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Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert

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DÉPART.

« Le 19 avril 1827, dit M. Caillié, je pris congé de M. Castagnet. L’avouerai-je ! je pleurais en quittant mon généreux ami et pourtant ces regrets bien sincères ne pouvaient altérer la joie que j’avais d’entreprendre enfin ce voyage. » A deux heures de marche de Kakondy, sur la rive gauche du Rio-Nunez, les tombeaux de cinq voyageurs anglais (entre autres, du major Peddie) durent assombrir la longue perspective de nouveautés, mais aussi de fatigues et de périls qui s’ouvrait enfin devant l’impatient voyageur. Une fois qu’il aura mis derrière lui les hautes montagnes boisées qu’il voit à l’horizon, il lui faudra marcher bien longtemps avant qu’un mot français revienne frapper son oreille, et l’invite à déposer enfin non plus seulement sa couverture de laine et ses sandales, mais encore ce fardeau de défiances, de mensonges et de faux-semblants qui lui pèse encore plus.

Nos compagnons de voyage, au départ, sont cinq Noirs libres, Mandingues aux cheveux crépus, au nez aquilin, aux lèvres minces, et trois Noirs esclaves. Tous, à l’exception du chef noir Ibrahim et de sa femme, portent sur leur tête des charges énormes dans de longues corbeilles. Un Foulah (au teint marron-clair, cheveux crépus, lèvres minces) porte sur sa tête le bagage du voyageur.

Le voyage commence le plus heureusement du monde. Les Noirs, moyennant quelques morceaux d’étoffe, ont pour Abdallahi toutes les attentions possibles. Les Foulahs rencontrés en route, les uns chargés de sel qu’ils voiturent dans l’intérieur à trente ou quarante lieues de là, sur leur tête, les autres apportant à la côte des cuirs, de la cire, du riz que les marchands européens se disputent, en apprenant que le blanc est Arabe ne peuvent se lasser de le regarder et de le plaindre, viennent s’asseoir à terre près de lui, prennent ses jambes sur leurs genoux, et les pressent doucement pour le délasser. « Tu dois bien souffrir, lui disent-ils, car tu n’es pas habitué à faire une route aussi pénible. » Ils vont eux-mêmes chercher des feuilles pour lui faire un lit : « Tiens, voilà pour toi, car tu ne sais pas comme nous dormir sur la pierre. »

Émerveillé de cette dévotion charitable, étendu sur son lit de feuillage, le voyageur couche sans crainte à la belle étoile : quelquefois sous de magnifiques ombrages, quelquefois sous des appentis de branches et de paille destinés à abriter les passants. Partout, le guide Ibrahim s’empresse de débiter et d’embellir l’histoire d’Abdallahi, le faisant naître à la Mecque même, la seule ville du monde dont le nom soit parvenu à ces peuples. Partout à la nouvelle de l’arrivée d’un compatriote du Prophète, les hommes et les femmes accourent, non plus avec la curiosité méprisante des bords du Sénégal, mais avec une sorte d’ingénuité respectueuse, se tenant à distance du saint étranger, lui ouvrant cordialement leurs cabanes, lui apportant quelquefois la seule chose qu’ils possèdent, de petites galettes de riz mêlé de miel et de piment, séchées au soleil, le pain de maïs jaune et frais, assaisonné de miel et de pistaches grillées et pilées, du lait, des fruits : présents que les femmes lui offrent souvent à genoux.

