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Vers le pôle

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CHAPITRE II
LE PREMIER HIVERNAGE

Toutes les apparences indiquent que maintenant nous sommes définitivement pris dans la banquise, et je ne m'attends plus à voir le Fram hors de la glace que lorsqu'il sera arrivé de l'autre côté du pôle, dans le voisinage de l'Atlantique.

De jour en jour le soleil décline sur l'horizon et la température s'abaisse; la longue nuit si redoutée de l'hiver arctique approche.

Donc, nous faisons nos préparatifs en vue de cette longue détention. Convertir le navire en confortables quartiers d'hiver, prendre toutes les précautions pour le protéger contre le froid, la glace et les pressions, en un mot contre toutes les forces terribles de la nature, auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions, telles sont tout d'abord nos occupations. Pour soustraire le gouvernail aux attaques des glaces, nous le relevons; l'hélice est, au contraire, laissée en place, sa cage contribuant à renforcer l'arrière. Amundsen démonte la machine, et après avoir nettoyé et huilé soigneusement toutes les pièces, les range dans le plus grand ordre. Notre mécanicien a pour notre moteur les soins d'un père pour son enfant. Pendant les trois ans que dura le voyage, pas une journée ne se passa sans qu'il descendît dans la chaufferie, ne fût-ce que pour regarder et pour caresser quelque organe de sa chère machine.

La menuiserie est établie dans la cale, l'atelier du mécanicien dans la chambre de la machine et celui du ferblantier dans le kiosque des cartes. La forge, installée d'abord sur le pont, fut transportée plus tard sur la glace. Les cordonniers et les ouvriers chargés des menus travaux élisent domicile dans le carré. Plus tard, lorsque nous eûmes besoin de très longues lignes de sonde, une corderie fut établie sur la glace. Tous les instruments, depuis les plus délicats jusqu'aux plus grossiers, pouvaient être fabriqués à bord.

Dès les premiers jours de notre détention, le moulin à vent destiné à actionner la dynamo et à produire la lumière électrique, fut dressé à bâbord, dans la partie avant du navire.

Nos journées étaient très remplies. Nous avions à entretenir en bon état toutes les parties du bâtiment, ensuite les corvées. Il fallait, par exemple, monter les vivres de la cale, et aller chercher de la glace d'eau douce pour obtenir, par fusion, la quantité d'eau nécessaire à tous les besoins du bord, etc. De plus, dans les différents ateliers la besogne ne manquait pas. Le forgeron Lars avait un jour à redresser les pistolets des embarcations tordus par les vagues de la mer de Kara, un autre jour à fabriquer un couteau, un hameçon ou un piège à ours; le mécanicien Amundsen quelque instrument à réparer; Mogtad, horloger à ses heures, un ressort de montre à remplacer ou un thermographe à nettoyer; le voilier, des harnais pour les chiens. Chacun était, en outre, son propre cordonnier et se confectionnait des chaussures en grosse toile, garnies de chaudes et épaisses semelles en bois, d'après un modèle créé par Sverdrup. Le moulin à vent nous donnait, en outre, du travail. Nous avions à surveiller sa marche, à l'orienter dans la direction du vent, et, lorsque la brise fraîchissait, à grimper aux ailes pour prendre des ris, un travail peu agréable par les froids terribles, qui, le plus souvent, entraînait quelques morsures de gelée aux doigts ou au nez. Enfin, de temps à autre, il était nécessaire de manœuvrer les pompes. A mesure que la température s'abaissa, cette opération devint de plus en plus rarement nécessaire et, de décembre 1893 à juillet 1895, devint même complètement inutile. Pendant cette période une seule voie d'eau se produisit, insignifiante pour ainsi dire.

LA FORGE SUR LE PONT DU Fram.

A toutes ces occupations venaient s'ajouter les travaux scientifiques. Les plus absorbants étaient les observations météorologiques. Nuit et jour elles furent effectuées toutes les quatre heures et même tous les deux heures pendant un certain temps. Elles incombaient à Scott-Hansen, assisté de Johansen jusqu'en mars 1895, et, après cette date, de Nordahl. Les observations de nuit étaient faites par l'homme de quart. Tous les deux jours, lorsque le temps était clair, Scott-Hansen et son adjoint déterminaient astronomiquement la position du navire. Pendant que notre camarade effectuait ses calculs, tout l'équipage se pressait à la porte de sa cabine, attendant avec impatience leur proclamation. La dérive avait-elle porté vers le nord ou vers le sud, et de combien? C'était, pour nous, une question capitale. Du résultat de l'observation dépendait en grande partie notre état d'esprit pendant la journée.

Scott-Hansen avait, en outre, à déterminer les éléments magnétiques. Ces observations furent, au début, effectuées dans une tente construite à cet effet et dressée sur la glace, ultérieurement dans une hutte en neige beaucoup plus confortable. Le docteur était beaucoup moins occupé; après avoir vainement attendu les malades, en désespoir de cause, il donna ses soins aux chiens. Une fois par mois, il procédait à la pesée de chaque membre de l'expédition, et à la détermination sur chaque sujet du nombre de globules rouges et de la proportion d'hémoglobine. Le résultat de ces recherches était également attendu avec impatience, nos hommes pensant devoir en déduire leur immunité contre le scorbut pendant un certain laps de temps.

LA LECTURE DES BAROMÈTRES

Les observations de la température de la mer et de sa salinité à différentes profondeurs, l'examen de la faune marine, l'étude de la formation de la glace et la détermination de sa température dans ses différentes couches, enfin celle des courants marins, constituaient mon département scientifique. J'observai de plus régulièrement les aurores boréales; après mon départ, le Dr Blessing se chargea de ce travail. Des sondages et des dragages à de grandes profondeurs furent en outre exécutés pendant toute la durée du voyage.

Les jours se suivaient et se ressemblaient, et en donnant l'emploi de notre temps pour une journée le lecteur pourra se représenter notre vie.

A huit heures, lever. Aussitôt après, déjeuner composé de pain sec, de fromage, de corned beef ou de mouton conservé, de jambon, de langue de Chicago ou de lard, de caviar de morue, d'anchois, de biscuits de farine d'avoine ou de biscuits de mer anglais, enfin de marmelade d'orange ou de compote. Trois fois par semaine du pain frais. Comme boisson, du thé, du café ou du chocolat.

Le repas achevé nous allions donner la pitance aux chiens,—la moitié d'une morue sèche ou quelques biscuits par tête,—après quoi, nous les détachions, puis la petite colonie se dispersait pour vaquer à ses occupations. A tour de rôle, chacun de nous avait sa semaine comme aide-cuisinier et maître d'hôtel. Le «coq» faisait ses comptes pour le dîner, et immédiatement après se remettait à ses fourneaux. Pendant ce temps, quelques-uns d'entre nous se réunissaient sur la banquise pour examiner son état.

A une heure, tout le monde était de nouveau réuni dans le carré pour le dîner. Le menu était généralement composé de trois plats: soupe, viande et dessert; souvent le dessert ou la soupe étaient remplacés par du poisson. La viande était toujours accompagnée de pommes de terre, ou de légumes verts, ou encore de macaroni.

Le dîner achevé, les fumeurs faisaient cercle dans la cuisine, les pipes, cigares et cigarettes étant formellement interdits dans les logements, excepté les jours de fête. Après une petite sieste, on se remettait au travail jusqu'au souper, à six heures du soir. Le menu de ce troisième repas était le même que celui du déjeuner. La soirée se passait à fumer dans la cuisine ou à lire et à jouer aux cartes dans le carré, pendant que l'un de nous faisait fonctionner l'orgue ou que Johansen exécutait sur son accordéon ses morceaux fameux: Oh! Susanne et la Marche de Napoléon en canot à travers les Alpes.

UNE SOIRÉE DE MUSIQUE

A minuit, on allait se coucher sauf l'homme de veille. Le quart de nuit ne durait qu'une heure et était pris à tour de rôle par chacun de nous. Cette garde était le plus souvent employée à écrire les journaux, et ce travail n'était guère interrompu que par les aboiements des chiens, lorsqu'ils flairaient quelque ours dans le voisinage. Toutes les quatre heures, et, pendant une période, toutes les deux heures, l'homme de veille devait aller noter les observations météorologiques.

Grâce à la régularité de notre existence, le temps s'écoula fort agréablement et avec la plus grande rapidité.

Mes notes prises au jour le jour donnent l'impression de la monotonie de notre vie. Elles ne rapportent guère d'événements importants; par leur indigence même, elles présentent un tableau exact de notre existence à bord du Fram.

26 septembre.—La température s'abaisse à −14°,5 dans la soirée. L'observation n'indique aucune dérive dans la direction du nord; nous sommes toujours immobiles par 78°50′. Dans la soirée, je me promène sur la banquise. Il n'existe rien de plus merveilleusement beau que cette nuit arctique. C'est le pays des rêves, coloré des teintes les plus délicates qu'on puisse imaginer: c'est la couleur irréelle! Les nuances se fondent les unes dans les autres dans une merveilleuse harmonie. Toute la beauté de la vie n'est-elle pas haute, délicate et pure comme cette nuit? Le ciel est une immense coupole bleue au zénith, passant vers l'horizon au vert, puis au lilas et au violet. Sur les champs de glace apparaissent de froides ombres bleu foncé, et, çà et là, les hautes arêtes de la banquise s'allument de lueurs roses, derniers reflets du jour mourant. En haut brillent les étoiles, éternels symboles de la paix.

Au sud se lève une grande lueur rougeâtre, cerclée de nuages d'or jaune, flottant sur le fond bleu. En même temps, l'aurore boréale étend sa draperie changeante, tantôt argentée, tantôt jaune, verte ou rouge. A chaque moment, sa forme varie; un instant, le météore s'étale, un autre il se contracte, puis se déchire en cercles d'argent hérissés de rayons flamboyants, et, finalement, s'éteint subitement comme une mystérieuse apparition. Un instant après, des langues de feu flambent au zénith, et, de l'horizon, monte une raie brillante qui vient se confondre dans la clarté lunaire. Pendant des heures, le phénomène lumineux s'irradie en clartés étranges au-dessus du grand désert glacé, laissant une impression de vague et d'inexistence, qui vous fait un instant douter de la réalité. Et le silence est profond, impressionnant comme la symphonie de l'espace. Non, jamais je ne pourrai croire que ce monde puisse finir dans la désolation et dans le néant. Pourquoi, alors, toute cette beauté, s'il n'existe plus aucune créature pour en jouir?

