Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
[200]Talibé très-considéré, tant, comme marabout, pour son instruction que pour sa naissance.
[201]Petit village de Toma (petit village de Peuhls).
[202]Nous arrivions par l’intérieur.
[203]Hommes de bonne volonté en avant-garde.
[204]Quelques minutes avant, on dansait dans le village au son des cors en dents d’éléphant, et, dans notre camp, deux flûtes bambaras jouaient à l’unisson une mélodie plaintive, mais harmonieuse.
CHAPITRE XXXII.
Départ de Dina. — Médina. — Gouni. — Koulicoro. — On va brûler les villages jusqu’à Manabougou. — Séjour à Gouni. — Ibrahim Mabo et Seïni Moussa. — Retour par la rive gauche. — Destruction des villages, du coton et du mil. — Le grand marigot du Bélédougou ou la Frina de Mongo Park. — Marches pénibles. — Pâturages magnifiques. — Rentrée à Yamina. — Ahmadou nous comble de soins. — Samba Yoro vient me rejoindre. — Séjour à Yamina. — Ahmadou reçoit des cadeaux de gré ou de force. — Visite à la case de Sérinté. — Retour à Ségou. — Diabal. — Traversée du fleuve à Mignon. — Marches prolongées. — Latir malade. — Nouvelles du Macina. — Je tombe malade de gastrite. — Ahmadou commence à nous marchander les cauris. — Je me plains à Oulibo. — Fête de Tabaski. — Danses diverses.
9 avril 1865.
Le dimanche 9 avril le tabala battit. Au jour on embarqua les blessés, et à 9 heures et demie on se mettait en marche ; mais, après vingt minutes, Ahmadou fit arrêter et palabra avec les chefs pour obtenir qu’on lui remît tout de suite les captifs, au nombre de 74, qu’il envoya à Kénenkou afin d’avoir toute liberté pour sa marche. Cela ne se fit pas sans peine ; enfin, après plusieurs départs et arrêts, nous partîmes à trois heures, longeant le fleuve. Il coulait toujours du S.-O. au N.-E. ; les montagnes de la rive droite, sur laquelle nous étions, paraissaient s’éloigner un peu, tandis que celles de la rive gauche bordaient littéralement le fleuve, laissant à peine un kilomètre de plaine dans les endroits où elles s’en éloignaient le plus. Dans l’intérieur du Bélédougou on voyait un autre plan de montagnes un peu plus élevées, indiquant combien le sol est accidenté.
Notre route inclina bientôt vers le Sud ; nous écartant un peu du fleuve, nous passâmes alors un marigot profond rempli de roches, qui doit être un torrent pendant la saison des pluies. Puis à 6 heures du soir nous passâmes un petit village nommé Kéko ou Kéka ; il était désert. Notre route, après quelques sinuosités, était venue rejoindre le fleuve, et à 7 heures 55 minutes le soir nous campions à côté d’un marigot que fait le fleuve entre une île et la berge.
Une ou deux pirogues avaient suivi l’armée, et le soir on apporta à Ahmadou des poissons. Il m’en envoya deux magnifiques, qui furent d’autant mieux venus que nous faisions fort maigre chère. Nous en étions réduits à tremper le couscous avec du bouillon de viande séchée au soleil. Je prie ceux qui sont exigeants pour leur nourriture de se mettre trois jours à ce régime, et si après ils ne sont pas disposés à trouver tout bon, j’en serai bien étonné.
10 avril 1865.
Le lundi 10 avril, à 5 heures et demie, on se disposait à partir. Le fleuve se dirigeait un instant au Sud, sur les deux rives une plaine peu étendue séparait la berge des montagnes, qui ne semblaient pas fort élevées ; mais moins d’une demi-heure après le départ, les montagnes de la rive gauche bordaient le fleuve, et leurs flancs, jusqu’alors unis, s’escarpaient ; on apercevait quelques mamelons et pics peu élevés, mais qui commençaient à donner du caractère au paysage.
De nouveau le fleuve venait du S.-O. A 6 heures et demie nous passâmes trois tatas en ruine, et dix minutes après nous longions les murs de Médina, grand village soninké abandonné et ruiné. Une grande mosquée, avec sa tour ogivale, me le fit aussitôt reconnaître pour un village musulman et par conséquent de Soninkés. De l’autre côté du fleuve et au pied de la montagne on apercevait Koulicoro ; enfin, à 6 heures 55 minutes, nous campions en face de Koulicoro, mais un peu plus loin, à Gouni, grand village composé de deux tatas situés à 1 kilomètre l’un de l’autre. Il n’était abandonné que depuis quelques heures. Aussi, en arrivant en face du village, toute l’armée s’élança au pillage.
Depuis la veille les cases étaient occupées ou retenues par les hommes partis à la poursuite des Bambaras. Il ne restait plus grand’chose à ramasser, et comme on était affamé on continua jusqu’à quatre villages situés un peu plus loin, deux au bord du fleuve et deux dans l’intérieur. Une partie du monde alla à Koulicoro en traversant le fleuve, et quelques-uns fouillèrent la montagne située derrière, où j’entendis tirer quelques coups de fusil sur des Bambaras qui s’y étaient réfugiés.
On trouvait du coton en abondance ; les femmes, en fuyant, en avaient abandonné beaucoup dans les broussailles, et, dans les cases même du village, on en avait laissé de grandes quantités. L’indigo, les ustensiles de ménage remplissaient les villages, mais de vivres, point. Enfin Tambo arriva, nous rapportant un grand toulon de riz en paille qu’il avait été bamé (piller) ; il avait aussi un grand sac d’arachides. D’un autre côté, nos hommes avaient fini par trouver du beurre de karité, des haricots, des calebasses et de la farine de Houl[205]. Nous étions sûrs de ne pas mourir de faim pendant quarante-huit heures.
Dans l’après-midi, le chef des Somonos de Koulicoro vint se rendre. Ahmadou le reçut très-bien et lui dit d’aller chercher tout son monde et de s’établir à Kénenkou. C’était enfin de la bonne politique ; il accueillait les populations inoffensives et productrices et faisait la guerre aux guerriers.
Dans les villages on avait fait quelques captifs, ainsi que dans les broussailles ; en somme, on paraissait content de l’expédition et on ne parlait pas de rentrer. L’opinion générale était qu’on allait s’avancer jusqu’à Bamakou, et, pour ma part, je m’en félicitais déjà, ne regrettant qu’une chose, c’est qu’on ne parlât pas d’aller plus loin. Il est vrai qu’on disait qu’une fois à Bamakou on reviendrait par l’intérieur, en traversant le Bakhoy et qu’on irait jusqu’à Touna. Tout cela était sorti de la cervelle des Talibés, mais n’était pas entré dans celle d’Ahmadou.
Vers le soir j’allai me baigner au fleuve, à l’abri d’une chaussée de roches qui le traverse, mais laisse le passage des pirogues même en cette saison. Comme dans tout son cours, le fleuve offrait des alternatives de bassins profonds séparés par des gués qui, aux plus basses eaux, gardent de 0m 50 à 1 mètre d’eau.
11 avril 1865.
Le lendemain, 11 avril, tout le monde partait dans toutes les directions pour piller et ravager. Ahmadou avait ordonné de pousser jusqu’à Manabougou, et, si on le trouvait désert, d’y mettre le feu, ce qui fut fait. Un jeune homme, nommé Ibrahim Mabo (c’est-à-dire tisserand), envoyé en mission depuis quelque temps, par Tierno Moussa, de Koniakary, campait avec nous, ainsi que le propre fils de Tierno Moussa, nommé Seïni, qui, dans ce moment, était couché, contusionné fortement par une balle dans les reins. Ibrahim partit pour Manabougou et revint l’après-midi. Il avait, avec quelques Talibés, trouvé quatre pirogues de Somonos qui s’enfuyaient avec leurs bagages ; ils les avaient forcées de venir se rendre, et après les avoir déchargées de tout ce qu’il y avait à manger, ce brave garçon m’apportait une poule, cadeau qui avait bien sa valeur en un pareil moment, surtout si on considère qu’il s’en privait pour nous la donner.
