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Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert

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LE DÉSERT.

Le jour du départ (4 mai 1828), avant le lever du soleil, le riche Sidi était debout pour partager une dernière fois avec le pauvre pèlerin son thé et son pain frais au beurre. Quelques heures après, le voyageur, que les adieux ont retardé et qui rejoint la caravane à la course, chemine lentement vers la France, assez durement assis entre des ballots, sur un chameau chargé ; heureux en comparaison de tel noir esclave, qui vainement s’appuie sur la croupe des chameaux, vainement se couche à terre, relevé et chassé en avant à coups de verges et de cordes.

Il faut aller à plus de demi-lieue de la ville pour trouver quelques arbustes. Viennent alors quelques buissons rabougris, quelques herbes couvertes de sable que les chameaux broutent en marchant ; quelques gommiers élancés au maigre ombrage. Puis, la végétation s’efface peu-à-peu, la terre devient de plus en plus nue et désolée : dès le troisième jour, plus rien que des sillons ou des vagues sablonneuses, creusés ou relevés par le vent, des plaines uniformes de sable uni et presque mouvant, sans trace de chemin frayé ; plus rien que la réverbération du soleil sur ce sable où les pieds ne peuvent poser sans douleur.

Les seuls êtres que l’on rencontre en ces solitudes sont des corbeaux et des vautours qui font leur pâture des chameaux morts en route ; ou des Touariks, qui, regardant le désert comme leur domaine, mettent à contribution les caravanes qui le traversent. Deux de ces hommes, montés sur le même chameau, au bras gauche le bouclier de cuir, le poignard au côté, à la main droite une pique, accourent se joindre à la caravane. Ce fut à qui leur donnerait de l’eau, bien que l’on n’en dût pas trouver de cinq jours. Ce qu’on avait de meilleur fut pour eux ; tant est grande la terreur que leur seul nom inspire.

Enfin, le 9 mai, après six jours de marche (le plus souvent de nuit), après cinq jours de calme étouffant, après cinq jours pendant lesquels des nuages qui semblent cloués à la voûte céleste, n’accordent pas une goutte d’eau aux ardentes prières des voyageurs, — on retrouve enfin un peu d’herbe, et l’on aperçoit de loin les chameaux d’El-Arouan. Les compagnons de route de M. Caillié lui montrent l’endroit où, deux années auparavant, gisait le corps du major Laing, abandonné aux oiseaux de proie du désert, et lui redisent les détails de sa mort funeste. A neuf heures du soir, les aboiements de chiens annoncent le voisinage de la ville. Ces aboiements rappellent au voyageur qu’il n’a pas vu de chien à Tombouctou. Le voyageur passe une très-bonne nuit hors de la ville, étendu à terre sur sa couverture, auprès du bagage : réveillé seulement à minuit pour prendre sa part d’une bouillie de mil apportée d’El-Arouan.

Pendant les dix jours qu’Abdallahi reste dans cette singulière ville, il échappe à grand’peine à la défiance et aux exigences des Arabes et des noirs qui veulent absolument qu’il leur donne du tabac, et vont même jusqu’à le traiter de chrétien ; mais ses recommandations de Tombouctou, et la protection de son hôte, correspondant de Sidi, viennent à son secours ; il s’en tire encore une fois à force de zèle religieux et grâce aussi à la crédulité des vieillards qui disaient en arabe : « Remercions Dieu qu’il soit venu parmi nous. »

Pendant ces dix jours, le vent d’est souffle sans interruption, et tient le voyageur emprisonné ; impossible de tenir les portes ouvertes à cause du sable qui pénètre partout et entre même par les fentes de la porte. M. Caillié reste tout le jour couché à terre, obligé de se recouvrir d’un drap pour se préserver de la poussière ; sans autre rafraîchissement pour son gosier desséché que de l’eau saumâtre et chaude, même dans les courants d’air auquel on l’expose. Impossible, même aux esclaves, de marcher pieds nus dans la ville ; pour toute rosée, retombe, la nuit, le sable que le vent a soulevé pendant le jour. Et pourtant trois mille hommes[30], Arabes ou noirs esclaves (Arabes, enfermés le plus souvent, avec un linge sur la bouche pour se préserver du sable : esclaves que leurs maîtres ménagent forcément pour qu’ils vivent) ; trois mille hommes se résignent à passer douze ou quinze ans dans cet entrepôt de commerce, pour se préparer quelque repos sur leurs vieux jours, dans les verdoyantes campagnes de Barbarie[31].

