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Vers le pôle

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CHAPITRE VIII
LA LUTTE POUR LA VIE

1er juin.—Atteindrons-nous enfin, au cours de ce mois qui commence aujourd'hui, la terre si ardemment désirée. Il faut l'espérer et le croire, tandis que le temps marche.

Horizon bouché et neigeux; avec cela, vent contraire. Aussitôt après le départ, nous sommes arrêtés par un canal paraissant, au premier abord, infranchissable. Finalement, les choses tournent mieux que nous n'avons osé l'espérer. Après un détour vers le nord-est, nous parvenons à passer l'obstacle. Au delà nous avons la chance de rencontrer une plaine bien unie; sur cet excellent terrain nous marchons jusqu'à midi. Plus tard, encore une heure et demie de bonne glace, après cela nos tribulations recommencent. Dans toutes les directions la route est coupée par de larges ouvertures. Pendant une heure et demie je cherche en vain un passage.

Combien différentes sont les idées que les expéditions se font sur leurs situations respectives! Si nous réussissons à atteindre la terre avant l'épuisement de nos provisions, nous nous considérerons comme sauvés. Payer, au contraire, se serait cru perdu si, au cours de son excursion à l'archipel François-Joseph, sa ligne de retraite sur le Tegetthoff avait été coupée. Et pourtant il n'était pas, comme nous, épuisé par une marche de deux mois et demi sur la banquise.

Hier, au moment de lever le camp, nous avons entendu le cri d'une pagophile blanche (Larus eburneus). Deux de ces beaux oiseaux blancs volaient au-dessus de nous. Tout d'abord je pris mon fusil pour les tirer, puis me ravisai. Ces mouettes ne valent pas une cartouche.

2 juin.—Dimanche de la Pentecôte. Le chenal qui nous a arrêtés hier s'est agrandi pendant la nuit, et est devenu un très large bassin. Nous nous trouvons sur une île de glace au milieu de cette nappe.

Maintenant il n'y a plus à hésiter, il est absolument nécessaire d'entreprendre le radoubage des kayaks. Une fois les embarcations en état de tenir la mer, nous nous lancerons à travers les fissures de cette banquise toute crevassée.

Installés dans une partie abritée de notre île de glace, nous travaillons commodément sans sentir le moindre vent, tandis que souffle une fraîche brise du sud-ouest. Nous dînons d'un excellent ragoût chaud, un véritable régal, puis, en sybarites, nous nous prélassons dans une douce paresse. De temps à autre un repos est très agréable. Après cela au travail.

Je découds la peau de mon kayak pour exécuter les reprises; après quoi, je resserre tous les liens unissant les pièces de la carcasse. Une longue besogne; il n'y a pas moins de quarante nœuds! Ce travail achevé, le châssis de l'embarcation est aussi solide qu'au moment du départ. Une fois les deux canots remis en état, nous serons parés pour le départ, et désormais pourrons poursuivre notre route, sans crainte d'être, à chaque instant, arrêtés par une nappe d'eau ou par un large chenal. Avant peu même, nous pourrons naviguer au milieu de cette banquise disloquée. Le transport des quelques chiens survivants sera alors une source de difficultés. Aussi devrons-nous nous en séparer. Notre meute est, du reste, réduite à six animaux, et seulement pendant quatre jours encore nous pourrons les nourrir.

CANAL OUVERT A TRAVERS LA BANQUISE (JUIN 1895)

Aujourd'hui la Pentecôte! C'est, dans notre beau pays, l'été gai et riant; ici, c'est la glace, la glace éternelle. La petite Liv ira dîner chez sa grand'mère; peut-être, pour la circonstance, met-elle une nouvelle robe? Un jour viendra où je pourrai, moi aussi, l'accompagner, mais quand?

Nous travaillons toujours à la réparation des embarcations. Dans notre ardeur à la besogne, nous en oublions même de manger. Souvent, pendant vingt-quatre heures de suite, nous peinons sans une minute de repos; parfois même la journée s'écoule avant que nous ayons songé à préparer un repas.

Cette réfection des kayaks exige non seulement un grand effort, mais encore une attention soutenue. A tous les instants les plus minutieuses précautions sont nécessaires, pour ne pas couper une courroie trop vite ou pour ne pas briser une latte de bois en voulant lui donner une courbure trop forte. Nos provisions de matériel sont si restreintes! Nous fûmes récompensés de nos peines; plus tard, nous eûmes la satisfaction de constater que nos embarcations tenaient parfaitement la mer et pouvaient même affronter une tempête.

4 juin.—Avant peu, la mer sera libre ou tout au moins la banquise disloquée. La glace est très mince et très morcelée, en même temps la température s'élève. Hier, le thermomètre est monté au-dessus de zéro, et, à mesure qu'elle tombait, la neige fondait. Aujourd'hui, ciel bleu et soleil resplendissant. Un air de gaieté et de joie rayonne dans tout l'espace, et nous apporte un doux réconfort. L'illusion est si complète que je me crois à la maison, par une belle matinée d'été, devant les riantes perspectives du fjord. Que seulement la mer soit bientôt dégagée et que nous puissions nous servir des kayaks, bientôt nous serons de retour.

Jusqu'ici nous avons pu manger à notre faim. Sans peser nos rations, nous n'avons cependant jamais dépassé la quantité de vivres fixée à l'avance, soit un kilogramme par jour. Désormais, cette ration devra être singulièrement réduite pour être assuré d'avoir des vivres jusqu'au bout. A déjeuner, le menu se compose, pour chacun de nous, de 36 grammes de beurre et 185 grammes de pain de gluten.

Position: par une observation au théodolite, Lat.: 82°17′,8. Long.: 61°16′,5. Comment la terre n'est-elle pas en vue! Peut-être sommes-nous plus à l'est que nous ne le croyons et la terre s'étend-elle dans l'est vers le sud, c'est la seule explication plausible. En tous cas, nous n'avons plus loin jusqu'aux premières îles de l'archipel François-Joseph.