Ibrahim, de ce jour, devint un de mes amis, ainsi que Seïni, et je pus, par la suite, les récompenser tous deux du plaisir que m’avait fait le cadeau de la poule.
Dans l’après-midi j’allai voir Ahmadou qui était campé dans une case du village et se faisait masser et éventer, tout en causant avec ses intimes. Il fut gracieux pour moi, et tout en me donnant des éloges pompeux et exaltant ma bravoure, comme firent à son exemple les assistants qui naturellement surenchérissaient, il me pria de ne plus recommencer d’exercices du genre de ceux auxquels j’avais eu le bonheur d’échapper.
Le soir nous eûmes une petite pluie ; c’était la queue d’une tornade qui passait un peu loin et allait sans doute s’abattre dans les montagnes. Au commencement du grain, Tierno Alassane vint me voir et me fit présent d’environ quarante litres de riz en paille. Ce présent aurait eu une grande valeur le matin, car après tout nous avions fait maigre chère, mais, le soir, il en avait d’autant moins que, comme on partait le lendemain, j’étais en droit de me demander si Tierno Alassane n’en était pas embarrassé.
Pendant toute la journée on avait démoli les villages et brûlé le bois des charpentes. Les cavaliers avaient brûlé tous les villages abandonnés, jusqu’à Manabougou, où il ne restait plus rien à faire, et le lendemain on battait le tabala. Dès le jour, on brûlait en monceaux tout ce qui restait du village, on cassait les ustensiles et chacun chargeait son butin de coton, d’indigo, etc. A sept heures et un quart l’armée descendait dans le lit du fleuve, qu’on traversait en ayant de l’eau jusqu’à la selle sur un grand cheval. Nos cantines, sur le dos d’une grande mule, prenaient un bon bain, qui transformait nos provisions de couscous en bouillie et avariait notre poudre et nos cahiers.
Nous atterrîmes de l’autre côté, à mille mètres au-dessus de Koulicoro vers 8 heures. En cet endroit le Niger avait bien mille à douze cents mètres de large et un seul banc de sable était à découvert dans son lit.
On entra dans Koulicoro pour le brûler, et quelques instants après, au moment de se mettre en marche, Ahmadou, afin qu’on pût suivre les grandes marches qu’il se proposait de faire, ordonna de livrer au feu tout le coton ramassé. Il y en avait plus de trois mille kilogrammes dans ce que je vis. Puis il expédia une petite colonne de Sofas en avant, pour brûler tous les villages sur la route de Yamina, où nous nous rendions, afin d’éviter qu’on s’y arrêtât.
Alors on se mit en marche longeant le fleuve et on traversa successivement Soo, village abandonné, remarquable par un fruit qu’on y trouvait en abondance ; c’était un fruit sain, en grappes assez analogues à des grappes de groseille, mais beaucoup plus grosses, chaque fruit ayant la dimension d’un gros grain de raisin. Ce fruit jaune était sucré, mais un peu astringent.
Vers 11 heures 40 minutes, on quittait ce village, peu important d’ailleurs, et à 1 heure 20 minutes on entrait à Yamina (ou Nyamina), petit village ruiné et brûlé ; des greniers à mil flambaient, et en dépit des ordres d’Ahmadou, chacun en emportait des provisions. Le docteur, qui y était entré, nous rapporta du mil pour nos chevaux ; mais le soir nous nous aperçûmes qu’il était germé : c’était du mil qu’on avait mis fermenter pour faire de l’eau-de-vie.
A 3 heures 30 minutes, nous traversâmes un village désert et nous arrivâmes à l’entrée d’un grand marigot plein d’eau.
J’avais cru apercevoir l’entrée de ce marigot le jour où nous quittions Dina, mais je m’étais figuré que c’était le fleuve qui faisait un coude en formant une île ; ici, le doute n’était plus possible ; je me trouvais en face du grand marigot du Bélédougou, qui remonte dans le N.-E. très-loin. Il est très-profond, et doit, selon toute probabilité, être le marigot d’écoulement de toute la pluie de ce pays, et le même que nous avions traversé en quittant Diangounté et qu’à cette époque on nous avait dit venir tomber au Niger au-dessus de Bamakou. Il suffit d’examiner avec soin la carte du voyage de Mongo Park pour se convaincre que ce marigot est la Frina, dans laquelle il faillit se faire manger par les crocodiles. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il n’y avait pas moyen de le traverser, et le docteur qui, s’égarant, le suivit quelque temps, ne vit que ses berges à pic et il lui fallut rebrousser chemin pour venir nous retrouver.
12 avril 1865.
En arrivant à ce marigot, la colonne descendit dans le lit du fleuve, et nous traversâmes un gué qui nous conduisit sur un banc de sable placé comme une barre devant ce marigot, et de là, en traversant un autre gué, nous vînmes rejoindre la rive gauche, de l’autre côté du marigot. On campa presque immédiatement ; nous étions en face de Gouni, la nuit était presque close, j’errai quelque temps à la recherche de mes hommes, et quand je les trouvai, le docteur manquait. J’attendis un peu, puis voyant qu’il n’arrivait pas, je devinai qu’il avait suivi le marigot comme j’avais failli le faire moi-même. Et comme il pouvait y faire une mauvaise rencontre, que le passage du fleuve était de plus très-difficile, je fis prévenir Ahmadou afin qu’il envoyât à sa recherche. Peu après Quintin rentrait. Notre route avait toujours longé les berges à petite distance, il n’y avait qu’un endroit où nous avions coupé une petite montagne qui vient tomber dans le fleuve. Toute la soirée je fis sécher notre couscous, qui était en partie perdu, et qui pourtant nous était d’autant plus précieux que c’était notre seule nourriture.
Le lendemain on marcha depuis 5 heures 50 minutes jusqu’à 4 heures du soir sous une chaleur lourde et un ciel de plomb ; notre route s’écartait un peu du fleuve, nous longions une ligne d’étangs qui semblait devoir faire un second fleuve parallèle au premier, à la saison des hautes eaux. Il y avait là des spectacles magnifiques, des plaines d’herbes vertes splendides bien que nous fussions au plus fort de la saison sèche. Malheureusement ce pays, qui contient assez de pâturages pour des centaines de troupeaux, était désert et les villages que nous traversions étaient abandonnés. Le plus beau de ces lacs, que nous passâmes vers 3 heures, s’appelle Mina.
Dès qu’on fut campé, et même auparavant, Ahmadou avait fait garder la route et défendre que personne ne le précédât à Yamina, dont nous n’étions plus éloignés, et il y avait envoyé l’ordre de fermer les portes et de saisir les chevaux de tous ceux qui s’y rendraient. Ce soir encore il fallut se contenter de la maigre chère des jours précédents. On trouva dans un village nommé Konina, situé presque en face de Ségalani, quelques ustensiles avec lesquels on fit bouillir le peu de viande séchée qui restait, et on trempa le couscous. Mais il nous tardait d’avoir le lendemain une nourriture plus réparatrice, surtout après des marches aussi fatigantes.
14 avril 1865.
