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Vers le pôle

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CHAPITRE XII
RAPPORT DU CAPITAINE OTTO SVERDRUP SUR LA DÉRIVE DU FRAM DEPUIS LE 15 MARS 1895

I

Le 15 mars 1895, jour où le Dr Fridtjof Nansen et le lieutenant Johansen nous quittèrent, la Fram se trouvait par 84°4′ de Lat N. et par 102° de Long. Est. de Gr.

Le bâtiment était bloqué dans une masse de glace épaisse de 8 mètres qui l'enveloppait complètement jusqu'en dessous de la quille. Sur toute sa longueur s'appuyait, à bâbord, un monticule, s'élevant, dans la partie centrale du navire, jusqu'au niveau du plat-bord. Au nord-ouest, à une distance de 13 mètres, se dressait un large et long mamelon, appelé le Grand Hummock, dont la hauteur atteignait 7 mètres. A mi-chemin, entre ce monticule et le navire, se rencontrait un chenal, long d'environ 5 mètres, tandis qu'également à 5 mètres de l'étrave se trouvait une ancienne crevasse, alors fermée par les pressions, mais qui devait se rouvrir au printemps.

LE DÉBLAIEMENT DU Fram (MARS 1895)

Sur le Grand Hummock, formé dans la convulsion du 27 janvier 1894, était établi, sur la face regardant le navire, un dépôt de boîtes de conserves et de matériel de campement recouvert de prélarts. Des ski et des traîneaux avaient été également déposés sur ce point pour le cas d'abandon du navire. A moitié route entre ce mamelon et le Fram avait été déposé le canot à pétrole; plus tard, lorsqu'un nouveau chenal s'ouvrit dans le voisinage, il fut transporté un peu plus loin. Enfin, la forge était installée à bâbord, adossée au monticule de pression situé contre les flancs du Fram. Le toit de la hutte était fait d'une série de barreaux enfoncés dans l'escarpement, sur lesquels avaient été entassés des blocs recouverts d'une solide couche de neige.

Le travail le plus urgent était de dégager le navire de l'énorme amas de glaçons que les pressions avaient entassé contre la paroi de bâbord. En cas d'un nouvel assaut survenant de ce côté, le navire courrait le risque d'être culbuté, tant que cet énorme monticule resterait debout. Le 19 mars commença le déblaiement. Le mamelon, attaqué tout à la fois par l'avant, par l'arrière et au centre, ne fut rasé qu'après un labeur acharné de huit jours. Pendant ce temps, la température se maintint entre −38° et −40°. En prenant part aux terrassements, Scott-Hansen eut un orteil gelé.

LE Fram APRÈS LE DÉBLAIEMENT (FIN MARS 1895)

Par suite du départ de Nansen et de Johansen, quelques modifications furent apportées dans le logement des hommes. Je m'installai dans la cabine du chef de l'expédition, et Jacobsen dans la mienne. Le poste de tribord n'eut plus désormais que trois cadres occupés au lieu de quatre.

Entre temps, Amundsen réparait le poêle à pétrole de l'atelier. Une fois ce travail terminé, cette pièce devint la plus agréable du bord.

Le débarquement des vivres pour l'établissement du dépôt ayant montré la nécessité d'améliorer le passage du navire sur la banquise, le déblaiement achevé, nous construisons une large passerelle en neige et en glace qui facilitera les allées et venues.

Afin de nous trouver prêts à toutes les éventualités possibles, des préparatifs complets de retraite sont faits. Des traîneaux et des kayaks sont construits, des paniers disposés pour les provisions, et les vivres choisis et pesés. En même temps, Amundsen, Bentzen, Mogstad et Henriksen fabriquent des ski, dont nous manquons. Les raquettes canadiennes étant préférables, à mon avis, aux patins norvégiens pour haler les traîneaux sur une banquise accidentée, j'en fis confectionner dix paires. Ordre fut donné à tout le monde de s'exercer à la marche avec ces engins. A partir du 1er mai, lorsque les ski furent terminés, des courses quotidiennes sur ces patins furent également organisées, afin d'entraîner tout l'équipage.

L'ATELIER DE CONSTRUCTION DES TRAINEAUX (JUILLET 1895)

A la fin de mars, la banquise manifesta des signes d'agitation. A une vingtaine de mètres du bord s'ouvrit, entre le navire et le dépôt, un canal autour duquel se formèrent un grand nombre de crevasses plus ou moins larges. Du 11 avril au 1er mai, se produisirent plusieurs pressions. Le 11 avril, Scott-Hansen et moi fûmes témoins de la violence de ces chocs. Nous suivions un étroit chenal, couvert de «jeune glace», épaisse, tout au plus, de 60 centimètres, lorsqu'une déchirure s'ouvrit parallèlement à la première crevasse, déterminant dans le «champ» une pression. Dans le choc, les deux bords du chenal se heurtèrent avec une telle violence que la glace s'enfonça pendant quelques instants à plusieurs mètres de profondeur.

La «jeune glace» de mer est extraordinairement plastique, et peut être soulevée en larges vagues sans donner lieu à une rupture.

Pendant la dernière partie d'avril, le chenal principal situé à l'arrière s'ouvrit de plus en plus. A perte de vue, il s'étendait vers le nord et projetait sur le ciel l'ombre foncée caractéristique de l'existence d'une nappe d'eau libre. Vers le 1er mai, près du Fram, sa largeur atteignait 900 mètres, plus au nord 1,433 mètres. Le lendemain, subitement, cette énorme crevasse se ferma. Les deux masses de glaces riveraines se rapprochèrent et se heurtèrent avec un fracas de tonnerre, soulevant un hummock haut de plus de 11 mètres.

