nouveau; cette fois, malgré tous nos efforts, nous ne pûmes remettre la main dessus.

… Le 15 octobre, le soleil se montre pour la dernière fois au dessus de l'horizon. Désormais, les jours décroissent rapidement; bientôt commencera notre troisième nuit polaire.

Le 8 et le 21 octobre, nous tuons encore deux ours, les derniers de la saison.

Notre vie était très monotone. Les journées débutaient par la préparation du déjeuner, que nous avalions toujours avec appétit, puis nous prenions un peu d'exercice. Nos sorties étaient très courtes, ne possédant plus de vêtements pour supporter de pareils froids. Nos vestes, nos pantalons et nos jerseys n'étaient qu'une loque saturée d'huile et de graisse. Nous avions eu primitivement l'intention de nous refaire une garde-robe avec les peaux d'ours; mais avant d'employer ces pelleteries, il était nécessaire de les nettoyer et de les faire sécher. Les premières peaux prêtes furent employées à la confection d'un nouveau sac de couchage. A cet usage passèrent toutes celles que nous eûmes le temps de préparer et durant l'hiver nous fûmes obligés de continuer à porter nos guenilles.

Le vent, presque toujours violent, rendait les promenades fort peu agréables. Souvent des journées entières s'écoulaient sans que nous ayons mis le nez dehors.

L'après-midi était consacrée à la préparation du dîner et la soirée à celle du souper. Une fois notre estomac satisfait, nous nous roulions dans notre sac pour tâcher de dormir le plus longtemps possible. Dormir et manger, voilà nos seules occupations. Somme toute, l'hiver se passait très agréablement. Grâce aux lampes, le thermomètre, dans la hutte, se maintenait aux environs du point de congélation, une température chaude pour des gens habitués à camper par 40° sous zéro!… Sur les murs l'humidité se déposait en magnifiques cristaux de glace d'une éblouissante blancheur, nous donnant l'illusion de dormir dans une grotte de marbre. Cette splendeur n'allait pas sans inconvénients. Lorsque la température de la hutte s'élevait, tout ce revêtement cristallin fondait et transformait notre lit en un bourbier.

NOS QUARTIERS D'HIVER

Chacun de nous, à tour de rôle, avait sa semaine comme cuisinier. Aucun autre changement ne venait couper la monotonie de notre vie, et c'est par «semaine de cuisine» que nous comptions le temps.

J'avais espéré employer l'hiver à revoir mes observations et mes notes et à écrire une relation de notre voyage. De ce beau projet il n'advint pas grand'chose. Notre hutte ne constituait pas précisément un cabinet de travail commode; on y voyait tout juste clair, et le sol hérissé de pierres pointues ne formait pas un siège confortable sur lequel on pût rester longtemps assis. De plus, j'éprouvais comme un engourdissement du cerveau et ne me sentais nulle envie de prendre la plume. Enfin, mes mains étaient couvertes d'une telle couche de crasse qu'elles noircissaient le papier et le tachaient de graisse. Les feuillets de notre journal pour cette époque semblent couverts du «caviar» de la censure russe.

Bien souvent, il m'est arrivé de ne pouvoir déchiffrer, le lendemain, mes notes de la veille, et, en écrivant ces pages, j'ai la plus grande difficulté à débrouiller ces hiéroglyphes maculés de suie et d'huile. J'ai beau me servir d'une loupe; fréquemment mes efforts restent absolument infructueux.

Pour cette période, mon journal est très laconique; des semaines entières je restais sans rien écrire, sauf les observations météorologiques. Du reste, je n'avais pas le moindre incident à consigner. Les jours succédaient aux jours dans la plus désespérante monotonie. Les extraits suivants de mon journal donnent une idée très précise de l'uniformité de notre vie pendant les neuf mois de notre séjour à la terre François-Joseph.

27 novembre.—Température: −23°. Tempête et tourbillons de neige. Un rideau de profondes ténèbres nous enveloppe et nous sépare du monde extérieur. A peine pouvons-nous distinguer les pierres noires qui pointent à travers la neige blanche et la haute falaise dressée en mur vertical au-dessus de nos têtes.

Les rafales soulèvent des nuages de neige et bruissent tristement à travers les trous et les crevasses du basalte, et cela dure ainsi de toute éternité et cela durera jusqu'à la fin des siècles…

Au pied des rochers, deux hommes se promènent de long en large pour se réchauffer, deux ombres dans la noirceur infinie de la nuit hivernale, et cela durera ainsi jusqu'au printemps.

1er décembre.—Depuis plusieurs jours, temps magnifique. Nous ne nous lassons pas d'admirer ce monde de glace que la lune transforme en une terre de féerie. La falaise se dresse, toute noire dans un éblouissement de blancheur vague, précédée d'une plaine morte qui semble faite de marbre de Paros. Pas un bruit; les montagnes restent silencieuses dans leur carapace rigide, les eaux endormies sous leur nappe cristalline demeurent immobiles… et, dans cette nature vide la lune poursuit toujours sa course pacifique. Un monde mort à travers lequel l'esprit de l'espace flambe en fusées d'aurore boréale.