6 juin.—Toujours au travail de la remise en état des kayaks. Demain soir, probablement, nous serons parés pour le départ. Nous n'avons plus que 2kg,293 de beurre, à 36 grammes par jour et par homme il durera encore vingt-trois jours. Ce matin, température +2°. Jamais, jusqu'ici, le thermomètre ne s'était élevé aussi haut. La neige est complètement ramollie et des gouttelettes d'eau suintent des hummocks. La nuit dernière, il est tombé une véritable pluie.

8 juin.—Après un dernier labeur consécutif de vingt-quatre heures, les kayaks sont enfin prêts. Il est véritablement curieux que nous puissions travailler aussi longtemps sans un instant de repos. A la maison, nous serions éreintés et affamés, si nous n'avions ni mangé ni soufflé pendant un aussi long laps de temps. Ici pourtant notre appétit est excellent, et nous ne connaissons pas l'insomnie. Après trois mois et demi de marche à travers la banquise, nous sommes aussi solides que le jour du départ.

La provision de pain peut durer encore trente-cinq ou quarante jours; d'ici là, espérons-le du moins, nous serons hors d'embarras. Déjà, du reste, le gibier commence à paraître. Aujourd'hui, nous nous régalons d'une pagophile blanche, la première viande fraîche que nous ayons mangée depuis longtemps. A coup sûr, elle nous semble excellente, cependant pas autant que l'on pourrait le croire après un régime aussi prolongé de conserves. C'est la meilleure preuve de la qualité de notre ordinaire.

Sous l'influence d'une fraîche brise du sud-est qui s'est levée hier, presque tous les canaux se sont fermés. Ce matin, une tourmente fait rage. Quand même, nous nous mettons en route. A notre grande joie le terrain est relativement facile. La banquise s'étend presque plate, et, sur cette surface unie, la marche devient rapide, en dépit des mauvaises conditions de la neige. Cette neige fraîche adhère aux patins et les empêche de glisser.

A 100 mètres devant soi, impossible de rien distinguer à travers ce poudroiement blanc. Nous sommes transpercés, mais qu'importe ce désagrément, nous marchons vers le but désiré. Plus loin, la route est de nouveau barrée par des canaux entourés d'un labyrinthe de crevasses et de chaînes d'hummocks. Quelques fissures, très larges, sont couvertes d'une marmelade de petits glaçons. Impossible de nous servir des kayaks au milieu de cette bouillie glaciaire; au premier coup de pagaie leur frêle coque serait percée par les aiguilles tranchantes de la glace. Heureusement, sur plusieurs points, les plaques cristallines, entassées les unes sur les autres, forment des ponts suffisamment solides pour permettre le passage de la caravane. Mais, avant de découvrir un passage, que d'allées et venues, et, pendant ce temps, l'attente n'est pas précisément agréable pour celui qui reste en arrière avec les chiens. L'infortuné doit demeurer immobile, exposé au vent et à la neige. Quand mon absence se prolonge, Johansen craint que je ne sois tombé dans quelque crevasse. Seul dans ce désert de glace, les idées les plus étranges vous passent par la tête.

Pour découvrir le terrain devant nous, je grimpe sur des hummocks; la vue de ma silhouette rassure alors pour un moment mon compagnon. Pendant une de ces attentes, Johansen remarque tout à coup un léger balancement du floe; le glaçon semble agité par une faible houle. Serions-nous dans le voisinage de la mer libre? Je n'ose le croire; déjà auparavant nous avons observé de semblables oscillations produites par la pression des blocs les uns contre les autres.

Dans la journée, croisé une piste d'ours dont la date ne peut être déterminée sur cette neige qui oblitère tout en quelques minutes. Probablement elle est d'hier, car à peine les chiens l'ont-ils flairée qu'ils veulent partir en avant. Vieille ou fraîche, n'importe. Un ours est venu jusqu'ici; peut-être allons-nous pouvoir remplir bientôt notre garde-manger qui commence à se vider.

Toute la journée, nous avançons sous des tourbillons de neige fondante. A dix heures du soir, seulement, nous nous arrêtons. Après cette pénible étape, combien nous paraît agréable notre petite tente chaude et confortable. Ce soir-là, le gratin nous paraît encore meilleur que d'habitude.

9 juin.—Nous nous épuisons en efforts surhumains. La surface de la banquise est maintenant recouverte d'une couche de neige fondante, et, dans cette bouillie glaciaire les traîneaux restent embourbés! Et toujours des canaux que nous traversons sur des glaçons en guise de bacs, et toujours de la «jeune glace» très mince (épaisseur maxima: 0m,80). Dans la journée, je n'observe que quelques vieux floes. Pendant une partie de l'étape nous cheminons sur une croûte cristalline dont la puissance ne dépasse pas 0m,30 à 0m,35. Un large bassin d'eau libre a dû exister dans ces parages et, avant peu, s'y reformera. Cette glace, recouverte d'eau, forme une véritable brouelle. Elle est constituée de floes, souvent de très faibles dimensions, serrés les uns contre les autres. Lorsqu'ils se disloqueront, nous pourrons naviguer dans toutes les directions à notre choix.

A chaque éclaircie, nous scrutons avec anxiété l'horizon. Toujours rien ne paraît. A chaque pas, cependant, nous observons des indices du voisinage de la terre et de l'eau libre. Les mouettes deviennent de plus en plus nombreuses; aujourd'hui, j'ai aperçu un guillemot nain (Mergulus alle). Le dénouement approche certainement; dans combien de temps se produira-t-il? Patience et toujours patience!

10 juin.—Les difficultés deviennent de plus en plus terribles. La glace est encore plus inégale et plus découpée que les jours précédents. L'étape n'a guère dépassé trois ou quatre milles. Si le vent du S.-E. ne nous a pas repoussés vers le nord, nous devons être vers 82°8′ ou 82°9′. Sur la couche superficielle de neige grenue, les patins glissent aisément; si par malheur ils atteignent la bouillie glaciaire sous-jacente, les traîneaux restent embourbés.

11 juin.—Quelle vie monotone que la nôtre! Les jours succèdent aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois; toujours les mêmes difficultés et le même labeur incessant, un jour plus facile et le lendemain plus pénible.