L'OBSERVATOIRE MAGNÉTIQUE

Je commence maintenant à deviner ce secret: voici la terre promise qui unit la beauté à la mort. Mais dans quel but? Ah! quelle est la destinée finale de toutes ces sphères? Lisez la réponse, si vous le pouvez, dans ce ciel bleu constellé d'étoiles.

28 septembre.—Chute de neige et vent. Aujourd'hui nous lâchons les chiens. Depuis notre départ de Kabarova, la vie a été triste pour ces malheureux, enchaînés sur le pont, sous la pluie continuelle des embruns et des paquets de mer. Ils se sont à moitié étranglés dans leurs laisses; ils ont eu le mal de mer, et, par le beau comme par le mauvais temps, ils ont dû rester là où ils étaient attachés. Vous qui serez peut-être notre dernière ressource à l'heure suprême, nous vous avons bien mal traités. En revanche, lorsqu'arrivera le moment de la lutte à outrance, vous serez à l'honneur. En attendant ayez la liberté! C'est alors une joie folle; tous se roulent dans la neige et gambadent sur la glace en aboyant à nous rompre le tympan. La banquise, jusque-là si triste et si morne, est maintenant bruyante et animée. Le silence séculaire est rompu.

29 septembre.—L'anniversaire de la naissance de Blessing. En son honneur une grande fête est organisée, la première de toutes celles que nous donnerons à bord. Nous avons d'ailleurs un autre motif de nous réjouir; l'observation de midi nous place au 79°5′; un nouveau degré de latitude gagné vers le pôle! La fête consiste en un dîner-concert. Au menu cinq plats, au programme vingt morceaux.

30 septembre.—La position du Fram ne me paraît pas offrir toutes les conditions désirables de sûreté. Le grand glaçon situé à bâbord, auquel nous sommes amarrés, projette vers le centre du navire une forte saillie qui pourrait produire un choc dangereux dans cette partie de la coque, en cas de pression des glaces. Aussi commençons-nous aujourd'hui à déhaler le Fram pour prendre un mouillage plus sûr; un travail qui ne laisse pas que d'être pénible. Il faut d'abord casser une épaisse couche de glace, puis, à l'aide du cabestan, faire lentement avancer le navire à travers le passage que nous lui avons frayé.

Le soir, température −12°,6. Magnifique coucher de soleil.

2 octobre.—Halé le navire jusqu'au milieu du bassin couvert de «jeune glace[6]», situé en arrière. Nous avons à bâbord le grand floe, sur lequel les chiens sont installés, très plat et sans saillie menaçante de ce côté, et, à tribord, de la glace également basse; entre ces plaques et le navire s'étend une nappe de «jeune glace». En amenant le Fram dans son nouvel ancrage, une partie de la glace qui l'entourait a été refoulée et pressée en dessous de la surface de l'eau contre la coque, de telle sorte que le bâtiment se trouve maintenant dans un excellent lit de glace.

[6] Glace nouvellement formée. (N. du traducteur.)

L'après-midi, Sverdrup, Juell et moi étions occupés dans le kiosque des cartes à épisser des cordes pour la ligne de sonde, lorsque, tout à coup, Henriksen signale l'approche d'un ours. De suite je saute sur mon fusil.

—Où est-il, cet ours?

—Là, sur tribord, près de la tente, il se dirige droit vers l'observatoire.

J'aperçois, en effet, dans cette direction un ours énorme poursuivant Hansen, Blessing et Johansen qui se sauvent à toutes jambes vers le navire. A ma vue, il s'arrête étonné; évidemment, il se demande quel est l'insecte qui se trouve maintenant devant lui. Dès qu'il tourne la tête, je lui envoie une balle dans le cou; le projectile frappe juste et l'énorme bête s'affaisse sans mouvement. Pour les habituer à cette chasse, quelques chiens sont aussitôt lâchés, mais leur attitude est absolument lamentable; Kvik, dont je comptais me servir en pareille occasion, s'approche du cadavre, pas à pas, le poil tout hérissé, la queue entre les jambes; un spectacle absolument décourageant.

Très amusante avait été la rencontre de nos trois compagnons avec l'ours. Blessing et Johansen étaient allés aider Hansen à dresser, sur la glace, sa tente pour les observations magnétiques; pendant qu'ils étaient occupés à ce travail survint l'animal.

Sur l'avis de Hansen, pour ne pas effrayer l'ours et ne pas l'attirer de leur côté, ils s'accroupissent tous les trois les uns contre les autres.

Après un instant d'attente, Blessing émet l'avis d'essayer de gagner le bord et de donner l'alarme.

—Parfaitement, répond Hansen.

Et Blessing s'achemine vers le navire sur la pointe des pieds, toujours pour ne pas effrayer l'ours. Entre temps maître Martin découvrant les camarades se dirige vers eux, puis, apercevant Blessing, se met à sa poursuite. Notre bon docteur s'arrête alors, incertain de la conduite qu'il doit tenir; finalement, pensant qu'il est plus amusant d'être trois que de rester tout seul en tête-à-tête avec l'ennemi, il rejoint rapidement Hansen et Johansen. Notre astronome essaie alors d'un stratagème recommandé dans les livres. Il se lève, agite furieusement les bras, et, avec le concours des autres, se met à pousser des hurlements terribles; la bête continue toujours à avancer… En présence de cette situation critique chacun prend les armes qu'il a à sa disposition: Hansen un bâton ferré, Johansen une hache; quant à Blessing, il n'a rien du tout. Tous poussent en chœur un cri terrible: Un ours, un ours! et s'acheminent à toute vitesse sur le navire. L'animal, au lieu de leur donner la chasse, trotte vers la tente, et, pendant qu'il en examine le contenu, nos camarades rentrent à bord.

Après cette aventure, les membres de l'expédition ne sortent plus qu'armés jusqu'aux dents.

4 octobre.—Toute la journée sondages. Profondeur maxima: 1,440 mètres. Le fond est formé par une couche d'argile grise, épaisse de 10 à 11 centimètres, reposant sur de l'argile brune. La température dans la nappe d'eau inférieure s'élève à +0°,18, tandis qu'à 135 mètres elle est de −0°,4. Une étrange découverte qui réduit à néant la théorie d'un bassin polaire, peu profond, rempli par des eaux très fraîches.

LES CHIENS ENCHAINÉS SUR LA GLACE

Dans l'après-midi, brusquement une crevasse s'ouvre près de l'arrière du Fram, et en quelques minutes devient très large. Le soir, les blocs de la banquise sont pressés les uns contre les autres, et plusieurs autres ouvertures se forment.

De jour en jour le froid devient plus vif. Le 15, 18° sous zéro. Entre temps, une nouvelle chasse à l'ours également heureuse.

Enchaînés sur la glace, les chiens courent le risque de geler sur place, aussi prenons-nous le parti de les lâcher. Nous verrons si ce régime peut être maintenu. Cette ère de liberté est inaugurée par plusieurs batailles terribles qui se terminent pour quelques-uns non sans perte de sang.

7 octobre.—Depuis plusieurs jours, vent de nord persistant. Sous son influence nous dérivons au sud.

Toujours les mêmes crépuscules d'une beauté si triste et si profondément émouvante! En Norvège, ils sont également d'une grave mélancolie. Aussi bien, tous ces couchers de soleil évoquent-ils en moi de doux souvenirs et en même temps aggravent-ils mes tristesses.

8 octobre.—Excursion en patins[7] à l'ouest du navire. Du sommet d'un hummock[8], que j'escalade au terme de notre promenade, la vue embrasse la plaine neigeuse, infinie et solitaire; dans toutes les directions, à perte de vue, rien que de la neige.

[7] Les patins norvégiens, les ski, nom sous lequel nous les désignerons désormais, sont de longues et étroites lamelles de bois, permettant d'avancer rapidement sans enfoncer sur la neige. Dimensions des ski: longueur, 2m,30 à 3m; largeur, 0m,09.

Les ski ne doivent pas être confondus avec les raquettes en usage dans les Alpes et dans l'Amérique du Nord et qui ont principalement pour but d'empêcher d'enfoncer dans la neige pulvérulente. (N. du traducteur.)

[8] Monticule de glace accidentant la banquise, formé généralement par le soulèvement d'un bloc dans la rencontre de deux glaçons lors d'une pression. (N. du traducteur.)

L'observation de midi nous réserve une désagréable surprise; nous nous trouvons maintenant par 78°35′, juste un demi-degré perdu en neuf jours. Cette dérive est facile à expliquer, mais elle n'en est pas moins ennuyeuse. La mer se trouvant encore libre dans le sud, notre banquise, poussée par les vents persistants de nord et de nord-ouest, a rétrogradé. Lorsque la nappe d'eau voisine de la côte sibérienne sera prise à son tour, nous dériverons certainement vers le nord.

9 octobre.—Première pression des glaces. Pendant que nous causions dans le carré, un bruit effroyable se fait tout à coup entendre, et le bâtiment branle dans toutes ses parties. Immédiatement nous grimpons sur le pont. Le Fram, comme je l'avais espéré, se comporte admirablement. La glace, toujours poussée en avant, avance contre le navire, mais, rencontrant les surfaces rondes de la coque, glisse en dessous du bâtiment sans y mordre et en nous soulevant lentement. Ces pressions se reproduisirent dans l'après-midi. A différentes reprises, leur poussée éleva le Fram de plusieurs pieds; incapable de supporter un pareil poids, la glace se brisait bientôt sous le navire. Le soir, la banquise se détend et autour de nous se forme un bassin d'eau libre. Il faut alors amarrer le Fram à notre vieux floe pour l'empêcher de dériver. La banquise a dû subir une violente convulsion. Du reste, de sourdes détonations produites par le choc des glaces ont été entendues dans le voisinage.

11 octobre.—Job, un de nos meilleurs chiens, a été mis en pièces par ses compagnons. Le malheureux gît inanimé, veillé par le vieux Suggen qui empêche les autres de venir profaner son cadavre. Quels monstres que ces animaux, pas un jour ne se passe sans combat. Dans la crainte de nouvelles batailles, le pauvre Barabas reste à bord, n'osant plus s'aventurer sur la glace au milieu de ses congénères.