Le vendredi 14 avril, nous arrivâmes à 9 heures 25 minutes à Yamina, et en dépit des efforts de Billo et de ses adjoints, il se produisit une débandade générale. On arriva aux portes, qu’on trouva fermées ; alors on escalada les murailles, et on entra dans la ville comme si on la prenait d’assaut, tant on avait hâte de se loger. Depuis la veille, cédant aux sollicitations de Tierno Seïni et d’Ibrahim, j’avais promis d’aller loger chez un de leurs amis, Soninké fort riche de Yamina. Après avoir attendu à la porte du quartier où il logeait plus d’une heure, et bien au delà du temps où Ahmadou était entré dans le village, il me fallut attendre encore à la porte de sa cour, qu’il avait fermée parce qu’elle était littéralement envahie. Enfin nous entrâmes ; mais reconnaissant l’impossibilité de nous loger au milieu de ce tohu-bohu, nous ressortîmes avec Tambo et allâmes camper à la première place où nous avions campé le 22 février de l’année précédente.
Cette place, jadis ouverte, était fermée par une muraille crénelée et une porte fortifiée ; tout le village avait été ainsi transformé. Quant à la population, elle avait diminué. La maison de la fille d’Ali était encore là, plus délabrée qu’à l’époque où nous arrivâmes ; mais un Talibé, qui y avait élu domicile, avait construit dans l’angle un petit hangar proprement sablé, qu’il voulut bien me prêter et dans lequel je m’installai en me barricadant avec des nattes pour être chez moi. J’envoyai alors au marché, puis je finis par m’y rendre moi-même ; il était peu fourni, on n’y avait tué qu’un bœuf qui était hors de prix. Nous achetâmes de quoi déjeuner, et en rentrant, j’appris qu’Ahmadou avait envoyé San Farba pour me faire camper dans une case. Je le fis remercier d’avoir pensé à moi, et lui dis que j’étais assez bien où je me trouvais et qu’une seule chose nous manquait, des vivres.
Il répondit qu’il ne voulait pas que je restasse là, qu’il entendait qu’on me donnât une case à moi seul, et envoya dire au chef du village, à Fahmahra, d’en faire dégager une tout de suite, d’y faire porter un mouton, des poules, du mil et du riz. Nous changeâmes donc encore une fois de campement, et il était une heure et demie quand nous fûmes installés ; mais au moins, cette fois, nous étions à peu près bien.
Peu à peu les choses promises par le chef arrivèrent ; toutefois le mouton ne fut envoyé qu’à la troisième sommation d’Ahmadou.
Le malheureux Fahmahra, qui avait bien d’autres charges sur les épaules, en perdait la tête, mais Ahmadou ne plaisante pas et il fallut qu’il trouvât notre mouton, malgré ses protestations qu’il n’y en avait pas un seul dans le village.
De tous mes besoins celui de repos était le plus impérieux ; depuis deux jours j’étais fortement enrhumé du cerveau et le rhume venait de me gagner la gorge ; cela avait ajouté beaucoup aux fatigues déjà accablantes d’une route sous le soleil d’avril. Aussi je me couchai le soir de bonne heure, mais à 9 heures et demie je fus réveillé par Samba Yoro, qui arrivait avec la deuxième mule, nous apportant du couscous et du riz. Il avait entendu dire par les courriers qui avaient apporté la nouvelle de la prise de Dina que j’étais blessé de deux balles, et se trouvant à peu près guéri, grâce à la décoction de racines d’ipéca, il s’était mis en route avec ces courriers pour rejoindre l’armée. Partout, sur leur passage, ses compagnons avaient exploité à son profit et au leur la générosité des Bambaras, en le présentant comme un des blancs d’Ahmadou, ce qui l’avait amusé. Ils étaient arrivés ainsi gorgés de lait, d’œufs et de poulets jusqu’à Boghé, où ils avaient appris que l’armée était à Yamina.
A partir de ce moment j’étais un héros dans Ségou.
Samba Yoro me raconta que le chemin était couvert de gens chargés de pillage, qui avaient emporté force kouloulous en dépit des ordres d’Ahmadou.
J’avais pensé que le lendemain on se mettrait en route pour Ségou ; mais au lieu de cela, on envoya six cents cavaliers reconnaître Konina, centre actif de la révolte, situé dans l’Est et où s’étaient rassemblés les habitants de quatre villages.
Le soir, ces cavaliers rentrèrent ; les gens du village étaient sortis à leur rencontre, mais se voyant chargés, ils étaient rentrés au galop, et on leur avait tué quelques hommes et pris quatre femmes. La question était de savoir si on allait attaquer ce village. Bien du monde opinait pour l’attaque, mais on prétexta le manque d’eau, qui eût pu, en effet, par la chaleur écrasante, devenir cause d’un désastre, et on se décida à rentrer à Ségou.
Pendant la journée, le chef du village vint présenter à Ahmadou le cadeau des habitants, consistant en quatre cents boubous lomas d’une valeur de quatre à dix mille cauris chaque. En même temps il dénonçait un Soninké, le fils de Fili Koulou Tiguy, comme ayant refusé de participer à ce présent. Fili Koulou Tiguy était une femme colossalement riche qui était dévouée au parti bambara ; l’année précédente elle avait organisé un complot de révolte et avait prié Niansong de venir entrer dans Yamina, lui offrant de nourrir son armée, de la fournir de vêtements et de femmes, pendant plus d’un an. Ce projet avait été découvert, et pour commencer, Ahmadou avait enlevé à cette femme tout son or, mais elle restait encore très-riche. On l’avait internée à Ségou, et son fils était chef de maison.
Ahmadou le fit appeler et lui demanda l’explication de sa conduite. Il répondit que s’il faisait un cadeau, il voulait le faire seul, sans se mêler aux autres.
« Alors, dit Ahmadou, tu me donneras dix boubous lomas brodés » (qui valent de douze mille à quarante mille cauris pièce).
Quant à moi, j’allai visiter mon ancienne habitation, la case de Sérinté. Le vieux n’y était plus depuis plusieurs mois, on l’avait accusé de comploter, et il avait été appelé à résider à Ségou. Je trouvai son fils, qui commençait à être un homme, et ses femmes qui me reçurent avec effusion et me remercièrent de ma visite comme d’un honneur auquel elles ne s’attendaient pas.
Je suis sûr que dans cette maison on garde un bon souvenir des blancs.
16 avril 1865.
Le dimanche 16 avril, à 4 heures du matin, nous fûmes réveillés par les sons du tabala. On m’avait fait espérer la veille un jour de repos de plus et j’en avais grand besoin, mon rhume faisant des progrès. Au lieu de repos, une journée de vingt-quatre heures pénibles m’attendait.
Nous fîmes tout de suite charger les bagages, qu’il fallut décharger de nouveau pour sortir de la porte du village ; nous conduisîmes les animaux boire au fleuve et nous allâmes rejoindre le tabala à l’Est du village. Personne n’avait indiqué la route qu’on allait suivre, il fallait donc que le tabala se mît en marche et ce ne fut qu’à 6 heures et demie. Le chemin s’écarta tout d’abord du fleuve, dont la berge est irrégulière, coupée de marigots et inondée aux hautes eaux. Nous suivions le chemin des villages, et nous passâmes en admirant le pays, Kolimané, Gangué, Ntialo.
A ce moment nous étions au bord du marigot de Diabal, que nous laissions sur notre droite ; peu après nous arrivions aux ruines de Diabal, où de nombreux squelettes témoignaient encore du combat furieux qui y fut livré en 1860, de même que quelques tombes grossières montraient que le village ne s’était pas rendu sans faire essuyer quelques pertes aux Talibés.
On ne s’arrêta pas à Diabal et on marcha droit sur le fleuve, en franchissant le marigot de Diabal presque à pied sec ; le marigot s’enfonçait dans l’intérieur. Vingt minutes après nous étions au bord du fleuve en face de Mignon. Ce fut là qu’on traversa le fleuve, avec de l’eau jusqu’au haut du poitrail des chevaux. Ce passage dura au moins un quart d’heure, ce qui représente au moins 1500 mètres d’eau. Il était 1 heure 45 minutes, et tous les piétons tiraient la langue, car la chaleur était accablante, et sur la route on n’avait eu de l’eau que de distance en distance. Ahmadou fit halte sous les grands arbres situés à l’Est du village, où il reçut les félicitations des Bambaras et le dîner qu’ils crurent devoir lui apporter, composé de nombreuses calebasses de sanglé, de lait, de mil, dont la plupart passèrent en quelques instants par les vastes gosiers des Sofas.
