Voyage d'un faux musulman à travers l'Afrique: Tombouctou, le Niger, Jenné et le Désert
TIMÉ.
Les pluies qui continuent d’inonder le pays, la plaie de son pied, la crainte d’être obligé de rester en route en quelqu’un des villages idolâtres qui restent à traverser, font prendre au voyageur la résolution de passer le mois d’août à Timé, sous la protection de Mahomet et d’un vieux chef vénérable. Du reste, un marché, tenu une fois la semaine et approvisionné de tout, hors de sel, le rassurait ici sur la subsistance. La bonne négresse lui apportait elle-même deux fois par jour, une petite portion de riz et de mil bouilli.
Toutefois, le voyageur, habitué à des maisons pourvues de cheminée et de fenêtres, n’est pas très à son aise dans sa case de terre, à travers laquelle filtre la pluie fine et froide qui tombe sans interruption, enfermé qu’il est dans un bain de vapeur et de fumée. Les Mandingues passaient le temps à coudre leurs habits, et les femmes, sur qui tombe toute la peine, vaquaient au dehors à la provision d’eau et de bois, pieds nus dans la boue des chemins.
La plaie du voyageur ne guérissait pas. Une seconde plaie se déclara à la fin d’août : le mois de septembre amenait chaque jour un orage et des torrents de pluie. — A mesure que les pluies cessent, en octobre, les chaleurs augmentent. La plaie du voyageur allait mieux : ses hôtes, après lui avoir prodigué tous les soins (payés du reste en étoffes, ciseaux, tabac, sel, etc.), après avoir épuisé à son service toutes leurs connaissances médicales et tous leurs secrets religieux, tels, par exemple, que la tisane toute puissante obtenue par le lavage d’un griffonnage arabe ; ses hôtes, de plus en plus exigeants et maussades, pressaient assez clairement son départ. Les importunités des femmes ne lui laissaient pas de repos. Enhardies peu-à-peu, elles assaillaient en foule sa case pour avoir des grains de verre, contrefaisaient ses gestes, ses paroles, sa maladresse à manger la bouillie sans cuillère ; riant aux éclats non-seulement de la longueur de son nez, mais même des cataplasmes qui recouvraient sa jambe et de la difficulté de sa marche[18].
[18] « Je demandais à Baba (l’un des fils de la bonne vieille hôtesse), pourquoi il ne plaisantait jamais avec ses femmes ; « c’est, répondit-il, que je n’en pourrais plus rien faire : elles se moqueraient de moi quand je leur commanderais quelque chose. » Les hommes en effet ne leur parlent qu’en maîtres, et répondent par des coups de fouet à leurs criailleries. Elles n’oseraient lever la main pour se défendre.
Mais un plus grand malheur le menaçait : laissons parler M. Caillié lui-même. « Vers le 10 novembre, après plus de trois mois de séjour, la plaie de mon pied était presque fermée ; j’avais l’espoir de profiter de la première occasion et de me mettre enfin en route pour Jenné, mais hélas ! à cette même époque de violentes douleurs dans la mâchoire m’apprirent que j’étais atteint du scorbut, affreuse maladie que j’éprouvai dans toute son horreur. Mon palais fut entièrement dépouillé, une partie des os se détachèrent ; mes dents semblaient ne plus tenir dans leurs alvéoles. Je craignais que mon cerveau ne fût attaqué par la force des douleurs que je ressentais dans le crâne. Je fus plus de quinze jours sans trouver un quart d’heure de sommeil. Pour comble de douleur, la plaie de mon pied se rouvrit et je voyais s’évanouir tout espoir de partir. Que l’on s’imagine ma situation ! seul dans l’intérieur d’un pays sauvage, couché sur la terre humide, sans autre oreiller que le sac de cuir qui contenait mon bagage, sans autre garde ni médecin que la bonne vieille négresse qui, deux fois par jour, m’apportait un peu d’eau de riz ; je devins un véritable squelette et finis par inspirer de la pitié aux rieuses elles-mêmes… Au bout de six semaines, je commençai à me trouver mieux. »
Son hôte qui l’avait négligé, lui amène, par un retour de pitié, une vieille femme qui le traite à la manière du pays et le guérit. Vers le milieu de décembre, il put aller avec un bâton, se ranimer au soleil, au rendez-vous des vieillards.