BANQUISE AUTOUR DU Fram, VUE PRISE DU DÉPÔT

Pendant le mois d'avril, le Fram resta pour ainsi dire immobile. Du 15 mars au 4 avril, nous avançâmes seulement de 4 milles vers le nord. Plus tard, la dérive s'accentua, sans jamais, cependant, acquérir la vitesse qu'elle avait eue au printemps précédent. Peut-être, lorsque la saison sera plus avancée, deviendra-t-elle plus rapide, écrivai-je dans mon journal à la date du 23 mai, et éviterons-nous le recul de l'été passé! En tous cas, la banquise n'est pas aussi divisée que l'an dernier à pareille époque. Actuellement, les larges plaques voisines du navire ne présentent pas la moindre fissure.

A la fin de mai, le vent vira au sud-ouest, puis à l'ouest et au nord-ouest, et le «mouvement rétrograde de l'été» commença. Il fut de courte durée. Vers le 8 juin, sous l'influence de brises d'est, nous fûmes portés dans l'ouest et le 22, nous atteignîmes le 84°31′ de Lat. N. et le 82°58′ de Long. Est. de Gr. Pendant les derniers jours du mois, et durant la plus grande partie de juillet, la dérive persista dans cette direction.

En mars, avril et mai, les calmes furent très fréquents et le vent vint généralement de l'est, toujours très faible. Ces calmes ajoutaient encore à la monotonie de notre existence et exerçaient par suite une influence déprimante sur le moral des hommes. Dans les derniers jours de mai survint une fraîche brise d'ouest; elle ne nous était, certes, pas favorable, mais elle amenait un changement dans le monde extérieur qui nous entourait. Le 8 juin, il y eut encore un incident météorologique. Ce jour-là, s'éleva un vent violent d'E.-S.-E.; sa vitesse atteignit jusqu'à 10 mètres par seconde. Depuis longtemps nous n'avions pas observé une brise aussi fraîche.

Aussitôt le découragement qui commençait à percer fait place à un regain d'énergie. Tout le monde est gai et plein d'entrain; les chants et les rires reprennent de plus belle, tandis que, les jours précédents, les conversations se réduisaient à l'échange de monosyllables. On examine les cartes et on fait des plans d'avenir. Si le vent d'est persiste pendant quelque temps, nous serons tel jour à telle latitude, et très certainement nous serons de retour en automne 1896. La tête remplie de rêves joyeux et d'espérance, on oublie la situation présente.

MONTICULE DE GLACE FORMÉ PAR LES PRESSIONS (AVRIL 1895)

Et pourtant elle est terriblement monotone. Nous n'avons pas même la distraction de recevoir de temps à autre la visite d'un ours. Ces animaux ont complètement disparu. Aussi, grand est l'émoi à bord, lorsque, le 7 mai, on signale la présence d'un tout petit phoque dans un chenal qui s'est récemment ouvert près du Fram. C'est le premier de ces amphibies que nous apercevons depuis le mois de mars. Plus tard, nous vîmes fréquemment quelques-uns de ces animaux dans les crevasses voisines du navire. Ils étaient très farouches; ce ne fut que dans le milieu de l'été que nous réussîmes à en capturer un, encore était-il de si petite taille qu'il fut tout juste suffisant pour fournir un rôti.

Le 14 mai, une mouette blanche, probablement une pagophile (Larus eburneus), passe autour du navire, se dirigeant vers l'ouest. Le 22, arrive le premier bruant; à compter de cette date, ces messagers du printemps deviennent de jour en jour plus nombreux. Le 10 juin, les chasseurs abattent leur premier gibier, un pétrel arctique et une mouette tridactyle, et le 20, deux guillemots de Brünnich.

Le thermomètre qui, au milieu de mars, marquait −40° se relève peu à peu. Après être resté invariable en avril, entre −25° et −30°, il remonte rapidement en mai. Vers le 15, il s'élève à −15°, et, vers le 30, à −6°. Le 3 juin, bien que la température soit encore de −3°, une large nappe d'eau se forme près du navire. Le 5, pour la première fois, le thermomètre s'élève au-dessus du point de congélation, à +2°.

L'étude des profondeurs océaniques était une des principales recherches confiées à nos soins; malheureusement, le mauvais état de nos lignes nous empêcha de faire des sondages aussi fréquents que nous le désirions.

LA FORGE (MAI 1895)

Le 24 et le 25 avril, nous sondons jusqu'à 3,000 et 3,200 mètres sans atteindre le fond. Le 22 juillet, même résultat avec des lignes de 2,500 et de 3,060 mètres. Le lendemain, nous touchons le fond par 3,800 mètres.

Dans la nuit du 22 juin, huit ou dix femelles de narvals viennent s'ébattre dans le chenal ouvert à tribord. Après leur avoir tiré plusieurs coups de feu sans résultat, je m'élançai à leur poursuite dans la baleinière, sans parvenir à les joindre. Je fis préparer des harpons, bien décidé à leur donner la chasse dès que l'occasion s'en présenterait. Le 2 juillet, je crus le moment propice arrivé. Le canal grouillait de cétacés, mais, dès que le canot fut à la mer, ils disparurent comme par enchantement. Quelques jours après ils se montrèrent dans une autre flaque d'eau; cette fois encore nous ne pûmes les approcher.

De temps en temps, des phoques (Phoca barbata) se montraient autour du navire. Comme les narvals, ils étaient trop farouches pour que nous pussions les approcher. Enfin, dans les premiers jours d'août, nous reçûmes la visite d'un ours. Depuis six mois aucun de ces animaux ne s'était montré.