Un exemple vous donnera une idée plus précise de ces bergers montagnards : « Un soir que la petite caravane avait, comme d’ordinaire, fait halte auprès d’une source pour y passer la nuit, je vis un jeune Foulah qui ne pouvait se lasser de me regarder. Il me proposa de le suivre à son camp, pour boire du lait. Comme je ne voulais pas y aller seul, il engagea un de mes compagnons de voyage à m’accompagner : deux d’entre eux s’y prêtèrent avec complaisance. Le jeune homme marchait devant nous pour nous enseigner la route, et avait soin d’ôter de grosses pierres qui se trouvaient sur mon passage. Arrivé à son camp, qui était tout près de notre halte, il s’empressa de sortir une peau de bœuf sur laquelle il me pria de m’asseoir. Ce camp se composait de cinq ou six cases en paille presque rondes et très-basses : il fallait se mettre en deux pour y entrer. L’ameublement se composait de quelques nattes, peaux de mouton et calebasses pour mettre du lait ; le lit, de quatre piquets sur lesquels étaient placés en long des morceaux de bois recouverts d’une peau de bœuf. Il alla avertir sa vieille mère et ses sœurs, et leur dit que j’étais un Arabe compatriote du Prophète, et allant à la Mecque. Elles me regardèrent avec beaucoup de curiosité, et en faisant plusieurs gestes crièrent La allah il allah, etc. (Il n’y a d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète) — à quoi je répondis par la formule ordinaire. Elles s’assirent à une petite distance de moi, et me regardèrent tout à leur aise. Le jeune Foulah alla me chercher du lait dans une calebasse qu’il eut soin de laver (excessive politesse de leur part), puis m’apporta un peu de viande frite ; je l’engageai à en manger avec moi ; mais, en me montrant du doigt la lune, il me dit d’un air timide et riant : Je jeûne, c’est le Ramadan. »

Nous traversons ainsi des montagnes verdoyantes, coupées de ravins au fond desquels grondent de nombreux ruisseaux : marchant le plus souvent à l’ombre de hautes forêts[10], sans autre incident que la rencontre de quelques singes roux qui aboient comme des chiens. A l’un des nombreux passages à gué de rivières grossies tout-à-coup par les orages, le voyageur faillit être emporté par le courant : les noirs effrayés criaient à tue-tête : Allah il allah, etc. (Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète).

[10] « Peuplées, dit M. Caillié, d’une foule d’oiseaux dont les couleurs varient à l’infini. »

Du reste, le voyageur essuie chaque jour un violent orage et quelquefois plusieurs. Les pluies qui commencent en avril durent six mois consécutifs en ces montagnes. Mouillé jusqu’aux os, il marche pieds et jambes nus par des chemins inondés. Ce pays montagneux est habité par des Foulahs qui y promènent leurs troupeaux, et semé de villages d’esclaves noirs cultivateurs. La vie paraît y être facile pour tous ; le lait des vaches et des brebis, un peu de riz qui croît facilement dans la plaine, suffisent à leur nourriture, avec le fruit du nédé, du pistachier, de l’oranger, du bananier. Vous venez d’entrer chez le bon jeune Foulah ; visitez à présent les villages de Noirs esclaves : vous les trouvez entourés de belles plantations de bananiers, ananas, cassave, ignames, choux caraïbes : le tout bien soigné par les femmes, pendant que les hommes sont aux champs de riz ou de foigné.

Le corps, la tête surtout, graissés de beurre, vêtus, du reste, comme les Mandingues, d’une chemise sans col et sans manche et d’une large et courte culotte de grosse toile de coton blanche arrêtée seulement à la ceinture par une coulisse, les Foulahs se tiennent très-droit, mettent beaucoup de sérieux dans leurs démarches, et se croient très-supérieurs aux Noirs. Leurs armes ordinaires de voyage sont des flèches empoisonnées et des lances. Cependant, le fer n’est pas rare dans leurs montagnes et M. Caillié a vu chez eux plusieurs fourneaux de cinq à six pieds de haut, de dix-huit à vingt de tour avec une cheminée à la voûte et quatre trous à la base.

Le 28 avril, grand jour de fête ; séjour, pour la célébration de la Pâque ; le matin, prière en commun, plus solennelle que de coutume ; les marchands se prosternent à la file et Abdallahi avec eux. « Au sortir de la prière, on se dispose à tuer le bœuf (acheté la veille en commun entre douze ou quinze). » Les Mandingues passèrent près d’une heure à égaliser les lots de viande : ils prirent chacun un petit morceau de bois pour les mesurer ; des coups de fusil et des chants à la louange d’Ibrahim (qui fournit la poudre), répondent par avance au plaisir promis par le copieux repas qui s’apprête. Sans avoir pris part à l’achat du bœuf (le moment serait en effet mal choisi pour paraître riche), Abdallahi est appelé à prendre part au festin. Ce jour-là une petite querelle des jours précédents au sujet du cadeau de M. Castagnet, est mise en oubli. « En entrant dans la case d’Ibrahim, je vis une grande calebasse de riz bouilli, sur lequel on avait mis de la viande en assez grande quantité. Nous nous assîmes autour et chacun mit la main au plat. Le riz fini, Ibrahim distribua la viande. » le reste du bœuf est exposé toute la nuit à la fumée, et mis pour les jours suivants dans des sacs de cuir. Quant à la peau, on l’échange contre une provision de riz.

