Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
CAMBAYA.
« Une seconde décharge eut lieu dans la cour de mon guide en l’honneur de notre arrivée. La joie était peinte sur tous les visages. Je voyais ces bons nègres embrasser leurs petits enfants, et les presser dans leurs bras… Les femmes plus réservées avaient l’air timide : en abordant leur mari, elles posaient un genou en terre en signe de salutation, et ne lui adressaient aucune question. Les voisins accoururent en foule féliciter leurs amis sur l’heureuse issue de leur voyage. On tendit des peaux de bœuf dans la cour, et l’on s’assit en ronde au clair de la lune. On causa des circonstances de la route, du prix des marchandises et principalement du sel. » Puis, sitôt qu’on eut aperçu le visage et le costume étranger de l’Arabe, on se demanda de toutes parts « quel est cet homme » ? Ibrahim de raconter l’histoire, et les questions de pleuvoir sur le pauvre Abdallahi. A neuf heures, souper de riz et de viande, dévoré aussitôt par une vingtaine d’assistants.
Le foule retirée, Abdallahi est appelé par Ibrahim pour partager avec lui une bouillie de mil, et goûter le lait de ses vaches ; puis est pourvu pour sa nuit, d’une peau de bœuf dans la case enfumée d’une des femmes de son hôte[12]. La fumée dans toutes ces cases n’a d’autre issue que le toit recouvert en paille, et du feu y est allumé la nuit, en tout temps ; un plafond de bambous, soutenu sur des piquets plantés en terre, sert à retenir la suie qui retombe continuellement du toit.
[12] « Cette femme était couchée au milieu de la case, entourée de quelques enfants. »
Un séjour de deux ou trois semaines permet au voyageur de se reposer de ses premières fatigues, et de voir chez eux ces noirs Mandingues qu’il a eu tout le temps d’étudier en route.
Dès le lendemain, visite au père d’Ibrahim, chef du village. Vieux et aveugle, couché dans sa case sur un banc de terre à six pouces du sol, ce chef se lève sur son séant à l’arrivée d’Abdallahi ; après la salutation musulmane, il lui promène la main sur tout le corps en disant : Arabe, tu es bon. — Visite à tous les amis d’Ibrahim : excellent accueil de la part de tous. Trois jours après l’arrivée, quelques coups de fusil les appellent dans sa cour pour une distribution de tabac qu’il voulait leur faire. Il est à noter que les Mandingues en font une grande consommation : les femmes ont l’habitude de s’en frotter les dents. Ibrahim distribue aussi quelques aunes de cotonnade à chacune de ses trois femmes : ces largesses lui attirent les bénédictions des vieillards et les louanges des femmes qui sautent autour de lui en chantant.
Pendant les vingt jours que M. Caillié passe à Cambaya, il est logé chez le maître d’école, le saint du village, vieux et pauvre, mais nourri par les riches et servi par les enfants. Quant à ceux-ci, ils apprennent à lire dans l’Arabe du Coran. On n’exige des filles que les premiers versets. Les garçons sont obligés de l’apprendre tout entier par cœur. — Toutes les nuits, vers trois heures du matin, le vieux maître et Abdallahi quittaient ensemble la case enfumée pour aller à la mosquée rendre grâce au Seigneur. La prière faite, Abdallahi revenait s’étendre à terre sur sa natte. Mais le pieux vieillard continuait de prier. Quant aux Mandingues dont il gourmandait en vain la tiédeur, ils ne faisaient la prière qu’à cinq ou six heures et dans leur case.
Le vieux maître d’école tomba malade, Abdallahi devint son médecin et moyennant cinq feuilles de tabac, obtint de l’avare Ibrahim une poule pour sa convalescence. La petite pharmacie du voyageur fut bientôt assaillie de tous côtés ; « les uns avaient des ulcères aux bras et aux jambes ou la fièvre ou le mal de ventre. » Ils avaient vu le voyageur donner à Ibrahim quelques prises de jalap, tous ils voulaient du jalap. Du reste, mêmes importunités pour le tabac, la poudre, les ciseaux, les étoffes. Quant à Ibrahim, il voulait tout acheter.
