Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
RETOUR.
Le voyageur ne passe plus qu’une seule nuit à l’écurie, et rentre au consulat par une porte de derrière : M. Delaporte obtient[35] du commandant de la station navale française, à Cadix, une goëlette sur laquelle, le 28 septembre, notre compatriote s’embarque pour Toulon, déguisé en matelot.
[35] « M. Caillié s’est présenté à moi sous le costume d’un derviche mendiant, costume qu’il ne démentait pas, je vous assure. Il a simulé pendant son voyage le culte mahométan. Si les Maures le soupçonnaient chez moi ou au consulat, ce serait un homme perdu ; je réclame donc de votre humanité, de votre amour, de votre admiration pour les grandes entreprises, de m’aider à sauver cet intrépide voyageur, en m’envoyant un des bâtiments sous vos ordres. »
Lettre de M. Delaporte au commandant de la station française, à Cadix.
Dix jours après, Abdallahi revoyait la France. La Société de Géographie, sur les bienveillantes sollicitations de M. Delaporte et de M. Jomard, tendait la main au voyageur : une avance de cinq cents francs lui annonçait à Toulon la réception qui l’attendait à Paris. Une indemnité provisoire de trois mille francs et la croix de la Légion-d’Honneur vint, au bout de quelques semaines, le rassurer sur les dispositions du gouvernement à son égard. Le 5 décembre 1828, le PRIX de Tombouctou lui fut adjugé, en séance générale.
Pendant que le voyageur arrive au port et s’y repose, les choses qu’il a vues sur son chemin continuent d’être les mêmes. Sur le sol d’Afrique, le bien et le mal sont également vivaces : comme les nuages qui s’abattent six mois de suite sur les montagnes, comme les rivières qui inondent périodiquement les plaines, comme le vent d’est qui embrase sans interruption le désert ; hommes et femmes, enfants et vieillards parcourent là constamment le même cercle d’habitudes uniformes. Toujours même costume, même lit et même table ; mêmes huttes enfumées, même musique et mêmes danses. Aujourd’hui, comme il y a cinquante ans, les noirs voyageurs de Cambaya et de Kankan sautent de roche en roche au bord des précipices leur long bâton à la main et leur longue corbeille de sel sur la tête. Ceux de Timé, que leur attirail de sonnettes annonce, barbotent dans les mêmes marécages avec leurs énormes charges de noix de colats, qu’ils portent si loin, avec tant de peine et si peu de lucre ; les bateaux de Jenné se traînent lentement sur le fleuve, au gré du vent ou du calme, arrêtés tant de fois par les bancs de sable ou les douaniers armés du rivage ; et, sur cette terrible plaine de sable, Arabes au visage couvert, noirs esclaves et chameaux, cheminent toujours, haletant, sous le soleil et par les chaudes bouffées du vent d’est, après une gorgée d’eau tiède, salée ou bourbeuse. Tout cela n’est pas un roman, mais de l’histoire. Non pas de l’histoire ancienne, mais de l’histoire actuelle et vivante.
Si nous entreprenions aujourd’hui de parcourir le même itinéraire que M. Caillié, nous retrouverions sans doute à chaque pas les mêmes types d’hôtes, de guides, de marchands exerçant le même négoce si pénible et si peu fructueux : l’économe Ibrahim, le vieux fourbe Lamfia, l’honnête, le généreux Arafanba, Karamo-Osila de Timé, le vieux tartufe Ali. Le pauvre vieux maître d’école de Cambaya, le pauvre vieux Maure de Kankan, la vieille négresse de Timé, le Chérif de Jenné, le grave et libéral Sidi-Abdallahi de Temboctou, le pauvre vieux forgeron d’El-Harib, le bon barbier de Méquinaz et tant d’autres que j’oublie.