Nous n'avons plus que cinq tireurs, trois à mon véhicule, deux à celui de Johansen. Si avant trois jours nous n'avons pu nous ravitailler, nous ne pourrons plus les nourrir.

Toujours nous espérons atteindre la fin de cette terrible banquise et toujours nous ne voyons qu'un monotone panorama de glace infinie. Aucune terre, aucun bassin d'eau libre! Pourtant nous devons être à la même latitude que le cap Fligely, ou, en mettant les choses au pire, à quelques minutes plus au nord. Nous ne savons où nous sommes et nous ignorons quand cette situation prendra fin et… nos provisions diminuent de jour en jour. L'un après l'autre, nos derniers chiens doivent être sacrifiés. Bientôt la marche deviendra complètement impossible sur cette neige détrempée. Les chiens enfoncent à chaque pas et nous pataugeons jusqu'aux genoux. Parfois, nous éprouvons un moment de défaillance devant d'inextricables dédales de canaux et d'amoncellements de blocs à travers lesquels toute route semble, au premier abord, impossible. Quand même, il faut avancer, le salut est à ce prix.

Dans notre détresse, la moindre chose suffit à nous rendre un peu d'espoir. Hier, la rencontre d'une petite morue (Gadus polaris) dans une nappe d'eau nous a réconfortés. Cette mer est poissonneuse; nous ne courons donc pas le risque de mourir de faim.

13 juin.—Toujours la même banquise convulsée et le même temps abominable. A chaque pas, la couche de neige superficielle cède sous le poids des traîneaux, et les véhicules restent embourbés pendant que les chiens barbotent impuissants. Encore de larges fissures de très mauvaise apparence. Nous poussons en travers des glaçons pour former une sorte de pont. Au moment d'effectuer le passage, un ouragan se déchaîne et détruit notre ouvrage. Impossible de voir à deux pas devant soi à travers les tourbillons de neige chassés par la tourmente. Il faut nous résoudre à camper. Quatre heures de marche terrible. Distance parcourue: un mille. C'est à désespérer.

13 juin.—Je pars en avant. Johansen amène ensuite mon traîneau, puis le sien. Une fois le terrain reconnu sur une certaine distance, je retourne en arrière chercher mon véhicule, pour repartir ensuite à la découverte. Toute la journée nous recommençons cette longue et pénible manœuvre. Si nous ne marchons pas rapidement, au moins nous avançons; c'est déjà quelque chose. La banquise est maintenant toute hérissée d'hummocks et toute déchirée de canaux remplis de petits fragments de glace. Nulle part la moindre surface plane; rien qu'une masse de débris entassés dans un désordre effrayant. C'est, ma parole, à désespérer. Partout la route est fermée; il semble véritablement que nous soyons définitivement bloqués. Impossible de lancer les kayaks; sur ces nappes encombrées d'aiguilles de glaçons, leurs coques seraient immédiatement percées. Lorsque du haut d'un monticule j'examine l'horizon, toujours je me pose les mêmes questions: Nos provisions sont-elles suffisantes pour attendre la fusion de la neige et la dislocation de la banquise, et aurons-nous des chances de trouver suffisamment de gibier pour subsister jusque-là?

L'étape n'est que de deux milles.

14 juin.—Il y a trois mois que nous avons quitté le Fram, juste le quart d'une année. Depuis cette date, nous errons sur la banquise polaire. Quand arriverons-nous au terme de nos tribulations? Nul ne le sait.

Dans la matinée, une saute de vent au nord-est détermine une baisse de la température. Sur la nappe verglassée, le traînage devient facile. Malheureusement, dans la soirée, la neige recommence; toute la nuit, elle tombe et couvre la glace d'une épaisse couche absolument impraticable. Dans ces conditions, ce serait folie de se remettre en route. Nous restons donc sous la tente. Quand on ne travaille pas, on n'a pas le droit de manger. Le déjeuner est réduit au strict nécessaire; pourtant nous sommes affamés comme des loups.

Je passe la journée à reviser mes calculs d'observations. Depuis le départ, aucune erreur n'a été commise. Nous nous trouvons par 82°26′ Lat. et 57°40′ Long. Est. de Gr. Depuis le 4 juin, la dérive nous a donc poussés dans le nord-ouest. Ainsi, tous les efforts des jours précédents ont été dépensés en pure perte. A mesure que nous avancions vers le sud, au prix des plus terribles fatigues, le lent mouvement des eaux nous rejetait en arrière. Dans notre détresse, une seule espérance nous reste: cette dérive va peut-être nous porter vers des eaux libres. D'après les résultats de l'observation prise aujourd'hui, de plus en plus je doute que nous nous trouvions à l'est du cap Fligely. Probablement la première terre que nous verrons sera le Spitzberg. Nous avons probablement dépassé l'archipel François-Joseph. Si nous sommes aussi loin vers l'ouest que je le suppose, bientôt nous trouverons de larges étendues d'eau libre; il sera alors facile d'atteindre le Spitzberg, la délivrance! Mais rencontrerons-nous assez de gibier sur la route pour notre nourriture?

15 juin.—La situation devient désespérée. Impossible d'avancer sur cette neige détrempée et sur cette glace toute hérissée d'obstacles. Peut-être devrions-nous abattre nos derniers chiens pour nous en nourrir, et poursuivre notre route en halant nous-mêmes les traîneaux. Nous aurions ainsi un supplément de quinze ou vingt jours de vivres. Peut-être aussi, sommes-nous près de terre ou dans le voisinage de larges nappes d'eau libre. Le plus sage est donc de continuer.

Nous abattons deux chiens. Au départ, l'un d'eux avait les jambes comme paralysées; à chaque pas, il tombait sans pouvoir se relever.

Notre meute est réduite à trois tireurs. Néanmoins nous avançons toujours, mais au prix de quelles fatigues! Lorsque la glace est accidentée, il devient nécessaire de haler successivement chaque traîneau; par suite, le même chemin doit être parcouru trois fois. Quoiqu'il en soit, nous gagnons une petite distance vers le sud. Toujours la couleur du ciel indique l'existence de nombreuses nappes d'eau dans cette direction.

