Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
NAVIGATION SUR LE NIGER.
Le 23 mars, à neuf heures du matin — après un séjour de treize jours, Abdallahi, reconduit par ce jeune Arabe, par le Chérif et par son second hôte, dont il avait conservé les bonnes grâces au moyen d’une aune de très-jolie indienne, du reste spécialement adressé et recommandé par une lettre du Chérif à son correspondant de Tombouctou, part, aux cris de Samalécoum (la paix soit avec vous), sur un petit bateau chargé de marchandises sèches et d’une vingtaine d’esclaves à vendre[25], qu’un bateau plus grand attend sur le fleuve.
[25] Hommes, femmes, enfants : les plus grands étaient aux fers.
« Vers les deux heures, nous atteignîmes le majestueux Dhiolibâ, qui vient lentement de l’ouest. Il est, en cet endroit, très-profond, et a trois fois la largeur de la Seine au Pont-Neuf. Ses rives sont très-basses et très-découvertes. ».
Les cinq semaines que M. Caillié passe sur le Dhiolibâ sont pour lui des plus pénibles : injurié, menacé par les mariniers noirs, en l’absence de leur maître ; réduit, par eux, à la ration de riz cuit à l’eau qu’ils donnent (esclaves eux-mêmes) aux esclaves enchaînés qu’ils voiturent ; passant les nuits sur le bateau, plié en deux sur le tas des bagages ; obligé, les derniers jours, de se tenir caché pour échapper aux investigations des Touariks du rivage, qui viennent armés de lances et de poignards sur de petits bateaux, se faire payer des droits de passe ; assez traitables pour les noirs, mais impitoyables pour les Arabes : sachant bien que si les Arabes n’ont pas, comme le disent les nègres, de l’or sous la peau, ils n’en manquent pas pour cela.
Toutefois, un jeune Foulah est auprès du voyageur qui le console et l’encourage ; qui descend à terre pour lui chercher du lait, et lui rend tous les services possibles. Le voyageur descend lui-même quelquefois lors des haltes qui interrompent fréquemment la marche de la flottille.
Le 25 mars, hommes et marchandises passent sur le grand bateau, déjà chargé de mil, de riz, de miel, de beurre végétal, de coton, d’étoffe. Six autres bateaux pareils avaient même destination. Ces bateaux, auxquels M. Caillié suppose soixante tonneaux de jaugeage, sont construits avec des planches de cinq pieds de long (sur huit pouces de large et un pouce d’épaisseur), ajustées et cousues avec des cordes du pays qui se conservent longtemps sous l’eau.
Le moindre vent menace de submerger ces embarcations fragiles ; lorsque les rives sont à découvert, les mariniers, tous noirs esclaves, tirent les bateaux à la cordelle, ou s’ils peuvent atteindre le fond, le repoussent avec des perches de quatre à cinq mètres, composées le plus souvent de deux morceaux bout à bout. Lorsque les rives sont boisées ou le fleuve trop profond, ils naviguent avec des rames plates d’un mètre de long : les rameurs tout nus manœuvrent très-vite et observent la mesure.
Cette navigation est lente et périlleuse, retardée par le moindre vent, par les nombreux bancs de sable, par les déchargements qu’ils exigent ; enfin, par les nombreux accidents, que tous ces retards n’empêchent pas. M. Caillié cite deux grands bateaux submergés, et un noir noyé.
Quant aux rives du fleuve, elles présentent presque partout des plaines immenses et marécageuses où se distinguent à peine les cahutes de paille des Foulahs musulmans, qui, de leurs pauvres villages, apportent aux bateaux du lait et du poisson, et dont les troupeaux errent par la campagne, en attendant que la crue du fleuve les refoule ailleurs ; ou les tentes des Touariks, qui comptent encore moins sur le produit de leurs troupeaux que sur celui des droits de passe qu’ils imposent. L’eau est toute couverte d’oiseaux aquatiques qui semblent peu redouter les flèches des bergers et des pêcheurs du rivage. Une seule fois des mugissements de bête féroce se font entendre la nuit ; une seule fois des pas d’éléphant sont aperçus sur le sable. Le voyageur voit à plusieurs reprises des hippopotames se jouer lourdement dans le fleuve, et cite quelques caïmans qui élèvent la tête à fleur d’eau, et semblent menacer les pirogues.
Le 1er avril, le fleuve s’élargit, on ne voit même plus la terre à l’ouest ; le lac Debo où Dhiébou se déploie comme une mer intérieure. Trois décharges de mousqueterie saluent cette vaste nappe d’eau : Salam ! Salam, cria de toutes ses forces l’équipage de chaque embarcation ; le voyageur lui-même ne pouvait revenir de sa surprise.
Le 5 avril, la flottille, augmentée de quarante grandes embarcations, se remet en route au bruit des cris de joie et des coups de fusil.
Le 17, de nouveaux coups de fusil saluent la nouvelle lune et la fin du carême. Le lendemain matin, les noirs vont se prosterner à la file dans la plaine ; ils aperçoivent de loin les dattiers de Cabra, qui leur annoncent la fin de leurs peines. Abdallahi, caché tout le jour parmi le bagage, est privé de cette vue consolante. A la nuit, il sort de sa cachette, et respire, confondu dès-lors avec les noirs par les féroces douaniers du rivage. Les bateaux ne repartent pas sans leur avoir laissé chacun deux sacs de mil.
Enfin le 19, vers une heure de l’après-midi, après avoir vu, vers six heures, le fleuve se partager en deux branches, le voyageur arrive au port de Cabra. Un petit bateau, tiré à la cordelle par les noirs, l’amène, à trois heures, au village, par un petit canal encombré d’herbes et de vase. Ce village ou plutôt cette petite ville, située sur une petite hauteur qui la préserve de l’inondation, est une sorte de transit entre Tombouctou et le fleuve.
Dans ce mouvement de gens de toute couleur occupés au déchargement et au transport des marchandises, ou bien à célébrer gaiement la fête du Ramadan, personne ne fait attention à Abdallahi. Des Arabes avec lesquels il était venu du port, l’invitent à partager leur souper de riz ; il passe, comme eux, la nuit dehors, couché sur une natte.
Le lendemain, il cherche en vain le correspondant du Chérif parmi les Arabes venus à Cabra, sur de beaux chevaux, recevoir leurs marchandises : ses esclaves, noirs bien vêtus et armés de fusils, envoyés à sa place, complimentent le pèlerin de sa part et l’emmènent.