Pendant l'été, dans toutes les directions, s'ouvraient, à chaque instant, de larges crevasses pour se refermer ensuite quelques heures plus tard. En se rejoignant, les glaçons se heurtaient avec violence; dans ces chocs, leurs bords se brisaient, s'amoncelaient et s'empilaient en hummocks plus ou moins larges, qui s'effondraient dès que la pression cessait. A la suite de ces convulsions, le floe qui portait le Fram se fendit de plus en plus, et, après un violent assaut survenu le 14 juillet, un chenal s'ouvrit sur le flanc du navire. Un moment je crus que le bâtiment allait quitter l'étau de glace qui l'enserrait depuis vingt-deux mois, et reprendre possession de son élément. Le Fram resta cependant pendant quelque temps encore fixé à son floe, virant seulement dans différentes directions, lorsque la banquise était agitée.

CHENAL OUVERT A L'ARRIÈRE DU Fram (JUIN 1895)

Le 27 juillet, la glace éprouva une convulsion absolument extraordinaire. De tous côtés s'ouvraient de larges canaux, et le glaçon sur lequel était installé la forge, tournait sur lui-même au milieu d'une nappe d'eau, comme saisi par un tourbillon; en même temps, le navire virait du N.-E. à l'O. ½ S. Le floe qui supportait le Fram, craquelé de tous côtés, ne m'inspirant plus confiance, je résolus de l'abandonner en faisant sauter le bloc qui nous retenait prisonniers. Une charge de trois kilogrammes et demi de poudre à canon fut placée, sous le glaçon, à un mètre et demi de l'étrave. L'explosion détermina un choc violent dans tout le navire, mais sembla, au premier abord, n'avoir exercé aucune action sur la glace. Quelques instants après, cependant, le bloc se disloqua, et, le Fram, glissant lentement comme sur un ber, se trouva à flot.

Maintenant la situation du bâtiment est excellente. A bâbord se rencontre une plaque de glace, unie et peu élevée, et à tribord s'étend une nappe d'eau, longue de 190 mètres et large de 108 mètres environ. Que seulement l'hiver vienne rapidement pour couvrir ce bassin d'une bonne couche de glace!

Pendant la seconde moitié de juin et le mois de juillet, la dérive continua à notre entière satisfaction. Durant cette période, nous n'éprouvâmes guère d'alternatives de progrès et de recul vers le nord; toutes les variations dans la direction de notre marche se produisirent dans le sens de la longitude, comme le montre le tableau de la page suivante.

Après avoir été rapidement portés vers l'ouest, du 22 au 29 juin, nous revînmes vers l'est au commencement de juillet. La dérive reprit ensuite dans la direction primitive, puis un nouveau recul se manifesta jusqu'au 12 juillet, suivi d'un nouveau progrès vers l'ouest jusqu'au 22. A partir de cette date nous rétrogradâmes jusqu'au 6 septembre. A cette date nous nous trouvions par 79°52′, soit à peu près à la même longitude que le 29 juin.

Date. Latitude. Longitude. Direction du vent.
22 juin 84°32′ 80°58′ N.
27 id. 84°44′ 79°35′ Nord par l'E.
29 id. 84°33′ 79°50′ E.-N.-E.
5 juillet 84°48′ 75° 3′ S.-E.
7 id. 84°48′ 74° 7′ O.-S.-O.
12 id. 84°41′ 76°20′ O.-S.-O.
22 id. 84°36′ 72°56′ N.-N.-O.
27 id. 84°29′ 73°49′ S.-O. par le S.
31 id. 84°27′ 76°10′ S.-O.
8 août 84°38′ 77°36′ N.-O.
22 id. 84° 9′ 78°47′ S.-O.
25 id. 84°17′ 79° 2′ E. par le N.
2 septembre 84°47′ 77°17′ S.-E.
6 id. 84°43′ 79°52′ S.-O.

Toutes les dispositions avaient été prises pour une retraite éventuelle. Nous possédions maintenant huit traîneaux à main, deux à chiens, cinq kayaks pour deux hommes et un pour moi; nous avions donc tous les moyens de locomotion nécessaires pour traverser la banquise en cas de perte du navire. Afin de compléter les préparatifs, je fis disposer sur le pont deux dépôts contenant, l'un soixante-dix jours de vivres, l'autre des approvisionnements pour six mois.

Dans l'après-midi du 17 août, une pression très violente se produisit, et lentement souleva le Fram, comme un fétu de paille à une hauteur de 5m,50 à l'arrière et de 3m,55 à l'avant. Le lendemain, une détente de glace ramena le navire à flot. Le 21, nouvelle pression. Dès que la banquise donnait des signes d'agitation, nous essayions de déplacer le navire pour le soustraire aux attaques de la glace. A cette époque, les tempêtes de sud étaient fréquentes, et souvent, en dépit de nos efforts, nous ne réussissions pas à faire bouger le Fram d'une ligne. Le 22 août, nous étions parvenus cependant à haler le bâtiment près d'un glaçon capable de résister aux collisions, lorsqu'une détente de la banquise amena autour de nous une flottille de blocs dont le voisinage pouvait devenir dangereux. Jusqu'au 2 septembre, une brise très fraîche, accompagnée de grains violents, nous obligea à rester dans cette position. Cette bourrasque passée, après deux jours de travail acharné, nous parvînmes à faire avancer le navire dans une sorte de dock creusé dans l'épaisseur d'un gros bloc, formant un excellent havre d'hivernage.

Pendant la première moitié de septembre, le temps fut très variable. Durant cette période, les vents d'ouest et de sud-ouest prédominèrent, amenant de fréquentes chutes de pluie et de neige et déterminant des mouvements dans la glace. Le 15 septembre, à la suite d'une détente de la banquise une petite mer se forma entre le navire et le grand hummock. Les jours suivants, l'agitation de la glace nous obligea à rentrer à bord les dépôts et les installations établis au dehors.

