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Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert

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TOMBOUCTOU.

Parti vers trois heures, le voyageur arrive avec eux à la ville par une route de sable mouvant, le plus souvent dénué de verdure, au moment où le soleil touchait à l’horizon. « Je voyais donc, s’écrie-t-il, cette capitale du Soudan, qui, depuis si longtemps, était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet des recherches des nations civilisées de l’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable de satisfaction : je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême. Mais il fallut en comprimer les élans… Revenu de mon enthousiasme, je trouvai que le spectacle que j’avais sous les yeux ne répondait pas à mon attente : je m’étais fait de la grandeur et de la richesse de cette ville une tout autre idée : elle n’offre au premier aspect, qu’un amas de maisons en terre, mal construites ; dans toutes les directions, on ne voit que des plaines immenses de sable mouvant, d’un blanc tirant sur le jaune et de la plus grande aridité. Le ciel à l’horizon est d’un rouge pâle. Tout est triste dans la nature : le plus grand silence y règne. On n’entend pas le chant d’un seul oiseau… Je conjecture qu’antérieurement le fleuve passait près de la ville, il en est maintenant à près de trois lieues au nord. »

La réception toute paternelle qui, sur les recommandations écrites du chérif de Jenné et sur les explications verbales du propriétaire du bateau, attendait Abdallahi chez son hôte, dut adoucir un peu l’amertume de ce désappointement. « Sidi Abdallahi Chébir, dit M. Caillié, me fit appeler pour souper avec lui. L’on nous servit une bouillie de mil au mouton. Nous étions six autour du plat : on mangeait avec les doigts, mais aussi proprement que possible. Sidi ne me questionna pas ; il me parut doux, tranquille et très-réservé. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, haut de cinq pieds environ, gros et marqué de petite vérole ; son maintien avait quelque chose d’imposant. Il parlait peu et avec calme. » Ce pieux musulman donne au voyageur toutes les commodités désirables, notamment une chambre séparée dont il lui livre la clef. Deux fois par jour, il lui envoie un plat de riz ou de mil très-bien assaisonné avec du bœuf ou du mouton[26].

[26] La maison occupée à Tombouctou par M. Caillié, n’était séparée que par la largeur de la rue de celle qu’y avait habité le malheureux major Laing en 1826. M. Caillié qui, à Jenné même, avait entendu parler du Chrétien venu, disait-on, pour écrire la ville, et tout ce qu’elle contenait, put recueillir de nombreux détails sur la fin déplorable de la bouche même de l’hôte du major : Arabe dont notre voyageur reçut plusieurs fois des dattes et, lors de son départ, une culotte en coton bleu.

Quant aux constructions et aux habitudes de la ville, elles ne présentent rien de nouveau à qui vient de voir Jenné : mêmes maisons à terrasse, sans fenêtre et sans cheminée, mêmes briques rondes, séchées au soleil ; même répartition des diverses branches du commerce entre les Arabes et les indigènes.

La ville, qui dessine un triangle, paraît avoir une lieue de tour et contenir au plus dix à douze mille habitants. Les maisons n’ont que le rez-de-chaussée et quelques-unes un cabinet au-dessus de la porte d’entrée. Les rues sont propres et assez larges pour trois cavaliers de front. Au milieu de la ville et au-dehors, des cases rondes en paille servent de logement aux pauvres et aux esclaves.

M. Caillié compte huit mosquées, dont deux grandes, surmontées d’une tour en briques avec un escalier intérieur[27]. Du haut de ces tours, où M. Caillié prenait ses notes à son aise, on ne découvre au loin qu’une plaine immense de sable blanc, dont l’uniformité est à peine rompue, çà et là, par quelques arbrisseaux rabougris ou bien par quelques buttes de sable. Le voyageur donnerait presque le nombre des arbres qui ombragent Tombouctou. Il cite entre autres quelques palmachristi et au centre de la ville un palmier doum, sur une sorte de place entourée de cases rondes.

[27] Ces deux mosquées ont paru au voyageur d’une construction ancienne. Mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’il a cru distinguer, dans la plus grande, des parties qui, par leur élégance, contrastent complètement avec le reste, et paraissent appartenir à une époque plus reculée. Ce sont trois galeries soutenues chacune par dix arcades de dix pieds de haut et de six pieds de large.

Le bois est extrêmement rare à Tombouctou ; les plus riches seuls en brûlent ; les autres ne brûlent que le crottin de chameau. Le fourrage pour les chameaux, les chevaux, les ânes, les bœufs et vaches, les moutons, les chèvres, vient de trois et quatre lieues. Un tabac d’une petite espèce est la seule culture autour de la ville. L’eau se vend au marché, tirée de quelques citernes découvertes et chauffées par le soleil ou bien apportée du fleuve par Cabra. Vous avez vu quels approvisionnements viennent de Jenné : ces approvisionnements sont à la merci des Touariks qui peuvent refuser le passage aux embarcations et ne l’accordent qu’à force d’exactions, tant à bord des bateaux que dans la ville même.

Tombouctou ne reçoit d’ailleurs que du sel, apporté à dos de chameau de plusieurs endroits du désert ; c’est avec ce sel qu’elle paie tout le reste.