2 décembre.—Le vent souffle grand frais. Une promenade ne serait pas précisément agréable.

Dans la soirée, un renard nous dérobe la voile de notre kayak, un de nos biens les plus précieux. Elle seule peut nous conduire au Spitzberg. Comment diable cet animal a-t-il pu entraîner un aussi large morceau de toile épaisse qu'alourdit encore une couche de glace, et que voulait-il en faire?… Après de minutieuses recherches nous parvenons à trouver notre voile. N'importe! l'alerte a été chaude.

10 décembre.—Tempête. Johansen s'est aperçu aujourd'hui de la disparition de son kayak. Plus tard, il le retrouve à plusieurs centaines de pas sur la plage. La brise l'avait enlevé et emporté jusque-là. Que les canots volent ainsi à travers les airs, cela commence à devenir singulier.

La nuit dernière, par contre, calme plat et température très douce. Par ce temps de printemps, la promenade est très agréable; depuis longtemps nous n'avons pu en faire une aussi longue. Un véritable plaisir que de pouvoir ainsi remuer de temps à autre. Sans cela, nous finirions par nous engourdir dans une rigidité absolue, comme la nature qui nous entoure. Température −12°.

19 décembre.—De nouveau, temps froid −28°,5. Noël approche. A la maison, tout le monde est occupé aux préparatifs de la fête. Ici, rien de semblable, pas le moindre remue-ménage. Passer le temps est notre seul souci; nous dormons le plus longtemps possible.

… La marmite chante gaiement sur le fourneau. En attendant le déjeuner, je reste assis devant le feu; tout en regardant la flamme, ma pensée s'envole loin… loin, très loin…

A la lumière de la lampe, elle coud. Auprès d'elle, une petite fille, blonde, aux yeux bleus, joue à la poupée. Elle regarde tendrement l'enfant, caresse ses cheveux, et, tout à coup, ses yeux débordent de larmes.

Johansen dort; dans son sommeil, il sourit. Pauvre ami, il rêve, sans doute, à la Noël, là-bas, et à tous ceux qu'il aime! Dors et rêve pendant l'hiver; un jour, enfin, viendra le printemps, la saison du réveil et de l'activité.

22 décembre.—Johansen nettoie notre chenil. Pour fêter la Noël, il veut l'approprier, tout au moins le débarrasser de tous les déchets qui souillent le sol.

24 décembre.—Température à deux heures du soir −24°. Quelle triste veille de Noël!

Là-bas, les cloches sonnent gaiement… Il me semble entendre leur joyeux murmure à travers l'air froid et silencieux de la campagne endormie sous la neige… On vient d'allumer les chandelles des arbres de Noël; et autour les enfants dansent leurs rondes joyeuses… Quand je serai revenu, je donnerai une matinée d'enfants…

Là-bas, aujourd'hui, c'est fête, même dans les plus humbles chaumières. Et nous aussi nous voulons célébrer ce grand jour. Nous nous sommes débarbouillés dans une tasse d'eau chaude, et avons ensuite fait un bout de toilette. Nous avons retourné nos chemises et mis des caleçons propres. Après cela, nous avons l'impression d'avoir changé de peau. Pour la circonstance, nous avons fait une brèche à la petite provision de conserves que nous gardons pour la retraite. Le menu se compose d'un gratin de poisson et de farine de maïs, cuit dans de l'huile de morse; pour dessert, du pain frit dans cette même huile. Demain matin, à déjeuner, nous aurons du chocolat et du pain.

25 décembre.—Un temps de Noël superbe, pas de vent. Une lune éblouissante dans le silence solennel de l'éternité. Pour fêter ce jour de paix et de joie, l'aurore boréale lance le plus merveilleux feu d'artifice.

… Maintenant, voici l'heure des dîners de famille. Je vois le grand-père, toujours solennel, accueillant, le sourire aux lèvres, ses enfants et ses petits-enfants. Au dehors, la neige met sa ouate immaculée sur les bruits du monde. En arrivant, les enfants secouent bruyamment leurs souliers, suspendent leurs paletots, et entrent dans le salon chaud et éblouissant de lumière. Une agréable senteur sort de la cuisine; dans la salle à manger, la table est garnie de friandises et de vins généreux. Tout cela laisse une impression de joie et de bien-être! Patience, patience! vienne seulement l'été; nous aurons aussi notre part de joie… La marche à l'étoile est longue et difficile.

31 décembre.—Finie cette année étrange. Après tout, elle n'a pas été très mauvaise.

Là-bas, au pays, les cloches sonnent joyeusement le départ de la vieille année. Ici, point d'autre bruit que le mugissement du vent sur le glacier. D'épais nuages de neige tourbillonnent sur les montagnes et sur la banquise du fjord, et, à travers le poudroiement blanc, la pleine lune glisse, inconsciente du temps qui marche toujours. Impassible, elle continue sa course silencieuse, indifférente aux malheurs et aux joies des hommes.