En octobre également, la banquise fut presque constamment en mouvement. A chaque instant s'ouvraient des fissures, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, et très fréquemment de violentes pressions se produisaient. Heureusement nous nous trouvions dans un excellent mouillage. Les deux caps qui formaient saillie de chaque côté de la baie brisaient les efforts des assauts, tandis que la «jeune glace» située à l'ouverture du dock ne pouvait exercer une pression dangereuse. L'attaque la plus violente survint le 26 octobre, mais sans grand effet. Le Fram avait éprouvé des chocs autrement terribles.

A partir du 1er novembre, nous entrâmes dans une période de calme. Les pressions cessèrent presque complètement, la température s'abaissa, les vents d'est devinrent dominants, et tout le restant de l'hiver nous continuâmes paisiblement notre route vers le nord et l'ouest.

LE NETTOYAGE DE L'ACCUMULATEUR

Pendant l'automne, la dérive avait mis notre patience à une rude épreuve. Par suite de la prédominance des vents d'ouest, nous étions sans cesse rejetés dans l'est. En vain chaque jour nous espérions un changement de brise, jamais il ne se produisait. Fort heureusement le recul était très lent, et un jour ou deux de bon vent nous ferait regagner promptement la distance perdue.

Le 22 septembre, le deuxième anniversaire de notre entrée dans la banquise fut célébré par une petite fête. Les résultats de la dérive pendant cette seconde année étaient excellents. Dans les douze derniers mois, nous avions parcouru une distance presque double du parcours effectué durant les douze premiers. Si le mouvement de translation se poursuit avec la même vitesse, très certainement nous serons délivrés l'an prochain à pareille époque.

A partir du 22 septembre, comme le montre le tableau suivant de nos positions pendant l'hiver 1895–1896, la situation s'améliora encore. A compter de cette date, nous fûmes régulièrement entraînés vers l'ouest, et jusqu'à la seconde semaine de janvier nous avançâmes du 82°5′ de Long. E. au 41°41′ de Long. Est. de Gr.

Date. Latitude. Longitude. Direction du vent.
6 septembre 1895 84°43′ 79°52′ S.-O.
11 id. 84°59′ 78°15′ E.
22 id. 85° 2′ 82° 5′ Calme.
9 octobre 85° 4′ 79°30′ E.
19 id. 85°45′ 78°21′ E. par le N.
25 id. 85°46′ 73°25′ N.-E.
30 id. 85°46′ 70°50′ N.-N.-O.
8 novembre 85°41′ 65° 2′ E.
15 id. 85°55′ 66°31′ E.-N.-E.
25 id. 85°47′ 62°56′ N.-E. au N.
1 décembre 85°28′ 58°45′ E.
7 id. 85°26′ 54°40′ N.-E.
14 id. 85°24′ 50° 2′ Calme.
21 id. 85°15′ 47°56′ N.-E.
28 id. 85°24′ 48°22′ N.-O.
9 janvier 1896 84°57′ 41°41′ N.

A partir du milieu de septembre, le froid augmenta sensiblement, ainsi que le montre le tableau suivant:

Date. Minimum.
16 septembre −12°,5
26 id. −24°
19 octobre −30°
5 novembre −32°,2
9 id. −38°,3
22 id. −43°,6
31 décembre −45°,6

En général, pendant les trois derniers mois de 1895, le temps fut beau et clair avec de faibles brises. Seulement de temps à autre, comme le 29 octobre et les 11, 26 et 27 novembre, le vent souffla grand frais, atteignant une rapidité de 14m,5 à la seconde.

Le 6 septembre, les narvals qui venaient gambader dans le voisinage du navire nous quittèrent; quelques jours plus tard les derniers oiseaux, des stercoraires (Lestris parasitica) partirent.

Le 12 septembre, pour la dernière fois, le soleil se montra à minuit au-dessus de l'horizon; le 8 octobre il disparut complètement.

Nous allons maintenant supporter la plus longue nuit arctique qu'aucune expédition ait affrontée jusqu'ici. Le 26 octobre, l'obscurité est déjà si complète qu'on ne peut percevoir aucune différence entre le jour et la nuit.

Chaque fois que le temps et la surface de la banquise le permettent, des excursions en patins sont entreprises aux environs du navire.

Le 7 octobre, au cours d'une de ces promenades, l'un de nous découvre sur la glace un tronc d'arbre, long d'environ deux mètres, encore garni de ses racines, provenant très certainement des forêts de Sibérie.

En même temps, nous faisons de fréquentes marches sur la banquise. A partir du 20 novembre je fais passer un ordre enjoignant à tous les hommes de prendre deux heures d'exercice par jour en plein air.

Il faut nous préparer à toutes les éventualités. La solidité du Fram nous inspire la plus grande confiance; néanmoins je prends des précautions afin de nous garder contre toute surprise. Pour cela, de nouvelles mesures sont ordonnées en vue d'assurer la retraite en cas de malheur. Dans ce but, le 8 octobre, le lieutenant Scott-Hansen et Mogstad font un exercice de halage de traîneau avec une charge de 89 kilogrammes. Partis à neuf heures et demie du matin, ils ne rentrent à bord qu'à cinq heures, après avoir parcouru 8 milles. A la fin du mois, nous établissons sur la glace un second dépôt renfermant six mois de vivres.

Le 28 novembre nous passons le 60° de Longitude. A cette occasion une fête est organisée à bord. Le carré est décoré de pavillons, et un somptueux dîner est servi avec accompagnement de café. Après le souper, dessert, consistant en fruits conservés.