Ahmadou alors commença à faire un palabre avec eux, à mon grand déplaisir, car je souffrais d’un affreux mal de tête, et je ne pouvais me reposer.
Enfin, à 2 heures 50 minutes on se remit en route, longeant le fleuve, et nous traversâmes successivement Tiécorola, Daya, Fanson.
On arriva à ce village à 4 heures 15 minutes, et comme on disait qu’on allait y camper, je choisis un arbre pour nous abriter ; mais tout à coup Ahmadou changea d’avis, et la colonne prit la route de l’intérieur. Je repartis devant avec Diali Mahmady, qui, je le supposais au moins, devait savoir où l’on allait s’arrêter. Je le suivis au petit galop jusqu’à Boumoundo, où nous arrivâmes à 6 heures du soir. Nous nous installâmes pour camper ; j’avais déjà attaché mon cheval, j’avais des sécos pour me coucher et on venait d’apporter à Diali une grande calebasse de lait aigre, lorsque arriva un Talibé qui nous dit qu’Ahmadou était arrêté en arrière. Aussitôt nous bûmes le lait, et, pour ma part, étant à jeun depuis le matin, j’en pris plusieurs litres. Puis je repris au pas la route de l’Ouest ; mon cheval ne pouvait plus courir.
J’arrivai au campement, seul, vers sept heures et demie. J’eus bien du mal à trouver Quintin au milieu des feux qui m’aveuglaient ; mais à force d’appeler je fus entendu, et j’appris que Latir et Samba Yoro, tous deux malades, étaient perdus. Latir ne pouvait plus marcher ; on l’avait placé sur la mule de Samba Yoro. J’envoyai à leur recherche et vers huit heures et demie on vint me dire qu’ils étaient dans le village peuhl qui se trouvait un peu au Sud.
Dès lors, tranquillisé sur leur compte, je ne songeai plus qu’à dormir. Il y avait quinze heures et demie que j’étais à cheval.
17 avril 1865.
J’avais compté sur une bonne nuit et je m’étais étendu avec bonheur sur quelques brassées de paille, lorsqu’à minuit le tabala nous réveilla. Ahmadou repartait. J’étais furieux. Je fis manger les hommes, et tout ce qui restait de couscous fut vite absorbé ; puis, à une heure et demie, je me mis en route très-tranquillement. A 2 heures 45 minutes nous retraversions Boumoundo. La route était couverte de gens qui, cédant à la fatigue, s’étaient couchés et ne pouvaient se relever. Moi-même, un instant vaincu par le sommeil, je m’étendis par terre tenant la bride de mon cheval dans la main, et j’y fusse resté longtemps si Souleyman, qui ne me quittait jamais, ne m’eût réveillé au bout d’un quart d’heure.
A 4 heures nous atteignîmes Somono Dougou, à 5 heures 30 minutes Dougou Kounan, et à 6 heures je repassais à Ségou Koro, devant la case où j’avais campé avant le départ ; je continuai ma route vers Ségou aussi vite que le pouvait le cheval de Samba N’diaye, grièvement blessé au garrot, et je n’y rentrai qu’à 8 heures, au milieu de l’enthousiasme général des habitants.
Les laptots ne furent tous rentrés que vers 11 heures. Latir allait mieux. Quant à moi, j’essayai de dormir.
Les premiers mots de Samba N’diaye avaient été de me dire qu’il était arrivé deux hommes du Macina, ce que j’avais appris déjà par Samba Yoro. Les chefs du Macina avaient, à leur dire, changé de position. Ils plaçaient El Hadj à Bandiagara, où décidément, disaient-ils, il avait élu domicile. Tidiani était à Saré Malal, Tierno Aimouth, autre chef, gardait Hamdallahi, tandis que Balobo et le fils d’Ahmed Beckay se disputaient à main armée le commandement du pays. Ils confirmaient la nouvelle de la mort d’Ahmed Beckay, et c’était la seule chose vraie de leur récit.
A peine arrivé à Ségou, je tombai malade : j’avais d’affreux maux de tête, je ne pouvais rien manger. Je recevais de nombreuses visites, et la première fut celle de Tambo : il venait me remercier d’avoir bien voulu me charger de toute sa compagnie qui, sans cela, aurait, comme la moitié de l’armée, souffert de la faim la plus cruelle. Les jours suivants mon état empira ; l’affreuse nourriture à laquelle était condamné mon estomac l’avait délabré, je vomissais continuellement. J’avais une gastrite : ce ne fut que le 28 avril que je recommençai à manger, et encore je ne supportais que le lait, auquel j’ai dû plus d’une fois de ne pas succomber. Mes forces étaient épuisées, et cependant j’allais avoir de nouveaux ennuis à surmonter.
28 avril 1865.
Ce furent d’abord de fâcheuses nouvelles de la route de Nioro. Deux femmes venues de Ouosébougou disaient qu’Amadi Sambouné avait chassé les Talibés de leur village, et qu’il ne voulait pas même les voir. Les Talibés avaient envoyé chercher du secours à Ouosébougou et étaient venus s’y réfugier sous la protection d’une centaine d’hommes qui étaient allés les chercher.
Cette nouvelle ne nous laissait pas grand espoir en une délivrance prochaine, mais nous allions avoir d’autres sujets de tracas.
Mai 1865.
Le 1er mai je fis demander à Ahmadou des cauris, car je n’avais plus rien de ceux qu’il m’avait donnés, et ma réserve était bien diminuée. Il demanda si nous n’en avions plus, chose qui m’étonna, car c’était la première fois qu’il me faisait une pareille question ; il ajouta qu’on revînt le trouver quand il serait chez lui.
Le lendemain on ne put le voir. Il ne sortit que pour aller chez ses femmes. Le 3 mai Samba Yoro et Samba N’diaye allèrent le trouver, et il leur dit sur un ton de mauvaise humeur qu’il n’avait pas oublié ma demande. Ils restèrent toute l’après-midi, et avant de le quitter ils la lui rappelèrent encore ; cette fois il ne répondit pas. Je n’en revenais pas. Samba N’diaye me dit qu’Ahmadou trouvait que nous avions dépensé bien vite les derniers cauris, mais qu’il irait lui parler. Je le priai de dire à Ahmadou que non-seulement j’avais dépensé ce qu’il m’avait fourni, mais 20000 cauris en plus, que j’avais en réserve.
Et pour bien montrer à Samba N’diaye que je n’avais plus de cauris, je lui en empruntai quelques mille.
4 mai 1865.
Le 4, Samba N’diaye alla trouver Ahmadou, qui était sur la place, et lui parla. Ahmadou répondit, d’un ton de mauvaise humeur, qu’il fallait venir quand il serait chez lui. Samba resta jusqu’à la rentrée d’Ahmadou, mais celui-ci arrivé à sa porte, renvoya tout le monde.
Cette fois je ne savais que penser ; ne voulait-il plus me fournir le nécessaire ? Était-il fâché contre moi ? Cependant je ne lui en avais donné aucun motif, bien au contraire ; le lendemain de son arrivée en m’envoyant un bœuf il avait témoigné de sa considération pour moi devant Samba Yoro.
Le lendemain je lui avais fait demander à acheter parmi les Kouloulous un des deux magnifiques boubous que Seïdou le courrier avait pris à Dina et qu’il venait de remettre, et Ahmadou avait répondu qu’il m’en donnerait un, car ces boubous venant d’un des chefs de captifs, et peut-être de Niansong, lui revenaient de droit. Je ne pouvais comprendre à côté de cela cette obstination à ne pas me donner de cauris. Je me décidai à aller chez lui le lendemain.