NOTRE HUTTE (31 DÉCEMBRE 1895)

Nous sommes isolés au milieu du terrible désert de glace, perdus à des milliers de kilomètres des êtres qui nous sont chers, et sans cesse nos pensées s'envolent vers le pays aimé. Une nouvelle feuille du livre de l'éternité est remplie, une autre s'ouvre. Que contiendra-t-elle?

1er janvier 1896.—Le thermomètre marque 41°,5 sous zéro. Encore une nouvelle année, l'année de la joie et du retour au pays. Dans un clair de lune éblouissant a fini 1895, dans le même clair de lune éblouissant 1896 commence. Mais il fait terriblement froid. Jamais encore, cet hiver, nous n'avons subi pareille température. Je l'ai sentie hier cruellement par une douloureuse «morsure», qui m'a gelé l'extrémité de tous les doigts.

3 janvier.—Temps toujours très clair et température très basse. Le glacier mugit. Comme un géant de glace, il couvre la montagne et jusqu'à la mer étend ses membres rigides dans toutes les directions. Chaque fois que le temps devient froid, le monstre s'agite bruyamment. Par suite de la contraction produite par le froid, des crevasses s'ouvrent dans sa masse cristalline avec un fracas d'artillerie, l'air et le ciel tremblent, le sol même semble s'agiter. Par moment, j'en viens à craindre que tout cet entassement énorme de glace ne s'éboule sur nous.

Johansen fait résonner la hutte de ses ronflements bruyants. Je suis heureux que sa mère ne puisse le voir en ce moment. Elle aurait pitié de son garçon si sale, si déguenillé, le visage constellé de plaques de suie. Patience, vous le reverrez de nouveau sain et sauf, frais et rose.

8 janvier.—Terrible tempête. La nuit dernière, le vent a culbuté le traîneau dressé près de la hutte auquel sont suspendus nos thermomètres. Dès que nous mettons le nez dehors, nous avons la sensation de nous sentir enlevés par les rafales. Nous essayons de dormir; dormir tout le temps, tel est notre seul désir. Souvent, hélas! nos efforts restent infructueux. Oh! ces longues nuits sans sommeil pendant lesquelles nous nous retournons sans cesse sur notre lit de pierres, cherchant, sans jamais la trouver, une place un peu moins dure pour nos membres endoloris!

Un froid terrible envahit les jambes; durant des heures, nous frappons les pieds l'un contre l'autre sans parvenir à les réchauffer. Non, jamais je ne les oublierai, ces nuits atroces. Et, au milieu de ces souffrances, toujours nos pensées se reportent là-bas vers les nôtres.

Le temps marche toujours… Aujourd'hui Liv a trois ans. Elle doit être une grande fille. Pauvre petit être! Tu ne perdras pas ton père. A ton prochain anniversaire j'espère bien être avec toi. Ah! comme nous serons bons amis. Je te raconterai des histoires d'ours, de morses, de renards et de tous ces étranges animaux qui peuplent ces extraordinaires pays.

1er février.—Je souffre d'une nouvelle attaque de rhumatisme.

De jour en jour la lumière augmente; de jour en jour, l'horizon dans le sud devient plus en plus rouge. Bientôt paraîtra le soleil; bientôt la longue nuit de l'hiver sera passée. Le printemps approche. Souvent il m'a paru triste. Est-ce parce qu'il durait peu ou parce qu'il apportait des promesses que l'été ne réalisait pas? Sur cette terre et dans notre situation, le printemps ne sera pas triste; il tiendra sa promesse, il serait vraiment trop cruel à notre égard, s'il ne nous apportait pas la réalisation de nos espérances.

Une singulière existence que la nôtre dans ce trou de troglodyte et dans l'inaction la plus complète. Si seulement nous avions un livre! Comme la vie à bord du Fram nous paraît maintenant agréable, avec les ressources de notre copieuse bibliothèque. Johansen ne cesse de regretter un recueil de nouvelles de Heyse, dont la lecture l'avait charmé et qu'il n'avait pas eu le temps de terminer. Les tables de navigation et l'almanach sont les seuls livres que nous ayons à notre disposition. L'almanach, tant de fois je l'ai lu et relu que je sais par cœur toute la généalogie de la famille royale, toutes les instructions pour soigner les noyés et tout le memento du pêcheur. Quoi qu'il en soit, la vue de ces caractères imprimés est pour nous un réconfort; c'est le faible lien qui nous rattache encore à la civilisation.

Depuis longtemps, tous les sujets de conversation sont épuisés, force nous est donc d'en inventer de nouveaux. Un de nos plus grands plaisirs est de nous représenter la vie que nous mènerons l'an prochain à la maison, au milieu de toutes les bonnes choses dont nous avons désappris l'usage. Nous aurons une maison, des souliers, des vêtements, une bonne nourriture, des boissons réconfortantes. Fréquemment aussi, pour passer le temps, nous nous amusons à supputer la distance à laquelle la dérive a entraîné le Fram vers le nord, et les chances que nos compagnons ont de revenir avant nous. D'après nos prévisions, le navire devra atteindre, dans le courant de l'été prochain, l'Océan entre le Spitzberg et le Grönland, et probablement pourra rentrer en Norvège en août ou septembre[41]. D'autre part, il y a des chances pour qu'il soit arrivé avant nous. Que pensera-t-on alors de nous? A coup sûr tout le monde nous croira perdus.