Aujourd'hui encore de nouvelles pressions. Cela commence par un léger craquement et par un gémissement sur les flancs du navire. Le bruit augmente ensuite graduellement en passant par toute la gamme; successivement c'est une plainte d'un ton très élevé, puis un grognement suivi d'un grondement. Le tapage redouble; on dirait le fracas produit par le jeu simultané de tous les tuyaux d'un orgue. Le navire tremble et tressaute, soulevé tantôt doucement, tantôt par saccades. Certains de la résistance du Fram, nous éprouvons une sensation agréable à regarder cette scène terrible. Tout autre bâtiment aurait été broyé depuis longtemps. Contre les murailles du navire les glaçons s'écrasent, puis s'enfoncent pour s'entasser sous sa coque invulnérable en un lit cristallin. Aussitôt que la rumeur des glaces en travail s'affaiblit, le Fram reprend sa position première… Maintenant l'assaut est terminé, la plaine blanche redevient silencieuse, hérissée de quelques nouveaux amoncellements de glaçons[9], seuls vestiges de la lutte. Vers le soir, la banquise se détend et le Fram se trouve de nouveau dans un large bassin d'eau libre.

[9] Le vocabulaire arctique donne à ces amoncellements de glaçons brisés par les pressions le nom de Toross, emprunté à la langue russe. (N. du trad.)

12 octobre.—Hier matin nous étions étroitement bloqués, aujourd'hui le floe auquel nous sommes amarrés flotte dans un large et long chenal, et vers le nord s'ouvre une vaste nappe d'eau libre dont nous n'apercevons pas la fin. En présence de ce changement extraordinaire, peut-être allons-nous pouvoir nous remettre en marche.

Un ciel clair et ensoleillé, un magnifique temps d'hiver plein d'une douce poésie! La sonde indique des fonds de 90 mètres. Pêche aujourd'hui avec un filet de Murray[10], à une profondeur de 50 mètres; excellente récolte: des ostracodes, des copépodes, des amphipodes et une spadella. La manœuvre de cet engin est très difficile. A peine est-il immergé à travers un trou de la banquise que les glaçons, se rapprochant rapidement, menacent de fermer l'ouverture. En toute hâte il faut relever l'appareil pour ne pas le perdre. Le soir tous les bassins d'eau libre, même les plus petits, scintillent de lueurs phosphorescentes[11]. La faune n'est donc pas aussi pauvre qu'on pourrait le supposer.

[10] Ce filet en soie est destiné aux dragages à différentes profondeurs effectués de l'arrière soit d'un navire, soit d'une embarcation. Pendant notre dérive nous en avons fait un fréquent usage en l'introduisant sous la glace; souvent les récoltes ont été très abondantes.

[11] La phosphorescence de la mer est produite principalement par deux petits crustacés lumineux appartenant au genre des Copépodes.

UNE OBSERVATION MÉRIDIENNE

13 octobre.—Nous voici exposés en plein à ces terribles pressions auxquelles les prophètes de mauvais augure ont prédit que nous succomberions. Autour du navire la glace se presse, s'entasse et s'amoncelle en monticules menaçants. De hautes murailles de blocs se dressent jusqu'au-dessus des bastingages, enserrant le Fram comme pour l'embrasser dans une suprême étreinte. Confiants dans la solidité de notre bâtiment, ce nouvel assaut nous laisse indifférents; nul ne songe à se déranger pour surveiller l'attaque. Ni les chocs, ni les détonations de la banquise n'arrêtent même les conversations et les rires dans le carré.

La nuit dernière, le floe sur lequel les chiens sont installés a reçu un violent assaut. Les glaçons, après avoir été soulevés, ont ensuite dégringolé sur sa surface, ensevelissant notre ancre à glace d'arrière et une partie de son câble d'acier. Des planches et des traîneaux laissés sur la banquise ont été également enfouis; les chiens auraient même été écrasés sous les avalanches, si l'homme de veille ne les avait lâchés à temps. Finalement, attaqué et pressé de tous côtés, le floe s'est fendu en deux. Ce matin, éclairée par un soleil brillant, cette scène de destruction laisse une impression de navrante tristesse. Le Fram se trouvait à la limite de l'effort de la glace. Nous nous tirons de cette nouvelle attaque avec la perte d'une ancre à glace, d'un bout de câble d'acier, de quelques planches et de la moitié d'un traîneau samoyède; encore tout cela aurait-il pu être sauvé si les hommes avaient pris à temps leurs précautions. Ils sont devenus si absolument indifférents aux pressions que même le plus formidable grondement ne les attire plus sur le pont.

Ce matin comme hier, à la suite de la pression, détente de la banquise et formation d'une large nappe d'eau autour du navire. La teinte foncée de l'horizon indique toujours l'existence d'une vaste étendue de mer libre dans le nord. En conséquence, je donne l'ordre de remonter la machine et de la tenir prête à être remise en marche. Il faut faire route vers le nord et reconnaître la situation de ce côté! Peut-être, cette tache foncée marque-t-elle la limite entre la banquise où était bloquée la Jeannette et celle où nous sommes en dérive vers le sud, ou bien peut-être est-ce une terre?

LE Fram AU MILIEU DE LA BANQUISE

Dans l'après-midi, changement de mouillage. Nous abandonnons notre vieux floe, maintenant tout disloqué, pour aller ancrer un peu plus en arrière. Le soir, un assaut très violent s'étant produit autour des débris de ce glaçon, nous nous félicitons d'avoir quitté son voisinage.

Les pressions, affectant une étendue importante de la banquise, sont dans une étroite relation avec le phénomène des marées. Deux fois par jour la banquise subit une détente, puis une compression. La compression se produit de quatre à six heures du matin, et à pareille heure le soir; dans l'intervalle la détente donne naissance à des plaques d'eau libre. L'attaque terrible qui vient de se produire a été probablement déterminée par la marée de syzygie. La lune a commencé le 9 et précisément ce jour-là, vers midi, a eu lieu la première convulsion. Depuis, chaque jour, l'agitation de la glace commence à une heure de plus en plus tardive; aujourd'hui elle survient à huit heures.

Les pressions se produisent particulièrement aux époques de syzygies et se montrent plus violentes à la nouvelle lune qu'à la pleine lune. Durant les périodes intermédiaires, elles sont faibles ou même nulles. Ce phénomène ne se manifesta pas pendant toute la durée de notre dérive; il fut particulièrement terrible le premier automne, dans le voisinage de la nappe libre, située au nord de la côte sibérienne, et la dernière année aux approches de l'Atlantique. Pendant notre traversée du bassin polaire, il fut moins fréquent et plus irrégulier. Dans cette région, les pressions sont principalement dues à l'action du vent sur les banquises. Lorsque les énormes masses de glace de cette zone, entraînées par la dérive, rencontrent d'autres champs chassés par une brise ayant une direction différente de celle qui pousse les premières, les collisions, comme on le comprend, doivent être terribles.

Cette lutte des glaces les unes contre les autres est à coup sûr un spectacle extraordinaire. On se sent en présence de forces titanesques. Au début d'une grande pression, il semble que tout le globe doive être ébranlé par ces chocs. C'est d'abord comme un roulement de tremblement de terre très lointain, puis le bruit se rapproche et éclate en même temps sur différents points.

Les échos du grand désert neigeux, jusque-là silencieux, répètent ce mugissement en fracas de tonnerre…; les géants de la nature se préparent au combat. Partout la glace craque, se brise et s'empile en toross, et soudain vous vous trouvez au milieu de cette lutte effroyable. Tout grince et mugit, la glace frémit sous vos pas…, de tous côtés d'effroyables convulsions. A travers une demi-obscurité, vous voyez les blocs monter en hautes crêtes et approcher en vagues menaçantes. Dans les collisions, des quartiers épais de 4 ou 5 mètres sont projetés en l'air, montent les uns au-dessus des autres ou tombent pulvérisés… Maintenant, de tous côtés vous êtes enveloppé par des masses de glace mouvante prêtes à débouler sur vous. Pour échapper à leur étreinte mortelle, vous vous disposez à fuir, mais juste devant vous la glace cède; un trou noir s'ouvre béant et l'eau affluant par l'ouverture s'épanche à flots. Voulez-vous vous sauver dans une autre direction: à travers l'obscurité, vous distinguez une nouvelle crête de blocs en marche sur vous. Vous cherchez un autre passage, toute issue est fermée. Un fracas de tonnerre roule sans discontinuer, pareil au grondement de quelque puissante cascade traversé par le fracas d'une canonnade. Ce mugissement formidable approche de plus en plus; le floe sur lequel vous vous êtes réfugié, serré et heurté comme à coups de bélier, s'effritte, l'eau afflue de tous côtés. Pour vous sauver vous n'avez d'autre ressource que d'escalader une de ces arêtes de glaces mouvantes afin d'atteindre une autre région de la banquise… Maintenant, peu à peu, le calme se fait, le bruit diminue et lentement s'éteint dans un grand silence de mort.

Les mois succèdent aux mois, les années aux années, jamais cette lutte effroyable ne prend fin. Partout la banquise est découpée de crevasses et hérissée d'arêtes produites par ces bouleversements. Si, d'un seul coup d'œil, on pouvait embrasser l'immensité de ce désert blanc, il apparaîtrait quadrillé par un réseau de crêtes (toross). Cette vue nous rappelait l'aspect des campagnes de Norvège, couvertes de neige, avec leurs brusques protubérances formées par les murettes séparant les champs. A première vue, ces crêtes semblaient affecter le plus complet désordre, un examen plus attentif de la banquise montrait cependant leur tendance à prendre certaines directions, notamment une orientation perpendiculaire à la ligne des pressions qui leur avaient donné naissance. Les explorateurs ont souvent évalué à 18 mètres la hauteur des toross et des hummocks. Ces chiffres sont exagérés. Pendant notre dérive et notre voyage à travers la banquise de l'extrême nord, l'hummock le plus élevé que j'ai vu ne dépassait pas, à vue d'œil, 10 mètres.—Je n'avais malheureusement pas les moyens de le mesurer.—Les hummocks les plus saillants dont j'ai déterminé les dimensions atteignaient une hauteur de 6m à 7m,50; ceux-là étaient nombreux. Les entassements de glace de mer ayant une hauteur de 8m,50 sont très rares.

14 octobre.—Un chenal reste toujours ouvert dans la direction du nord, et au delà la mer apparaît libre à perte de vue. La machine est remontée; demain nous serons parés pour le départ. Dans la soirée, violente pression. A plusieurs reprises, les blocs empilés sur bâbord menacent de culbuter sur le pont par-dessus le bastingage. Cette glace, peu épaisse, ne peut causer grand dommage, mais sa force d'impulsion est énorme. Sans une minute d'arrêt, elle arrive en vagues qui, de prime abord, paraissent irrésistibles, puis lentement, mais sûrement, elle vient mourir contre la solide coque du Fram.

15 octobre.—Maintenant que nous sommes prêts à partir, la banquise reste absolument fermée. Dans la matinée, aux premiers indices de détente de la glace, je donne l'ordre d'allumer les feux. Entre temps, je me mets à la recherche d'un ours que les hommes ont blessé la nuit dernière et qui ne doit pas être loin du navire. A mon retour, la glace n'a pas bougé.