5 mai 1864.
C’était le 5 mai, à 8 heures et demie ; Samba N’diaye alla le prévenir que j’étais devant sa porte ; il déjeunait. Samba attendit. Ahmadou rentra dans ses appartements et ressortit une heure après. Samba N’diaye alors s’approcha et l’informa de notre présence. Il répondit : « Dis-leur de retourner chez eux, je n’ai pas le temps. »
Je sais qu’à sa porte beaucoup de monde se pressait, que des Bambaras lui apportaient des cadeaux de poisson fumé ; mais ce n’était pas une raison pour répondre comme il le fit, surtout sur un ton dont Samba N’diaye fut atterré.
Ma détermination fut vite prise. J’allai chez Oulibo le prier d’intervenir entre Ahmadou et moi, avant que le débat ne s’aggravât. Je lui dis que la manière d’agir d’Ahmadou ne me convenait pas, que je ne pouvais la supporter, qu’il ne voulait même pas m’écouter ni m’entendre quand j’avais besoin de lui parler, et qu’en ne me donnant pas ce dont j’avais besoin il manquait à sa parole. Quoique parlant avec calme, j’étais visiblement mécontent, et le premier soin d’Oulibo fut de m’apaiser en disant qu’il était impossible qu’il n’y eût pas un malentendu, et qu’Ahmadou était incapable de me refuser des cauris.
En effet, il alla chez Ahmadou, qui bientôt me fit envoyer 100000 cauris et du sel ; en me faisant dire que dans tout cela il n’y avait qu’un oubli, qu’il ne pouvait pas encore me recevoir, mais que dès qu’il aurait le temps il nous ferait appeler.
Cette affaire était arrangée, mais je conservais une appréhension relativement aux futures demandes de cauris que je pouvais avoir à faire, et je restreignis encore mes dépenses aux limites de la plus stricte économie. Le lendemain était le jour de la Tabaski et il me fallut faire mon deuil de mon audience pour quelque temps.
6 mai 1865.
La fête de la Tabaski fut plus gaie que celle de l’année précédente. Ahmadou alla s’installer à Doubalel Coro (le vieux Doubalel), au petit marché, près de notre maison. Son escorte était très-nombreuse et tous les Sofas vinrent faire des danses accompagnées de coups de fusil. L’après-midi Ahmadou rentra, mais alors les Bamboulas commencèrent de tous côtés et durèrent plusieurs jours. Diali Mahmady était allé s’installer à la porte d’Ahmadou sur la place qui se trouve entre sa maison et le mur de clôture de la maison d’El Hadj, et là, les danses et la musique n’arrêtaient pas même la nuit. Son orchestre se composait de trois guitares mandingues, d’un balophon[206], et aux sons de ces instruments venait se joindre le chant d’une compagnie de femmes, dont sept au moins étaient à lui, et qui s’accompagnaient avec des cymbales de fer.
Mais ce qui était plus curieux, c’était un groupe de danseurs bambaras qui s’était établi à la porte d’Arsec. Le chef de ces danseurs était vêtu d’un boubou de filet dont chaque maille était couverte de petits morceaux de bambous suspendus par une extrémité ; son bonnet pointu était garni de graines violettes du pays ; pour toute musique, avec ses chants, il avait des calebasses creuses et percées et d’autres remplies de cailloux qu’il agitait en cadence ; ses compagnons étaient vêtus d’une façon analogue. Il est impossible de décrire l’indécence des danses de ces Bambaras ; quelques-uns n’étaient que comiques : tels étaient un pied-bot qui dansait et un individu paralysé des jambes qui dansait sur les bras ; mais d’autres hommes bien constitués se livraient à des contorsions très-caractérisées, qui avaient le pouvoir d’attirer et de faire rire toutes les jeunes filles et les femmes de la ville, sans compter pas mal d’hommes, et celles qui enfermées par leur seigneur et maître ne pouvaient venir voir, y envoyaient leurs esclaves, et se faisaient raconter et simuler dans l’intérieur des cases ce qu’on avait vu sur la place.
[205]Houl. Arbre très-commun dans la Casamance, mais rare au Sénégal, appartient à la famille des légumineuses. Les gousses renferment une farine jaune sucrée qui est recherchée comme aliment et comme friandise. On en fait des pains, qu’on cuit à la vapeur et qui se conservent longtemps.
[206]Balophon, sorte d’harmonica des noirs, qu’on peut voir au Musée des colonies.
CHAPITRE XXXIII.
Aguibou vient me voir. — Sa conversation. — Difficulté de voir Ahmadou. — Cadeau d’un prince à Samba Yoro. — Ahmadou m’accorde le droit d’entrer chez lui comme les Talibés. — Razzia d’Alassane Ghirladjo. — Achat d’un enfant par le docteur. — Prix élevé du mil. — Arrivée d’un homme de Dinguiray. — Arrivée de Badara Tunkara. — Nouvelles du pays. — Le docteur souffre cruellement d’ophthalmie. — Préparatifs pour une expédition en plein hivernage. — Extraction d’une molaire. — Palabre d’Ahmadou avec les Talibés. — Cadeaux à l’armée. — Les magasins d’Ahmadou. — Bonnes nouvelles du Bakhounou. — Fausse nouvelle de la mort de Mari. — Ahmadou sort et je l’accompagne seul. — Orage épouvantable à Ségou Koro. — Samba N’diaye avec ses canons. — Tierno Abdoul Kadi me demande de lui prêter Seïdou. — Une indélicatesse de Samba Yoro.
8 mai 1865.
En attendant la fin de ces fêtes, diverses compagnies étaient parties faire des razzias. Le 8 mai 1865, Aguibou vint me voir avec ses Talibés et ses Sofas : la fête continuait. Il fut plus aimable que jamais et même expansif. Il me répéta les nouvelles du Macina que j’avais déjà entendu colporter, et auxquelles je n’attachais pas grand crédit, mais il m’annonça, ce qui était plus sérieux, que des Bambaras étaient venus se rendre à l’almami de Kénenkou.
Peu à peu et par une pente insensible la conversation devint générale et Aguibou y mêla de temps en temps quelques paroles. Le sujet en était léger, quelquefois obscène, et tout à fait du goût des musulmans, qui adorent ce genre de conversation.
Enfin, avant de partir, Aguibou me fit cadeau de dix gourous, et Samba N’diaye étant venu, il lui en fit acheter qu’il me donna encore.
Je partageai les gourous en partie entre les assistants, mais j’en mis quelques-uns en réserve, car je commençais à y prendre goût, et plusieurs fois, dans cette dernière expédition, j’en avais éprouvé les bons effets.
Si aimable qu’il fût d’habitude, j’avais remarqué quelque chose d’extraordinaire dans la manière d’être d’Aguibou ; en effet, il voulait avoir un peu de poudre française, et en partant il avait chargé Samba Yoro de m’en demander pour lui.
10 mai 1865.
Le 10 mai la fête était finie. Ahmadou avait fait ses largesses aux griots. J’allai chez Oulibo le remercier de son intervention et lui rappeler que je désirais voir Ahmadou ; le soir même Samba N’diaye m’affirma qu’Oulibo en avait parlé à Ahmadou, mais sans obtenir d’autre réponse que celle-ci : Min ani (j’ai entendu), formule dispensant de donner une réponse catégorique. Déjà on parlait du départ d’une nouvelle armée.