[41] Une réflexion prophétique dont tous les lecteurs admireront l'exactitude. (N. du trad.)

Sans cesse également nous nous livrons à des conjectures sur la position de la terre sur laquelle nous nous trouvons et sur la distance qui nous reste à parcourir. A plusieurs reprises, j'ai revu et vérifié toutes mes observations depuis notre départ, toujours pour n'aboutir à aucun résultat satisfaisant. Suivant toute probabilité nous devons être sur la côte ouest de la terre François-Joseph, un peu au nord du cap Lofley, sur quelque île entre cet archipel et le Spitzberg, probablement sur la fameuse terre de Gillies dont l'existence est restée jusqu'ici enveloppée de mystères. Mais la mer qui sépare le Spitzberg de l'archipel François-Joseph est relativement étroite, et dans cet espace il n'y a pas place pour une île étendue, à moins qu'elle n'arrive jusque dans le voisinage de la terre du Nord-Est[42]. Or, nous n'avons pu distinguer cette dernière terre, du moins jusqu'ici. Enfin, si nous nous trouvions près du Spitzberg, comment expliquer que l'on ne rencontre pas dans ce dernier archipel des mouettes de Ross, si abondantes dans la région où nous hivernons. Plus j'essaye de résoudre la question, plus elle me paraît insoluble.

[42] En comparant la carte représentant la terre François-Joseph, d'après Payer (page 341), et celle des pages 270–271, le lecteur comprendra la difficulté éprouvée par M. Nansen à s'orienter au milieu de l'archipel où il se trouvait. (N. du trad.)

Un peu plus tard, lorsque le jour devint plus vif, j'aperçus dans l'ouest-sud-ouest, en deux points de l'horizon, une île très éloignée. Cela devenait absolument incompréhensible. S'il était déjà difficile de trouver une place suffisante entre le Spitzberg et l'archipel François-Joseph pour les terres que nous avions découvertes, cela était presque impossible pour celle que nous découvrions maintenant. Cette côte lointaine, située sous le 81° de lat. N. environ, ne pouvait non plus appartenir à la terre du Nord-Est qui ne dépasse guère le 80°; peut-être est-ce une île voisine de cette terre? Si cette dernière hypothèse est exacte, nous n'avons plus loin pour atteindre les eaux libres, et bientôt nous rencontrerons quelque chasseur de phoques norvégien qui nous rapatriera. Combien agréable sera le voyage sur le navire. Ce pauvre sloop nous apparaît dans notre imagination comme un splendide bâtiment offrant toutes les ressources du confort le plus raffiné. Souvent la pensée de la vie facile que nous mènerons à bord ranime notre courage et nous aide à passer moins tristement le temps.

Notre ordinaire n'est pas précisément celui de gourmets. Toujours de la chair d'ours et du lard de morse. Ce manque de variété dans l'alimentation nous paraît particulièrement pénible. Si seulement nous avions eu un peu de sucre et des farineux, notre régime nous eût paru de tous points excellent. Nous rêvons de biscuit, de pommes de terre et de bon pain frais. A notre retour, peut-être même dès que nous aurons rencontré le chasseur de phoques, comme nous rattraperons le temps perdu! Aura-t-il des pommes de terre? Aura-t-il du pain frais? Bast! s'il ne possède pas ces friandises, nous nous contenterons de son pain dur, et comme il nous semblera bon dans une friture!

A bord du chasseur de phoques nous pourrons trouver des vêtements propres… et des livres. Changer de vêtements, endosser du linge frais, c'est là notre désir de tous les instants. Nous sommes dans un état de saleté et de dénuement absolument lamentable. Quand nous voulons passer une heure agréable, nous nous imaginons dans une grande boutique, claire et pimpante, garnie de vêtements de laine neufs, propres et moelleux, parmi lesquels nous avons le droit de choisir. Des chemises, des gilets, des caleçons, de bons et souples pantalons, des jerseys commodes, des bas de laine, des feutres chauds… peut-on concevoir quelque chose de plus délicieux? Et après cela un bain turc! Côte à côte dans notre sac de couchage, nous parlons pendant des heures de toutes ces félicités qui nous paraissent irréalisables. Un jour viendra pourtant où nous pourrons jeter nos guenilles graisseuses qui semblent collées à notre corps.

Nos jambes souffrent particulièrement. A chaque mouvement que nous faisons, nos pantalons écorchent nos genoux. Pour nettoyer ces plaies et les empêcher d'être couvertes de graisse et d'huile, nous devons les laver constamment avec de la mousse ou un morceau de bandage imbibé d'eau que nous faisons chauffer à la lampe.