16 et 17 octobre.—La banquise demeure absolument compacte. Violente pression dans la nuit.

18 octobre.—Le matin, Johansen tue, du pont, un ours qui est venu rôder tout contre le navire. L'après-midi, Henriksen en abat un second.

Temps très clair. Du haut du «nid de corbeau», aucune terre en vue. L'ouverture, qui s'étendait les jours précédents vers le nord, est complètement fermée; en revanche, durant la nuit, une nouvelle nappe s'est formée tout près du Fram.

21 octobre.—Profondeur: 135 mètres. Nous arrivons au-dessus d'une fosse marine. La ligne de sonde indique une dérive vers le sud-ouest. Je ne comprends rien à ce recul constant, d'autant que, ces jours derniers, la brise a été faible. Quelle peut bien être la raison de cette retraite vers le sud? Dans cette région, le courant devrait porter dans le nord. Comment expliquer autrement l'existence de la large étendue de mer libre que nous avons traversée et celle de la baie où nous avons été arrêtés au point culminant de notre marche. Ces ouvertures n'ont pu être formées que par un mouvement des eaux vers le nord. La seule objection contre ma théorie est fournie par l'existence du courant se dirigeant vers l'ouest que nous avons observé pendant tout notre trajet de Kabarova à l'Olonek. Mais non, jamais nous ne serons ramenés au sud des îles de la Nouvelle-Sibérie, puis à l'ouest, vers la côte de Sibérie, et ensuite au nord dans la direction du cap Tchéliouskine.

23 octobre.—Profondeur: 117 mètres, 12 mètres de moins qu'hier. La ligne de sonde indique maintenant une dérive vers le nord-est. Le 12 octobre, nous avons été ramenés jusqu'au 78°5′; d'après les observations du 19, nous nous trouvons à 10 milles plus au nord. Enfin, maintenant que le vent est tombé, le courant commence à porter dans la bonne direction.

24 octobre.—Entre quatre et cinq heures du matin, une violente pression a soulevé légèrement le Fram. L'assaut des glaces semble devoir se renouveler. Demain, en effet, nous avons une marée de pleine lune. Dans la matinée, la banquise s'ouvre tout contre le navire, puis se referme. Vers onze heures du matin, une attaque assez forte se produit; après cela un temps d'arrêt, puis, nouvelles pressions dans l'après-midi, particulièrement violentes entre quatre heures et quatre heures et demie.

25 octobre.—La nuit dernière, la banquise a éprouvé une convulsion. Réveillé en sursaut, j'ai senti le Fram soulevé, secoué et remué en tous sens; en même temps, j'ai entendu la glace s'écraser contre sa coque. Après avoir écouté un instant, je me suis rendormi, en pensant qu'il faisait bon être à bord du Fram. Ce serait véritablement terrible d'être obligé de quitter le navire à la moindre pression et de fuir avec tous nos bagages sur le dos, comme les gens du Tegetthoff.

La brise souffle aujourd'hui du sud-ouest. Le moulin, prêt depuis plusieurs jours, fonctionne pour la première fois. L'essai est particulièrement heureux; quoique la brise soit faible (5 à 8 mètres à la seconde), notre éclairage est cependant très intense. La lumière exerce une puissante influence sur le moral de l'homme. A dîner, la gaieté est générale. La lumière agit sur nos esprits comme un verre de bon vin. Le carré a un air de fête.

26 octobre.—L'anniversaire du lancement du navire est célébré en grande pompe. La fête débute par un tir à la cible. Le vainqueur reçoit la grande croix en bois de l'ordre du Fram. Au dîner, quatre plats, et, après le repas, permission de fumer dans le carré.

Mes pensées se reportent involontairement à la scène du lancement. Je revois ma chère femme projetant la bouteille de Champagne contre l'étrave en s'écriant: «Que Fram soit ton nom»; en même temps, le solide bâtiment, glissant doucement sur son berceau, prenait possession de son élément… Je serrai violemment sa main dans la mienne, et les larmes me vinrent aux yeux; ni l'un ni l'autre ne fûmes capables de dire un mot! Maintenant, nous sommes séparés par la mer et par la glace. Pour combien de temps? A coup sûr, ce sera très long. Je veux m'arracher à cette triste pensée.

Aujourd'hui, le soleil nous fait ses adieux; la nuit d'hiver va commencer. Où serons-nous quand reparaîtra l'astre de la vie? Pour nous consoler de son départ, la lune brille d'un éclat absolument extraordinaire.

D'après les observations, nous nous trouvons aujourd'hui à trois minutes plus au nord, et un peu plus à l'ouest que le 19. Nous devons être dans un remous où la glace tourne sur elle-même sans avancer. Si seulement un vent de sud se levait et nous poussait dans le nord, le découragement ferait promptement place à l'espoir!

Le 27 octobre, dans l'après-midi, un météore lumineux traverse le ciel, puis disparaît près de l'ε de la constellation du Cygne, le second que nous apercevons depuis notre arrivée dans ces parages. Le lendemain nous tuons un renard blanc. Déjà à plusieurs reprises nous avions vu ses pistes autour du navire. Que diable ces animaux peuvent-ils faire aussi loin de terre? Après tout, cela ne doit pas nous étonner, n'a-t-on pas trouvé des traces de renards sur la banquise entre Jan-Mayen et le Spitzberg.

5 novembre.—Le temps se traîne. Je travaille, je lis, je m'absorbe dans des réflexions et dans des rêveries; après quoi je joue de l'orgue, puis me promène sur la glace dans la nuit obscure. Très bas sur l'horizon, dans le sud-ouest, il y a encore un faible afflux de lumière, une lueur rouge foncé comme une tache de sang, passant à l'orange, au vert, au bleu pâle, enfin au bleu foncé tout piqué d'étoiles. Dans le nord vacillent des fusées d'aurore boréale toujours changeantes et mobiles, jamais en repos, absolument comme l'âme humaine. Et, sans y prendre garde, mes pensées reviennent toujours à mes chers adorés… Je songe au retour; notre tâche est maintenant accomplie, le Fram remonte à toute vitesse le fjord. La terre aimée de la patrie nous sourit dans un gai soleil, et… les souffrances poignantes, les longues angoisses sont oubliées dans un moment d'inexprimable joie. Oh! non, c'est trop pénible! A grands pas je me promène pour chasser cette hantise déprimante.

De plus en plus décourageant le résultat des observations. Nous sommes aujourd'hui par 77°43′ et 138°8′ de Long. Est. Jamais encore nous n'avions rétrogradé aussi loin. Depuis le 29 septembre nous avons été repoussés de 83 milles vers le sud. Toute la théorie dont la vérité me paraissait indiscutable, s'écroule comme un château de cartes détruit par la plus légère brise. Imaginez les plus ingénieuses hypothèses, bientôt les faits les auront réduits à néant. Suis-je véritablement sincère en écrivant ces tristes réflexions? Oui, sur le moment, car elles sont le résultat de l'amertume de mon découragement. Après tout, si nous sommes dans une mauvaise voie, à quoi cela aboutira-t-il? A la déception d'espérances humaines, tout simplement. Et si nous périssons dans cette entreprise, quelle influence cela aura-t-il sur les cycles infinis de l'éternité?

9 novembre.—Pris dans la journée une série de températures et d'échantillons d'eau de 10 en 10 mètres, depuis la surface jusqu'au fond, situé à une profondeur de 53 mètres. Partout la mer a une température uniforme de −1°,5, la même température que j'ai observée à une latitude plus méridionale. Il n'y a donc ici que de l'eau originaire du bassin polaire. La salure est très faible. L'apport des fleuves sibériens fait sentir son influence jusqu'ici.

11 novembre.—La «jeune glace» autour du navire atteint une épaisseur de 0m,39. Dure à la surface, elle devient en dessous poreuse et friable. Cette couche date de quinze jours. Dès la première nuit, elle a atteint une épaisseur de 0m,078; les deux nuits suivantes, elle a seulement augmenté de 0,052, et, pendant les douze nuits suivantes, de 0,26. L'accroissement d'une couche de la glace se ralentit donc à mesure que son épaisseur augmente, et cesse même complètement lorsqu'elle a atteint une certaine hauteur.

19 novembre.—Toujours la même vie monotone. Depuis une semaine, vent du sud; aujourd'hui, par exception, brise légère de nord-nord-ouest. La banquise reste calme, hermétiquement fermée autour du navire. Depuis la dernière pression violente, le Fram a certainement sous sa quille une épaisseur de glace de 3 à 7 mètres[12]. A notre grande joie, l'observation d'hier constate un gain de 44 milles vers le nord depuis le 8. Nous avons également fait un pas considérable vers l'est. Que seulement la dérive nous porte dans cette direction!

[12] Plus tard nous creusâmes la glace jusqu'à une profondeur de 10 mètres sans réussir à atteindre l'eau.

Le Fram constitue au milieu de la banquise un abri chaud et confortable. Même par un froid de 30° le poêle n'est pas allumé. Une lampe suffit à rendre la température très agréable dans le carré. Mes compagnons, du reste, ne s'aperçoivent pas du froid. Alors que le thermomètre marque 30° sous zéro, Bentzen va en chemise lire sur le pont les thermomètres. Presque nulle part trace d'humidité; partout excellente ventilation, grâce à la manche à air qui répand dans tout le navire des flots d'air froid et vivifiant.

27 novembre.—La température de l'air se maintient sans grande variation entre −25° et −30°. Dans la cale du navire elle descend à −11°.

A différentes reprises, les rayons de l'aurore boréale me semblent prendre une orientation parallèle à la direction du vent. Dans la matinée du 23, ce phénomène se montrant dans le sud-est, j'annonce à mes compagnons que la brise qui, en ce moment, souffle du nord-est, descendra au sud-est; quelques heures plus tard cette prédiction se réalise.

Ce matin, à neuf heures, une forte pression; dans la soirée, la glace gémit bruyamment aux environs. Le Fram ne se trouve plus, semble-t-il, au centre des convulsions. Probablement le dernier assaut violent a comprimé autour de nous toute la glace en une masse très résistante que le froid a solidifiée, tandis que, plus loin, la banquise, moins compacte, peut s'ouvrir et par suite être soumise à des pressions.

3 décembre.—Dérive au nord-est, terriblement lente. Depuis le 28 novembre, nous avons avancé seulement de cinq milles.