Les razzias envoyées revenaient presque toutes avec du butin ; c’est ainsi que les gens de Koghé, partis au nombre de trois cents, avec un tabala, avaient enlevé un village de Somonos et pris soixante femmes. Une autre razzia qui avait été dans les environs de Sarrau avait mis un village en fuite et ramenait douze bœufs porteurs, qu’on disait appartenir à Mari, et quelques femmes ; ils avaient eu quelques blessés et quatre chevaux tués. Une autre qui était allée dans le Baninko revenait avec la moitié seulement de son butin, l’autre moitié lui ayant été reprise par les Bambaras. Ces faits signalaient un peu de faiblesse et de démoralisation chez les Bambaras, et comme on parlait d’envoyer une armée, je voulais tenter de faire partir mon courrier, ainsi que cela avait été promis par Ahmadou depuis longtemps.
C’était une tentative que je faisais plutôt pour tâter Ahmadou que dans l’espoir de réussir, car je ne pouvais me dissimuler que dans l’état de la saison il était difficile de faire passer un courrier dans les broussailles où il n’y avait plus d’eau, et je savais la route bien dangereuse puisque personne n’arrivait de Nioro.
13 mai 1865.
Le 13, je tentai une nouvelle démarche près d’Oulibo, et cette fois je me plaignis encore plus que la première, disant que je ne pouvais pas souffrir d’être ainsi traité, que je demandais à parler à Ahmadou, qu’il fallait que je lui parlasse, et que si je ne l’obtenais pas, j’irais le lui dire sur la place la première fois qu’il serait dehors.
Malgré ces plaintes je dus ronger mon frein pendant quelques jours encore, et j’aurais été bien tourmenté sans une histoire des plus comiques, que je signale comme trait de mœurs, et qui vint m’apporter un peu de distraction.
Quelques jours auparavant Ahmadou Mustaf (Tall), cousin d’Ahmadou, était venu me voir. Il avait aux pieds des mouqués neufs ou pantoufles du pays. Samba Yoro les regarda en les admirant, et Mustaf lui dit : « Prends-les, je t’en fais cadeau. » Samba refusa d’abord, mais Mustaf ayant insisté, il le remercia et se mit les mouqués aux pieds avec mon autorisation ; comme il n’avait avant cela qu’une paire de sandales, avec la générosité ordinaire des noirs, il fit cadeau de ces dernières à Diatourou, le captif de Samba N’diaye, qui partit enchanté de la bonne aubaine.
Peu d’instants après Samba Yoro, tout heureux de sa chaussure, se promenait au marché quand un jeune Sofa vint lui réclamer ses mouqués, disant qu’ils étaient à Seïdou Dalia, autre cousin d’Ahmadou, qui les avait perdues la veille chez Ahmadou.
Samba Yoro fut très-ému, mais on alla aux explications, et il se trouva que la veille, en sortant de chez Ahmadou, Mustaf, qui y avait dîné, avait enlevé les chaussures de son cousin (il n’en portait lui-même que rarement), et il s’était cru en droit d’en faire une largesse. Seïdou réclama ses chaussures et Samba Yoro se trouva nu-pieds.
La morale de tout ceci c’est qu’en Afrique plus que partout il faut se défier des cadeaux qu’on vous fait aussi spontanément et surtout ne pas se hâter d’en faire profiter les autres.
16 mai 1865.
Enfin, le 16 mai, j’obtins l’audience si souvent demandée, et encore ce ne fut que grâce à l’insistance d’Oulibo.
Jamais je n’avais trouvé si peu de monde chez Ahmadou. Outre les princes, ses frères ou cousins, il n’y avait que Sidy Abdallah, Bobo et Oulibo.
Après les premières politesses échangées, je dis simplement à Ahmadou que j’avais bien des choses sur le cœur et j’entamai la question des audiences indéfiniment retardées. Jamais victoire ne fut plus facilement remportée.
« Je ne puis te promettre de me voir chaque jour, car j’ai beaucoup d’affaires, mais je sais que les envoyés doivent être reçus quand ils en ont besoin, et comme je ne veux pas que tu aies de la peine, maintenant tu pourras venir quand tu voudras me voir, lorsque je serai dehors, et comme les chefs du pays. »
J’avoue que j’étais loin d’espérer un pareil résultat ; certes il me restait encore à franchir la dernière porte, mais je n’étais plus obligé de demander à l’avance les audiences, et ce fait seul indiquait combien j’avais gagné dans l’esprit d’Ahmadou depuis mon arrivée dans le pays.
J’entamai alors la question du courrier, et Ahmadou me répondit, ainsi que je m’y attendais, que dans ce moment il faudrait une armée pour se rendre à Nioro. Aussi je n’insistai pas pour le départ immédiat, mais il me fut promis qu’il partirait dès que les pluies seraient arrivées, et Ahmadou s’engagea à mettre un homme avec Seïdou.
Je traitai ensuite la question de la ration de mil, dont je demandai l’augmentation en raison de sa cherté, car le prix montait chaque jour, et j’obtins une augmentation de quarante litres par mois. Le palabre était terminé à mon entière satisfaction ; je remerciai Ahmadou et rentrai.
Le même soir une razzia rentrait sous le commandement d’Alassane Ghirladjo, dont j’ai déjà parlé. Ils étaient cent treize cavaliers. Ils avaient été au delà de Sansandig enlever sur la rive un village de Peuhls ; ils avaient tué une grande partie des hommes et ramenaient les femmes au nombre de trente-trois, plus 157 bœufs et 3 chevaux. Au nombre des captifs il y avait un malheureux enfant qui fut donné par-dessus le marché dans le partage à un de mes voisins. Cet enfant était dans un état effrayant ; on l’avait attaché derrière une selle et il avait la poitrine et le derrière en sang par suite des mouvements du cheval. Il y avait trois jours qu’il n’avait mangé quand le docteur, apitoyé sur son état, se décida à l’acheter contre 3700 cauris, c’est-à-dire 9 à 10 francs. Il fallut bien du temps pour l’apprivoiser, et il coûta plus de soins qu’il n’avait coûté d’argent, mais au moins il nous resta et surtout au docteur qui s’en occupait ; ce dernier avait pour lui les soins d’un père, sans autre récompense que la satisfaction d’avoir fait une bonne œuvre et soustrait un individu aux deux plus grands malheurs qui puissent le frapper, l’esclavage et l’islamisme, car cet enfant se montrait rebelle et paraissait avoir de l’aversion pour nous. Ousman, ainsi se nommait ce jeune Poul, est rentré à Saint-Louis, où il est confié aux soins du préfet apostolique. Il était de la famille des Diallo ; sa mère vit encore ainsi que deux de ses sœurs ; elles sont esclaves à Ségou.
Nous étions à la fin de mai et l’hivernage approchait ; je songeais à faire partir mon courrier, mais c’était la seule chose dont Ahmadou ne se préoccupât point. Il se préparait à une nouvelle expédition. Chaque jour les bamé ou razzias partaient et allaient piller aux environs de Sansandig ou dans l’Est ; presque toujours elles ramenaient du butin, ce qui montrait assez que le pays était démoralisé. C’était le moment de frapper un grand coup, et si Ahmadou eût mieux conduit son affaire, il pouvait en peu de mois reprendre bien du terrain. Mais à Ségou les chefs ne sont jamais d’accord avec le roi, et quand ils le sont, les soldats sont mécontents. Aussi, bien qu’Ahmadou eût ordonné de compter l’armée, personne ne bougeait. Chacun ne pensait qu’à cultiver, ce qui s’expliquait d’ailleurs, quand on songeait que le mil avait en partie manqué et qu’il atteignait un prix exorbitant[207].
Sur ces entrefaites, il arriva successivement quelques Maures de Tichit. Ils n’avaient fait que traverser le Bakhounou, ravagé par les Maures nomades. Les Massassis de Guémené avaient cherché à les arrêter en leur disant qu’Ahmadou avait fui à Dinguiray, lors de l’expédition de Dina, et que Ségou était au pouvoir des Bambaras. Ce n’est qu’après quelques jours que des Maures venus de Yamina avaient démenti ce bruit.