L'année 1896 s'ouvrit par un temps magnifique, mais très froid. Une lune extraordinairement brillante resplendissait au-dessus de la banquise, dans un ciel absolument pur. Pour contempler ce beau spectacle, il fallait affronter un froid de 43 degrés.

En février, la glace, tranquille depuis un mois, commença à s'agiter de nouveau. Le 4, une pression se produisit, accompagnée des terribles grondements habituels. A midi, l'obscurité était encore si profonde, que nous ne pouvions observer les mouvements de la banquise. Le 7, pendant une excursion que nous fîmes dans la direction du sud, une large crevasse se forma tout près du navire. Lors de son ouverture, le navire reçut une secousse très très violente. Dans la nuit, nous éprouvâmes également un choc terrible, déterminé également par le même phénomène.

OBSERVATION MÉRIDIENNE AVEC LE SEXTANT ET L'HORIZON ARTIFICIEL

Le 13, accompagné d'Henriksen et d'Amundsen, j'allai examiner la banquise dans le sud. Dans cette direction, elle était découpée par de nombreux canaux. Durant notre promenade, ainsi que dans la journée du lendemain, le chenal situé près du navire s'ouvrit de plus en plus, et, le 16, une violente pression se manifesta sur ses bords. La glace craquait et mugissait, produisant un bruit comparable à celui d'une puissante chute d'eau.

Chaque jour, pour ainsi dire, de nouvelles collisions survenaient et constamment de nouvelles crevasses s'ouvraient, puis se refermaient. A cette phase de convulsions succéda une période de calme jusqu'au 10 avril. A cette date, l'agitation recommença. Dans la nuit du 15, elle fut particulièrement terrible et menaça nos dépôts, que nous dûmes ramener près du navire. Le 21 au matin, nouvelle attaque très violente. Un énorme floe, poussé contre l'arrière du navire, faillit culbuter sur le pont.

Le 13 mai, le chenal, situé entre la forge et le Fram, commença tout à coup à s'agrandir et atteignit bientôt une largeur d'environ 180 mètres. Un second canal s'étendait très loin vers le sud-est et un troisième vers le nord-est. A dix heures du soir, du «nid de corbeau» une ouverture considérable était visible dans le sud à perte de vue. En présence de cette singulière situation, je résolus d'essayer de dégager le Fram.

L'explosion de six fourneaux de mine creusés à l'avant n'amena aucune désagrégation dans notre prison de glace. De nouvelles tentatives n'ayant pas été plus heureuses, nous résolûmes d'attendre des circonstances meilleures.

Pendant les deux premières semaines de janvier, le temps fut très clair et très froid; le thermomètre descendit à 40° et 50° sous zéro. Le 15 janvier, il s'abaissa même à −52°. Durant la seconde moitié de ce mois, une hausse de température se produisit, suivie d'une baisse au commencement de février. Le 13 février, le thermomètre redescendit à −48°, pour remonter ensuite à la fin du mois jusqu'à −35° environ. Le 5 mars, −40°. A partir de cette dernière date, un réchauffement rapide fut constaté. Le 12, nous notâmes −12° et le 25, −6°. Avril fut relativement froid, environ −25°; le 13, −34°. La première semaine de mai, également, ne fut pas précisément chaude. A cette époque, le thermomètre oscilla entre −20° et −25°. La température se radoucit ensuite, et, après avoir marqué −14°, le thermomètre s'éleva, le 21, pour la première fois de l'année, au-dessus du point de congélation (+0°,9).

A différentes reprises, nous eûmes l'occasion d'observer des changements de température très brusques. Le 21 février, dans la matinée, le ciel était couvert, et un vent très frais soufflait du sud-est. Dans l'après-midi, la brise mollit (Vitesse: 4m,20 à la seconde) après avoir sauté au sud-ouest. En même temps, le thermomètre qui, le matin, s'élevait à −7°, tomba à −25°; quelques minutes avant la saute du vent, il avait même marqué −6°. Sur ce phénomène, mon journal renferme le passage suivant: «Après une promenade sur le pont, avant de redescendre dans le carré, j'allai examiner la situation à l'arrière. En passant la tête hors de la tente, je sentis une bouffée d'air si chaud, que je crus à un incendie à bord. Je ne tardai pas à reconnaître que cette impression provenait de la haute température extérieure. Sous la tente, le thermomètre marquait −19°; exposé à l'air, il montait, au contraire, à −6°. Pendant quelque temps nous nous promenâmes, aspirant à pleins poumons cet air tiède qui nous caressait agréablement la figure.»

Le 8 mars, nous éprouvâmes également une saute semblable de température. Le matin, le ciel était nuageux, avec une brise fraîche de l'E.-N.-E.; à trois heures, le vent tomba, puis, à six heures, recommença à souffler légèrement du S.-S.-E. En même temps, la température monta de −26° à −8°.

Pendant notre troisième hiver au milieu de la banquise, la dérive donna des résultats excellents, notamment en janvier et au commencement de février. Durant ces six semaines nous avançâmes du 48° au 25° de Long. Est., sous le 84°50′. Le mouvement de translation fut particulièrement rapide du 28 janvier au 3 février, sous l'influence d'une brise d'est constante, très fraîche. Le 2, elle souffla même en tempête; ce jour-là, la vitesse du vent atteignit de 17 à 20 mètres à la seconde, dépassant même quelquefois ce chiffre dans les rafales. Ce fut la seule bourrasque que nous éprouvâmes pendant tout le voyage.

Le 18 février, après avoir atteint le 23°28′ Long. Est. sous le 84°20′, le Fram revint, le 29, au 27° de Long. Est. La dérive vers l'ouest fut ensuite plus lente, mais, en revanche, plus marquée dans la direction du sud. Le 16 mai, nous nous trouvions par 83°45′ de Lat. N. et 12°50′ de Long. Est.