5 décembre.—35°,7, la plus basse température éprouvée jusqu'ici. Nous sommes par 78°50′, à 6 milles plus au nord que le 2; la vitesse de dérive serait de 2 milles par jour.—Dans l'après-midi, magnifique aurore boréale; de l'est à l'ouest, le ciel est illuminé par une arcade flamboyante. Un peu plus tard, le temps devient couvert; une seule étoile est visible, l'étoile du foyer. Comme je l'aime, ce petit point lumineux! Chaque fois que je monte sur le pont, je la cherche, cette étoile, et toujours elle est là brillante dans son impassibilité radieuse. Elle me semble notre protectrice.

8 décembre.—De 7 à 8 heures du matin, encore une pression. L'après-midi je dessinais dans le carré, lorsque subitement un choc violent, suivi d'un craquement formidable, se fait entendre juste au-dessus de ma tête, comme si de gros blocs de glace tombaient de la mâture sur le pont. En un clin d'œil, tous les hommes sont debout; les paresseux qui faisaient la sieste à ce moment passent en hâte un vêtement et accourent dans le carré. Kvik, effrayé par la violence de la détonation, a même quitté ses quartiers d'hiver. Qu'est-ce qui a bien pu se passer? Impossible de découvrir la cause de ce fracas épouvantable. La glace est en mouvement et paraît en train de s'écarter du navire. Ce bruit a été probablement causé par une pression inopinée qui a déterminé le décollement de la glace sur toute la longueur du bâtiment. On n'entend aucun craquement dans les œuvres du navire; le Fram n'a donc pas éprouvé d'avarie. Dehors, il fait très froid, le mieux est de rentrer.

A six heures du soir, nouvelle pression d'une durée de vingt minutes. La banquise grince et détone à l'arrière; dans le carré, le bruit est tel que toute conversation devient impossible à moins de hurler à tue-tête. Pendant ce sabbat, l'orgue fait entendre des phrases de la mélodie de Kjerulf: «Le chant des rossignols m'empêche de dormir.»

10 décembre.—Aujourd'hui, grand événement dans la vie monotone du bord: apparition d'un journal, le Framsjaa, la Vigie du Fram; directeur, notre excellent docteur. Le premier numéro, lu le soir à haute voix dans le carré, excite une gaieté générale. Dans notre situation, l'entrain est un remède préventif contre la maladie; par son amusante initiative, Blessing contribue ainsi à fortifier notre excellent état sanitaire.

13 décembre.—Depuis hier soir, sans une minute de repos, les chiens aboient furieusement. A plusieurs reprises, les hommes de garde ont cherché et exploré les environs; en dépit de leurs recherches, impossible de découvrir la cause de cet émoi. Ce matin, on constate la disparition de trois chiens. Après le déjeuner, Mogstad et Peter vont examiner la neige autour du navire, espérant découvrir les pistes des fugitifs. «Vous feriez bien de prendre un fusil,» leur dit Jacobsen. «Oh! non, nous n'en avons pas besoin,» réplique Peter. En bas de l'échelle, il y a pourtant des traces d'ours et de sang. Nos deux gaillards ne s'acheminent pas moins sur la banquise, armés seulement d'une lanterne et escortés par toute la meute. A quelques centaines de pas du navire, surgit tout à coup de l'obscurité un ours énorme. A cette vue, nos hommes prennent aussitôt leur galop vers le bord. Mogstad, chaussé de légers mocassins, s'esquive rapidement, mais Peter, empêtré dans ses lourdes bottes à semelle en bois, n'avance que très lentement. Notre homme a beau faire diligence, jamais il n'aperçoit le navire. Dans la confusion de la retraite, le malheureux s'est trompé de route! Heureusement l'ours ne le suit plus; le voilà donc tranquille, lorsque, à deux pas de là, le pauvre Peter glisse et roule au milieu des hummocks. Enfin, il arrive sur la glace plate qui entoure le navire; encore quelques pas, et il sera en sûreté quand soudain quelque chose bouge tout près de lui. Un chien, suppose-t-il; avant qu'il ait eu le temps d'élucider la question, l'ours arrive sur lui et le mord au côté. Notre homme empoigne alors sa lanterne et en assène un coup si violent sur le museau de l'animal que le verre se brise bruyamment en mille morceaux. La bête effrayée recule, et, profitant de son effarement, l'ami Pierre a le temps de grimper lestement à bord. A la nouvelle de cette attaque, nous sautons sur nos fusils; quelques minutes après, l'assaillant tombait mort.

Après cet incident, nous partons à la recherche des bêtes disparues, et découvrons bientôt leurs cadavres éventrés. Sans éveiller notre attention, l'ours a pu grimper à bord par l'échelle, enlever les chiens à sa portée et redescendre ensuite aussi tranquillement qu'il était venu.

Kvik met au monde treize enfants, un précieux renfort pour la meute réduite maintenant à un effectif de vingt-six bêtes. Elle ne peut en nourrir que huit, il faut donc nous décider à noyer les autres.

Position d'hier: 79°8′ Lat. N. Un gain de 8 milles en trois jours!

LE PIÈGE A OURS DE SVERDRUP

Depuis le début de notre dérive, pas une chute de neige ne s'est produite. Noël approche pourtant, et il n'y a pas de vrai Noël sans d'épais flocons. Oh! la belle chose que la neige silencieuse, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques. Cette banquise de glace vive est comme une vie sans amour; rien ne l'adoucit. L'amour, c'est la neige de la vie. Il ferme les blessures reçues dans le combat de l'existence et resplendit plus pure que la neige. Qu'est-ce qu'une vie sans amour? Elle est pareille à ce champ de glace, une chose froide et rugueuse errant à la dérive des vents, sans rien pour couvrir les gouffres qui la déchirent, pour amortir le choc des collisions et pour arrondir les angles saillants de ses blocs brisés. Oui, une telle vie est semblable à cette glace flottante nue et pleine d'aspérités.

21 décembre.—Le temps passe avec une rapidité extraordinaire. Voici déjà le jour le plus court de l'année, si je puis m'exprimer ainsi, puisque nous n'avons plus de jour. Maintenant nous irons vers le retour du soleil et vers l'été. Aujourd'hui sondage; à 2,100 mètres, pas de fond! Qui aurait pu s'attendre à trouver ici une pareille profondeur?

22 décembre.—Dans la nuit nouvelle visite d'ours. L'animal se dirige d'abord vers le navire, puis, apercevant le piège dressé par Sverdrup et Lars, s'achemine immédiatement vers l'instrument. A cette vue, le cœur bat à notre capitaine; d'une minute à l'autre il s'attend à entendre le bruit produit par le déclenchement de l'appareil. Mais maître Martin est très prudent; il examine soigneusement la machine, et, se levant sur les pattes de derrière, s'appuie juste à côté de la trappe pour contempler un instant le délicieux morceau de graisse qui constitue l'appât; après un moment d'hésitation, il redescend à terre. Évidemment cette grande chose plantée là, au milieu de la glace, ne lui dit rien qui vaille. Il flaire le support, tourne tout autour, et, après avoir de nouveau contemplé le piège, s'en va en hochant la tête. Il semble dire: «Ces mauvais gars ont fort bien arrangé la chose à mon intention, mais je ne suis pas si bête pour m'y laisser prendre.» Décidément, malgré toute l'ingéniosité de Sverdrup, le fusil est encore plus sûr. Arrivé à soixante pas du navire, l'ours, reçu par une salve nourrie, tombe mort. Une seule balle l'avait frappée; comme d'habitude en pareil cas, chacun des quatre tireurs s'attribua l'honneur du coup.

CARICATURES EXTRAITES DU «FRAMSJAA»
Promenade en temps de paix avec les chaussures patentées de Sverdrup.
Les compagnons du Fram sur le sentier de la guerre: différence entre la chaussure Sverdrup et le mocassin lapon.
Les compagnons du Fram sont encore sur le sentier de la guerre.

24 décembre.—Un radieux clair de lune illumine la silencieuse nuit arctique… A l'approche du grand jour de la Noël, notre petit monde est de plus en plus gai. Chacun songe évidemment aux absents, mais personne ne laisse deviner ses soucis.—Le carré et les cabines sont brillamment illuminés et le menu du repas particulièrement soigné. Faire bombance, c'est pour nous la seule manière de fêter les solennités. Le dîner est excellent et le souper non moins exquis. Après cela on sert les gâteaux traditionnels, auxquels Juell travaille depuis des semaines. Le «clou» de la fête est l'arrivée de deux boîtes contenant les cadeaux de Noël, présents de la mère et de la fiancée de Hansen. C'est avec une véritable joie d'enfant que chacun reçoit son petit souvenir: une pipe, un couteau ou une autre bagatelle de ce genre. Il semble que ces caisses soient un message de tous les chers absents. Après cela, une série de toasts et de discours, puis lecture d'un nouveau numéro du Framsjaa accompagné d'un supplément illustré dû au crayon du célèbre artiste polaire Huttetu. Les gravures reproduites à la page précédente, représentant les aventures de Peter avec son ours, donnent une idée de ce talent jusqu'ici méconnu.

25 décembre.—Là-bas, au pays, très certainement ils songent aujourd'hui à nous et s'attristent à la pensée des souffrances que nous devons endurer, supposent-ils, au milieu du grand désert glacé de l'Océan Arctique. Que ne peuvent-ils nous voir gais et bien portants! A coup sûr notre vie n'est pas plus pénible que la leur. Jamais je n'ai mené une existence aussi douce et jamais je n'ai autant redouté l'embonpoint. Voyez, par exemple, le menu du dîner. Pas moins de cinq plats. Une soupe à l'oxtail, un pudding de poisson, un rôti de renne avec des petits pois, des pommes de terre, de la confiture d'airelle, de la confiture de baies de marais[13] avec de la crème et des galettes. Tout le monde fait si bien honneur au repas que personne n'a faim au souper. Dans la soirée on sert le café avec accompagnement d'ananas, de macarons, de gâteaux au gingembre et de mendiants. Pour vous donner une idée de notre ordinaire, n'oublions pas le déjeuner composé de café, de pain frais, de langue, de corned beef, de fromage et de marmelade. A l'exception des gâteaux, notre menu quotidien n'est pas différent. Avec cela, nous habitons une bonne et solide maison, bien éclairée par de grandes lampes à pétrole ou par l'électricité; nous avons toute espèce de jeux pour nous distraire et toute une bibliothèque pour nous instruire. Que peut-on demander de plus?

[13] Baie de marais ou ronce faux mûrier (Rubus Chamæmorus).