Le 29, nous arrivons sur des roches rougeâtres et poreuses à la petite montagne de granit noir qui sépare le pays d’Irnanké où nous étions tout-à-l’heure, du Fouta-dhialon où nous allons entrer. Le voyageur ne peut pas garder les sandales du pays, et marche pieds nus sur les roches[11].

[11] M. Caillié dit ici : « Aux roches succédèrent des pierres de nature volcanique.

Le premier village du Fouta-dhialon vous donnera une idée des autres. Une haie vive lui sert de muraille ; les cases grandes et bien tenues, appuyées là sur une terre jaune et fertile, sont entourées de belles cultures potagères dont les femmes et les enfants ont le plus grand soin. Ils se donnent même la peine de balayer les allées qui conduisent à leur case. Du reste toujours même sobriété.

Le dîner du chef, obligeamment offert, après la prière, à Ibrahim et à Abdallahi, n’est autre chose que du riz cuit à l’eau assaisonné de lait aigre. Ils le partagent assis à terre sur une natte, auprès d’un petit feu, que l’humidité rend nécessaire. « Après ce léger repas, ajoute le voyageur, la femme du chef vint s’asseoir avec nous ; elle écoutait en silence la conversation qui roulait sur les Chrétiens dont ils parlent toujours avec mépris. Elle eut la complaisance de me donner un peu de lait, qu’elle m’engagea à boire, puis alla chercher quelques figues et bananes, les mit dans une calebasse bien propre, et nous les donna à mon guide et à moi. Cette femme avait une physionomie extrêmement douce ; son vêtement consistait en deux bandes de toile de coton fabriquée dans le pays et de la plus grande propreté. Elle n’exhalait pas l’odeur de beurre rance des femmes foulahs du pays d’Irnanké. »

Le pays est généralement découvert ; la route, suivie par Ibrahim, traverse tour-à-tour des monticules pierreux et des plaines de terre jaune ou de sable noir également fertiles : plaines arrosées par un grand nombre de rivières rapides, du moins après les violents orages qu’essuie chaque jour le voyageur.

Le blanc excite toujours la curiosité de tous. Les habitants, au teint noir ou marron, accourent en foule pour le voir. Quelques-uns ont le corps tout couvert d’ulcères. Abdallahi prend pitié de leurs infirmités, et devient leur médecin. « Je leur distribuai, dit-il, quelques caustiques (du nitrate d’argent, autrement dit pierre infernale) avec de la charpie : ils m’envoyèrent un bon souper en signe de reconnaissance. »

La case où il séjourne ne désemplit pas ; les questions et les présents se succèdent. Plusieurs grands marabouts lui viennent rendre visite. Le chef d’un village voisin lui envoie du lait et une noix de colats, signe de grande considération. Les femmes, plus par curiosité que par dévotion, lui apportent de la cassave, du lait, des oranges, du riz, et les lui présentent à genoux. Indisposé, il reçoit, en cadeau, une grosse poule. Les chefs de village lui offrent leur souper de riz au lait aigre. Un cordonnier lui donne une paire de sandales. Le voyageur note sur son chemin des champs de tabac d’une petite espèce et de coton semé à la volée et mal soigné.

Le chef d’un de ces villages, très-honoré de recevoir dans sa case (grande et belle case à deux portes) un compatriote du Prophète, vient près de son hôte, lui passe les mains sur la tête, puis se frotte dévotement la figure. Ce vieillard s’agenouillait pour la prière, à l’ombre d’un oranger, sur de petits tas de cailloux bien piquants ; Abdallahi dut l’imiter. Ce vieillard lui présente un enfant de quatre à cinq ans à qui toutes les prières musulmanes n’avaient pu rendre la vue : les parents repoussent avec horreur l’idée de conduire le malade à la colonie de Sierra-Leone, et de remettre leur enfant aux mains des chrétiens.