Malgré les désagréments que ses refus lui attirent quelquefois, le voyageur était parvenu à dissiper tous les doutes, à force d’assiduité tant aux cinq prières, qu’à l’étude et à la récitation du Coran ; à force d’empressement auprès des vieillards vénérés. Du reste sa peau était déjà tellement brunie par le soleil qu’on pouvait aisément le prendre pour un Maure. Un seul noir persistait à le traiter de Chrétien : M. Caillié le voyant passer le pria gravement d’écrire pour lui sur sa planchette un verset du Coran qu’il désirait apprendre. Cet homme devint dès-lors son meilleur ami ; il lui donna même quelques griffonnages arabes, précieux talisman qu’Abdallahi dut recevoir avec les marques de la plus vive reconnaissance. Les habitants de ces contrées (les Foulahs surtout qui sont d’une humeur plus belliqueuse que les Mandingues) ne vont pas en voyage ou à la guerre, sans avoir le corps couvert de ces écritures qu’ils regardent comme un bouclier magique.
Le 14 mai, Ibrahim mène Abdallahi aux champs où travaillent ses esclaves. Ils préparaient la terre pour la semence. Les hommes, tout nus sous un soleil brûlant, remuaient la terre à un pied de profondeur avec une pioche à manche court et très incliné, fabriquée dans le pays et qui est là, comme dans presque tous les pays traversés par notre voyageur, le seul instrument aratoire. Les femmes, à moitié nues, leurs enfants attachés sur le dos, ramassaient des herbes sèches, et les mettaient en tas pour les brûler sur le sol, seul amendement que la terre reçoive en ces contrées. Une pauvre vieille était occupée à faire cuire leur dîner consistant en bouillie de mil sans sel et sans beurre, assaisonnée d’herbages. Le maître à qui la vieille en offrit, n’y voulut pas goûter. M. Caillié apprit que les esclaves ont deux jours de la semaine pour travailler au champ qui est affecté à leur subsistance.
Le 25, un tambour de guerre, fabriqué, à grand’peine les jours précédents par une vingtaine de Mandingues, avec un tronc d’arbre creusé par le feu et une peau de mouton tannée, rempli du reste d’écritures arabes, appelle la commune de Cambaya à un ouvrage qui l’intéresse tout entière ; il s’agit de reconstruire un pont, de quarante pieds de long et six ou sept de large, sur la Tankisso, rivière dont les débordements fertilisent les plaines voisines. Tout le monde y met la main en chantant. Les femmes apportent le dîner de leur mari. C’est une partie de plaisir qui se renouvelle plusieurs jours de suite. Il s’agit tout simplement de gros piquets, plantés très-près l’un de l’autre au milieu du ruisseau ; puis de traverses supportées en partie par les branches d’arbres qui l’ombragent ; puis de troncs d’arbres posés en long sur ces traverses et ajustés par des branchages flexibles. Quelques bâtons de distance en distance servent de garde-fou.
Un évènement important coïncide avec le séjour de M. Caillié dans le village d’Ibrahim : un soir, après la prière, le vieux chef aveugle fait lire à haute voix par un marabout une lettre circulaire arrivée de la capitale[13], « lettre écrite des deux côtés sur un papier large de trois pouces et long de cinq. » Puis le courrier reprit sa dépêche et se remit en route. Il s’agissait de la déposition par les principaux marabouts du marabout régnant, et de la nomination de son successeur. Le vieux chef fit une prière pour le nouveau souverain, puis on parla politique.
[13] La ville de Timbo. M. Caillié ne paraît pas avoir aperçu autre chose sur les relations des villages Foulahs et Mandingues avec le gouvernement central.
M. Caillié affirme que chaque Mandingue est un chef révéré dans sa famille : sa case, placée au milieu des cases de ses femmes, n’a d’autre ornement que ses armes, arcs et flèches, lances ou fusil, accrochés à la muraille ; ni d’autre meuble que la peau de bœuf sur laquelle il couche et les jarres contenant la provision de grain de l’année, que le mari distribue par portions à chacune de ses femmes.