[30] Ce chiffre est probablement trop fort, on peut penser que M. Caillié, en donnant avec raison peut-être cinq cents maisons à El-Arouan, a eu tort de donner à chaque maison six habitants.

[31] Encore cet espoir même n’est-il pas laissé aux noirs esclaves, bien plus nombreux à El-Arouan, que les Arabes.

Les maisons, crépies avec de la terre jaune, ressemblent à celles de Jenné et de Tombouctou, aux toits près, qui sont plats de même, mais de joncs et non de bois. Du reste, point de marché à El-Arouan ; de la viande séchée, pour tout régal : pour seul combustible, le crottin de chameau. Point de végétation, point de culture, point de fourrage.

L’hôte d’Abdallahi, l’un des plus riches commerçants de la ville et musulman zélé, pour l’amour du Prophète, grand soin du voyageur. Il lui envoie régulièrement, sur les onze heures, un plat de riz à la viande : à huit heures du soir, une bouillie de mil assaisonnée de sel et de beurre. Pour l’amour du Prophète aussi, il le pourvoit de cinquante livres de riz, de cinquante livres de doknou, de dix livres de beurre fondu. M. Caillié répond à ces libéralités par son dernier morceau d’étoffe de couleur, une paire de ciseaux et quelques pièces d’argent, lesquelles sont reçues comme une rareté. Les petites coquilles n’ont pas cours à El-Arouan ; et les petits morceaux d’or ou d’argent, qui y servent seuls de monnaie, ne portent pas d’empreinte. Un Arabe d’El-Arouan donne au voyageur un troisième sac de cuir pour sa provision d’eau.

La caravane qui n’était en partant de Tombouctou que de six cents chameaux, en compte au départ d’El-Arouan, le 19 mai, huit cents de plus ; non pas à la file, mais dispersés au large dans la plaine, ceux qui appartiennent au même maître, marchant par troupe distincte et rapprochés les uns des autres. Après deux ou trois heures de marche sur un terrain de sable dur, entrecoupé de monticules de sable mouvant, l’on rencontre cinq maisons en briques jaunes, écoles religieuses où les enfants de la ville viennent étudier le Coran : puis au-delà, des puits assez profonds d’eau saumâtre, auxquels on s’arrête pour boire une dernière fois à longs traits.

Au milieu de ces vastes solitudes, les puits de Mourat (c’est le nom des cinq maisons) entourés de quatorze cents chameaux et de quatre cents hommes, offraient le tableau mouvant d’une ville populeuse. C’était un vacarme affreux, D’un côté l’on voyait des chameaux chargés d’ivoire, de plumes d’autruche, de gomme, de ballots de toute espèce et aussi de noirs (hommes, femmes et enfants), qu’on allait vendre, avec le reste, dans les marchés de Maroc. Plus loin, les Arabes (et Abdallahi avec eux) prosternés, imploraient l’assistance divine. — Au-devant s’étendait un horizon sans bornes, où le ciel et la terre mêlaient leurs teintes de feu. Tout ce que l’on distinguait devant soi, c’était une plaine immense de sable éclatant, nuancée à peine par l’ombre de quelques roches saillantes ou les ondulations de quelques monticules arrondis.

A cette vue, les chameaux poussèrent de longs mugissements. Les esclaves, les lèvres immobiles et les yeux au ciel, semblaient penser encore à leurs vertes montagnes, à leurs frais pâturages, à leurs vieux arbres si feuillus, à leurs jeux et à leurs danses. Ils ne songeaient guère à se débattre contre l’impitoyable cupidité de leurs oppresseurs qui, à cette heure même, la face contre terre, en appelaient à la commisération d’Allah et de toute la force de leurs poumons invoquaient, pour eux-mêmes, le Dieu clément et miséricordieux[32].