Jamais auparavant je n'avais compris l'importance du savon dans la vie de l'homme. Toutes nos tentatives pour enlever le plus gros de notre crasse demeurent infructueuses. L'eau n'ayant aucun effet sur cette graisse, nous nous récurons avec de la mousse mélangée de sable. Nous avons, heureusement, en abondance l'un et l'autre dans les murs de la hutte. Le meilleur procédé consistait à oindre nos mains de sang chaud et d'huile, puis à enlever cette couche à l'aide de frictions avec de la mousse. Nos mains devenaient alors aussi douces et aussi blanches que celles d'une jeune élégante. Lorsque nous n'avions pas à notre disposition cette «pâte» d'un nouveau genre, le moyen le plus simple et en même temps le plus efficace était de nous racler la peau avec un couteau.

S'il était difficile de nous débarrasser de la crasse huileuse qui recouvrait tout notre corps, il était absolument impossible de nettoyer nos vêtements. Sans le moindre succès, nous mîmes en œuvre tous les genres de lessive imaginables. Une fois, nous essayâmes du procédé employé par les Eskimos, quoiqu'il ne soit pas précisément très ragoûtant; il n'aboutit non plus à aucun résultat satisfaisant. Une autre fois, nous fîmes bouillir nos chemises dans la marmite. Après une cuisson de plusieurs heures, nous les retirâmes aussi graisseuses qu'auparavant. Le raclage au couteau donna de meilleurs résultats. Nous prenions la chemise entre les dents, la tendions de la main gauche, et, de la droite armée d'un couteau, nous enlevions des couches de graisse qui venaient augmenter notre provision de combustible.

Nous étions couverts d'une longue chevelure et d'une barbe hirsute. Nous avions bien des ciseaux, mais nous n'avions garde de nous en servir. Dans notre délabrement, la barbe qui nous couvrait la gorge et les cheveux qui nous tombaient sur les épaules constituaient un supplément de vêtements très utile. Tout notre système pileux était, comme notre peau, noir comme du charbon. Dans nos faces de ramoneur, les yeux et les dents brillaient d'un éclat fantastique. Nous nous aperçûmes seulement de notre singulier aspect au retour du soleil. Jusque-là, dans l'obscurité de la nuit d'hiver, nous n'avions remarqué aucun changement dans nos physionomies respectives.

Étrange en vérité est notre vie. Si bien souvent elle met notre patience à une rude épreuve, elle n'est cependant pas aussi intolérable qu'on pourrait se l'imaginer. Tout bien considéré, nous n'avions pas lieu de nous plaindre; aussi, pendant tout l'hivernage, notre état moral fut-il excellent. Nous envisagions l'avenir avec sérénité, nous réjouissant à la pensée de toutes les félicités qui nous attendaient. Nous n'avions même pas recours aux disputes pour tuer le temps. C'est pourtant, assure-t-on, une rude épreuve pour deux hommes de vivre aussi longtemps ensemble dans un isolement complet. A notre retour, quelqu'un interrogea Johansen sur nos relations pendant l'hivernage: «Jamais, répondit Johansen, la moindre dispute ne s'est élevée entre nous. Seulement, j'ai la mauvaise habitude de ronfler, et lorsque j'étais trop bruyant, Nansen me donnait des coups de pied dans le dos.» Je dois le confesser, bien souvent j'ai administré à mon compagnon pareil traitement; à ma décharge, je dois ajouter qu'il était peu efficace. Johansen, dès que je le touchais, se retournait simplement de l'autre côté et se rendormait aussi profondément qu'auparavant.

Pour passer le temps, nous dormions le plus longtemps possible, souvent vingt heures sur vingt-quatre. Notre excellent état sanitaire pendant l'hivernage est la preuve que l'éclosion du scorbut n'est pas déterminée par le manque d'exercice, comme on le croit. Lorsque la lumière augmenta, et que la température devint moins basse, nous fîmes de plus fréquentes sorties. Ultérieurement, à l'approche du printemps, les occupations ne nous manquèrent pas pour préparer notre départ.

25 février.—Temps magnifique pour la promenade. Nous éprouvons comme une sensation de printemps. Aujourd'hui, nous avons vu les premiers oiseaux, deux vols de guillemots nains (Mergulus alle) venant du sud-est et se dirigeant vers le nord-ouest… Peu à peu, la lueur rose du soleil s'éteint dans une panne de nuages d'or et la lune se lève brillante. Je reste assis dehors, rêvant que je suis au pays un soir de mai.

29 février.—Le 26, nous pensions revoir le soleil; mais, ce jour-là, le ciel est resté couvert. Aujourd'hui l'astre radieux flamboie au-dessus du glacier. Maintenant il faut économiser notre graisse d'éclairage, afin d'en conserver une provision suffisante pour la retraite.

4 mars.—Ce matin, les crêtes et le glacier sont couverts de guillemots nains.

8 mars.—Nous avons tué aujourd'hui un ours. Il était temps, nos vivres et notre combustible commençaient à diminuer d'une manière inquiétante.

Pensant que ces animaux ne tarderaient pas à revenir bientôt, depuis quelques jours j'ai fait mes préparatifs pour les recevoir. J'ai reprisé mon surtout en toile et remis en état mes mocassins. Maintenant le gibier peut arriver, nous sommes prêts.