Pour les femmes, elles sont, dit-il, très-gaies, nullement jalouses entre elles, très-soumises à leur mari, qui les pourvoit de riz et leur donne à chacune une vache à traire matin et soir. Les parents sont très-indulgents pour les enfants et les enfants sont doux et dociles. L’autorité des vieillards, invoquée seule dans les différends, fait loi.
Quant aux deux populations distinctes de Foulahs au teint marron et de Noirs mandingues, il ne paraît pas que leur réunion sous les mêmes règlements et dans les mêmes villages entraîne aucune discorde, malgré la différence de leurs langues, de leurs habitudes et même de leurs prétentions[14]. Du reste, Mandingues ou Foulahs, il nous suffirait d’assister à leurs repas pour comprendre comment sont possibles, au bord du Tankisso, tant de choses qui ne le sont pas au bord de la Seine.
[14] Un bon vieux Foulah, nommé Guibi, voisin d’Ibrahim — qui fit cadeau à Abdallahi d’un gros pain de maïs, au miel et aux pistaches, pour sa route — lui disait souvent que les foulahs étaient les blancs d’Afrique.
« Ils ont l’habitude d’inviter tous ceux avec qui ils se trouvent ou qui passent auprès d’eux, à partager le dîner que leurs femmes leur apportent. Si l’invité ne s’assied pas auprès de la calebasse, le chef lui donne une poignée de riz qu’il a tournée longtemps dans sa main, puis trempée dans la sauce : cette politesse ne peut se refuser sans injure. Une autre politesse c’est, au commencement du repas, de tourner le riz avec la main pour le refroidir. Le chef verse lui-même la sauce sur le riz, mange la première poignée, puis engage les autres à l’imiter. Le repas commence toujours par l’invocation : Bismillah etc. (au nom de Dieu clément et miséricordieux). »
Mais il est temps qu’Abdallahi fasse ses présents d’adieu à Ibrahim qui lui a servi en toute occasion de truchement et d’avocat. Il lui fait un joli cadeau d’ambre, d’indienne, de poudre, de papier, de ciseaux et mouchoirs de soie. En sage Mandingue, Ibrahim prie Abdallahi de n’en parler à personne. M. Caillié donne, en outre, quelques coups de poudre au bon vieux chef aveugle, dont il reçoit la bénédiction accompagnée de recommandations utiles, et fait un petit présent au bon vieux Foulah Guibi, en souvenir de son pain de maïs. Le 30 mai, nous nous remettons en marche. Le Foulah Guibi et le Mandingue Ibrahim reconduisent le voyageur jusqu’au nouveau pont, et le suivent longtemps des yeux, criant par trois fois à tue-tête Samalécoum (la paix soit avec toi) ; puis encore : Allam kisselak (Dieu te préserve en route).
Nous voici sur la route de Kankan, ombragée d’arbres à beurre, avec une quinzaine de compagnons de voyage. Au noir Ibrahim a succédé le vieux noir Lamfia, comme lui accompagné d’une de ses femmes, qui porte la vaisselle et fait la cuisine de la petite caravane. Partout le vieux guide conte l’histoire d’Abdallahi. Abdallahi n’est plus un simple Arabe, c’est un homme de la plus haute noblesse musulmane, un descendant direct du Prophète, un chérif. Partout le guide sert au chérif d’interprète et de défenseur, avec l’autorité que lui donne son grand âge : autorité qui est souveraine en Afrique.
A une lieue de Cambaya, nous trouvons un village en noces : le chef à qui M. Caillié avait donné le matin de la crème de tartre, épousait, le soir, sa quatrième femme. Le voyageur voit disposer en plein air les apprêts du souper : deux moutons bouillis dans de grands pots de terre : et d’énormes piles de riz cuit à l’eau et pétri en pain de sucre.
La fiancée, selon M. Caillié, s’achète là moyennant un, deux, trois esclaves donnés à sa mère : puis le mariage se consomme sans aucune formalité religieuse, après une fête de nuit dont le mari fait les frais. Toute la nuit les nègres et négresses (esclaves) dansèrent au son d’un petit tambour.