La ville appartient aux Noirs ; mais les négociants arabes, sans participer directement au gouvernement, ont, au nom de leur religion et de leur richesse, beaucoup d’ascendant dans les conseils. Du reste, Arabes et noirs sont tous zélés musulmans. Le roi de Tombouctou, auquel le voyageur rend une courte visite avec son hôte, est lui-même un noir. « Ce prince, dit-il, me parut d’un caractère affable. Il pouvait avoir cinquante-cinq ans. Ses cheveux étaient blancs et crépus ; il était de taille ordinaire, avait une belle physionomie, le teint noir-foncé, le nez aquilin, les lèvres minces, une barbe grise et de grands yeux. Ses habits, comme ceux des Arabes, étaient faits en étoffes d’Europe ; il portait un bonnet rouge avec un grand morceau de mousseline autour, en forme de turban… Il se rendait souvent à la mosquée. »

Tous les habitants de Tombouctou font deux bons repas par jour. Les noirs aisés font, comme les Arabes, leur déjeuner avec du pain de froment, du thé et du beurre de vache. Le commerce est l’occupation de tous. Ici, comme à Jenné, les plus belles maisons sont aux Arabes. Les plus riches ont des matelas de coton, les autres couchent sur des nattes ou sur une peau de bœuf, tendue à quelques pouces de terre sur quatre piquets. Les Arabes, établis là pour quelques années seulement, ne prennent pas d’autres femmes que leurs esclaves.

La parure des femmes est la même qu’à Jenné : mêmes tresses de cheveux, mêmes grains de verre, d’ambre ou de corail au cou ; mêmes anneaux ronds ou plats aux bras et aux pieds, mêmes boucles d’oreille et de nez.

Au marché, même vente publique d’hommes et de femmes. Du reste, selon M. Caillié, c’est toujours avec regret que ces malheureux s’éloignent de cette ville, si triste qu’en soit le séjour : bien nourris, bien vêtus, rarement battus, assujétis d’ailleurs aux cinq prières, ils ne peuvent quitter Tombouctou pour une autre servitude sans être assurés de perdre au change.

Au tableau que fait le voyageur de la douceur des hommes envers les femmes et les esclaves, on serait tenté de craindre que le voyageur ne se soit trop pressé de généraliser les consolantes observations que lui fournissait la maison du bon Sidi Abdallahi Chébir.

Une occasion s’était présentée pour traverser le désert ; mais avant de repartir, Abdallahi avait paru vouloir se reposer une quinzaine de jours. « Tu peux rester ici plus longtemps, si tu le veux, lui dit son hôte. Tu me feras plaisir et tu ne manqueras de rien. » Cet excellent homme alla même jusqu’à proposer au voyageur de l’établir dans la ville. Le départ fut enfin fixé au 4 mai.

Pendant les quatorze jours que M. Caillié est resté dans cette ville célèbre, la chaleur y fut excessive ; le vent d’est ne cessa pas de souffler ; le marché ne se tenait que le soir vers trois heures ; les nuits elles-mêmes furent d’un calme étouffant : le voyageur ne savait où se réfugier contre cette atmosphère brûlante.

Toutefois, si quelque chose eût pu lui faire oublier l’excessive chaleur du jour, le calme étouffant des nuits, les tourbillons de poussière, le morne silence des rues, la désespérante nudité des campagnes, c’eût été le gracieux accueil de son hôte. Du reste à l’affabilité des habitants, à la douceur de leurs manières, à la simplicité de leurs relations, au calme religieux empreint sur tous les visages, il est aisé de voir que si Tombouctou est le désert, c’est le désert humanisé par tout ce qu’une paisible aisance peut apporter de consolation dans un exil volontaire.

Quant à ces autres Arabes avec qui M. Caillié va se remettre en route, sous une même couleur de peau, ce n’est plus le même peuple. Ces commis-voyageurs par qui Maroc et Tombouctou se donnent la main à travers les sables : ces voituriers du Sahara, endurcis au mal, qui, pour un peu d’or, font chaque année par deux fois leurs deux ou trois cents lieues, malgré le soleil et malgré le vent, malgré la faim, malgré la soif, sans autre ressource pendant trois ou quatre mois de fatigues que du riz cuit à l’eau, du chameau séché, de l’eau tiède, salée ou croupie : — ces hommes peuvent-ils ressembler aux heureux négociants de la ville qui, tranquillement couchés auprès des planches de sel qu’ils étalent à leur porte, font tenir leurs boutiques par leurs esclaves, et ont tout loisir de causer entre eux, d’étudier le Coran, et d’être calmes, justes et bons.

Par malheur, le voyageur n’avait pour sortir de Tombouctou qu’une seule porte, la porte du nord[28] ; il fallait qu’il suivît jusqu’au bout la ligne que nous avons tracée sur la carte, sous peine de voir l’authenticité de ses récits mise en doute, et de perdre le fruit de tant de fatigues.

[28] Il ne faudrait pas prendre cette expression à la lettre ; car M. Caillié nous apprend que la ville de Tombouctou n’est pas entourée de murs.

Les présents du départ sont ici des échanges. Abdallahi, le pauvre, comme on l’appelle à Tombouctou, fait à grand’peine accepter à son dévot et généreux hôte sa vieille couverture de laine et le pot de fer blanc qui lui sert pour ses ablutions. Il en reçoit en retour une magnifique couverture de coton, une chemise de coton toute neuve, deux sacs en cuir pour sa provision d’eau, du pain de froment cuit au four, comme notre biscuit, du doknou[29], du beurre de vache fondu, une bonne quantité de riz, et surtout de chaudes recommandations pour son correspondant d’El-Arouan. Les trente mille cauris d’étoffe, provenant de la vente de Jenné, servirent à payer la location d’un chameau.

[29] Ce nom désigne la pâte de farine de mil et de miel, que l’on délaie, en chemin, avec de l’eau.

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