Le 28 février, nous tuâmes deux ours. Depuis bientôt seize mois nous étions privés de viande fraîche, et depuis quatre mois nous n'avions pas réussi à tuer un de ces animaux.

Le 4 mars, nous revîmes le soleil. La veille, il s'était élevé au-dessus de l'horizon, mais les nuages nous avaient empêchés de le distinguer.

Pendant ce nouvel hivernage, toutes les observations scientifiques habituelles furent exécutées avec le même zèle et la même ponctualité que les années précédentes. Durant cette période, nous exécutâmes des sondages, sans réussir à atteindre le fond, avec une ligne de 3,000 mètres.

A mesure que le printemps approchait, des crevasses apparaissaient de plus en plus nombreuses autour du navire. Il était donc temps de nous préparer à nous frayer un passage, dès que la banquise serait suffisamment disloquée. A différentes reprises pendant le cours de l'hiver, l'ouverture brusque de canaux nous avait obligés à changer de place les dépôts. Les fissures plus ou moins larges qui se formaient maintenant de tous côtés, pouvant mettre en danger les approvisionnements laissés sur la glace, je pris le parti de les rentrer dans la cale.

Le 25 avril, arriva le premier messager du printemps, un bruant des neiges. Il élut domicile dans un des canots et devint promptement très familier. A notre grand regret, après un court séjour, il disparut. Le 3 mai, nous eûmes la visite d'un second passereau; puis, quelques jours après, de deux autres. Ils nous régalèrent d'un petit concert qui fut pour nous comme l'annonce de la délivrance prochaine.

II

Le 17 mai 1896, nous nous trouvions par 83°45′ Lat. N. et 12°50′ Long. Est. Comme les années précédentes, la fête nationale fut célébrée en grande pompe. Après quoi, nous nous mîmes au travail pour rendre le navire capable de naviguer, lorsque le moment de la délivrance serait arrivé.

Les jours suivants, le gouvernail et la machine furent remontés; le 19, les feux purent être allumés et, le 20, Amundsen put faire fonctionner sa machine. Désormais, le Fram n'était plus une «baille» abandonnée aux caprices de la dérive; après un long assoupissement, notre excellent navire était revenu à la vie. Il nous semblait que lui aussi allait s'écrier avec enthousiasme: En marche vers le Sud, vers le pays natal!

Quoique le printemps approche, l'état de la glace est cependant loin de nous promettre une délivrance immédiate. La température s'élève, la neige fond rapidement, mais nous restons toujours immobiles aux environs du 84° Lat. N. que nous avons atteint depuis plusieurs mois. Du «nid de corbeau», à perte de vue s'étend vers le sud un large chenal dont nous sommes séparés par une bande de glace massive, large de 180 mètres, absolument impénétrable.

A la fin de mai, à la suite de fraîches brises d'est et de nord, la banquise continua à s'ouvrir et à dériver vers le sud-ouest. Le 29, nous pouvions apercevoir dans le sud de vastes étendues d'eau libre; en outre, la couleur du ciel indiquait l'existence dans cette direction d'une mer relativement dégagée. Je résolus donc d'essayer de faire sortir le Fram de sa prison de glace.

Dans la matinée, le feu fut mis à une mine chargée de 52 kilogrammes de poudre à canon. L'explosion eut des résultats très satisfaisants. Un nouveau coup de mine, et nous serions débloqués, pensions-nous après cette première expérience. Un nouveau fourneau fut donc creusé à une profondeur de 9 mètres et chargé. La seconde explosion eut des effets non moins terribles que la première. Une énorme colonne d'eau et de glace jaillit en l'air, sans cependant déterminer la dislocation complète de notre étau.

Le lendemain, nous reprîmes notre travail de mineurs, sans réussir à dégager le Fram. Le 2 juin, nous mîmes le feu à un nouveau fourneau établi tout contre le navire, et chargé de 330 grammes de fulmi-coton. Le résultat fut, cette fois, excellent. Le bâtiment se trouva presque complètement à flot; le lendemain, il reprenait définitivement possession de la mer.

En mai, des phoques et des cétacés se montrèrent autour du navire. En juin et juillet, les visiteurs de toute espèce devinrent très nombreux et les chasseurs purent à volonté satisfaire leur passion favorite. Ils abattirent un très grand nombre de pétrels arctiques, de guillemots de Brünnich, de guillemots nains, des stercoraires, quelques eiders et même quelques petits échassiers. Nous tirâmes également un grand nombre de jeunes phoques que nous ne pûmes pour la plupart réussir à capturer. Dès qu'ils étaient tués, immédiatement ils coulaient.

OBSERVATOIRE MÉTÉOROLOGIQUE SUR LA BANQUISE

La chasse à l'ours fut particulièrement fructueuse; pendant le cours de l'été, nous n'en tuâmes pas moins de dix-sept. Nous parvînmes même à capturer vivant un ourson. Après l'avoir conservé pendant quelque temps à bord, nous fûmes obligés de l'abattre. Toute la journée, la malheureuse bête ne cessait de hurler et de faire un sabbat de tous les diables.