Hier soir, nous nous sommes mis en marche à dix heures et nous n'avons campé qu'à six heures ce matin. Le repas se compose d'une soupe au sang de chien, un véritable régal! Depuis plusieurs jours, j'ai supprimé le dîner, ne trouvant pas nos progrès vers le sud suffisants pour nous permettre une belle débauche.

Nous avons 148 cartouches à plomb, 195 à balle. Avec de pareilles ressources en munitions, nous pourrons nous procurer une bonne quantité de vivres. Au pis aller, si nous n'abattons que des oiseaux, 148 mouettes nous fourniront toujours une nourriture suffisante pendant quelque temps. Cette inspection de notre arsenal me réconforte, après tant de surprises désagréables. Nous pouvons certainement prolonger la lutte encore pendant trois mois; d'ici là, notre position deviendra meilleure, du moins je dois l'espérer. De plus, il est possible de prendre des mouettes avec un hameçon; enfin, en dernière ressource, nous nous nourrirons de petits crustacés marins capturés à l'aide d'un filet. Si nous ne réussissons pas à atteindre le Spitzberg avant le départ des derniers pêcheurs norvégiens, un hivernage sur cette terre sera une vie de délices comparée à celle que nous menons sur cette terrible banquise, travaillant, sans trêve ni merci, au plus rude labeur, sans jamais apercevoir le terme de tant de fatigues et de tant de dangers. A aucun prix, je ne voudrais revivre de tels jours! Nous payons chèrement la négligence commise en ne remontant pas à temps les montres. Quand même, espérons! La nuit la plus noire ne précède-t-elle pas l'aurore?

Les jours succèdent aux jours; toujours le même labeur épuisant du halage des traîneaux sur une neige détrempée. Tant d'efforts aboutissent à un faible résultat; avec cela, les vivres sont presque épuisés. Les rations des chiens, réduites au strict nécessaire, se composent seulement de quelques débris, tout juste suffisants pour les empêcher de mourir de faim. Nous sommes littéralement épuisés et affamés. Dans ces conditions, je suis résolu à tuer tout ce que nous trouverons sur notre route, même les mouettes, lorsque nous en apercevrons.

La traversée des canaux, tout remplis de fragments de glace, devient de plus en plus difficile. De vastes espaces sont couverts de petits glaçons sans résistance; à chaque instant, l'un de nous prend un bain de pied fort désagréable.

18 juin.—Une brise très fraîche s'élève de l'ouest; probablement elle rejette la banquise en arrière, vers le nord, et nous fait perdre tout le terrain gagné au prix de tant d'efforts. Allons-nous ainsi, tout l'été, dériver au gré des vents et des courants, sans jamais pouvoir sortir de cette impasse!

A midi, position: 82°19′. J'ai tué deux pétrels arctiques et un guillemot de Brünnich (Uria Brunnichii). Nos rations vont pouvoir être légèrement augmentées; à mon grand désespoir, j'ai manqué deux phoques.

19 juin.—Avant le déjeuner, je pars reconnaître le terrain vers le sud. La glace est d'abord unie, puis bientôt apparaît un labyrinthe inextricable de canaux. Quoique les kayaks prennent eau de toutes parts, nous nous décidons à faire route sur ces esquifs à travers les fissures ouvertes dans la banquise.

La neige est toujours détrempée; à chaque pas, entre les, hummocks, on enfonce profondément dans cette couche molle et glacée.

Après le déjeuner, composé de 45 grammes de pain et de la même quantité de pemmican, les kayaks sont radoubés pour que les approvisionnements ne soient pas complètement détrempés lorsque les embarcations seront mises à l'eau.

Après un souper aussi frugal que le déjeuner, 54 grammes de pain de gluten et 27 grammes de beurre, nous nous couchons. Qui dort dîne. Pour nous, il s'agit de vivre le plus longtemps possible sans manger. La situation devient très critique: aucun gibier; plus de vivres, pour ainsi dire, et, dans toutes les directions, une banquise absolument impraticable.

J'ai essayé de capturer des crustacés à l'aide d'un filet. Insuccès complet. Je n'en ai recueilli qu'un très petit nombre, avec un ptéropode (Clio borealis). Toute la nuit je me creuse la cervelle pour trouver un moyen de nous sortir d'embarras. A coup sûr, le salut viendra!

A tout prix, nous devons gagner la terre avant que nos maigres provisions soient complètement épuisées; pour cela, il faut nous débarrasser d'une partie de nos bagages. Quand le moment sera venu, nous prendrons seulement nos fusils, nos kayaks, les quelques conserves qui nous restent et nous abandonnerons le surplus de notre équipement, la tente, le sac de couchage, la pharmacie, et tous les vêtements qui ne sont pas strictement indispensables.

CANAUX DANS LA BANQUISE (20 JUIN 1895)

20 juin.—Des vols de guillemots passent et repassent; parfois ils s'arrêtent juste devant l'entrée de la tente, et font entendre, autour de notre abri, un joyeux babillage. De trop petits oiseaux qui ne valent pas la poudre. Depuis que le vent d'ouest souffle, la faune ailée est devenue bien plus nombreuse.

LA TRAVERSÉE D'UN LAC

La mince couche verglassée qui recouvre la neige détrempée, se brise sous le poids des traîneaux et les véhicules restent embourbés. Pour les remettre en marche, l'un de nous doit s'atteler en avant, tandis que l'autre pousse vigoureusement par derrière. Même les ski enfoncent dans cette bouillie spongieuse. De plus, de nombreux canaux d'eau libre nous coupent le passage et nous obligent à de longs détours.

Après plusieurs heures de marche, la route est barrée par une large nappe d'eau. Pour la traverser, l'emploi des embarcations devient absolument nécessaire.

