Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
LA CHASSE AU LION.
Le plus bel animal de la création, à mon avis, c’est le lion. Il est l’image de la force intellectuelle chez la bête, de l’audace et du raisonnement : de la force, parce que nul mieux que lui ne peut résister à tous les quadrupèdes ; de l’audace, parce qu’il est doué de cette qualité au suprême degré ; et enfin du raisonnement, parce qu’il sait être généreux ou cruel, suivant l’occasion.
De toutes les ménageries connues, de toutes les cages des jardins zoologiques du monde, le plus beau spécimen de lion qui ait jamais existé depuis vingt ans était et est encore, sans contredit, le lion Brutus, appartenant au dompteur Peson, que tout Paris a vu et admiré. Ce monstrueux animal, qui eût pu, d’un coup de griffe, arracher la poitrine de celui qui le cravachait à certains moments de la représentation belluaire, se contentait de hausser la crinière et de cligner de l’œil, preuve évidente qu’il dédaignait ce sentiment qu’on appelle la vengeance.
Le roi des animaux a, comme qualité inhérente à son espèce, l’affection la plus cordiale pour sa famille et pour ses enfants, mais je n’en dirai pas autant de sa compagne, qui assiste bien souvent, placide et impassible, à un combat entre son « époux » et un rival préféré.
La race léonine tend à disparaître comme celle de tous les carnassiers dangereux. Nous sommes loin de l’époque où cinq cents lions étaient introduits à la fois dans l’amphithéâtre-cirque de Rome, — lors de l’inauguration du second consulat de Pompée, pour y être massacrés par les belluaires ou déchirés par leurs congénères. C’est Pline qui affirme le fait : on doit le croire.
Les lions africains sont les seuls connus, car c’est seulement sur le sol torride de cette partie du monde que naissent et grandissent les rois des animaux. Les voyageurs dans l’Afrique australe ont publié de nombreuses descriptions de leurs chasses aux lions. Anderson, Gordon Cumming, Jules Gérard, Bombonnel, Chassaing, Chéret, Livingstone ont tous été les héros de ces chasses excentriques qui demandent de l’audace et encore de l’audace. Les récits de ces « entreprises aventureuses » ont été publiés dans des volumes qui, à eux seuls, forment des bibliothèques. Je ne raconterai pas ce que l’on peut trouver dans les livres de ces voyageurs émérites. Je crois plus opportun de donner ici de l’inédit et je trouve cet élément de succès dans la correspondance d’un de mes amis — un héros inconnu — qui a voyagé dans l’Afrique australe et a rapporté de ces excursions lointaines des documents à l’aide desquels on peut intéresser le public le plus blasé.
« La première fois que le rugissement du lion frappa mon oreille, je fus saisi d’une terreur insurmontable. J’étais couché sous ma tente de voyage et je me levai d’un bond pour mieux écouter au dehors.
» Je ne m’étais pas trompé : c’était bien le cri rauque du roi des animaux. Le quadrupède ne devait pas être à plus d’un mille de notre campement. Je compris que le carnassier avait senti les émanations de nos chevaux et des bœufs destinés à traîner les chariots sur lesquels se trouvait notre bagage. Il fallait se mettre en état de défense, et j’ordonnai à mon guide boschiman de prendre les précautions nécessaires. Il se hâta de faire resserrer le cercle formé par les véhicules, au centre desquels il ramena les moutons et les bêtes de trait. Cela fait, nous attendîmes, perchés sur les chariots, l’approche du ou des carnassiers, car il nous semblait que les ennemis de notre repos étaient en nombre.
» Les rugissements léonins se rapprochèrent de plus en plus ; à un moment donné, cependant, le silence se fit. C’était une menace imminente : le danger était devant nous. Mais où le voir, où le deviner ? La nuit était obscure, quoique parfois la lune se montrât à travers les nuages. Pendant une de ces « éclaircies, » un natif placé près de moi pour me passer mes armes de chasse et les charger au besoin me poussa le coude et me dit dans son langage :
» — Là ! derrière cet arbre touffu, à droite, il est là. C’est un mangeur d’hommes. »
» Je regardai : en effet, un énorme lion, rampant à travers les jungles, s’avançait dans notre direction. Un rugissement épouvantable retentit de nouveau, qui me fit frémir de la tête aux pieds.