26 décembre.—Aujourd'hui et hier −38°, la plus basse température observée depuis le commencement de l'hivernage. Dans la journée en me promenant sur la banquise, j'arrive sur le bord d'un grand lac, couvert de «jeune glace» coupée par une large crevasse. Les rayons de la lune jouent sur la surface noire de l'eau et cette vue me rappelle soudain les scènes du pays des fjords. A perte de vue, du haut d'un monticule de glace, la nappe d'eau bleue s'étend dans la direction du nord.

LES RAYONS DE LA LUNE JOUENT SUR LA SURFACE DE L'EAU

28 décembre.—En avant du Fram, dans une direction perpendiculaire à celle de son gisement, s'est ouvert un chenal; la glace formée à sa surface la nuit dernière porte des traces de pression. Nous ne prêtons pas la moindre attention à tous ces mouvements de la banquise qui ont causé tant d'émois à nos prédécesseurs. Aucun préparatif n'a été fait à bord en vue d'un accident. Nous n'avons sur le pont ni vivres, ni tente, ni équipement prêts à être débarqués. Et ce n'est pas par négligence; mais nous n'avons pas lieu de craindre les convulsions de la glace. Nous avons pu apprécier la résistance de notre bâtiment, et notre confiance en lui est absolue. Contre sa coque inébranlable, les blocs les plus durs viennent s'aplatir et perdre leur force d'impulsion.

De l'avis de tous les explorateurs, la longue nuit de l'hiver arctique exercerait l'influence la plus pernicieuse sur l'organisme et déterminerait fatalement l'éclosion du scorbut parmi les équipages. Un marin anglais avec lequel je m'entretins de cette question avant mon départ fut particulièrement pessimiste. «Non, jamais, assurait-il, une expédition polaire ne pourrait échapper au scorbut; c'était là un mal inévitable; tous les chefs de mission qui prétendaient en avoir été indemnes, avaient simplement donné un autre nom à la terrible maladie.» Maintenant, je suis en mesure de réfuter cette opinion par notre expérience. La nuit polaire n'a eu aucune influence débilitante ou déprimante sur moi; tout au contraire, pendant cet hivernage, j'ai l'impression de rajeunir. Cette vie régulière me convient parfaitement; jamais je ne me souviens avoir été en meilleure santé. Bien plus, je recommanderai les régions arctiques comme un excellent sanatorium pour les personnes affaiblies ou atteintes d'affections nerveuses.

J'en viens même à avoir honte de nous; ces terribles souffrances de la longue nuit de l'hiver polaire, décrites en termes si dramatiques par nos prédécesseurs, nous n'en éprouvons aucune. Elles sont pourtant bien nécessaires pour donner de l'intérêt à une relation d'expédition arctique! Si cela continue ainsi, qu'aurons-nous à raconter au retour? Tous mes compagnons sont également gros et gras; aucun d'eux n'a la mine pâle et les joues caves traditionnelles des hiverneurs polaires, et chez eux pas trace d'abattement. Écoutez seulement dans le carré l'animation des conversations et les éclats de rire. Cet excellent état sanitaire et moral, nous le devons à la qualité et à la variété de notre ordinaire, à la bonne ventilation du navire, à nos fréquentes promenades en plein air, à l'absence de tout surmenage physique, enfin aux quotidiennes distractions que nous apportent la lecture et les jeux. Notre système de vie en commun, sans aucune inégalité de traitement pour les divers membres de l'expédition, a également exercé la plus heureuse influence.

LA LECTURE DE L'ANÉMOMÈTRE

Plusieurs de mes camarades se plaignent d'insomnie. Le manque de sommeil est aussi, dit-on, une conséquence inévitable de l'obscurité de l'hiver arctique. Pour mon compte je n'en ai jamais souffert; je ne fais pas, il est vrai, la sieste dans l'après-midi, comme la plupart de mes compagnons. Après avoir dormi plusieurs heures dans la journée, mes camarades ne pouvaient s'attendre à ronfler ensuite toute la nuit. L'homme ne peut toujours dormir, disait justement Sverdrup.

31 décembre.—Voici le dernier jour de l'année. Une longue année, qui nous a apporté et beaucoup de bien, et beaucoup de mal! Elle a débuté par le bien, par la naissance de la petite Liv, un bonheur si étrange que d'abord j'y pouvais à peine croire. Ensuite est venue l'heure triste du départ. Nulle année n'a apporté une peine plus lourde que celle-là. Depuis, ma vie n'est qu'une longue attente. Comme l'a dit le poète: «Veux-tu ignorer les peines et les soucis, n'aime jamais.»

L'attente! il y a des maux pires!

Vieille année, tu m'as apporté la déception; tu ne m'as pas conduit aussi loin vers le nord que je l'avais espéré. Après tout, tu aurais pu me traiter encore plus mal. Mes calculs ne se sont-ils pas réalisés en partie? Le Fram n'a-t-il pas été poussé dans la direction désirée? Une seule chose me contrarie; la multiplicité des zigzags de la dérive.

Une nuit magnifique termine l'année. Au-dessus de la grande étendue blanche, le ciel d'une incomparable pureté n'est qu'un scintillement d'étoiles, illuminé par le flamboiement silencieux de l'aurore boréale, et sur ce fond de paillettes brillantes, le Fram détache en vigueur sa masse noire argentée de givre.

Tout naturellement, grande réjouissance dans la soirée. A minuit, j'adresse à mes compagnons une courte allocution de circonstance, les remerciant de leur bon esprit de camaraderie et de leur confiance. Ensuite chants et lecture de poésies.

3 janvier 1894.—La température varie entre −39° et −40°!!! Par un pareil froid, la lecture des instruments de météorologie n'est pas précisément agréable, surtout celle des thermomètres à maximum et à minimum placés dans le «nid de corbeau». Plus pénibles encore sont les observations astronomiques exécutées tous les deux jours. Pour manier les petites vis très délicates des instruments, naturellement Hansen et son aide doivent être dégantés, d'où de fréquentes congélations aux mains. Souvent le froid est tellement pénétrant que les observateurs doivent interrompre leur travail pour battre la semelle et pour se frapper les bras. Et cependant, jamais ils ne veulent avouer leurs souffrances. «Hansen, il ne fait pas chaud là-haut, lui demandons-nous, lorsqu'il rentre au carré.—Ma foi non, cependant la température est, je vous assure, très supportable.—Soit, mais vous avez les pieds gelés.—Non, en vérité, je ne puis le dire, j'ai seulement un peu froid aux doigts.» En effet… deux de ses doigts sont «mordus», et il s'obstine à refuser les gants en peau de loup que je lui offre. Aujourd'hui, le temps est trop doux pour une telle précaution, affirme-t-il.

Un jour, par 40° sous zéro, Hansen monta sur le pont en chemise et en caleçon pour une lecture d'instrument. Et des explorateurs ont affirmé l'impossibilité d'exécuter des observations par de pareilles températures!

4 janvier.—L'aube me semble plus claire, mais, peut-être est-ce par un effet de mon imagination? Je suis de très belle humeur, bien que nous dérivions encore vers le sud. Après tout, qu'importe? Peut-être dans cette direction notre expédition ne sera-t-elle pas moins fructueuse pour la science? En attendant, je connais maintenant la nature du bassin polaire. La mer profonde à travers laquelle nous dérivons est un prolongement des grandes fosses atlantiques. Mes prévisions se trouveraient vérifiées complètement, si seulement nous avions un vent favorable. Bien d'autres, avant nous, n'ont-ils pas attendu une bonne brise! Au fond, ce désir d'atteindre le pôle est une suggestion du démon de la vanité.

La vanité? n'est-ce pas une maladie d'enfant qui devient plus aiguë avec les années et qui pourtant devrait disparaître?

Tous mes calculs, à l'exception d'un seul, se sont trouvés justes. Nous avons suivi notre route le long de la côte de Sibérie, en dépit de toutes les prédictions défavorables; nous sommes parvenus au nord plus loin que je n'avais osé l'espérer et juste à la longitude que je souhaitais atteindre; comme je le désirais, nous avons été pris dans les glaces, et le Fram a supporté sans la moindre avarie toutes les pressions, alors que les explorateurs les plus expérimentés avaient affirmé sa perte certaine. Enfin, notre hivernage sur cette banquise en dérive est bien moins pénible que celui des précédentes expéditions. Notre vie ressemble à celle que nous mènerions en Norvège. Tous réunis dans une même pièce, nous formons comme un petit coin de la patrie.

Le seul point sur lequel mes calculs se sont trouvés en défaut est, je ne puis le cacher, d'une très haute importance. Le plus grand fond rencontré par la Jeannette n'était que de 164 mètres; je croyais donc l'Océan polaire peu profond et supposais par suite l'action des courants très sensible dans cette mer et l'apport des fleuves sibériens capable de repousser la banquise très loin vers le nord. Aussi, grand a été mon étonnement de trouver dans cet Océan des abîmes atteignant 1,800 mètres au moins et peut-être même le double. Au milieu d'une pareille masse d'eau un courant, s'il existe, doit être très faible. Mon seul espoir maintenant est dans les vents. Christophe Colomb a découvert l'Amérique par suite d'un faux calcul, dont il n'était pas d'ailleurs responsable. Seul, le ciel sait où nous conduira mon erreur. Mais, en vérité, je le dis: le bois flotté de provenance sibérienne qui se rencontre sur les côtes du Grönland ne peut mentir; nous devons donc suivre le même chemin que lui.

8 janvier.—La petite Liv a aujourd'hui un an. A la maison c'est grande fête. Que ne donnerai-je pour te voir aujourd'hui, cher petit être? Tu m'as sans doute oublié depuis longtemps et tu ne sais plus ce que c'est qu'un père? Tu le sauras un jour de nouveau.

Dans l'après-midi, Vénus apparaît pour la première fois au-dessus de l'horizon. Entourée d'une auréole rouge, elle éclaire le grand désert glacé comme un phare puissant… C'est l'étoile de Liv, comme Jupiter est l'étoile du foyer. Un pareil jour ne peut nous apporter que joie et bonheur. En effet, nous dérivons vers le nord; nous sommes certainement au delà du 79°.

15 janvier.—Un bon pas vers le nord. Hier nous étions par 79°19′ et 137°31′ Long. E.—Dans la journée je fais une longue excursion à pied. La glace est unie, excellente pour le traînage; à mesure que j'avance, elle devient de plus en plus plane. Plus j'examine cette banquise et plus mûrit dans ma tête un projet auquel j'ai depuis longtemps déjà souvent réfléchi. Sur une telle glace il serait possible d'atteindre le pôle avec des traîneaux et des chiens, en laissant le navire poursuivre sa route vers la Terre François-Joseph, le Spitzberg ou le Grönland. Ce serait une entreprise facile pour deux hommes… En tous cas, il serait prématuré de partir au printemps prochain. Je dois d'abord connaître les résultats de la dérive pendant l'été. En second lieu est-il juste d'abandonner les autres? Si je réussissais à revenir en Norvège et que mes compagnons périssent avec le Fram! Mais, d'autre part, n'est-ce pas pour explorer le bassin polaire que l'expédition est partie, et n'est-ce pas dans ce but que le peuple norvégien a libéralement donné son argent? Mon devoir est de faire tous les efforts possibles pour arriver au but… Pour le moment il faut attendre les événements.