Une fois mis à l'eau, nous attachons les kayaks bord contre bord, au moyen de ski passés dans les courroies de la couverture supérieure des canots, de manière à former une même masse bien rigide. Sur l'espèce de pont ainsi formé, nous plaçons ensuite les traîneaux avec leurs chargements. Nous ne savions trop ce que nous allions faire des chiens, lorsque, eux-mêmes, se chargèrent de nous tirer d'embarras. A peine les véhicules sont-ils chargés que nos fidèles compagnons se couchent sur le pont et y demeurent absolument immobiles, comme si toute leur vie ils avaient été habitués à ce genre de locomotion.

Pendant ces préparatifs, un phoque vient tout à coup rôder autour de nous. Pour pouvoir le harponner et l'empêcher de couler, j'attends que les kayaks soient parés. C'était agir comme le héron de la fable. Une fois que nous fûmes prêts, le gibier se garda de reparaître. Déjà, auparavant, plusieurs de ces amphibies s'étaient montrés un instant pour disparaître ensuite définitivement. C'est à croire que ces animaux sont envoyés pour retarder notre marche par leurs apparitions décevantes. Enfin, nous «poussons» pour commencer notre navigation.

Un véritable convoi de bohémiens que ces deux singuliers esquifs chargés de traîneaux, de sacs et de chiens. Quoique la manœuvre de la pagaie au milieu de ces impedimenta ne soit pas précisément facile, nous réussissons à faire de la route. Nous devrons nous estimer très heureux si, toute la journée, nous pouvons avancer ainsi, sans grande fatigue, au lieu de nous épuiser au halage des traîneaux sur une neige détrempée. Les kayaks ne sont pas complètement étanches; à plusieurs reprises, l'emploi des pompes devient nécessaire. Mais, qu'est-ce que cela! Tout notre désir serait maintenant de voir s'étendre à perte de vue, devant nous, l'eau libre.

Une fois arrivé à l'extrémité du lac, je saute sur la glace; au même instant, j'entends derrière moi un grand clapotement. Un phoque, qui était couché là, venait de plonger. Quelques minutes après, un second clapotement; un autre phoque (Phoca barbata) montre sa tête curieuse au-dessus de l'eau, s'ébroue pendant quelques instants, puis plonge sous la lisière de la glace, avant que j'ai eu le temps de saisir mon fusil. Tandis que je suis occupé à haler sur le bord l'un des traîneaux, l'animal apparaît de nouveau tout près de nous, soufflant et s'ébattant à notre nez, comme pour nous narguer. Mon fusil se trouve au fond du canot. Encore une fois, cette magnifique occasion m'échappe. «Prends ton fusil et tire, criai-je aussitôt à Johansen; surtout vise bien, ne le manque pas.» En un clin d'œil, mon compagnon épaule et, juste au moment où le phoque va disparaître, lâche la détente. L'animal, après avoir fait un tour sur lui-même, flotte à la surface, la tête couverte de sang. Laissant glisser le traîneau sur la pente, je saisis le harpon, et, de toute la vigueur de mon bras, le lance dans l'échine grasse de l'amphibie. La bête est encore en vie. Craignant que le harpon ne se détache, je frappe le phoque d'un solide coup de couteau dans la gorge; une hémorragie abondante se déclare, un large flot de sang rougit la mer. Quel regret de perdre ce précieux régal! Mais à cela il n'y a aucun remède. Craignant toujours de voir notre proie nous échapper, je lui décoche un second harpon. Pendant ce temps, le traîneau, à moitié débarqué, continuant sa glissade sur la pente, repousse les kayaks. J'essaie en vain de replacer le véhicule sur les canots; impossible! L'avant reste dans l'eau, l'arrière sur le pont de l'esquif. Sous ce poids mal réparti, les kayaks donnent de la bande, se couchent et se remplissent d'eau avec une rapidité effrayante. Le fourneau avec son précieux contenu tombe à la mer et s'en va à la dérive. Les ski filent d'un autre côté; les kayaks enfoncent de plus en plus. Tout notre matériel est maintenant à l'eau en voie de perdition. Il n'y a plus à hésiter, il faut lâcher le phoque pour sauver les embarcations, et ce n'est pas un petit travail; alourdies par l'eau qui les remplit, il devient très difficile de les soulever et de les mettre au sec. Cela fait, nous revenons à notre gibier. Halant lentement la ligne du harpon, nous ramenons la bête vers le bord; après un long travail, nous réussissons à la tirer hors de l'eau. C'est alors une joie délirante, une joie de sauvages affamés qui vont enfin pouvoir se repaître. Un kayak plein d'eau et des vêtements mouillés, qu'est-ce que cela en comparaison de la valeur de notre prise? Ce phoque nous sauve la vie.

Maintenant il s'agit de tout remettre en ordre et en état. Voyons d'abord la chose la plus importante: les cartouches. Placées dans une cassette absolument étanche, elles n'ont heureusement subi aucun dommage. Par contre, la boîte contenant notre petite provision de poudre est absolument remplie d'eau. Le pain est également tout imprégné d'eau salée; dans notre situation, cela est de peu d'importance; il n'en aura pas moins bon goût. En somme les dégâts sont peu importants.

Après cette heureuse chance, le campement est établi. De suite notre phoque est découpé et ses quartiers soigneusement mis à l'abri de tout dommage. Rarement des hommes ont été plus heureux que nous. Confortablement étendus dans notre sac, nous mangeons à notre satiété. Depuis longtemps cela ne nous était pas arrivé. Et quelle viande succulente que ce phoque! Pour le moment, le meilleur parti est de camper et d'attendre la dislocation de la banquise en subsistant des produits de notre chasse.

22 juin.—Hier, nous étions tristes et abattus, à moitié morts de faim, incapables de nous frayer un chemin à travers les amoncellements de glace. La situation paraissait désespérée. Maintenant la vie s'ouvre devant nous gaie et heureuse. Le plus petit incident suffit à changer le cours des choses.

Nous avons des vivres et du combustible pour plus d'un mois. Désormais, inutile de nous presser; nous pouvons nous reposer, réparer les kayaks, les aménager pour le transport des traîneaux et des bagages et attendre un changement dans l'état des glaces. Après bien des jours de diète, nous pouvons manger tout notre saoul.