[32] Besm allah alrohman elrahim au nom de Dieu clément et miséricordieux. Cette formule, répétée en tête de tous les chapitres du Coran, est pour les musulmans ce que le signe de la croix est pour les chrétiens.

Quant au voyageur, il échappe au désespoir par l’enthousiasme : Une sorte d’ardeur belliqueuse brille dans ses yeux. Ce mur de sable qui se dresse au loin devant lui, lui apparaît comme une place imprenable à l’assaut de laquelle il faut monter pour l’honneur de la France. S’il s’élance gaîment sur son chameau, c’est aussi que cette France est en avant qui l’appelle, avec les souvenirs de l’enfance et les espérances de l’âge mûr.

Enfin, l’on se remet en marche. Tous les hommes portent deux bandes de toile de coton sur les yeux et sur la bouche pour se préserver à la fois de la poussière et de l’air chaud et sec qui fatigue les poumons.

Le premier jour, calme étouffant : soif dévorante ; point d’appétit ; une seule distribution d’eau ; vers dix heures du soir, un repas de riz chaud au beurre fondu. Ce repas n’était pas désaltérant.

Le lendemain à dix heures du matin, l’on dresse les tentes pour marcher pendant la nuit. « On nous donna à chacun, dit M. Caillié, une calebasse d’eau contenant près de trois bouteilles que nous avalâmes d’un seul trait : cette eau tiède nous remplissait l’estomac sans nous désaltérer. J’aurais bien mieux aimé en avoir moins à la fois et plus souvent ; mais les Maures qui présidaient aux distributions ne voulurent entendre à aucun nouvel arrangement, et s’en tinrent à leur vieille habitude. Du reste, il n’y avait de préférence pour personne. » Les Maures dont c’était le tour de conduire les chameaux, et qui marchaient à pied en fredonnant des airs, ne buvaient comme les autres qu’aux distributions générales.

Le vent (vent d’est auquel succède le vent d’ouest, au coucher du soleil) ne cesse de soulever une poussière brûlante. Le 21, à dix heures du matin, après avoir marché toute la nuit sur un sable uni et complètement aride, on dresse les tentes, et l’on s’étend sur le sable. « Malgré toutes les précautions que j’avais prises, dit le voyageur, la chaleur fut si forte, ma soif si ardente qu’il me fut impossible de dormir : ma bouche était en feu et ma langue collée à mon palais.

« J’étais comme expirant sur le sable… Je ne songeais qu’à l’eau, aux rivières, aux ruisseaux. Dans mon impatience, je maudissais mes compagnons, le pays, les chameaux, que sais-je ! le soleil même qui ne regagnait pas assez vite les bornes de l’horizon.

« L’endroit était d’une aridité affreuse ; pas un seul petit brin d’herbe ne reposait l’œil. Les chameaux, exténués de fatigue et de jeûne, couchés près des tentes, la tête entre les jambes, attendaient tranquillement le signal du départ. Enfin il fut donné : à quatre heures et demie, Sidi-Ali (le propriétaire du chameau qui portait Abdallahi) jeta quelques poignées de doknou dans une grande calebasse, versa de l’eau dessus et mêla le tout avec ses mains, en y plongeant les bras jusqu’aux coudes : spectacle repoussant pour tout autre que des affamés ; car l’eau était si précieuse que le vieux Ali n’avait pas lavé ses mains depuis plusieurs jours. Quoique ce breuvage fût tiède et fort sale, nous le bûmes à longs traits et avec délices.

« Après s’être désaltérés, les Maures visitèrent leur bagage et les plaies de leurs chameaux, faisant écouler le sang et le pus, coupant les chairs mortes, couvrant les chairs vives de sel pour empêcher la gangrène.