Jeudi 18 janvier.—Vent de S.-S.-E., de S.-E., et d'E.-S.-E., Vitesse de 5 à 6 mètres par seconde. Ces grandes brises déterminent presque toujours une hausse du thermomètre; aujourd'hui il monte à −25°. Moins violents, les vents du sud produisent un refroidissement de l'air, tandis que ceux de la partie nord, lorsqu'ils sont faibles, amènent une élévation de température. Payer attribue l'échauffement des couches d'air observées, par les brises fraîches, à leur passage au-dessus de nappes d'eau libre. Cette explication ne me semble pas exacte, surtout dans cette région où il existe peu ou point d'ouvertures dans la banquise. A mon avis, cette hausse de température serait déterminée par l'arrivée, à la surface de la terre, de nappes d'air provenant des hautes régions de l'atmosphère. L'air des régions supérieures doit, en effet, avoir une température plus élevée que celle des nappes ambiantes à notre globe, refroidies par la radiation des neiges et des glaces. En second lieu, en descendant, l'air subit un échauffement en raison de l'augmentation de pression qu'il éprouve.

23 janvier.—Ce matin, lorsque je monte sur le pont, Caïaphas aboie furieusement dans la direction de l'est. Il doit y avoir quelque animal de ce côté. Muni seulement d'un revolver, je pars à la découverte, accompagné de Sverdrup. Aussitôt le chien file devant nous, toujours en donnant de la voix. J'examine soigneusement les environs; impossible de rien distinguer. Caïaphas aboie toujours et pointe les oreilles. D'une seconde à l'autre je m'attends à voir surgir un ours. Nous voici sur le bord de l'ouverture voisine du navire; notre chien avance lentement et avec précaution, puis s'arrête en grognant sourdement. Évidemment nous approchons du gibier. Je grimpe sur un hummock, et devant moi j'aperçois quelque chose de sombre qui semble remuer. «Un chien noir, dis-je à Sverdrup.—Mais non, répond-il, c'est un ours.» Ce que j'ai pris tout d'abord pour un chien est seulement la tête de la bête; sa démarche est bien celle de l'ours, mais cet ours blanc est terriblement noir. Je m'avance vers lui, le revolver à la main, prêt à lui envoyer mes six balles dans le museau, lorsque je vois l'animal se lever, et du coup je reconnais un morse. L'énorme bête se jette aussitôt à l'eau et plonge, puis après être revenue à la surface et s'être ébrouée, reste à nous regarder. Inutile d'envoyer des balles de revolver à un pareil monstre; autant essayer de prendre une oie sauvage en lui déposant le fameux grain de sel sur la queue. Quel dommage que nous n'ayons pas un harpon! Nous revenons en toute hâte à bord chercher les armes nécessaires; le temps de les préparer, le gibier a disparu. Jamais auparavant, que je sache, on n'avait rencontré un morse sur la banquise en pleine mer.

Bonne dérive vers le nord. 79°41′ Lat. N. 135°29′ Long. Est.

25 janvier.—En me promenant j'atteins la fin de l'ouverture située à l'est du Fram; sa longueur n'est pas moindre de 11 kilomètres. Au retour de cette excursion, la banquise commence à s'agiter. La jeune glace qui couvre le chenal se brise sous mes pas et s'amoncelle en deux hautes murailles avec des bruits étranges. Tantôt on croit entendre un gémissement de chien, tantôt un fracas de puissante chute d'eau. A différentes reprises le passage m'est fermé, soit par la brusque ouverture d'une nappe d'eau, soit par le soulèvement d'un monticule de blocs. La partie de la banquise où est enfermé le Fram, située au sud de nous, paraît être poussée vers l'est, à moins que ce ne soit la portion du pack sur laquelle nous nous trouvons qui dérive dans l'ouest.

27 janvier.—Le jour augmente sensiblement. A midi on peut lire les caractères d'un journal. Le soir, pendant deux heures, très violentes pressions. Les glaces craquent et se brisent dans des heurts terribles, et leurs débris s'empilent en hautes murailles le long des rives du lac. On entend venir le grondement… il approche de plus en plus… le navire éprouve des chocs violents; il semble qu'il soit soulevé par des vagues de glace arrivant par l'arrière. Les hummocks à tribord grincent, le bruit devient assourdissant. Une accalmie se produit et je regagne le carré. A peine me suis-je remis au travail que les pressions reprennent de plus en plus violentes.

A bâbord le vieil hummock est lentement soulevé, tandis que se déchire la grande flaque située dans son voisinage. Le fracas et la violence des chocs augmentent de minute en minute; le navire frémit, et cela dure ainsi jusqu'à dix heures et demie. A minuit moins un quart, nouvelle attaque de la glace, plus faible; puis, tout rentre dans le calme. L'assaut a été particulièrement violent à l'arrière. Un monticule formé de blocs empilés dépasse six mètres[14]; des glaçons épais de trois mètres environ ont été brisés et entassés les uns au-dessus des autres.

[14] Il reçut le nom de Grand Hummock et suivit le Fram pendant toute sa dérive.

La lune est à son dernier quartier; la production de cette forte pression à cette époque ne concorde donc pas avec nos observations antérieures. Peut-être est-elle due au voisinage d'une terre.

30 janvier.—Depuis avant-hier, calme plat, néanmoins légère dérive au sud-est. Lorsque le vent a, pendant quelque temps, soufflé d'un point du compas, la banquise éprouve une compression dans cette direction, puis, dès que la brise tombe, subit une détente et s'étend en sens contraire. A cette réaction sont dus, je crois, le recul d'un mille constaté depuis le 27, et l'attaque de ce jour-là. Depuis cette date, la glace est calme. Les pressions se produisent probablement lors du changement de direction de la dérive.

2 février.—82°10′ Lat. N. et 132°10′ Long. Est. En l'honneur du passage du 80°, grande fête à bord.

6 février.—Le thermomètre oscille entre −47° et −48°. Dans le salon il s'élève à +22°. Lorsque l'on sort, la différence de température est donc de 69 à 70°. Néanmoins, fût-on même légèrement vêtu et tête nue, on n'éprouve pas une impression de froid.

L'air est calme et remarquablement clair. L'horizon, dans le sud, resplendit d'une lueur jaune très intense passant au vert et au bleu. Le ciel d'Italie n'est pas d'un bleu plus intense. Cette puissante coloration se produit toujours par les grands froids. Le lendemain, le thermomètre descend à −49°,6.

Depuis le mois dernier, tous les membres de notre petite colonie ont augmenté de poids; pour quelques-uns, l'accroissement atteint deux kilogrammes. Sverdrup, Blessing et Juell tiennent le «record» avec 86kg,2.

15 février.—Longue excursion en traîneau. Sur la glace unie, quatre chiens peuvent traîner deux hommes. J'étudie l'importante question de la marche sur la banquise en vue des plans d'avenir.

Combien exagérées sont les craintes qu'inspirent les basses températures arctiques! Certainement il ne fait pas chaud par −40° et −42°; mais un tel froid ne cause aucune souffrance. Hier, dans une promenade sur les ski, j'étais vêtu d'une chemise ordinaire et de deux blouses en peau; aux jambes, caleçon, pantalon, jambières en drap, et je suais à grosses gouttes.

Aujourd'hui, pour la promenade en traîneau, je porte une chemise de flanelle, un gilet, un jersey en laine, une veste en vadmel et une blouse en peau de phoque. Avec cet accoutrement, la température me semble très agréable; comme hier, je transpire à plusieurs reprises. Sur la figure, je porte un masque de flanelle, mais cet appareil me tient beaucoup trop chaud; je ne le mets que lorsqu'une brise très fraîche me souffle dans le nez.

16 février.—Après une dérive dans le sud, les jours précédents, nous voici de nouveau au nord, au 80°1′; pourtant, depuis le 12, le vent a toujours soufflé du nord.

IMAGE RÉFRACTÉE DU SOLEIL

A midi, grand émoi! Après une absence de cent douze jours, le soleil, ou du moins son image réfractée, apparaît à l'horizon. Un long trait de feu brille d'abord, puis deux autres superposés et séparés par un intervalle sombre. Du haut de la mâture j'aperçois quatre, puis cinq raies horizontales, toutes d'égale longueur. L'ensemble forme un soleil rectangulaire, d'un rouge pâle, traversé de bandes horizontales sombres. A midi, d'après une observation, l'astre se trouvait encore à 2°22′ au-dessous de l'horizon. Le 20 février seulement, le soleil devait se trouver au-dessus de l'horizon. Cet événement fut, bien entendu, l'occasion d'une fête.

22 février.—Depuis trois jours, vent de sud; cependant nous ne sommes qu'au 80°11′. En septembre, nous étions par 79°; depuis, nous n'avons guère gagné plus d'un degré. A cette vitesse, il nous faudra encore quarante-cinq mois pour atteindre le Pôle, quatre-vingts ou cent mois pour regagner, de l'autre côté, le 80° de Lat., ensuite un ou deux mois pour revenir en Norvège. En admettant que la dérive se poursuive toujours dans les mêmes conditions de vitesse, nous ne reviendrons que dans huit ans!!!

Avant mon départ, lorsque je plantais de petits arbustes et de jeunes arbres dans le jardin pour les générations futures, Brogger écrivait avec juste raison: «Personne ne peut savoir la longueur de leur ombre lorsqu'il sera de retour.» Ils sont maintenant sous la neige; mais au printemps ils recommenceront à bourgeonner et à grandir. Combien de fois avant mon retour? Pourvu que leurs ombres ne soient pas trop longues!

STRATIFICATION DE LA GLACE

Cette inactivité est absolument énervante; j'éprouve un impérieux besoin d'exercice violent. Qu'un ouragan n'arrive-t-il et ne secoue-t-il cette banquise en hautes vagues! Qu'au moins nous puissions lutter et faire quelque chose! Cette inaction est bien la vie la plus misérable. Pour se laisser ainsi conduire vers le but par les forces aveugles de la nature sans jamais pouvoir intervenir, il faut à coup sûr dix fois plus d'énergie que pour le combat.