Dimanche 23 juin.—La veille de la Saint-Jean et un dimanche. Aujourd'hui, en Norvège, quelle joie! tout le monde s'en va fêter l'été dans les belles forêts, respirer le bon air balsamique des pins et oublier dans le calme de la campagne joyeuse les vicissitudes de l'existence, tandis que nous sommes là, perdus sur la banquise, toujours incertains de notre sort, réduits à manger de la viande et du lard de phoque. Peut-être serons-nous encore obligés de passer un troisième hiver au milieu des glaces? La perspective n'est pas précisément agréable.

Après un régime d'abstinence, nous pouvons maintenant manger autant et aussi souvent que nous le désirons. La chair du phoque constitue une nourriture très agréable et sa graisse, d'un goût excellent, peut, à mon avis, remplacer le beurre. Aucun autre ordinaire ne nous semblerait meilleur. Hier, le menu du déjeuner se composait de graisse crue, et celui du dîner d'une grillade digne de feu Vatel. Si seulement nous avions eu un bock pour l'arroser! Pour le souper, je fais frire des crêpes au sang de phoque; c'est un véritable succès. Johansen déclare mon plat de premier ordre. Par contre, la cuisine sur une lampe alimentée avec de l'huile de phoque n'est pas précisément agréable. Une fumée acre et épaisse remplit la tente et aveugle le malheureux coq. Un jour, les choses faillirent tourner au tragique. La graisse et l'huile ayant pris feu, pour éviter d'être brûlés, en toute hâte, nous dûmes sortir. Aussitôt après, la lampe fit explosion, propageant partout l'incendie. A grand'peine, nous réussîmes à sauver la tente, sans cependant éviter que le brasier n'y fît une large brèche. Une fois tout remis en ordre, je rallumai le fourneau pour terminer la friture. A coup sûr, ces crêpes au sang de phoque et au sucre sont le mets le plus délicat que nous ayons jamais goûté.

Le déjeuner est d'autant plus gai que nous venons de constater un rapide progrès de la dérive vers le sud. L'observation d'aujourd'hui nous place par 81°4′,3 et 57°48′ Long. Est. En trois jours, sous l'influence de vents d'ouest et de sud-ouest, nous avons gagné environ quatorze milles vers le sud.

24 juin.—Cette date est naturellement fêtée avec la plus grande solennité. Elle est pour nous un triple anniversaire. Il y a juste deux ans que nous avons quitté la Norvège, cent jours que avons abandonné le Fram; de plus, c'est la fête du soleil, du plein été.

Toute cette journée de repos, nous la passons à rêver au bon temps qui viendra certainement tôt ou tard, à étudier nos cartes, à faire des projets et à nous distraire dans la lecture des seuls livres que nous avons: La Connaissance des Temps et les tables nautiques.

Au cours d'une promenade le long d'un canal voisin, Johansen a la mauvaise chance de manquer un phoque stellé.

Le souper que nous prenons très tard dans la nuit se compose, comme celui de la veille, de crêpes au sang de phoque et au sucre. Ce mets absolument exquis est toujours pour nous un véritable régal. La cuisson sur la lampe à huile est longue. Pour pouvoir manger les crêpes chaudes, nous les avalons une à une, à mesure qu'elles sont prêtes. Un service qui n'est guère économique; entre chaque bouchée, l'appétit a le temps de se réveiller. Après cela, nous dégustons de la confiture d'airelles. De son séjour dans l'eau de mer, lors du naufrage de l'autre jour, elle a conservé une salure très sensible; notre palais ne lui trouve pas moins bon goût. A huit heures du matin seulement, ce repas pantagruélique finit, et nous nous couchons.

A midi, je me lève pour prendre une observation. Un soleil éclatant brille dans un ciel bleu; depuis longtemps, nous n'avons pas eu une journée aussi belle. La glace scintille comme un immense diamant; la nappe d'eau située devant le campement, pareille à un petit lac perdu dans les montagnes, reflète tout le paysage dans ses eaux transparentes. Pas un souffle de vent, l'air est absolument calme; dans cette gaieté de la nature je rêve au pays.

En allant puiser de l'eau pour faire la soupe destinée au déjeuner, j'aperçois un phoque tout près de moi. Aussitôt je saute en kayak; à peine le canot est-il à la mer qu'il prend eau comme une écumoire. Pour éviter de couler à pic, je dois revenir en toute hâte vers la rive. Comme j'étais occupé à écoper, le phoque reparaît juste en face de moi. Je saisis mon fusil et lui envoie une balle bien ajustée. L'animal, frappé à mort du coup, flotte comme un bouchon. Aussitôt je m'élance en kayak et le harponne solidement. Désormais, sans crainte de perdre mon gibier, je le remorque vers la rive. Pendant cette manœuvre, l'eau monte de plus en plus dans mon misérable bachot; bientôt je suis complètement trempé jusqu'à la ceinture. Je tire ensuite ma prise jusque devant la tente, et la dépouille, en ayant soin de perdre le moins possible du précieux sang.

Après avoir revêtu des vêtements secs et mis les autres à sécher au soleil, je me glisse dans le sac.

Maintenant la tente nous offre un abri relativement chaud. La nuit dernière, la température était si élevée que nous avons dû coucher sans couverture. Au retour de cette expédition cynégétique, je trouve Johansen profondément endormi; un de ses pieds, absolument nu, passe en dehors de notre abri, sans qu'il ait la moindre sensation de froid.

D'après les résultats de mon observation de midi, notre radeau de glace ne dérive plus vers le sud, malgré la persistance des vents de nord. Peut-être la banquise est-elle fixe contre la côte. Cela n'est pas improbable, maintenant nous ne pouvons être loin de la terre.

27 juin.—Toujours la même vie monotone, le même vent, le même temps brumeux et les mêmes réflexions sur l'avenir.