Enfin, après bien des obstacles trop longs à redire, le départ avec l’un des fils de la bonne vieille est fixé à la première quinzaine de janvier. La veille du départ est marquée par une bruyante solennité : un jeune noir célébrait les funérailles de sa mère. La fête, animée par un grand luxe de musique, par des danses processionnelles, des psalmodies lugubres, par une pantomime guerrière et force coups de fusil, se termine par un copieux repas suivi de danses.
Le 9 janvier 1828, après les petits cadeaux d’usage, le voyageur encore faible, se remet en route, au bruit des sonnettes que portent à la ceinture les Mandingues avec lesquels il part. Les arbres avaient en partie perdu leurs feuilles et les herbes avaient été arrachées pour le chauffage.
Une trentaine de négresses ouvrent la marche, la tête chargée de noix de colats ; suivent à la file, quarante à cinquante noirs également chargés ; le cortége est fermé par une quinzaine d’ânes que conduisent huit chefs. Aux haltes, les femmes broient le mil et font chauffer l’eau pour le bain habituel des hommes. Les noirs esclaves sont chargés de l’approvisionnement de bois : quant aux noirs libres, ils se couchent en attendant le souper ou bien échangent quelques noix de colats contre la monnaie du pays[19] qu’ils amassent pour l’achat du mil, et qui leur sert aussi pour payer les droits de passe. Leur grande affaire après le repos, c’est de visiter leur charge de noix de colats et d’y mettre des feuilles fraîches.
[19] Cette monnaie est une petite coquille de celles que nos classifications appellent des porcelaines, et que les Africains nomment des Cauris.
De janvier en mars, pendant deux mois de marche vers le nord, interrompue par un seul jour de repos, le voyageur traverse à peine quelques villages de noirs musulmans ; partout il rencontre des Foulahs Bambaras, simples et inoffensifs, presque nus, parés de coquillages, insouciants de l’avenir, toujours en fêtes, souvent enivrés sans scrupule de mil fermenté, passant la moitié des nuits à danser, hommes et femmes, en rond, autour d’un grand feu : — pleins de respect du reste pour les pratiques musulmanes et de foi à la toute puissance de l’écriture arabe. A cela près, ils paraissent très-indifférents aux questions théologiques, et ne s’occupent nullement de création ou de vie à venir ; pour eux, point d’animaux impurs : des petites pattes de souris dans leurs sauces apprennent au voyageur que ces peuples trouvent tout simple de manger les ennemis de leur mil, pris au piége dans leurs jarres de terre ; ils engraissent aussi par troupeaux des chiens pour la table.
Leur insouciance des choses de l’autre monde s’étend à celles de celui-ci ; ils sont très-malpropres, logent dans des cahutes de terre que chauffe comme un four le feu qu’ils y entretiennent en tout temps, et d’où la fumée (qui n’a plus même un toit de paille pour issue) chasse perpétuellement le voyageur, réduit à coucher à la belle étoile.
Du reste, les marchés, sur le chemin, sont assez bien pourvus des choses nécessaires. Dès le 16 janvier, les petites coquilles deviennent indispensables. Elles représentent à-peu-près partout un demi-centime. Une belle poule coûte quatre-vingts de ces coquilles[20].
[20] Ces peuples ne comptent pas comme nous par centaines, mais par quatre-vingtaines. Le nombre cent se dit chez eux : une quatre-vingtaine-et-vingt.
Les provisions de grains et de racines, principalement de riz et d’ignames, exposées partout en plein air dans de petits magasins en paille, sans autre défense que quelques chiffons d’écriture arabe, attestent assez et l’abondance des vivres, conséquence du sol, et la confiance réciproque des musulmans et des infidèles. Toutefois, il ne faudrait pas exposer de même des verroteries, des ciseaux, etc. Le voyageur qui, lui aussi, étale au marché sa petite boutique a bien soin de ne pas leur montrer beaucoup d’étoffe ou de verroterie à la fois.
Une particularité bien sensible après le brutal asservissement des femmes à Timé, c’est que, dans les villages Bambaras, les femmes viennent s’asseoir à côté des hommes et, tout en filant le coton, prennent part à la conversation[21].