« Quelquefois c’était en sortant de panser ces plaies, que Sidi-Ali venait préparer notre breuvage sans même se nettoyer les mains, ou si, par hasard, il les lavait, il faisait boire à un de ses noirs l’eau dont il s’était servi. On ne peut pas s’imaginer l’horreur et le dégoût que me causait le mépris de cet homme pour ses semblables. »

Le 22 mai, le vent d’est continue d’échauffer l’atmosphère : la soif augmente avec la chaleur, et l’eau diminue sensiblement. Le vent dessèche les outres : l’eau filtre à travers les pores. Abdallahi essaie d’acheter quelques outres de plus ; mais les outres n’ont plus de prix. Il se résigne à se traîner, dans les haltes, d’une tente à l’autre, et à mendier, le chapelet à la main, quelques gouttes d’eau pour l’amour de Dieu. Le moment était mal choisi ; le pauvre mendiant augmentait, en pure perte, sa soif et sa lassitude.

Le 23, le vent d’est soulève des trombes de sable qui, dans leur course, menacent de balayer hommes et chameaux tous ensemble. L’une de ces trombes fait tournoyer les tentes, comme des brins de paille. Le sable soulevé cache le ciel et le soleil, comme un brouillard épais ; les gémissements sourds et plaintifs des chameaux répondent aux lamentations des noirs et aux cris d’effroi des fidèles qui répètent de toutes parts : Allah il allah, etc. (Dieu est Dieu, et Mahomet est son Prophète.)

« Tout le temps que dura cette affreuse tempête, nous restâmes étendus sur le sol, sans mouvement, mourant de soif, brûlés par le sable et battus par le vent. Le calme rétabli, nous nous disposâmes à partir ; on prépara le doknou et l’on nous distribua à boire. Pour savourer le plaisir que me promettait ma portion d’eau, je mis la tête dans ma calebasse ; je ne prenais pas même le temps de respirer ; j’éprouvai aussitôt un malaise général et presque la même soif. »

Vers quatre heures, les chameaux, agitant lentement le cou et ruminant, reprirent tristement leur marche vers le nord, sans que l’on eût besoin de leur montrer le chemin, sur un terrain sablonneux, couvert de roches de quatre à cinq pieds de hauteur.

Les hommes, envoyés le 22, à la recherche des puits, ne revenaient pas. Après une journée perdue à les attendre, on fait route de 24 vers quatre heures du soir, toujours vers le nord, sur un sol plus uni que la veille, mais également couvert de roches. Cette nuit-là, pas un œil ne se ferme, et la caravane marche en avant sans autre bruit que le piétinement des chameaux : les conducteurs eux-mêmes se taisent et se relaient plus souvent que de coutume.

Le 25, vers neuf heures du matin, on fait halte dans une plaine de sable dur où croît un peu d’herbe, aussitôt dévorée par les chameaux. « Il ne restait plus qu’une outre et demie d’eau pour onze bouches ; on devenait de plus en plus économe. Après avoir bu quelques gouttes d’eau, l’on s’étendit à terre, en attendant les hommes envoyés à la provision. Vers dix heures, ces malheureux arrivèrent, à moitié morts de soif. » Les puits tant cherchés, trouvés enfin et déblayés, étaient à sec. « Pressés par une soif ardente, ils s’étaient décidés à tuer un chameau pour se partager l’eau contenue dans son estomac !

« Vers quatre heures du soir, après avoir bu le reste de notre eau, la caravane, plus altérée que jamais, se remit en rente. Vers neuf heures, on fit, comme à l’ordinaire, halte pour la prière ; un Maure, qui nous accompagnait, nous donna à chacun un peu de son eau. La nuit comme les précédentes fut très-chaude. »

Enfin, le 26, après avoir marché toute la matinée sur un sol dur, couvert de roches rouges ou noires et feuilletées, après avoir gravi une côte de trois à quatre cents pieds, on descend dans un bas-fond de gros sable jaune, entouré de montagnes roses. Là, sont les puits de Télig, comblés par le sable. « Les Maures se mirent aussitôt à les déblayer, et, pour la première fois depuis sept jours, l’on fit boire les pauvres chameaux qui, sentant le voisinage de l’eau, étaient indomptables. Quand on les chassait à coups de cordes, ils couraient dans la campagne et revenaient en ruminant s’accroupir autour des puits et poser leur tête sur le sable frais qu’on en retire. La première eau fut très-noire et bourbeuse, et malgré la quantité de sable qu’elle contenait encore, les chameaux se la disputaient avec acharnement. Ces puits dont l’eau est très-abondante, mais saumâtre, n’ont pas plus de trois à quatre pieds de profondeur.