La nuit dernière, tempête de nord accompagnée d'une chute de grésil qui frappe bruyamment contre la tente comme une forte pluie. La neige fond au contact de la toile et l'eau coule le long de ses parois. Par un pareil temps combien confortable nous semble notre abri! Bien au chaud dans notre sac, nous pouvons nous imaginer que nous dérivons rapidement vers l'ouest, bien que, peut-être, notre glaçon reste complètement immobile. Très certainement, un vent d'est nous poussera dans l'ouest et ensuite dans le sud. J'espère que nous dériverons vers le chenal qui sépare la terre François-Joseph du Spitzberg.

L'aspect des ouvertures de la banquise s'est beaucoup modifié. La grande nappe située devant nous est presque fermée. Tout autour de nous, des pressions se sont produites et ont rapproché les glaces.

En vue de notre prochain départ, nous préparons du pemmican avec les phoques que nous avons tués. Près de notre campement, Johansen découvre une petite nappe d'eau douce. Désormais nous n'aurons plus besoin de faire fondre de la glace. C'est la première eau de bonne qualité que nous ayons trouvée.

Les phoques ne se montrent plus; en revanche, les oiseaux sont toujours très abondants et très peu farouches. Hier, deux pagophiles blanches sont venues enlever un morceau de lard à deux pas de nous. Deux fois nous les avons chassées, deux fois elles sont revenues à la charge. Si le gros gibier fait défaut, il faudra nous rabattre sur les volatiles.

En attendant la fusion complète de la neige, nous faisons nos préparatifs du départ. Notre vie ressemble à celle d'une tribu d'Eskimos qui, partie pour récolter du foin sur les bords d'un fjord, trouve qu'il est trop court et attend qu'il pousse. La neige fond bien lentement.

30 juin.—Nous voici à la fin de juin, à peu près à la même place qu'au commencement du mois. La banquise est toujours couverte d'une couche de neige détrempée.

Le temps est magnifique. Assis aujourd'hui à côté de la tente, nous éprouvons une douce sensation de chaleur. Devant nous s'étend la banquise ruisselante de lumière dans un grand calme de chose morte. Ah! que le temps doit être beau tout là-bas, je sais bien où, dans cette Norvège aimée! Le fjord scintille dans une campagne souriante, et vous, chère femme, je vous vois assise, avec la petite Liv, au milieu de cette nature aimable. Peut-être en ce moment-ci vous promenez-vous dans notre canot sur l'eau calme de la baie? Je m'absorbe dans ces pensées, puis, tout à coup, en relevant la tête, la vue de la banquise me rappelle à la réalité. Avant de vous revoir, chers petits êtres, par quelles péripéties passerons-nous?

De la glace, de la glace, toujours et partout une immense blancheur. Hélas! elle est trop immaculée. Avec quelle joie nous apercevrions cet horizon éblouissant maculé par une petite tache noire marquant l'emplacement d'une terre. Depuis deux mois nous l'attendons avec anxiété cette apparition, et jamais elle ne vient.

Mercredi 3 juillet.—Pourquoi prendre mon crayon? Je n'ai rien de nouveau à écrire. Toujours la même vie monotone, et toujours la même hantise des êtres adorés. Les jours se suivent et se ressemblent. Un vent de sud nous a repoussés vers le nord. Nous voici maintenant par 82°8′,4. Hier et avant-hier par extraordinaire un beau soleil. L'horizon est très clair dans le sud; en vain nous l'avons observé. Toujours pas de terre!

C'est à n'y rien comprendre. La nuit dernière neige. Jamais de pluie, c'est à désespérer. Cette neige fraîche forme une épaisse couche sur l'ancienne nappe et empêche sa fusion. Le vent paraît cependant ouvrir de nouveaux canaux dans la banquise.

Dimanche 6 juillet.—Température +1°. Cette nuit est enfin arrivée la pluie si impatiemment attendue, une bonne pluie qui dure toute la matinée. La neige est maintenant complètement détrempée. Si pareille averse tombait pendant une semaine, la banquise serait nettoyée de l'épaisse bouillie qui la recouvre. Mais non, le froid reprendra bientôt; une couche de verglas se formera, et nous devrons encore attendre le moment de nous remettre en marche. J'ai déjà éprouvé trop de désillusions pour garder l'espoir. Cette vie est une école de patience.

Pendant ce temps, nous travaillons à rendre étanches les coques des kayaks. Quand le moment du départ sera venu, tout sera prêt pour une mise en route rapide. Il y a quelques jours, nous avons dû encore tuer un de nos fidèles compagnons. Maintenant il ne nous reste plus que deux chiens, Kaïfas et Suggen. Ceux-là, nous les garderons jusqu'à la dernière extrémité.

Tout à coup, avant-hier, nous découvrons une tache noire dans l'est, très loin à l'horizon. Vite la lunette. La tache dépasse les hummocks les plus élevés et a l'apparence d'un rocher émergeant au milieu de neiges. Du sommet du plus haut monticule, j'observe attentivement cette apparition mystérieuse. Elle est trop grande pour être quelque empilement de blocs noircis par du gravier; il n'est guère probable cependant que cela soit une île. Nous dérivons certainement, et nous voyons toujours cette tache dans la même position par rapport à nous. Le lendemain, elle est toujours en vue sous le même angle. C'est probablement quelque iceberg.

Dès que l'horizon s'éclaire dans la direction du sud, nous nous dirigeons vers la tour de guet, un hummock élevé, voisin de la tente, toujours dans l'espérance d'apercevoir la terre. Autant de promenades, autant d'espoirs déçus, partout le même horizon blanc. Chaque jour, également, j'examine aux environs du campement l'état de la neige, et constate avec dépit que son épaisseur n'a guère diminué. Par moments, je viens à douter qu'elle puisse disparaître cet été. Si la neige ne fond pas, terrible deviendra notre position. Le meilleur alors pour nous sera d'hiverner à la terre François-Joseph ou ailleurs. Pendant que je suis absorbé dans ces réflexions, la pluie survient. Aussitôt s'envolent nos noires pensées; de suite nous nous berçons de l'espoir de rentrer bientôt en Norvège. Comme là-bas, la vie sera agréable après cette terrible aventure.

