Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
JENNÉ.
« Il y avait plusieurs noirs sur le rivage ; mon guide s’adressa à l’un d’eux pour lui demander un logement : c’était un Mandingue d’assez bonne mine ; il nous conduisit dans sa maison. » Le vieux Kaimou et sa suite s’installent aussitôt dans les magasins du rez-de-chaussée : Abdallahi, en qualité d’Arabe, est logé dans une chambre haute.
Le vieux guide, en conduisant le voyageur à cette chambre qui n’a qu’une natte pour tout meuble, le félicite de l’heureuse issue de son voyage, et lui rappelle ses services. Abdallahi reconnaissant le comble de joie avec une paire de ciseaux, deux aunes d’indienne de couleur, trois feuilles de papier et trente grains de verroterie rouge : valeur de cinq francs en France ; joignez à ces largesses quelques petits cadeaux d’étoffe pendant la route, et vous rappelant que le guide avait défrayé le voyageur d’une partie de sa nourriture durant six semaines, convenez qu’il est difficile de voyager à meilleur compte.
Le lendemain, présentation d’Abdallahi à quelques riches Arabes du lieu, qui le conduisent avec son vieux guide et son hôte chez un Chérif. Là, récit circonstancié du voyage et de ses motifs ; questions sans fin sur les chrétiens, sur leurs usages et surtout sur leurs méfaits.
L’interrogatoire terminé, le Chérif dit à l’hôte d’Abdallahi de le conduire chez le chef de la ville : ce chef, Foulah de la famille royale, très-âgé, très-gros et presque aveugle, caché d’abord derrière une porte, qui s’ouvre à l’arrivée d’un Arabe, se fait raconter l’histoire d’Abdallahi, et décide qu’il restera chez le Chérif jusqu’à ce qu’une occasion se présente pour aller à Tombouctou.
Le pèlerin arabe, qui s’est dit de riche famille, a presque aussitôt deux hôtes : le Chérif qui lui envoie régulièrement deux bons repas ; et certain autre Arabe qui lui donne un petit corridor et une natte dans une maison qui servait à la fois de logement aux esclaves et de magasin aux marchandises. Dès le second jour, un adroit barbier lui rase religieusement la tête. Voici, du reste, un échantillon de la sensualité Jennéenne.
« Le 16 mars, vers quatre heures, on me fit appeler chez le Chérif ; la vente de mes marchandises (vente de corail, d’ambre, de verroterie, d’étoffe[23], dans laquelle les deux hôtes d’Abdallahi se départirent un peu de leur délicatesse habituelle) l’avait très-bien disposé en ma faveur. J’entrai dans une grande chambre assez propre, éclairée par une ouverture à la voûte : une lampe où l’on brûle du beurre végétal était accrochée par une corde au plafond. Un matelas, tendu par terre sur une natte, un chandelier en cuivre de fabrication européenne, avec une bougie du pays et une petite armoire creusée dans le mur et fermant avec une serrure comme les nôtres, composaient tout l’ameublement. Quelques sacs de grain étaient debout dans un coin de la pièce. Je montai par un grand escalier sur la terrasse où je vis plusieurs petites galeries à compartiments, sans meuble. On me fit asseoir auprès d’une natte, sur un petit coussin rond en cuir. Je me trouvai en compagnie de sept Arabes et d’un noir, marchands de Jenné.
[23] « Le produit de cette vente était évalué à trente mille cauris. Le chérif acheta pour moi de l’étoffe du pays pour cette valeur : il me dit qu’elle se vendait très-bien à Tombouctou. »
« Le Chérif fit apporter, au milieu de nous, une petite table ronde, ornée symétriquement de plaques d’ivoire et de cuivre, et que je pris d’abord pour une table de jeu, quand un grand plat d’étain, couvert d’un énorme morceau de mouton aux ognons, m’apprit le motif de ce rendez-vous. Le Chérif tira d’un panier couvert de petits pains d’une demi-livre, faits avec de la farine de froment et du levain, qu’il distribua par morceaux, et que je trouvai délicieux. Nous mîmes tous les doigts au plat, mais avec une sorte de politesse. La conversation fut assez gaie, les pauvres chrétiens en firent tous les frais.
« Après le repas, vint le thé. Le Chérif étala ce qu’il avait de plus beau, et ne manqua pas de faire voir au noir sa supériorité. Nous étions servis par une jeune et jolie négresse esclave. On apporta dans une boîte un petit service en porcelaine que le Chérif posa sur un plateau en cuivre. Les tasses, très-petites, nous furent données dans des soucoupes à pied, de la forme d’un coquetier. Nous primes chacun quatre de ces tasses de thé avec du sucre blanc et après le dîner, dont le Chérif avait très-bien fait les honneurs, nous allâmes faire un tour de promenade au bord de la rivière. Nous nous assîmes sur le rivage pour voir passer les pirogues ; puis nous fîmes la prière tous ensemble, car il était trop tard pour aller à la mosquée.
« Le 18, on salua la nouvelle lune par une décharge de mousqueterie, et le 19 commença le jeûne du Ramadan, » jeûne apparent qui ne ressemble en rien à l’impitoyable austérité des bords du Sénégal : simple interversion d’habitudes qui consiste à faire de bons repas la nuit et à dormir le jour.