» Je distinguai aussitôt les cris de deux de mes Boschimen, et un instant après l’un d’eux, nommé Raft, arriva en courant près de moi, sans pouvoir prononcer une parole, tant sa terreur était grande. Ses yeux sortaient de leurs orbites. Enfin il s’écria :
» — Le lion ! le lion ! Il a emporté Tato et l’a enlevé près du feu, à mes côtés. J’ai frappé à la tête le terrible animal avec un tison enflammé, mais il n’a pas voulu lâcher sa proie. Tato est mort ! Grand Dieu ! Tato est bien mort ! Courons à la recherche de son cadavre. »
« En entendant ces paroles, tous mes hommes se ruèrent vers le feu et s’emparèrent de brandons enflammés.
» Je ne pus m’empêcher d’exprimer ma colère en les voyant agir de la sorte, et je leur dis que le lion ferait d’autres victimes s’ils ne se tenaient pas tranquilles. Ne fallait-il pas prendre des mesures de prudence ? Ils comprirent ce raisonnement et se rangèrent autour de moi pour écouter mes conseils.
» Je fis d’abord lâcher mes chiens, qui tiraient sur leurs chaînes et voulaient s’élancer hors du campement ; mais ceux-ci, au lieu de se jeter à droite, vers l’endroit où s’était réfugié le lion assassin, se précipitèrent à gauche, sur une autre piste.
» Nous entendions les chiens aboyer avec force, tandis que, de temps à autre, les rugissements de l’animal frappaient nos oreilles. Parfois le lion s’élançait vers eux et les hounds revenaient vers nos chariots.
» Cela dura jusqu’au jour. Dès que le crépuscule nous permit de voir à quelques pas devant nous, tous les Boschimen armés de fusils s’avancèrent par mes ordres à droite, à quatre mètres de distance les uns des autres. Je m’étais placé au milieu et je formais la pointe du triangle.
» Nous parvînmes ainsi près d’un ravin où le lion avait traîné l’infortuné Tato. L’un de mes hommes avait trouvé la jambe de ce brave camarade, coupée au-dessus du genou. Le soulier était encore au pied. L’herbe et le buisson étaient couverts de sang et les fragments des habits de Tato épars çà et là.
» Le lion avait traîné le cadavre de notre compagnon à environ six cents mètres de notre camp, le long du courant d’eau, au milieu d’un taillis de roseaux et d’arbres morts emportés par les inondations.
» A des foulées nombreuses, je compris que le carnassier n’était pas loin de nous. Les chiens débouchés s’élancèrent en avant et nous les suivîmes, le doigt sur la détente de nos carabines.
» Tout à coup nous nous trouvâmes au milieu d’une sorte de clairière à l’extrémité de laquelle, adossé contre l’angle d’une souche déracinée, était un énorme lion tenant sous une de ses pattes les restes informes du malheureux Tato et frappant ses flancs avec sa queue, dans le paroxysme de la fureur, — quærens quem devoret.
» En apercevant l’animal féroce, mon sang bouillonnait de rage, mes dents claquaient, mais j’étais cependant maître de moi. Je me sentais prêt à répondre à l’attaque du carnassier s’il s’élançait sur moi.
» — Tu vas mourir, mon vieux lion ! » lui disais-je in petto.
» Et j’épaulai l’animal.
» Une seconde après, j’avais fait feu et une balle traversait l’épaule du meurtrier de Tato.
» Il tomba sous le coup, puis se releva. Je l’achevai en lui logeant une seconde balle en plein crâne.
» Lorsque nous pûmes prudemment approcher de ce splendide animal, nous reculâmes d’horreur. Le ventre du pauvre Tato était ouvert et ses entrailles sortaient toutes sanglantes. La tête détachée du tronc gisait à trois pas du corps : le bras droit était dévoré et l’épaule déchiquetée comme avec un râteau.