« Lorsque l’eau fut buvable, j’allai mettre ma tête entre celles des chameaux, un Maure me donna à boire dans son seau de cuir, car on n’avait pas pris le temps de déballer les calebasses. »

Ce jour, véritable fête pour les chameaux, est employé tout entier à les faire boire : ils ne pouvaient se désaltérer et se disputaient dans l’auge jusqu’à la dernière goutte ; les Maures, occupés de leurs chameaux, ne songeaient pas à dresser les tentes ; le vent d’est qui soulevait des tourbillons de poussière, et un soleil ardent, sans abri, gâtent un peu les plaisirs de cette journée ; toutefois l’abondance de l’eau permet de faire cuire un peu de riz : premier repas, depuis le 19 au soir.

Les puits de Télig sont, au dire des Maures, à quatre ou cinq heures de marche (à l’est) des mines de Toudéni, d’où se tirent les planches de sel qui s’importent de Tombouctou à Jenné et ailleurs.

Le 27, départ vers trois heures du soir ; et deux heures après, halte sur une veine de sable gris mouvant. Quelques pieds d’herbages épineux soulagent un peu les chameaux, qui n’ont presque rien mangé depuis sept jours. Avant de quitter les puits, on avait tué deux de ces animaux[33] qui ne pouvaient aller plus loin, et étaient près de périr de fatigue. On distribua cette viande à tous ceux qui en voulurent. Elle servit pour le souper. Ali en fit bouillir quelques morceaux, et dans le bouillon fit cuire un peu de riz qui conserva le mauvais goût du chameau. Quant à la viande, les Maures la dévorèrent avec avidité et si dure qu’elle fût, la trouvèrent excellente.

[33] M. Caillié vit tuer ainsi quatre chameaux avant d’arriver au Camp d’Ali.

La chaleur paraît plus supportable au voyageur : la soif est désormais moins pressante ; l’eau n’est plus aussi rare, les puits sont plus rapprochés les uns des autres. Le désert ne finit pas ici, mais ici finissent ses plus terribles rigueurs.

A mesure que la nature paraît s’humaniser et s’adoucir, la cruauté des compagnons d’Abdallahi se déploie plus à l’aise. En même temps que le soleil et le vent d’est deviennent plus traitables, la défiance et la dureté de cœur de ces hommes augmentent : ils tournent contre le chrétien converti le peu de loisir et de gaîté que leur laisse à présent leur position meilleure.

L’exemple d’Ali les encourage. Ce propriétaire de chameaux, dont les mains sales et gercées pétrissaient et délayaient si gracieusement la pâte de mil et de miel, petit homme de quatre pieds, à la figure ridée, aux yeux noirs et méchants, à la bouche grande, au menton allongé, à la barbe grise, n’était plus, au désert, l’humble vieillard qui, les yeux baissés, le chapelet à la main, les saintes invocations sur les lèvres, avait séduit par ces dehors et l’honnête Sidi de Tombouctou et son pieux correspondant d’El-Arouan et notre Abdallahi, promettant à tous d’avoir pour le pauvre voyageur les tendres soins d’un père. Que dis-je ? il abusait encore les autres compagnies de la caravane, affectant de s’être chargé du pauvre pèlerin par pure charité musulmane, quand il avait reçu d’avance de Sidi en bon et bel or, la valeur de cent vingt francs, et d’en avoir tout le soin imaginable, au moment même où il venait de lui refuser l’eau commune à présent, et qu’il ne refusait pas aux esclaves. Si le voyageur buvait, Ali fredonnait le petit air avec lequel il faisait boire ses chameaux. Dans le langage d’Ali, Abdallahi et sa monture n’avaient qu’un seul et même nom ; dès qu’il avait prononcé le mot de Gageba, les noirs, enhardis par la cruelle gaîté des Arabes, dansaient autour de l’homme à qui s’adressait ce nom de chameau, lui montrant tour-à-tour le morceau de bois qu’ils avaient ordre de lui passer au nez et la branche d’épines qu’ils devaient lui mettre dans les yeux. « Tu vois bien cet esclave, lui disaient les Maures, eh bien ! je le préfère à toi. » Puis esclave et maître, de ricaner aux éclats.