LE Fram AU MOMENT DE LA DÉLIVRANCE

Une nuit de juin, en allant relever les observations météorologiques, Henriksen se trouva tout à coup nez à nez avec un ours. Avant de se mettre en route, il avait soigneusement examiné la banquise environnante et n'y avait observé rien d'anormal. En approchant de l'abri où étaient placés les instruments, soudain il entendit un sifflement tout près de lui et aperçut un ours énorme qui le regardait tranquillement. La rencontre n'était pas précisément agréable, d'autant que notre ami n'était muni d'aucune arme. Fallait-il opérer une retraite honorable ou fuir à toutes jambes? se demandait anxieusement Henriksen. Le navire était loin. Si l'ours avait des intentions malveillantes, mieux valait filer au plus tôt, et notre camarade décampa prestement. Sans incident, il parvint à regagner le bord, et, après avoir pris son fusil, repartit de suite en campagne. Entre temps, les chiens avaient flairé le gibier et s'étaient mis à ses trousses. L'ours, se voyant serré de près, bondit sur le toit de l'observatoire, où la meute le suivit. Devant cette attaque impétueuse, l'animal sauta en bas de son refuge avec une telle rapidité qu'Henriksen n'eut pas le temps de le tirer et il gagna promptement un chenal voisin où il disparut immédiatement.

Ces chasses eurent d'excellents résultats à tous les points de vue. D'abord, elles relevaient le moral des hommes qui, à cette époque, commençaient à être découragés, et, en second lieu, nous permettaient d'avoir un ordinaire abondant de viande fraîche. Grâce à ce régime, ceux d'entre nous qui avaient maigri recommencèrent à engraisser.

Les jours s'écoulaient et l'état de la glace ne semblait guère présager la délivrance tant désirée. Le 8 et le 9 juin, le Fram subit de violentes pressions. La dernière souleva l'arrière du navire à une hauteur de 1m,80 et l'avant à 0m,60 au-dessus de la surface de la mer. Le 10 et le 11, nous éprouvâmes encore de nouvelles attaques.

Le lendemain, la banquise s'étant détendue, nous en profitâmes pour amener le navire dans une grande nappe voisine, où nous restâmes jusqu'au 14. A cette date, la glace s'étant écartée et un chenal apparaissant dans le sud-ouest, je résolus de faire route dans cette direction.

Nous allumons les feux, gréons le gouvernail, puis lançons le Fram à l'assaut de la banquise, afin de lui frayer un passage à travers une étroite crevasse accédant au chenal. En dépit de tous nos efforts, les glaçons restent absolument immobiles. Après cette tentative, nous devons revenir en arrière pour éviter d'être coincés entre les blocs.

Le 27, nous recommençons la tentative. A onze heures trente du matin, nous nous mettons en marche; deux heures et demie plus tard, nous sommes obligés de mouiller. Nous avons toutefois réussi à parcourir deux milles dans le sud-est. Jusqu'au 3 juillet, toute issue nous est fermée. Ce jour-là, un chenal s'ouvre vers le sud-sud-ouest; aussitôt nous partons et parvenons à avancer de trois milles dans cette direction. Ensuite, nouvel arrêt. Dans la nuit du 6 au 7, la banquise éprouve une détente; immédiatement nous reprenons notre marche. Cette fois, le résultat n'est guère satisfaisant. Nous ne gagnons qu'un mille.

Les vents du sud dominaient à cette époque, maintenant la banquise compacte. D'autre part, à partir du milieu de juin, un courant qui, tour à tour, portait en vingt-quatre heures dans toutes les directions du compas, contribuait à fermer les canaux en jetant les floes tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Au milieu de ce tourbillon de glaces le Fram recevait des chocs si violents, que les objets laissés sur les tables étaient jetés à terre et que la mâture était secouée dans toutes ses parties.

La mer était également, dans ces parages, très profonde. Le 6 juillet nous ne trouvâmes pas de fond par 3,000 mètres; deux jours après, sous le 83°2′ de Lat. N. nous rencontrâmes une profondeur de 3,200 mètres.

Dans la journée du 6, nous parvenons à haler le navire sur de petites distances, au prix de terribles efforts. La glace et surtout le vent contraire paralysent nos progrès. Néanmoins, si peu que ce soit, nous avançons vers le sud. Dès qu'une ouverture se forme, nous poussons le navire en avant. Mais toutes nos peines n'aboutissent à aucun résultat. Une lente dérive nous repousse maintenant vers le nord. Nous sommes revenus au 83°12′. Dans ces conditions il est inutile de prolonger la lutte et préférable d'attendre des circonstances meilleures.

Le 17 juillet au soir, la glace s'ouvre de nouveau. De suite les feux sont allumés. Nous réussissons à nous glisser jusqu'à un immense floe, long de plusieurs kilomètres, situé à 3 milles dans le sud. Nous nous amarrons à cet immense radeau de glace et attendons. Dans la soirée la banquise éprouve une détente; malheureusement un épais brouillard nous condamne à l'immobilité.

Le 19, nous parvenons à reprendre notre marche; dans la journée nous parcourons 10 milles. Le lendemain, à minuit, nous atteignons le 82°39′. Les jours suivants, nos progrès sont relativement rapides.

Le 27, nous arrivons au 81°32′.

Pendant quelques jours, ensuite, impossible de bouger. Le 2 août nous n'avons gagné que 6 milles sur la position du 27. Le 3, nous avançons de 2 milles, puis nous sommes arrêtés par une masse de glace absolument impénétrable. Le 8, seulement, nous pouvons nous remettre en marche. Nous avions parcouru 6 milles, lorsque le chenal devint tout à coup très étroit. Impossible d'engager le navire dans cette fente. Sans aucun résultat nous essayons de faire sauter les glaçons, et lançons à toute vitesse le Fram contre les blocs. Les floes sont beaucoup plus résistants qu'ils n'en ont l'air. Formés de débris très épais et très compacts de monticules produits par les pressions, ils sont en très grande partie immergés par suite de leur forte densité. En voyant ces glaçons très bas sur l'eau, on ne soupçonne guère leur importance. Sous les chocs de l'étrave ces glaçons ne cèdent pas, et leur épaisseur les rend inattaquables à la mine.