Le 7 mai, un violent orage, contre lequel le parapluie du voyageur lui est d’un faible secours, fait entrer Abdallahi dans la case d’une bonne vieille négresse qui s’empresse de lui donner l’hospitalité, et le régale de quelques morceaux de cassave rôtis sur les charbons ; ses deux garçons qui reviennent tout nus des champs, apprenant qu’un Arabe allant à la Mecque est chez leur mère, lui rendent aussitôt visite : « Ils s’informèrent de ma santé d’un ton fort doux, et m’engagèrent à partager leur case qui était beaucoup plus grande. Avant de m’emmener chez eux, ils eurent soin d’aller chercher une grande natte pour me couvrir, car la pluie continuait toujours : Ils me firent asseoir dans leur case, sur une peau de mouton, près du feu. Ils m’offrirent un peu de lait aigre que, peut-être, ils réservaient pour leur souper. La bonne mère fit bouillir pour eux et pour elle un peu de foigné (graminée qui croît en abondance en ces montagnes) assaisonné d’herbage, le tout sans beurre et sans sel. Ibrahim m’envoya mon souper de riz au lait : ni les jeunes garçons ni la mère ne voulurent y toucher parce qu’ils sont esclaves. Nous fîmes la prière ensemble, et nous nous couchâmes sur des nattes. »

Le 8, la caravane traverse à gué avec bien de la peine une rivière d’une centaine de pas de large, dont l’eau bouillonne sur un lit de granit noir aux roches coupantes et glissantes (le Bâ-Fing où Rivière-Noire, principal affluent du Sénégal).

Viennent ensuite des gorges de montagnes de trois mètres de haut, tantôt couvertes de hautes forêts, peuplées de mille oiseaux aux couleurs éclatantes et de singes rouges, tantôt ne présentant autre chose que des roches nues de granit. Dans l’un des villages de la vaste plaine qui succède à ces monts, arriva la nouvelle qu’un homme de l’endroit avait été tué dans une bataille. « Les femmes du défunt, accompagnées de leurs parentes ou amies, se promenèrent dans les rues en chantant d’une voix glapissante, se frappant tour-à-tour dans les mains et sur le front. Une demi-heure après, ajoute M. Caillié, je les vis reparaître, toutes vêtues de blanc : elles avaient l’air calme et résigné. Elles reprirent aussitôt leurs occupations ordinaires. Les hommes, assis à terre devant la mosquée, paraissaient consternés de la mort de leur camarade, et blâmaient hautement la conduite de leur souverain. »

Le 9 mai, après bien des villages et bien des camps habités par des Noirs esclaves ou par des Foulahs au teint marron-clair, nous arrivons au premier village du Fouta habité par des Noirs libres, par des Mandingues. Les compagnons de voyage d’Abdallahi arrivent chez eux les uns après les autres et la caravane diminue à chaque pas. Chacun, à son retour, s’empresse de faire fête à l’Arabe, et de le montrer à ses femmes et à ses enfants.

Le 10 mai, dans un village peuplé mi-partie de Foulahs et de Mandingues, Abdallahi est conduit devant la mosquée où grand nombre de Mandingues étaient assis par terre autour de deux grandes calebasses pleines de riz pilé, trempé dans l’eau et partagé en poignées ; le tout paré de quelques noix de colats ouvertes, roses et blanches. Un marabout fit quelques gestes et prononça quelques paroles ; puis les poignées de riz furent distribuées aux assistants comme une sorte de pain bénit. Les absents eux-mêmes eurent leur part. Abdallahi, assis à terre sur une peau de mouton, en reçut deux morceaux « qu’il lui fut, dit-il, impossible de manger, tant il les trouva fades. » Cette cérémonie avait lieu en l’honneur de deux jeunes enfants à qui l’on avait rasé la tête pour la première fois.

Le même jour, après la station accoutumée, au coucher du soleil pour la prière, les coups de fusil des compagnons d’Ibrahim annoncent son entrée dans son village.

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