Ce matin, Johansen, qui est de semaine, nettoyait la hutte; il allait porter dehors les ordures, lorsqu'en soulevant la portière qui ferme l'entrée du couloir accédant à la cabane, il se trouve nez à nez avec un ours. Sans perdre de temps, il revient prendre son fusil en m'annonçant la bonne nouvelle. A peine s'est-il engagé dans le corridor qu'il rebrousse chemin immédiatement. L'animal, arrêté juste à l'entrée, essaie de pénétrer dans notre abri. Le couloir est très étroit; impossible de se donner du champ pour tirer; à tout hasard, Johansen lâche son coup de feu. Aussitôt après j'entends un sourd grognement et le craquement de la neige sous la chute d'une grosse masse. L'ours n'est que blessé, et, sans en demander davantage, prend de suite la fuite. Pendant ce temps, j'étais resté couché, occupé à la recherche d'un de mes bas. Dès que je suis parvenu à mettre la main dessus, je pars, à mon tour, à la poursuite de l'animal, mais j'arrive trop tard. Johansen lui a donné, affirme-t-il, le coup de grâce, et il va chercher le traîneau pour ramener sa prise. Afin de gagner du temps, je me dirige dans la direction indiquée par mon camarade pour commencer le dépècement. A quelques pas de là, que vois-je? L'ours, soit disant mort, se promène allègrement sur la plage et se dirige vers la banquise. Immédiatement je m'efforce de lui couper la route dans cette direction. Devant cette manœuvre, la bête rebrousse chemin et commence l'escalade du glacier. Heureusement il ne marche plus que sur trois pattes; tout à coup, il perd l'équilibre dans un éboulis de la montagne et dégringole la pente comme une énorme pierre blanche, pour venir mourir à mes pieds.

Pendant cette chasse soufflaient des rafales si terribles qu'à plusieurs reprises, il nous semblait que nous allions être culbutés par le vent. Heureusement la température était douce, seulement 2° sous zéro.

Le dépècement nous donna beaucoup de travail. Notre ours était si gros, qu'un seul homme pouvait à peine le remuer. Après avoir peiné pendant plusieurs heures, nous parvenons à le démembrer et à le couper; une fois les quartiers de viande empilés sur le traîneau, nous nous acheminons gaiement vers l'habitation. Le halage d'un pareil poids contre le vent devient bientôt impossible, et force nous est d'abandonner dans une cache une partie de notre butin. Nous ne rentrons que très tard dans la nuit. Depuis longtemps nous n'avions pas eu un incident aussi mouvementé. Avec le produit de notre chasse nous aurons des vivres pour six semaines.

25 mars.—Au sud-ouest et à l'ouest, la couleur sombre du ciel annonce l'existence d'une grande étendue d'eau libre. Par suite de la douceur de la température, cette nappe doit exister depuis longtemps.

2 avril.—En me réveillant à huit heures du soir, j'entends un animal ronger quelque chose au dehors. Pensant que ce n'est qu'un renard, nous ne prêtons aucune attention à ce bruit. Plus tard, lorsque Johansen sort pour la lecture du thermomètre, il reconnaît de suite des traces d'ours. Après avoir fait le tour de la hutte, notre visiteur est venu flairer à la porte, puis a grimpé sur le toit pour aspirer par la cheminée l'agréable senteur d'une grillade de lard et l'arôme de la chair humaine. Son inspection terminée, il s'est acharné sur une peau de morse pour enlever la graisse qui y est restée adhérente, et, cette collation terminée, s'est acheminé vers les carcasses abandonnées sur le rivage. Johansen me donne l'éveil au moment où il arrive près de ces débris. L'animal est si occupé à arracher les lambeaux de chair restés autour des os que je me glisse tout près de lui, sans qu'il prenne l'alarme. J'aurais pu le toucher du canon de mon fusil, quand, entendant le bruit de mes pas, il lève la tête et m'aperçoit. Immédiatement il lâche sa proie en me lançant un regard de défiance; au même instant, je lui envoie une décharge dans le nez. Après avoir secoué la tête, et vomi un flot de sang, notre ours s'enfuit, sans paraître le moins du monde gêné par ma balle. En toute hâte, je veux recharger; impossible d'extraire la douille. Pendant que je m'efforce de la faire sauter avec mon couteau, l'animal s'arrête et, se tournant de mon côté, fait mine de vouloir m'attaquer. Enfin, je réussis à lui envoyer une nouvelle décharge, mais la bête a la vie dure. Il ne faut pas moins de cinq balles pour la tuer. Après chaque coup, il tombe, puis se relève immédiatement après.

Maintenant que nous avons des vivres et du combustible en quantité suffisante pour la retraite, nous commençons nos préparatifs de départ. Tout d'abord, nous nous confectionnons de nouveaux vêtements avec nos couvertures, et avec nos peaux d'ours, des gants, des chaussures et un sac de couchage. Pour ces travaux, nous nous sommes procuré le fil nécessaire en effilant la toile de plusieurs sacs. Du matin au soir, sans trêve ni repos, nous tirons l'aiguille. La hutte est maintenant transformée en un atelier de tailleur et de cordonnier. Tout en travaillant, sans cesse nous songeons au pays et faisons des plans de voyage. La persistance des taches sombres dans le ciel est un indice favorable; très certainement une grande nappe d'eau doit se trouver dans le sud-ouest. Nous pourrons donc faire en kayak une bonne partie du trajet jusqu'au Spitzberg.