Dans cette lutte pour se frayer un passage, le Fram recevait des chocs terribles qui eussent mis à mal tout autre navire. Souvent il lui arrivait de heurter violemment de gros blocs au moment où ils émergeaient, ou de donner contre des hummocks au moment où ils allaient capoter. Lorsque ces énormes glaçons s'abattaient dans l'eau, la mer était soulevée par d'énormes vagues, absolument comme en tempête.

Pendant deux jours nous travaillons à nous frayer un chemin à travers cet amoncellement de glaçons. Tant d'efforts aboutissent seulement à un progrès de 2 milles.

Le 11 et le 12, marche très lente. Toujours de nouveaux obstacles. Après avoir craint un moment d'être complètement bloqués, nous pouvons reprendre notre route.

Le peu d'épaisseur d'un grand nombre de glaçons, l'existence de plusieurs larges canaux visibles du «nid de corbeau» dans le sud, l'abondance des oiseaux et des phoques indiquent le voisinage de la mer libre. Courage donc! Dans l'après-midi du 12, après être parvenus à nous dégager de plusieurs floes menaçants, nous faisons route dans le S.-E. La glace devient de plus en plus mince. Nous pouvons nous frayer un passage de vive force à travers ces petits glaçons. De cinq heures et demie du soir à minuit, nous parcourons 13 milles. Nous gouvernons ensuite dans le S.-O., puis dans le S., et dans le S.-E. A trois heures du matin apparaît dans cette dernière direction une large étendue d'eau libre, et, à trois heures quarante-cinq, nous rangeons les dernières glaces flottantes.

En trente-huit jours, au prix d'un effort herculéen, nous avions réussi à traverser une épaisse banquise large de 180 milles.

Maintenant nous sommes libres, délivrés de l'étau de glace qui nous enserre depuis bientôt trois ans. Pendant quelque temps nous ne pouvons en croire nos yeux, nous avons l'impression d'être le jouet d'un rêve. Mais non, cette eau bleue qui clapote gaiement contre l'étrave, existe bien!

Le Fram est définitivement libre et, comme dernier adieu à la banquise, nous lui envoyons une salve générale. La silhouette blanche des derniers hummocks disparaît bientôt dans la brume.

A sept heures du matin, un bâtiment est en vue; de suite, le cap est mis sur lui, afin d'obtenir des nouvelles de Nansen et de Johansen. C'est la galiote les Sœurs, de Tromsö.

Dès que nous sommes arrivés à portée de voix, nous hélons nos compatriotes: «Avez-vous des nouvelles de Nansen?—Non,» répond-on du bord. Aussitôt une profonde tristesse nous envahit tous.

Après cette rencontre, nous faisons route vers l'extrémité nord-ouest du Spitzberg. Un moment la terre est en vue. Depuis 1,041 jours, nous ne l'avons pas aperçue; pendant tout ce temps, nos yeux n'ont contemplé que de la glace et toujours de la glace. Dans la matinée du 14 août, le Fram mouille devant l'île des Danois, où nous trouvons l'expédition aéronautique suédoise d'Andrée. Pas plus que l'équipage norvégien rencontré la veille, elle n'a de nouvelles de Nansen.

Dans ces conditions, le plus sage est de nous hâter le plus possible, et le 15, à trois heures du matin, nous prenons le chemin de la Norvège, en suivant la côte occidentale du Spitzberg.

Nous sommes péniblement impressionnés par le manque de nouvelles; nous n'avons cependant aucune crainte sérieuse à l'égard de nos camarades, depuis que nous savons la présence de la mission Jackson à la terre François-Joseph. Probablement, Nansen et Johansen ont rencontré les Anglais et attendent simplement une occasion de rentrer en Norvège. Mais, s'ils n'ont pas trouvé l'expédition de Jackson, évidemment quelque accident a dû leur arriver; il est donc de toute nécessité d'aller promptement à leur secours. Aussi sommes-nous décidés, si à Tromsö nous n'avons aucune nouvelle, à repartir immédiatement pour la terre François-Joseph, à la recherche de nos amis.

Le 19, à neuf heures du matin, les montagnes de Norvège sont en vue, et le 20, à deux heures du matin, nous arrivons devant Skjervö, une petite station au nord de Tromsö.

Dès que le Fram est mouillé, je vais à terre et de suite me dirige vers le bureau télégraphique. A cette heure matinale il est, bien entendu, fermé. Je frappe vigoureusement à toutes les portes; une tête paraît à une fenêtre, et s'écrie: «Qu'y a-t-il? Est-ce l'heure de faire un pareil bruit!—Soit, répondis-je immédiatement, seulement veuillez avoir la bonté de m'ouvrir, je viens du Fram.» Aussitôt l'employé s'habille en toute hâte, et bientôt m'introduit dans son bureau. En quelques mots je lui raconte notre délivrance et notre désappointement en arrivant au Spitzberg de n'avoir point appris le retour de Nansen.

«Nansen, mais je puis vous donner de ses nouvelles, me répondit mon interlocuteur. Il est arrivé le 13 août à Vardö, et est actuellement à Hammerfest. Aujourd'hui il partira probablement pour Tromsö, à bord d'un yacht anglais.

—Comment! Nansen est arrivé?» et d'un bond je suis dehors pour porter la bonne nouvelle aux camarades.

En l'honneur de cet heureux événement nous poussons des hurrahs, nous tirons des salves. Maintenant notre joie est sans mélange. L'allégresse est indescriptible.

A dix heures du matin nous nous remettons en route, et le soir même mouillons à Tromsö. Le lendemain, le yacht de sir George Baden Powell, l'Otaria, amenait Nansen et Johansen. Après une séparation de dix-sept mois, tous les membres de l'expédition se trouvaient de nouveau réunis.

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