Le lendemain un homme arrivait de Dinguiray ; il était venu par Diangounté, et de là se faisant passer pour Diula, il s’était avancé jusqu’à Ouosébougou, où il avait joint quelques hommes qui se rendaient à Damfa ; il confirmait le triste état du pays. Il avait mis cent quinze jours pour venir, et apportait des nouvelles de la famille d’Ahmadou.
29 mai 1865.
Enfin, quelques jours après, le 29 mai, Badara Tunkara arrivait lui-même demander du secours pour son village de Toumboula.
J’allai le voir. Le pauvre chef avait bien vieilli. On l’avait installé dans une case d’Oulibo. Il parut touché de ma visite. A mes nombreuses questions sur l’état du pays, il me répondit que la route était complétement fermée ; que dans le Bakhounou les Mejsdoufs alliés de Mustapha[208] avaient, le mois précédent, enlevé tous les bœufs des Pouls révoltés. Mais Badara disait que si Ahmadou voulait seulement lui donner cinquante cavaliers et quelques hommes à pied il se chargeait de dégager la route. Badara se flattait d’obtenir son armée.
Juin 1865.
Comme on le voit, au milieu de ces événements, notre délivrance ne semblait pas prochaine, et outre cet ennui dont il fallait bien prendre son parti, le docteur souffrait cruellement d’une conjonctivite. Pris d’abord par un œil, ensuite par l’autre, il éprouvait des douleurs horribles et n’avait un peu de soulagement que par l’application de cataplasmes d’aloo. Il restait toute la journée enfermé dans la case avec les portes fermées, la moindre lumière lui arrachant des plaintes. Que ceux qui ont souffert dans leur vie jugent et apprécient cette situation ! Quant à moi, mes forces bien abattues semblaient reprendre. Je me demandais comment j’allais supporter seul une expédition en plein hivernage, sans autres tentes que celles qui depuis deux ans nous servaient de toiles d’emballage, de couverture ou de toiles à paillasse, à tour de rôle et suivant l’occasion.
D’ailleurs l’idée de nous séparer ne laissait pas de m’être très-pénible. Il n’est si petite chose qui, dans une pareille disposition, ne devienne un sujet de peine. Je souffrais des dents, et il fallut avoir recours à l’extraction. Le docteur, si adroit habituellement, qui avait arraché plus de 500 dents sans accident depuis notre arrivée, échoua sur moi. Par une anomalie, ma dent faisait corps avec l’os de la mâchoire et elle ne put être arrachée qu’avec un morceau du maxillaire inférieur, aussi gros qu’elle, qui déchira toute la gencive. J’en eus la fièvre, et pendant trois jours je ne pus rien mâcher ; enfin tout se remit ; mais ces petites souffrances aigrissent plus qu’on ne saurait le croire.
6 juin 1865.
Enfin, le 6 juin, Ahmadou palabrait avec les chefs d’armée, qui exposaient leurs griefs et faisaient leurs conditions.
Ils demandaient :
1o Qu’Ahmadou ne fermât pas sa porte aux Talibés, qui ne pouvaient le voir quand ils en avaient besoin, et que les Sofas reçussent l’ordre de ne jamais arrêter un Talibé (ceci, on s’en souvient, était la conséquence de la rixe qui avait eu lieu, entre les Talibés et les Sofas de la porte d’Ahmadou, la veille de l’expédition de Dina) ;
2o Qu’Ahmadou nourrît et fît soigner les blessés, qui restaient abandonnés sans ressources, et souvent sans autre moyen de se nourrir que de mendier ;
3o Qu’Ahmadou prît soin des enfants et des veuves des Talibés tués à la guerre.
Ces deux dernières demandes étaient fort justes, et Ahmadou, qui le sentait bien, s’empressa de répondre que chaque fois qu’un Talibé blessé lui avait demandé des secours, il lui en avait envoyé, mais qu’il ne pouvait secourir ceux qui n’en demandaient pas, vu qu’il ne savait même pas qu’ils étaient blessés.
Cette réponse, bien qu’inexacte et grosse d’objections, était assez adroite et ne souleva pas la plus petite réclamation. Ahmadou avait répondu, et on n’a pas l’habitude de le forcer à s’expliquer.
Sur le troisième article, il dit qu’il verrait les chefs et s’entendrait avec eux sur ce qu’il y aurait à faire. Mais quant à la première condition des Talibés, qui était celle qui leur tenait le plus à cœur, il ne répondit rien, et de fait il ne le pouvait pas. Il eût bien vite perdu tout prestige s’il eût accordé cette demande.
Le lendemain et les jours suivants, Ahmadou palabra avec les chefs des Bambaras et ceux de Koghé, de M’bébala et autres. Presque tous demandaient à cultiver avant d’aller à l’armée. Mais Ahmadou ne lâchait pas prise si facilement, et voyant qu’il n’obtenait pas gain de cause, il employa un moyen héroïque, celui des cadeaux. On distribua d’abord aux Talibés du sel à raison d’une bafal pour dix Talibés. C’était environ 4000 cauris chacun, car le sel valait déjà 40000 cauris la bafal. Je profitai de l’occasion pour m’informer du nombre de parts distribuées ; on en avait sorti 500, ce qui faisait 5000 Talibés au grand maximum, car évidemment plus d’une pierre avait été soustraite à ce partage pour être donnée tout entière à des chefs.
D’après Samba N’diaye, Ahmadou avait consommé en cadeaux un des trois grands magasins de cauris qu’on avait trouvés chez Ali à Ségou ; il restait deux magasins de cauris, plus quelques centaines de mille dans un troisième, c’est ce qui fait que comme rien ne rentrait en fait d’impôt de cauris, Ahmadou y tenait plus qu’au sel dont il avait plus grande quantité. Ce sel provenait en partie de Sansandig où les marchands de Tombouctou en avaient de fortes provisions en entrepôt. Lors de la révolte du Macina, Ahmadou, par ordre d’El Hadj, avait fait enlever ce sel et l’avait transporté à Ségou, où il remplissait ses magasins.
12 juin 1865.
Pendant ce temps arriva du Bakhounou une si bonne nouvelle que pendant quelque temps je n’y crus pas. On disait que Maoundé, avec les Djawaras révoltés, les Massassis de Guémené, avaient réuni une armée pour attaquer Nioro avec le concours des Maures. Amadi Sambouné était venu les rejoindre. Mais Moustaf, prévenu, avait réuni son armée, et, d’accord avec les Djawaras, qui avaient fait mine de se révolter, était venu attaquer les insurgés au moment où ils s’y attendaient le moins.
Maoundé était en fuite et on racontait qu’il avait été tué par les Maures, qui, en se sauvant, auraient enlevé ses troupeaux. Amadi Sambouné avait fui avec eux. Au nombre des morts on citait Dombali, chef de Ouaïnka (Bakhounou), qui était un des chefs de la révolte.
Plusieurs lettres annonçaient ces nouvelles, et, dans le nombre, une lettre de Djolo, chef de Ouosébougou. Il y avait donc quelque probabilité. Mais j’avais peine à croire à une si bonne chance, car cela pouvait arranger nos affaires et faire arriver Bakary Guëye.
En même temps on annonçait que Mari venait d’être tué par ses chefs de captifs, et cela parce que quelque temps auparavant, les ayant envoyés attaquer un petit village de Talibés, où ils avaient été repoussés, il avait voulu à leur retour en faire tuer plusieurs. Mais cette nouvelle, qui eût si bien arrangé Ahmadou, n’était pas vraie, et, avant notre départ de Ségou, l’année suivante, nous eûmes des preuves nombreuses de la vitalité de Mari et de son parti. Quant aux nouvelles du Macina, elles arrivaient toujours, et si je les enregistrais, c’était à simple titre de renseignements, car si elles se suivaient et étaient conçues dans le même esprit, elles ne se ressemblaient pas dans le fond.