Il faut ajouter qu’Abdallahi mangeait à part, depuis que ses compagnons de route s’étaient aperçus avec horreur qu’il avait eu le scorbut. Du reste, il n’avait pu parvenir à enlever et faire sauter comme eux le riz dans la main, à le pétrir rapidement en petites boulettes, et le jeter, en humant, dans la bouche. Les Arabes de Jenné entre autres, lui voyant renverser à terre quelques gouttes de bouillie de mil, s’en étaient pris de cette maladresse aux chrétiens, qui, disaient-ils, ne lui avaient pas même appris à manger décemment. Les Arabes du désert moins polis, ouvraient une bouche énorme, y plongeaient les deux mains à la fois, avec des grimaces hideuses, et criaient de toute leur force : « Il ressemble à un chrétien. » — S’il leur demandait de l’eau : « Donne-nous, répondaient-ils, ton coussabe et ton cadenas, et tu auras à boire. » Ce coussabe (chemise de coton, présent de Sidi) et ce cadenas étaient avec sa couverture de coton et son sac de cuir, tout ce qui restait à M. Caillié d’apparent. Sa seule ressource était de dire à ces Maures que leurs fusils venaient de France, — ou bien d’avoir recours aux autres compagnies de la caravane. Là, questionné à l’envi sur sa conversion, sur sa fuite et surtout sur les ridicules et les crimes des chrétiens, il voyait ses réponses payées d’un peu d’eau, de mil et de miel.

Le 3 mai, puits de Cramès, à sec ; le 1er juin, entre plusieurs gros blocs de sel, puits de Trasas, eau salée ; le 5, puits d’Amoul-Gragim, eau bourbeuse et salée ; le 9, puits d’Amoul-Taf, eau douce, mais peu abondante : enfin le 12, les chameaux descendent avec peine par un sentier étroit dans un profond ravin entouré de roches énormes : au fond de ce ravin, un joli bosquet de dattiers ombrage une eau abondante, fraîche et limpide. Il faut avoir marché depuis le 4 mai sur un sable nu et brûlant, pour savoir quelle volupté attend le voyageur à ces puits d’El-Ekseif, et l’arrête.

Le seul incident, depuis les puits de Télig, est la visite de quelques gros serpents qui inquiètent, à plusieurs reprises, le sommeil des voyageurs. J’oublie une alerte de la caravane, effrayée par quelques chameaux aperçus dans le lointain : alerte qui met tous les Maures en armes, et vaut au pauvre Abdallahi l’aumône d’un peu d’eau et d’un morceau de chameau bouilli de la part de trois ou quatre Marabouts en prière, restés seuls au camp avec les esclaves.

Le 27, après quatorze autres jours de marche, de haltes et de départ à toute heure du jour et de la nuit (quatorze jours pendant lesquels la provision d’eau est renouvelée quatre fois), un coup de fusil annonce un homme envoyé par Ali qui avait pris les devants, et porteur de lettres sur l’état des marchés du Tafilet.

Dans les défilés de hautes montagnes où la caravane est engagée, le chameau qui porte Abdallahi se prend de peur, fait un écart et jette le voyageur, les reins sur le gravier. Un Maure vint à son secours, le prit dans ses bras et le soulagea beaucoup en le serrant fortement contre sa poitrine. Ce Maure, qui n’était pas de la société d’Ali, le remit lui-même sur le chameau, qu’il fit coucher pour cela. J’omets les souffrances et les avanies que cette terrible chute occasionne au voyageur resté seul sur sa monture, dans les passages escarpés de l’Atlas.

Le 29, rencontre des femmes et des enfants des Maures, accourus du camp d’El-Harib au-devant de leur mari, de leur père : scène de joie et de caresses, qui réconcilie un moment le voyageur avec ses odieux compagnons de voyage. — A 9 heures, arrivée aux douze ou quinze tentes d’Ali et de sa famille : un de ses fils emprunte à M. Caillié sa couverture de coton pour faire meilleure figure à son retour auprès de ses parents et de ses connaissances.

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