Les visites presque quotidiennes de pétrels arctiques (Procellaria glacialis) et de pagophiles blanches (Larus eburneus) sont également un indice du voisinage de l'eau libre. Les premières pagophiles blanches arrivèrent le 12 mars et, de jour en jour, devinrent plus abondantes. Les mouettes bourgmestres (Larus glaucus) étaient également très nombreuses. Sans manifester la moindre crainte, elles venaient s'installer sur le toit de notre habitation et picoraient tous les détritus et tous les morceaux de viande ou de lard qu'elles trouvaient aux alentours. Pendant l'hiver, les renards avaient fait un continuel sabbat au-dessus de nos têtes. Loin de nous importuner, ce bruit nous était agréable. Il rendait notre solitude moins pénible et nous rappelait la présence d'êtres vivants à côté de nous. Parfois, lorsqu'à moitié endormis, nous entendions ces animaux sauter au-dessus de nos têtes, nous avions l'illusion de nous croire dans un bon lit, et nous nous imaginions que le tumulte provenait des rats qui se livraient à une sarabande dans le grenier de la maison. Lorsque le jour revint, les renards disparurent pour aller s'établir sur les rochers voisins, où la présence de milliers de guillemots leur assurait une vie facile. Les mouettes les remplacèrent sur notre toit, sans nous apporter les agréables illusions que nous avaient causées leurs prédécesseurs. Souvent ces oiseaux étaient si bruyants qu'ils nous réveillaient. Pour avoir un peu de tranquillité, nous devions les effrayer en frappant sur le toit, ou même en sortant brusquement de notre abri, mais, dix minutes plus tard, ils revenaient à leur place favorite.

3 mai.—Les visites d'ours deviennent de plus en plus fréquentes. Le 18 avril, nous en avons vu un se promener sur la plage. Le lendemain, un second est venu rôder autour de la hutte. Aujourd'hui, Johansen réussit à abattre un de ces animaux, et la nuit dernière, deux plantigrades ont inspecté notre dépôt. A la vue du traîneau dressé en l'air qui nous sert de cage aux thermomètres, ils ont pris prudemment la fuite.

Le 9 mai, pendant notre déjeuner, nous entendons au dehors les pas d'un ours. Craignant qu'il ne vienne à dévorer notre provision de graisse, nous nous décidons à le tuer. Dorénavant nous n'abattrons ces animaux que lorsqu'ils s'attaqueront à nos magasins. Nous avons plus de vivres qu'il ne nous est nécessaire, et il est prudent de ménager nos cartouches. Quel malheur de ne pouvoir emporter toutes ces belles peaux!

L'heure du départ est proche et chaque jour nous travaillons avec ardeur à nos préparatifs. La réfection de notre vestiaire terminée, nous abandonnons avec regret nos guenilles, comme lorsque l'on se sépare de vieux serviteurs. Elles nous ont rendu de si grands services! Ces haillons sont tellement saturés d'huile qu'ils pèsent, au moins, le double ou le triple de leur poids primitif. Si on les tordait, ils laisseraient écouler de quoi remplir une petite lampe. Quelle agréable sensation d'enfiler un pantalon neuf, souple et relativement propre.

JOHANSEN TRAVAILLANT ASSIS DANS LE SAC DE COUCHAGE

16 mai.—Encore des ours, une mère et son enfant. Nous avons une telle abondance de vivres, qu'il est absolument inutile de tuer ces animaux, mais il sera amusant de les approcher pour observer leurs allées et venues, et, en même temps, utile de les effrayer pour qu'ils nous laissent en paix la nuit prochaine. A notre vue, la mère se met à grogner, et de suite bat en retraite, poussant devant elle son enfant. De temps à autre, elle s'arrête pour se retourner et observer notre marche. Une fois sur le bord du fjord, la famille s'engage lentement au milieu des hummocks, la mère en tête frayant le passage à son nourrisson. Sur ces entrefaites j'arrive à quelques pas de la petite troupe; aussitôt l'ourse se dirige de mon côté dans une attitude menaçante, approche tout près de moi, renifle bruyamment, et ne se retire qu'après s'être assurée que sa progéniture a maintenant un peu d'avance. Immédiatement je repars en avant, et, en quelques rapides enjambées, rejoins l'ourson. La mère recommence alors la même manœuvre pour dégager son petit et assurer sa retraite. Elle a évidemment le plus vif désir de se jeter sur moi, mais avant tout elle songe à la sécurité de son enfant, et, dès qu'il a gagné un peu de terrain, elle repart. Une fois arrivée sur le glacier, la mère passe en avant pour montrer le chemin à son enfant. La pauvre petite bête ne pouvant marcher rapidement dans la neige, elle le pousse devant elle, tout en surveillant attentivement mes pas et démarches. Sa sollicitude maternelle est vraiment touchante.