La ville de Jenné est entourée d’un mur d’enceinte, qui, selon M. Caillié, peut avoir trois kilomètres de tour environ, et enferme une population de huit à dix mille âmes. Bâtie sur un terrain d’alluvion, de nature argileuse et rougeâtre, elle est préservée des inondations périodiques du fleuve par son élévation de sept à huit pieds au-dessus des eaux. Les maisons aussi grandes que celles des villages de France, sont construites en briques rondes, séchées au soleil ; les plus hautes n’ont qu’un étage ; elles sont toutes à terrasse, et ne reçoivent de jour que sur les cours. Leur unique entrée est pourvue d’une porte en planches qui paraissent avoir été faites à la scie : cette porte est fermée, en dedans, avec une double chaîne de fer et en dehors avec une serrure de bois du pays ou bien un cadenas européen. Les rues étroites et tortueuses sont exactement balayées chaque jour. Le seul édifice qui se fasse remarquer au milieu de toutes ces terrasses à peu près pareilles, est une grande mosquée en terre, dominée par deux tours massives, peu élevées et abandonnées aux hirondelles. La prière se fait dans une cour extérieure. Quelques baobabs, dattiers, ronniers y sèment un peu de verdure sur un fonds rougeâtre.
De la terrasse de sa maison, le voyageur ne voit au loin qu’une campagne découverte, des marais à perte de vue et à l’ouest une branche du fleuve.
Le marché de Jenné est assez bien approvisionné de marchandises d’Europe, la plupart de fabrication anglaise ; verroterie, faux ambre, faux corail, soufre en bâton, poudre, pierres à feu, fusils, quincaillerie, écarlate, toile de coton, etc. Des bouchers y étalent la viande fraîche ou fumée. Les marchands vont aussi criant par les rues les noix de colats, le miel, le beurre végétal et animal, le lait, le sel, le bois à brûler apporté par les femmes de quatre et cinq lieues. Le chaume de mil se vend de même en détail pour la cuisine. Les principaux commerçants sont les Arabes qui, au nombre de trente ou quarante, occupent les plus belles maisons de la ville, et font tenir leurs boutiques par leurs esclaves. Assis sur une natte, devant leur porte, à côté des planches de sel qu’ils étalent, ils accaparent sans peine par leurs correspondants tous les articles recherchés, laissant aux Foulahs maîtres du pays et aux Mandingues le commerce des choses communes. Entre les choses qui se vendent au marché de Jenné, il faut compter les hommes, les femmes, les enfants. « Je les ai vus, dit M. Caillié, promener tout nus dans les rues ; on les criait à 25, 30 ou 40 mille cauris, suivant leur âge. » Du reste, le voyageur paraît avoir reconnu que les noirs esclaves sont beaucoup mieux traités par les noirs, les Foulahs ou les Arabes qu’ils ne le sont par les blancs dans nos colonies d’Amérique. « De Jenné à Tombouctou, dit-il, la plupart des esclaves sont des domestiques de confiance qui, en l’absence de leur maître, gardent la maison ou bien emballent les marchandises et les portent aux embarcations. »
M. Caillié est surtout frappé du mouvement commercial et industriel qui règne dans la ville, mouvement auquel il n’est plus habitué depuis longtemps. Le rigide Foulah, Ségo-Ahmadou, dont Jenné était la capitale, importuné par ce mouvement même, qu’il se soucie assez peu d’arrêter par ses guerres perpétuelles contre les infidèles d’alentour, jugeant que tout ce bruit détournait les vrais croyants de leurs devoirs, s’est fondé une autre ville à la droite du fleuve : cette ville où tous les enfants vont apprendre le Coran par cœur dans des écoles gratuites, s’appelle El-Lamdou-Lillahi (à la gloire de Dieu). Ce prince et le chef de Jenné n’imposent aucun droit, aucune contribution, mais reçoivent parfois des cadeaux.
Les infidèles (tributaires de Ségo-Ahmadou) sont obligés de faire la prière pour entrer à Jenné.
Hommes, femmes, enfants sont tous proprement vêtus[24]. Les femmes ont toutes l’entre-deux du nez percé. Les unes y portent un anneau d’or ou d’argent, les autres un morceau de soie rose. Elles portent au poignet des bracelets en argent, de forme ronde ; et à la cheville un cercle plat, de fer argenté, large de quatre doigts.
[24] Le voyageur vit avec plaisir que, dans ce pays, on pouvait porter un mouchoir de poche sans être ridicule ; sur toute la route qu’il venait de parcourir il eût été dangereux de se moucher autrement qu’avec les doigts.
Le voyageur s’était décidé à laisser son parapluie au Chérif, qui devait lui procurer une embarcation pour Tombouctou. Ce parapluie avait fait pour le moins autant d’effet à Jenné que dans les moindres villages musulmans ou infidèles ; le Chérif parut fort content du cadeau, et, les trois nuits suivantes, régala son hôte de dattes, de melons d’eau, de pain frais ; le jour du départ, il lui annonça qu’il avait payé 300 cauris au propriétaire du bateau pour qu’il fût défrayé de sa nourriture pendant toute la route ; lui donna quatre bougies de cire jaune, fit emballer et porter à bord son ballot d’étoffe, et lui prépara une pâte de farine de mil et de miel, à mettre, en chemin, dans son eau. Un jeune Arabe, en retour d’une paire de ciseaux, joignit à ces provisions du pain de froment séché au four.