» Le lion fut dépouillé par mes Boschimen, et sa peau fut emportée au campement, tandis que les amis de Tato creusaient une fosse pour l’y enterrer. Au milieu du deuil que causa la mort du serviteur fidèle, on éprouva cependant la joie de voir sa fin terrible vengée par le chef blanc, et tous les Boschimen me baisèrent la main en signe de respect. »
Ce récit émouvant n’est pas le seul que nous puissions raconter à nos lecteurs.
» Un jour, raconte le même auteur, un homme de ma suite revenait d’un kraal voisin de mon campement ; il s’éloigna un peu du sentier battu pour tuer à l’affût, près d’une source, un springbock, si faire se pouvait. Quand il parvint à cet endroit, le soleil était déjà très-élevé. Ne voyant pas de gibier, le nègre alla poser son fusil près d’une roche et, après s’être désaltéré, alluma sa pipe et finit par fermer les yeux. Lorsqu’il se réveilla, quelle ne fut pas sa terreur en voyant un énorme lion couché à trois pas de lui et le regardant fixement !
» L’épouvante avait glacé la voix du chasseur : il respirait à peine, et quand il recouvra sa présence d’esprit il songea à ressaisir son arme afin de tirer sur le roi des animaux. Le lion avait surpris ce mouvement et avait poussé un rugissement terrible. Le nègre fit encore un ou deux essais, mais le fusil se trouvait hors de sa portée ; il dut renoncer à s’en emparer, car le félin ouvrait démesurément sa gueule chaque fois que l’homme remuait la main. La journée s’écoula de cette façon. La nuit vint. Le lion n’avait pas bougé de place et les heures s’écoulèrent dans cet horrible supplice moral.
» Vers midi, le Hottentot vit le lion se lever tranquillement et, le cou tourné de son côté, se rendre à la source pour s’y désaltérer.
» A ce moment suprême, une bande de cavaliers boschimen parut à l’horizon : le lion entendit le bruit que produisaient les pas des chevaux et crut prudent de se jeter dans un fourré qu’il traversa rapidement pour pénétrer dans le forêt.
» Le Hottentot était sauvé, mais ses cheveux crépus avaient blanchi dans l’espace de vingt-quatre heures. »
Je terminerai cet article par un fait qui m’a été raconté par le commandant Garnier.
Un Arabe des environs de Guelma apprit un matin qu’un grand vieux lion à crinière noire s’était montré dans les environs de son douar. On avait construit des fosses dans lesquelles le vieux carnassier ne voulait pas se laisser prendre, et il décimait chaque nuit le bétail du canton. L’Arabe quitta un jour la battue qui s’opérait dans la montagne et alla se poster près d’un ravin. A peine avait-il fait deux cents pas qu’il se trouva face à face avec le lion. Au moment où il armait son fusil, son arme fut tordue, il fut jeté sur le dos, les deux épaules entre les griffes du lion, qui le regardait fixement ; c’en était fait de lui sans un de ses camarades, nommé Ahmed-Zim, qui avait vu ce qui se passait. Sans prendre son fusil, sans même songer aux pistolets qu’il portait à sa ceinture, n’écoutant que son amitié pour son compagnon, il vola à son secours et sauta intrépidement sur le lion, le yatagan au poing. Il frappait d’estoc et de taille, et ceux qui accouraient vers le lieu du combat n’osaient pas se servir de leurs armes, de peur de tuer leur courageux ami. Un d’eux cependant, plus hardi que les autres, parvint à fracasser la tête du lion d’un coup de pistolet tiré dans l’oreille à bout portant.
Le lion abattu pesait deux cent cinquante kilos. Sa peau était déchiquetée en lanières et le sang en ruisselait de toutes parts.
Ahmed-Zim n’avait reçu aucune blessure, mais son ami avait le bras et les épaules affreusement déchirés.
FIN.