Si donc nous nous retournions pour embrasser d’un coup-d’œil et dans toute sa longueur la route où nous n’avons jusqu’ici cheminé que pas à pas, voyant peu de chose à la fois devant nous et presque rien sur les côtés, le spectacle qui s’offrirait à nous ne serait pas d’un autre temps, ce serait la réalité même que le soleil éclaire à l’heure qu’il nous éclaire, à cela près qu’il s’élève, là-bas, plus haut au-dessus de l’horizon.
Cette revue, pour être complète, devrait suivre la distribution (sur cette longue ligne) des terrains, des produits minéralogiques, des arbres et des plantes, des diverses cultures, des divers ordres d’animaux domestiques et sauvages.
Arrêtons-nous seulement à considérer les différents peuples que nous venons de visiter. Les différences, qui se présentent d’abord, sont celles de la couleur de la peau : le teint noir, marron ou bronzé ; les cheveux crépus et les cheveux lisses. — Après cela, la classification la plus naturelle est celle des peuples gais et des peuples sérieux : de ceux qui ont un système de croyances bien arrêté, un lieu commun de pratiques journalières ou annuelles, un but pareil en cette vie et en l’autre, une seule et même ambition, une seule et même loi et de ceux qui n’ont rien de tel. Sur toute cette ligne, la religion de ceux qui en ont une, est la musulmane ; la juive ne commence à se montrer que dans l’empire de Maroc. Encore ceux qui n’ont pas de religion constituée, reçoivent avec le plus grand respect tout ce qui leur vient de la musulmane. Musulmans et autres, noirs marrons ou bronzés, tous ils s’accordent dans leur croyance au pouvoir magique de l’écriture (de l’écriture arabe, la seule qu’ils connaissent) ; à la puissance miraculeuse des formules coraniques.
Du reste, parmi les Fidèles, nul doute sur la mission du Prophète, sur la divine origine du Saint-Livre, sur l’autre vie, le paradis et l’enfer. La dévotion est là bien souvent tout en mouvements automatiques des bras et des lèvres, mais la foi est aussi profonde qu’aveugle. Ils s’arrêtent devant une bouchée de porc, devant une goutte de bière ou d’eau-de-vie, comme devant le précipice qu’ils voient de leurs yeux. Chacun croit de sa religion ce qu’il en sait et tout ce qu’il en sait, plutôt plus que moins. Ils n’en discutent ou n’en démontrent pas plus la vérité qu’ils ne discutent ou démontrent la présence du soleil à l’heure de midi, et son influence bienfaisante ou terrible.
Cette religion n’est pas de nature à les animer d’un zèle bien vif pour l’exploitation de notre planète et l’amélioration du sort des hommes dans leur terrestre séjour.
Dans ces régions, l’industrie, qui satisfait bien juste aux besoins les plus pressants, est presque entièrement abandonnée aux esclaves[36], et ne s’exerce que sur les produits qui s’offrent pour ainsi dire d’eux-mêmes. Le minerai de fer qui se ramasse en beaucoup d’endroits à fleur de terre, l’or qui, principalement autour de Bourré, invite au lavage du sable, le sel qui se voit par bloc dans le désert, la glaise qui fournit les briques et les poteries, — telles sont les seules ressources empruntées directement au sol même.
[36] Notamment l’agriculture, laquelle n’emploie qu’un seul outil, pioche à manche incliné.
Les autres opérations (tannage, tissage, fabrication de savon, etc.) sont celles que la culture grossière du pays ou la garde des troupeaux indiquent dès l’abord, ou bien sont venues à la suite des conquêtes musulmanes.
Quant aux productions de l’industrie européenne, de l’industrie anglaise surtout, elles arrivent là sans éveiller la moindre émulation. Il y a trop d’intermédiaires inconnus entre une simple aiguille telle qu’elle sort de nos fabriques et le morceau de fer d’où les Africains savent que nos ouvriers la tirent. A Timé, un des fils de son hôtesse, montrant à M. Caillié un morceau d’étoffe de couleur, donné par le voyageur à la bonne vieille, lui demanda qui avait fait ces fleurs sur l’étoffe. Apprenant que c’étaient les blancs, il reprit en conservant son sérieux : « qu’il croyait qu’il n’y avait que Dieu qui pût faire d’aussi belles choses. » — Il ne leur vient pas à l’idée de rivaliser avec les blancs.