Une activité fébrile règne dans la hutte. Nous brûlons du désir de nous mettre en route, et nos préparatifs sont loin d'être terminés. Ah! si nous avions seulement à notre disposition les magasins du Fram. A bord, deux ou trois choses seulement manquaient; ici, en réalité, tout nous fait défaut. Nous sommes réduits aux seules ressources de notre ingéniosité. Que ne donnerions-nous pas pour une boîte de biscuits de chiens, dont il y a tant à bord? Où trouver tout ce dont nous avons besoin?

«Pour une expédition en traîneau, on doit se munir de vivres nourrissants sous un petit volume, variés autant que possible, de vêtements tout à la fois chauds et légers et de véhicules solides et pratiques.» Ainsi s'exprime le Manuel de l'explorateur arctique. Le trajet qui nous reste à parcourir est relativement court, il est vrai; néanmoins il est nécessaire de prendre certaines mesures de précaution.

Au début de l'hiver, nous avions enterré le restant de nos conserves en vue du voyage de printemps. Aussi, en ouvrant le précieux dépôt, quelle n'est pas notre déception de trouver toutes ces excellentes provisions gâtées par l'humidité. Notre farine, notre excellente farine, est moisie, le chocolat complètement dissous et le pemmican corrompu. Nous sommes obligés de tout jeter, sauf une petite quantité de farine de poisson, et quelques morceaux de pain moisi. Pour le sécher et en même temps pour le rendre plus nourrissant, nous le faisons bouillir dans l'huile. Après cette préparation, il devint excellent, et, dans les grandes occasions ou lorsque les autres vivres vinrent à nous manquer, ce fut pour nous un précieux régal. Le temps est malheureusement trop humide et trop froid pour préparer de la viande séchée avec la dépouille de nos ours. Il faut donc nous décider à emporter, comme vivres de campagne, autant de viande et de lard crus que nos embarcations pourront en contenir.

Notre matériel de cuisine est très primitif; il consiste tout simplement en un pot que nous faisons chauffer sur une sorte de brasero, alimenté avec de l'huile de morse. Pour transporter ce combustible, nous emporterons trois boîtes qui ont précédemment contenu du pétrole. Si ces provisions de bouche et de chauffage ne sont pas précisément légères, elles offrent l'avantage de pouvoir être remplacées en cours de route. Sans aucun doute nous rencontrerons en abondance ours, morses et phoques, dans la région que nous allons parcourir.

Nos traîneaux, que nous avons dû couper pour pouvoir les charger facilement sur les kayaks, sont maintenant très incommodes pour le transport des embarcations. Sur ces véhicules, les canots ne se trouvent plus soutenus que dans leur partie médiane et leurs extrémités heurteront à chaque pas les aspérités de la glace. Si, dans notre trajet vers le Spitzberg nous avons la mauvaise chance de trouver la mer fermée et d'être obligés de haler les kayaks à travers la banquise, ils pourront subir des avaries qui peut-être seront irréparables. Pour les protéger, nous les enveloppons de peaux d'ours et élevons le siège des traîneaux, afin qu'ils soient moins exposés aux chocs contre les protubérances de la glace. Malheureusement, pour ce travail d'emballage, les cordes nous font défaut; non sans peine, nous réussissons à les remplacer par des lanières en peau d'ours et de morse.

Nous avions refait, ai-je déjà dit, notre vestiaire. Très inexpérimentés, dans l'art de la coupe et de la couture, nous dûmes consacrer un temps très long à ce travail. Peu à peu, nous devînmes plus adroits; finalement, le résultat de nos efforts fut très satisfaisant. Nos vêtements avaient fort bon air, et nous paraissaient presque élégants. Pour leur conserver leur fraîcheur, nous les gardâmes précieusement pour ne les revêtir que le jour du départ. Johansen parlait même de ne mettre les siens que lorsque nous arriverions en vue d'un pays habité. «Je conserverai mes habits neufs jusqu'au jour de notre retour en Norvège; à aucun prix je ne veux débarquer dans une tenue de pirate, disait mon excellent camarade.»

Restait maintenant à nous confectionner une tente. Après la campagne de l'an dernier, celle que nous avions emportée n'était plus qu'une loque que, pendant l'hiver, les renards avaient achevé de mettre en pièces. Pour nous abriter, nous imaginâmes de dresser nos traîneaux face l'un à l'autre et, sur ces piliers d'un nouveau genre, de placer les kayaks à hauteur d'homme. Autour on entasserait des murs de neige et on couvrirait le tout de nos deux voiles étendues sur les ski et les bâtons. Grâce à cette combinaison nous pûmes nous ménager une sorte de tente. Elle était loin d'être confortable, surtout pour les chasse-neige, mais c'était au moins un abri.

La partie la plus importante de notre équipement consistait dans nos armes à feu. Nous les avions heureusement conservées en bon état. Avant le départ, nous les astiquons et les huilons; pour les tenir propres pendant le voyage, il nous reste encore une petite provision de vaseline. Nous possédons cent cartouches à balle et cent cinquante à plomb. Avec un pareil stock de munitions, nous pourrions encore passer plusieurs hivers sans crainte de mourir de faim et de froid.

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