STRATIFICATION DE LA GLACE

Le 19, forages dans la glace. A bâbord, son épaisseur est de 1m,875 et à l'avant de 2m,08; elle n'est donc pas très grande, si l'on songe qu'elle est «vieille» d'un mois, et que pendant ce mois la température est descendue à −50°. La plaque sur laquelle se trouve installé le piège à ours atteint une profondeur de 3m,45; de plus, quelques glaçons adhèrent à sa face immergée. Elle présente une sorte de stratification rappelant celle d'un glacier, rendue apparente par des dépôts de matières noires colorées d'organismes rougeâtres, qui se trouvent à la surface de chaque couche. En différents endroits, les strates sont plissées et même brisées comme dans une coupe géologique; plissements et fractures proviennent évidemment des pressions exercées latéralement dans les chocs des glaçons. Cette disposition était particulièrement frappante près d'un grand toross formé par la dernière convulsion de la banquise. (Voir les figures précédentes.) La plaque, épaisse de plus de 3 mètres, avait été plissée sans se briser, notamment au pied du monticule amoncelé à sa surface. Sous le poids de cette surcharge, la surface du glaçon était, en certains endroits, descendue jusqu'au niveau de la mer, tandis qu'ailleurs, pressé par des blocs qui avaient été poussés sous elle, cette flaque s'élevait à 0m,50 au-dessus de l'eau. En dépit du froid, cette glace est donc très plastique. A cette époque, la température de la banquise, à une très petite profondeur, devait varier de −30° à −20°.

4 mars.—Toujours les mêmes alternatives de progrès et de recul. Le 24 février, après vingt-quatre heures seulement de vent de sud, nous sommes repoussés au 79°54′; nous dérivons ensuite dans l'est, puis au nord-est. Le 27, nous atteignons le 80° 10′; maintenant nous sommes de nouveau repoussés par un vent de sud-est.

Hier et aujourd'hui, le thermomètre descend à −37° et à −38°. Actuellement, le vent du nord détermine un abaissement de température, et celui du sud une hausse du thermomètre. Au commencement de l'hiver, c'était le contraire.

12 mars.—Toujours en dérive vers le sud. Je commence à être découragé. N'en ai-je pas le droit? L'une après l'autre, toutes mes espérances s'évanouissent. Et pendant ce temps, indifférente à tous nos sentiments, la nature poursuit impassible son cycle.

Temps très froid; le 8 au soir, le thermomètre descend à −48°,5, le 11 à −50°, et dans la soirée à −51°,2. Néanmoins, chaque jour nous faisons des excursions. Quoique nous ne soyons pas plus couverts que d'habitude[15], nous ne sommes nullement incommodés par cette basse température. Tout au contraire, elle nous semble très agréable. Nous nous sentons seulement froid au ventre et aux jambes; mais il suffit de battre la semelle pour se réchauffer. Très certainement on pourrait supporter une température encore plus basse, de 10°, 20° et même 30°. Les sensations éprouvent des modifications très curieuses. En Norvège, j'ose à peine mettre le nez dehors par une température de −20°, alors même que l'air est calme; ici, par un froid de −50° et avec du vent, je n'hésite pas à sortir.

[15] Les uns étaient vêtus d'une chemise et d'une peau de loup, les autres d'une jaquette de laine et d'une blouse légère en peau de phoque.

13 mars.—Nouvelle visite d'un morse. Les chiens l'aperçoivent du pont du navire, à une distance d'au moins 1,000 mètres, bien qu'il ne fasse pas très clair. Ces animaux ont une vue extraordinairement perçante.

16 mars.—Essai de marche à la voile avec les traîneaux. L'expérience réussit parfaitement. Une légère brise suffit à pousser rapidement les véhicules.

21 mars.—Enfin! Vent de sud-est et dérive vers le nord. L'équinoxe de printemps est passé, et nous sommes à la même latitude qu'en automne. Où serons-nous en septembre prochain? Si nous nous trouvons plus au sud, la victoire sera incertaine; si, au contraire, nous avons avancé vers le nord, la bataille est gagnée; mais cela sera peut-être long. Je place maintenant mes espérances dans l'été. La large étendue d'eau libre, qui, en septembre, s'étendait jusqu'au 70°, n'avait certainement pas été produite par la fusion de la banquise, et avait été formée par les vents et les courants. Pour qu'elle se reforme l'été prochain, la glace devra donc être repoussée vers le nord, et, par suite, nous entraînera dans la direction dérivée.

26 mars.—Le 23, nous sommes de nouveau au 80°. En quatre jours, nous avons regagné le terrain perdu en trois semaines. Le thermomètre moral remonte; cette hausse est de courte durée; le 26, la dérive s'arrête.

Le soleil monte et illumine de sa joyeuse clarté le grand désert glacé. Le printemps arrive, mais il n'apporte guère la joie. Il est triste et froid. Sept ans d'une pareille vie, mettons même quatre, après une telle épreuve, dans quel état moral serons-nous? Et elle? Je n'ose y penser.

Cette inaction et cette monotonie brisent tous les ressorts de l'homme. Pas la moindre lutte! Tout est calme et mort, enseveli sous une carapace de glace! Cela fait passer des frissons jusque dans l'âme. Que ne donnerai-je pas pour batailler au jour contre les éléments, pour être seulement exposé à un danger quelconque?… Il faut s'armer de patience et attendre le résultat de la lente dérive. Suit-elle une mauvaise direction, je romprai alors tous les ponts et nous partirons vers le nord à pied à travers la banquise; j'y suis bien résolu. Il n'y a point d'autre parti à prendre. Ce sera une entreprise bien téméraire, la lutte pour la vie ou pour la mort. Je n'ai pas à choisir. Il est indigne d'un homme d'assumer une tâche, puis de l'abandonner une fois qu'elle est commencée. Une seule direction nous est ouverte; celle du nord. En avant[16]!

[16] Le navire du Dr Nansen portait le nom d'En Avant (en norvégien Fram).

Mes yeux s'arrêtent sur le tableau d'Eilif Pettersen suspendu dans le carré: Une forêt de sapins en Norvège; et j'ai l'impression de me retrouver au milieu de ces bois aimés. Solennelles forêts, vous avez été les confidentes de mon enfance. Au milieu de vous, j'ai appris à sentir les grandes impressions de la nature, sa sauvage majesté et sa mélancolie. Pour la vie vous avez donné à mon âme une impression indélébile… Seul, au milieu des grands bois, assis devant un feu, sur les bords d'une mare solitaire, sous le ciel étoilé, combien j'étais heureux dans cette magnifique harmonie de la nature!

A bord, tout le monde est très affairé. On coupe des voiles pour les canots, pour les traîneaux, pour le moulin; on forge des couteaux, des épieux pour les ours; on fabrique des chaussures à semelles de bois et des clous. Le docteur, toujours en vacances faute de malades, s'établit relieur, tandis qu'avec l'aide d'Amundsen je refais les cartons de musique usés par l'humidité. Je les découpe dans des feuilles de zinc; l'essai donne d'excellents résultats, et maintenant, en avant la manivelle! «Des flots d'harmonie sacrée et profane» remplissent le navire; les valses ont surtout du succès. Cette musique entraînante donne comme un regain de vie aux habitants du Fram.

OBSERVATION D'UNE ÉCLIPSE DE SOLEIL

6 avril.—Aujourd'hui, grand événement. Une éclipse de soleil doit se produire. D'après les calculs de Hansen, elle aura lieu à midi cinquante-six minutes. Il s'agit de prendre une bonne observation afin de contrôler la marche de nos chronomètres. A l'avance, la grande lunette et le théodolite sont disposés sur la glace, et, pendant deux heures Hansen, Johansen et moi, nous nous relayons de cinq en cinq minutes aux instruments. Enfin, le moment décisif approche. Hansen, installé à la grande lunette, surveille le soleil, tandis que Johansen observe le chronomètre. Une ombre paraît sur le bord de l'astre. Top! crie notre astronome, Top! répond Johansen. Le chronomètre marque exactement 12 h. 56′7″,5; seulement sept secondes cinq dixièmes plus tard que Hansen ne l'avait calculé, un résultat excellent qui prouve la marche régulière de nos instruments.

7 avril.—Dans la matinée, je suis tout à coup tiré de ma rêverie par un bruit de pas précipités sur la dunette. Évidemment des hommes courent; un ours s'est sans doute montré aux alentours. N'entendant le bruit d'aucune décharge, je retombe dans mes pensées, lorsque j'entends tout à coup la voix de Johansen. Mogstad et lui ont tué deux ours, du moins ils le croient, et reviennent chercher des cartouches. Tout le monde monte alors sur le pont. Immédiatement je m'habille, chausse mes ski, et bientôt rencontre la bande des chasseurs revenant bredouille. Les ours, soi-disant morts sur le coup, se sont relevés et sont loin. Néanmoins, je me mets à leur poursuite. La dimension des pistes indique le passage d'une ourse et d'un ourson. La mère a dû être gravement blessée; les empreintes laissées sur la neige indiquent qu'elle est tombée à plusieurs reprises. Il sera donc possible de la rejoindre; dans cet espoir, je continue ma poursuite. Sur ces entrefaites survient un épais brouillard. Le Fram est depuis longtemps hors de vue; je n'en marche pas moins pendant quelque temps encore. Enfin je m'arrête, je me sens une faim terrible. Dans ma hâte, je n'ai pas déjeuné et seulement, à cinq heures et demie du soir, je rentre à bord. Pendant mon absence, quelques hommes, partis à ma rencontre avec un traîneau pour rapporter mon gibier, ont aperçu deux autres ours. Johansen leur a immédiatement donné la chasse, sans plus de résultat que moi. Quatre ours en un jour, après être resté trois mois sans en voir un seul. Cela signifie quelque chose. Peut-être approchons-nous d'une terre. Nous sommes aujourd'hui par 80°15′; jamais nous n'avons atteint une aussi haute latitude.

30 avril.—Nous atteignons le 80°44′30″ et le vent souffle toujours du sud et du sud-est. Un temps clair et rayonnant de printemps, bien que le thermomètre affirme le contraire. On a commencé la toilette du navire. La neige et la glace qui recouvraient le pont et les murailles du Fram ont été enlevées, et le gréement nettoyé; maintenant la mâture dresse sa silhouette noire sur le ciel bleu.

Nous nous chauffons au soleil, suivant des yeux les brumes blanches qui flottent dans l'air diaphane; dans ce repos nous songeons au printemps de Norvège, à l'éclosion des bourgeons et des fleurs. Ici rien de pareil. Dans toutes les directions, la grande blancheur déserte pèse comme un poids de mort sur la mer animée.

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