Tous, ils aspirent à se donner le moins de mouvement possible, non pas, comme les européens en faisant faire leur ouvrage à l’air, à l’eau, à la vapeur : mais en augmentant le nombre des machines humaines qui manœuvrent pour eux, à leur commandement.
La seule activité est l’activité commerciale. Et ici encore, malgré les fatigues de la marche et le poids des fardeaux, aucune idée d’amélioration ne se fait jour. Il n’est pas question de chemins. Quant aux rivières, elles se passent le plus souvent à gué ; c’est grand hasard, si quelques ponts chancelants dispensent parfois de ces dangereuses traversées. Les transports sont lents et pénibles, sur la tête des hommes et des femmes, ou tout au plus à dos d’ânes, de mulets où de bœufs à bosse, ou, dans le désert, de chameaux. Le cheval paraît réservé pour la selle. Quant à la navigation sur le fleuve, il suffit de nous rappeler qu’elle est, comme l’agriculture, stationnaire et par la même raison.
Nulle idée du mieux, nulle recherche, nulle invention : aucune initiative de réforme ; aucune direction scientifique et utilitaire ; règne absolu des habitudes anciennes ; règne absolu des vieillards qui les représentent, et par qui la chaîne des traditions est tenue entre les générations mortes et les générations naissantes.
Hommes et femmes, enfants et vieillards ont, à l’avance, chacun leur rôle, et le répètent tel que l’ont dit leur père et leur mère, tel que le répéteront leurs fils et leurs filles. Les choses sont, pensent-ils, pour être comme elles sont ; et de fait, elles sont comme elles ont été. Tel homme ou telle femme sont nés pour être menés au marché et criés à l’enchère, quand tel autre homme où telle autre femme ont besoin de faire de l’argent, — ou bien pour être donné en indemnité, en paiement de bail, en dot. Tout cela leur paraît invariablement arrêté pour jamais, comme le cours de la lune par lequel ils comptent les mois et les années. Il en est de même de l’assujétissement de la femme à l’homme.
Leurs courses commerciales leur montrent partout mêmes couleurs de peau et mêmes coutumes religieuses ou civiles, ne portent pas à leurs illusions la moindre atteinte : enchantés de leur pays, ils supposent que nous autres blancs, nous habitons, tous sous un même chef, quelques misérables îles au milieu de la mer[37], et que nous aspirons à nous emparer de leurs belles campagnes. Pour eux, non pas seulement l’Amérique, mais l’Europe elle-même est encore à découvrir.
[37] Cette idée provient sans doute de leurs relations avec les Anglais de la côte.
— Quant au voyageur, nous savions d’avance que son récit ne répondrait le plus souvent aux questions des savants que par des renseignements vagues ; s’il cite des champs de fleurs blanches, le botaniste voudrait qu’il en décrivît les étamines et le pistil, qu’il en déterminât le genre et l’espèce ; s’il rencontre à plusieurs reprises des pierres auxquelles il suppose une origine volcanique, le minéralogiste voudrait savoir si ce sont des trachites ou des basaltes, etc. Ces questions ont leurs conséquences. M. Caillié note avec le plus grand soin la nature du terrain tel qu’il croit pouvoir la déterminer à la simple vue. Mais on sait que, pour ces sortes d’observations, il ne suffit pas toujours de voir, il faut toucher, et toucher avec les pierres de touche que les découvertes chimiques mettent aux mains des observateurs. Il en est de même des autres remarques d’histoire naturelle, de géologie, de pathologie, comme aussi de langues et de mœurs. M. Caillié n’est ni linguiste, ni moraliste, ni naturaliste, ni chimiste, ni géologue, ni médecin. Toutefois, c’est un courageux éclaireur qui a dénoncé à l’attention de l’Europe des peuples et des pays oubliés. Son exemple trouvera et a trouvé déjà des imitateurs.