Les orages qui n’avaient pas cessé pendant le séjour à Cambaya, continuent toujours. Le voyageur, perpétuellement mouillé, a bien de la peine à garantir ses notes de la pluie dans le portefeuille de cuir non tanné qui les enveloppe : obligé souvent, à son grand regret, d’étaler ses marchandises pour les faire sécher. Nous traversons ainsi des plaines où le tambour résonne dès le point du jour, et anime les travailleurs. La curiosité que le chérif excite est toujours la même. Son parapluie, qui ne lui est pas toujours inutile contre la pluie ou contre le soleil, commence à jouer un grand rôle. C’est à qui verra comment il s’ouvre et se ferme.
Le 6 juin, nous nous arrêtons au premier village du Baleya. Ce village, que le voyageur nomme Saraya, et auquel il donne de sept à huit cents habitants, est, comme la plupart des villages où nous aurons à passer, entouré de deux murs en terre entre lesquels les bestiaux passent la nuit. Les hameaux des esclaves sont seulement entourés de haies vives. Quant aux habitants, ce ne sont ni des Foulahs ni des Mandingues, mais des Noirs anciens possesseurs du pays et assez peu zélés musulmans, que l’on désigne sous le nom de Dhialonkés.
Une heureuse rencontre, dans le village suivant, c’est celle du fils du chef de Kankan, venu là pour vendre un cheval (c’est la première fois que M. Caillié parle de cheval depuis son départ) ; Abdallahi-le-Chérif achète aisément sa protection avec une feuille de papier. L’intérieur des cases, construites en paille, est toujours le même, tapissé d’arcs, de flèches et de lances. Celle du chef a pour tout meuble une jarre à mettre de l’eau, une peau de bœuf et quelques nattes. Les habitants, assemblés sous un gros bombax (arbre à soie), dansent tous les soirs, à la lumière de la lune, au son d’un petit tambour et d’un flageolet de bambou ; ou bien la lance ou l’arc à la main, figurent avec des gestes de menace, de douleur, de triomphe, de sérieuses pantomimes guerrières. Ces peuples, au dire de M. Caillié, boivent en secret une espèce de bière fabriquée avec du mil et du miel. Leur corps est tout ruisselant de beurre rance. La plupart des femmes ont pour tout vêtement une pagne ou bande de toile de cinq pieds de long sur deux de large qu’elles se tournent autour des reins ; elles ne se couvrent les épaules et la poitrine les jours de fête. M. Caillié nous les représente le teint fort noir, les cheveux crépus, ornés de grains de verre et beurrés, le nez légèrement aquilin, avec de grands yeux et des lèvres minces ; « très-douces, et soumises à leurs maris. »
Le 11 juin, nous arrivons, dans le pays d’Amana, au bord d’une rivière de huit ou neuf cents pieds de large et de huit à neuf pieds de profondeur, qui coule vers le levant ; cette rivière c’est le Dhiolibâ, c’est le Niger. Pour passer deux ou trois cents marchands noirs avec leurs ânes et leur bagage, il n’y avait en tout que quatre bateaux ou pirogues de vingt-cinq pieds de long, sur trois de large et un de profondeur. Il fallut une demi-journée pour que tout le monde fût sur la rive droite : demi-journée pendant laquelle le voyageur, assis au soleil sans abri[15], put contempler à l’aise le fleuve de Mungo-Parck. Vous supposerez sans peine qu’il suivait d’un œil de regret cette eau qui devait arriver avant lui près du but mystérieux de ses longs efforts. Ce passage du Dhiolibâ (13 juin) offre du reste le tableau le plus animé ; les marchands noirs, de ceux que l’on nomme Saracolets, disputent sur le prix du bac. Tous veulent passer les premiers, et parlent tous ensemble ; ils ont du reste toutes les peines du monde à faire embarquer leurs ânes. Aux cris de la rive gauche, répondent en signe de joie les coups de fusil de la rive droite. Pendant ce temps-là, grand nombre de femmes et de jeunes filles se baignent dans le fleuve, sans faire le moins du monde attention aux gens qui les regardent ; puis s’en retournent au village de Couroussa, une calebasse sur la tête et une pagne autour des reins. Le chef de village dont les esclaves tiennent le bac de Couroussa, fit grâce du passage à M. Caillié en faveur de sa qualité de Chérif.
[15] Un énorme bombax, seul arbre du rivage, ne pouvait suffire à abriter la foule.