NOS DEUX DERNIERS CHIENS: KAÏFAS ET SUGGEN

10 juillet.—Maintenant que notre vie devient plus intéressante, j'ai moins de goût qu'auparavant à écrire mon journal. Tout me devient de plus en plus indifférent. Nous n'attendons qu'une chose, la débâcle, et elle ne vient pas. Qu'écrirai-je sur mon carnet? Toujours la même chose. Nous avons bien mangé, et ronflé vingt-quatre heures.

Toute la journée du 6, pluie. Pour fêter cet heureux événement, un chocolat bouillant est servi au souper; comme plat de résistance, de la graisse de phoque crue.

Pendant le repas, Kaïfas se met à aboyer. A coup sûr quelque animal a dû passer. A peine ai-je passé la tête hors de la tente que j'aperçois un ours. En toute hâte, j'empoigne mon fusil et, pendant que l'animal me regarde d'un air ahuri, je lui envoie une balle au défaut de l'épaule. L'ours chancelle; quoique mortellement frappé, il peut encore s'enfuir clopin-clopant. Avant que j'ai eu le temps de trouver une cartouche dans ma poche remplie d'un tas de choses, il est déjà au milieu des hummocks. Il n'y a pas à hésiter. Il ne faut pas laisser échapper une pareille proie, et de suite je me lance à sa poursuite. A quelques pas de là, deux gentils petits oursons, dressés sur leurs pattes de derrière, observent anxieusement le retour de leur mère. A ma vue, toute la bande prend la fuite. C'est alors une chasse effrénée. Aucun obstacle ne nous arrête, ni les monticules de glace, ni les crevasses; nous gravissons les hummocks, sautons les ponts de glace. Une chose curieuse que cette ardeur cynégétique; c'est comme si on mettait le feu à une fusée. Dans toute autre occasion, nous aurions trouvé absolument impraticable cette neige molle dans laquelle nous enfonçons jusqu'aux genoux, et, avant de nous engager au milieu de ces glaçons disloqués, nous aurions prudemment choisi notre route; maintenant, nous nous lançons à travers tous les accidents de terrain sans y prendre garde. Quoique l'ours, grièvement blessé, traîne la jambe, j'ai de la difficulté à le suivre. Dans leur sollicitude filiale les oursons tournent autour de leur mère, et trottent en avant d'elle comme pour lui indiquer la route et pour l'encourager. Arrivé au sommet d'un hummock élevé, je fais feu. La bête tombe morte. Les enfants poussent alors des gémissements plaintifs; leur désespoir serait attendrissant dans d'autres circonstances. Un nouveau coup de feu et l'enfant roule à côté de sa mère. Le survivant regarde tristement tantôt le cadavre de son frère, tantôt celui de sa mère. Sa douleur est indescriptible; tout entier à ses lamentations, il tourne la tête d'un air absolument indifférent, lorsque je m'approche pour lui envoyer une balle. Incontinent nous ouvrons les trois cadavres, enlevons les intestins et commençons le dépeçage. Un rude labeur. Le lendemain seulement cette besogne est terminée.

Maintenant notre avenir est assuré. Nous avons plus de vivres que nous ne pourrons en consommer, et nos chiens affamés pourront se gorger de viande crue. Elles en ont grandement besoin, les pauvres bêtes. Suggen est maintenant bien bas, je ne sais s'il pourra encore tenir. Quand nous l'avons attelé pour ramener les ours au campement, il pouvait à peine demeurer debout et nous avons dû le placer sur le traîneau. Une fois sur le véhicule, il se mit à hurler terriblement, comme s'il eût voulu manifester sa honte de se voir ainsi transporté. Les unes après les autres, nos pauvres bêtes sont atteintes d'une paralysie des jambes, elles tombent et éprouvent ensuite les plus grandes difficultés à se relever. Kaïfas est heureusement bien portant.

Les oursons étaient énormes. Leur mère avait encore du lait. Comme très certainement la période de l'allaitement chez ces animaux ne dure pas dix-huit mois, ces animaux devaient être âgés de moins d'un an et demi, bien qu'ils fussent de moitié plus gros que ceux tués l'année précédente au mois de novembre. Cela indiquerait que l'ours blanc met bas dans toutes les saisons. L'estomac de ces animaux renfermait des morceaux de peau de phoque.

15 juillet.—Une mouette de Ross (Radostethia rosea) vole au-dessus de nos têtes. Il y a huit jours, j'ai aperçu un exemplaire adulte de cet oiseau avec un collier noir.

17 juillet.—La neige ayant en partie disparu, il faut songer au départ. Pour rendre étanches les coques des kayaks, nous les avons badigeonnées avec une mixture d'huile et de pastel en guise de peinture. Après cela, inspection minutieuse des bagages: tout ce qui n'est pas absolument indispensable sera abandonné. A notre grand regret, il faut nous résigner à laisser notre sac de couchage, ce précieux serviteur, et une notable provision de viande et de graisse, ainsi que trois belles peaux d'ours. Nous abandonnons également une partie de la pharmacie, de notre batterie de cuisine, des moufles en peau de loup, des ski, des mocassins, un marteau de géologie.

Matin et soir, nous mangeons de l'ours sans jamais nous en fatiguer. Avis aux gourmets: la poitrine d'ourson est un mets de premier choix. Cette nourriture, exclusivement sanguine, ne nous causa aucun trouble d'estomac.

Dans la journée du 19, plusieurs mouettes de Ross en vue, venant du sud-est et se dirigeant vers l'ouest. Le 18, un de ces oiseaux a été également aperçu. La rencontre, en aussi grand nombre, de ce volatile rare est absolument extraordinaire. Où pouvons-nous bien être?

Le 22, nous nous remettons en route vers le sud. La glace est toujours très accidentée; mais les traîneaux sont moins lourds et la neige moins épaisse, aussi notre marche est-elle beaucoup plus rapide que nous ne l'avions espéré. Pendant la dernière partie de l'étape, la couche de neige devient si mince que l'emploi des ski n'est plus nécessaire. Une fois débarrassés de ces longs patins, nous pourrons traverser plus facilement les chaînes d'hummocks.

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