[21] Une autre particularité qui distingue cette région, c’est la mode que suivent la plupart des femmes d’avoir un morceau de bois (de la largeur d’une pièce de un franc et très-mince), incrusté dans la chair, au-dessous de la lèvre inférieure. Les petites filles en ont un de la grosseur d’un pois qu’elles changent successivement pour un morceau plus grand.
Ailleurs, le morceau de bois est remplacé par une pointe d’étain de deux pouces de long et de la grosseur d’un tuyau de plume, retenu dans la bouche par une petite plaque du même métal.
A part l’autorité universelle des vieillards, le seul magistrat, aperçu par le voyageur, c’est un homme enfermé dans une sorte de sac noir à coulisse, les mains et les pieds nus, la tête ornée de plumes d’autruche blanches, avec quatre ouvertures garnies d’écarlate pour les yeux, le nez et la bouche. Cet homme assis, un fouet à la main, à l’entrée des villages, auprès d’un tas de petites coquilles, recevait les droits de passe. Le fouet de cet étrange douanier était aussi chargé de la police des rues.
Le 19 janvier (à Tongrera, l’un des principaux villages musulmans), le voyageur perd l’espoir d’aller à Jenné. La caravane se dirige d’un autre côté. Mais quatre jours après, il a la joie de lui voir reprendre sa première direction. A Tangrera, M. Caillié voit piler du tabac par des noirs esclaves, non plus vert comme dans les villages précédents, mais de couleur marron-clair et d’une très-bonne odeur.
La caravane, grossie en route, n’était pas alors de moins de cinq cents noirs ou négresses et de quatre-vingts ânes ; comme toutes les contrées traversées jusqu’ici par M. Caillié, cette partie de l’Afrique abonde en arbres à beurre et en nédés ; en avançant vers le nord, le baobab devient moins commun et l’arbre à soie le surpasse en grosseur. Les ronniers atteignent en plusieurs endroits une hauteur prodigieuse.
A l’approche du royaume de Jenné, la caravane, intimidée par des bruits de guerre, prend une attitude de défense. Les hommes aux charges de colats, tous armés d’arcs et de flèches, se placent à l’avant-garde ; les vieillards et les ânes restent en arrière, les femmes au centre.
Enfin, nous entrons, le 21 février, sur le territoire du dévot et belliqueux roi de Jenné, qui, laissant aux esclaves la culture de la terre et les ouvrages manuels, et le commerce aux Arabes et aux noirs, s’occupe exclusivement, lui et les siens (Foulahs graves et fiers), de l’étude du Coran, et ne travaille qu’à la propagation de la foi musulmane, à l’agrandissement du patrimoine du Prophète : imposant à tous ses voisins des tributs ou des mosquées.
Abdallahi reçoit partout la bénédiction de ces propagateurs de l’islamisme. En les quittant, il leur souffle sur la main, et, eux, s’empressent de la reporter à leur visage en remerciant Dieu. Au reste, plus de musique ni de danses : plus d’autre chant que les lentes et lugubres psalmodies du Coran. Aux cahutes rondes de terre ou de paille succèdent des constructions carrées en briques jaunes, séchées au soleil. La cherté croissante des vivres annonce le voisinage d’une grande ville ; l’abondance du poisson frais, annonce celui d’une grande rivière. Jusqu’ici M. Caillié n’avait pas encore rencontré un seul mendiant.
Le seul fait qui fasse évènement dans les souvenirs de la route, c’est une querelle du vieux Kaimou, chef ou doyen d’âge de la caravane, avec sa femme. Le mari en vint aux coups, et, chose inouïe dans ces contrées, la femme se permit de résister à son seigneur et maître. Toutefois au bout de trois ou quatre jours, les époux cassèrent une noix de colats qu’ils mangèrent ensemble.
Le 10 mars, nous nous retrouvons de nouveau en face des eaux blanchâtres du Dhiolibâ, ou du moins d’une branche de ce fleuve, qui ne paraît guère avoir, là, que cinq cents pieds de large, et coule lentement au nord-est. Il faut traverser deux autres branches (dont une à gué) pour arriver à la ville de Jenné, qui forme une île enclavée dans une île beaucoup plus grande. M. Caillié arrive à Jenné[22], le 11 mars, dans l’après-midi.
[22] Jenné ou Djenné, ou Dkienné.