Pour compléter ces informations, il arriva en même temps que les envoyés de Ouosébougou, un Djawara, parent d’un de nos voisins, qui me dit avoir été à Nioro lorsque Bakary y était arrivé avec Sidy, venant de Ségou. Après avoir été au Diombokho il était rentré à Nioro, et dans le mois de Cor, le commandant de Médine y était venu accompagné de deux blancs et de quelques noirs. Il était resté cinq jours, et, après avoir causé avec Moustaf, il était reparti. Quant au retour de Bakary et aux cadeaux dont on parlait tant, il ne savait rien et avait l’air de n’y pas croire.
Ceci me donna à penser, et je craignis que Bakary, las d’attendre, ne fût retourné en arrière, et que ce retour n’eût motivé ce voyage du commandant de Médine à notre recherche. Cela aggravait notre position et diminuait nos chances de délivrance, puisqu’il fallait maintenant envoyer un nouveau courrier à Saint-Louis ou tout au moins à Bakel.
Au milieu de ces nouvelles, on ne parlait plus du départ de l’armée. J’attendais une pluie qui n’arrivait pas pour faire une démarche près d’Ahmadou, afin d’expédier les courriers. Aguibou vint me voir et ne put rien me dire ; il me rapportait une petite boussole que j’avais perdue à l’expédition de Dina, en chassant à courre les biches. C’était la deuxième fois que je la perdais et qu’on me la rapportait. Cette fois, il l’avait trouvée au marché, où on la vendait pour vingt cauris, et l’avait prise pour me la rendre. Il me dit que les captifs désertaient de Sansandig, où l’on mourait de faim, et qu’un homme qui en arrivait avait dit à Ahmadou : Fais ton armée, vas à Sansandig, et si le village ne se rend pas, coupe-moi le cou. Aguibou croyait à la mort de Mari, dont la nouvelle avait été confirmée par les gens venus de Sansandig.
Je m’étais préparé ; j’avais cousu et raccommodé mes tentes de soldat, mon couscous était fait, et bien m’en prit, car le 21 au soir, les griots, après une bonne tornade, parcouraient la ville annonçant le départ pour le lendemain, et à 3 heures et demie, le 22, Ahmadou sortait. Je ne tardai pas à le suivre, monté sur le cheval de feu le fils de Maoundé, petite mais vigoureuse bête qu’Ahmadou m’avait envoyée.
22 juin 1865.
A Ségou Coura, Ahmadou, se voyant presque seul, avait arrêté le tabala qui battait à coups redoublés pour appeler l’armée. Après l’avoir salué, je continuai ma route vers Ségou Coro où l’on allait camper, pour y chercher un logement. Tout d’abord ce fut chose difficile, mais je finis par aviser une toute petite case en terre, couverte de paille, qu’on me prêta et dans laquelle je pus faire entrer mes cantines, non sans démolir un peu la porte. Le soir, je fis saluer Ahmadou, qui s’informa de mon campement ; puis je me couchai, un peu triste d’être seul. En effet, j’avais laissé à Ségou Quintin, qui, à peine rétabli de son ophthalmie ne se souciait pas d’aller affronter le soleil pour retomber malade en cours de voyage. J’avais laissé avec lui deux hommes, dont l’un, Déthié, était mon meilleur laptot, et l’autre, Bara, que je considérais encore comme un homme d’une grande valeur. Mais cette séparation était la première, et ce mot d’un grand voyageur me revenait en mémoire : Quand on se quitte en Afrique, à peine peut-on espérer de se revoir.
La nuit ne se passa pas tranquillement. Vers minuit, une tornade d’une violence extraordinaire se déchaîna sur nous. L’eau tombait à torrents et le tonnerre n’arrêtait pas ses roulements. Jamais dans le cours de mes voyages, ni dans l’Océanie, ni en Amérique, ni en Europe, ni en Afrique, je n’avais entendu pareil vacarme. Les roulements non interrompus duraient quelquefois plus d’une demi-heure, accidentés par des éclats d’une violence inouïe ; on eût dit un feu de file rapide d’une batterie de 1000 pièces de gros calibre. L’air était imprégné d’électricité, et je recevais, à chacun de ces éclats, de violentes secousses sur la natte où j’étais couché. L’eau ne tarda pas à traverser ma toiture de paille et je passai, on peut le croire, une triste nuit.
Au jour, quel spectacle ! Ma tente enfouie dans la vase, mes poules noyées, devant ma case un lac, à quelques pas un arbre brisé par la foudre, et de tous côtés la terre détrempée. Rien de sec, ni dans les cases ni sur nous. Cela me donnait un avant-goût de ce qui nous attendait si une pareille tornade nous arrivait en rase campagne. Je ne pouvais espérer de repos dans ces conditions ; aussi je me hâtai de monter à cheval et de retourner à Ségou-Sikoro, après avoir distribué à mes laptots de quoi manger pendant la journée.
Sur la route, tout le monde était dans les champs à planter le mil ; mais on voyait quelques lougans plantés à l’avance et où il avait déjà 15 centimètres de haut. Presque tous ceux qui étaient venus la veille étaient retournés aux champs ; le départ n’était donc pas prochain, et je tentai d’obtenir d’Ahmadou qu’il laissât partir Seïdou ; mais il me pria si courtoisement d’attendre au retour de l’expédition que je ne pus refuser, d’autant qu’insister n’eût servi qu’à l’indisposer.
Samba N’diaye avait cette fois obtenu d’Ahmadou de l’accompagner. Il devait être chargé du transport et du tir de deux espingoles en fer que l’on avait trouvées à Ségou et pour lesquelles les forgerons avaient construit de grossiers affûts à crosse, de manière à simuler des canons ; c’étaient tout au plus des épouvantails. Ce ne fut que le 26 juin qu’il rallia l’armée avec ces machines portées sur deux bœufs.
Tierno Abdoul Kadi avait aussi rallié, et il venait me demander comme un grand service de lui prêter Seïdou pour garder sa maison en son absence.
Ce fait seul montrait la confiance que Seïdou lui inspirait. Du reste, Abdoul le traitait bien, et outre des cadeaux qu’il lui faisait, il l’avait marié à une esclave de sa case, qui était certainement une des plus jolies femmes du pays.
Juillet 1865.
Deux jours après, on me vola, pendant une de mes absences, le sac de cauris que j’avais emporté à Ségou Coro, et peu après je m’aperçus que Samba Yoro, qui avait la garde de mon magasin, avait disposé d’une somme de 5000 cauris qu’on m’avait remise en dépôt. C’était Ibrahim Mabo qui me les avait confiées ; il en avait besoin et les avait réclamées à Samba, qui, tout embarrassé, avait été à Ségou vendre tous ses effets et n’avait restitué qu’une partie de la somme.
Il y avait là un abus de confiance, peut-être excusable vu la misère dans laquelle se trouvaient mes hommes, mais que je devais punir, et je retirai la garde du magasin à Samba Yoro, pour la confier à Latir Sène, homme d’une grande probité.
Déjà on ne cachait plus le but de l’expédition : c’était Sansandig ; et comme je n’ajoutais qu’une foi très-limitée aux assurances de la faiblesse du village, je me pris à penser que le docteur pourrait bien manquer de ressources en mon absence ; aussi je demandai et j’obtins d’Ahmadou une pierre de sel et 20000 cauris. Puis je fis refaire du couscous pour remplacer celui qu’on consommait. Enfin je pris mes dernières dispositions, et le 4 juillet, au matin, on se mettait en route.
[207]Le mil valait de 160 à 200 cauris les quatre litres, huit fois son prix normal de 20 cauris le moule.
[208]Mustapha, chef de Nioro.
CHAPITRE XXXIV.
Expédition de Sansandig. — Départ de Ségou Koro. — Pélengana désert. — Arrivée à Bafou-Bougou. — Campement. — Traversée du fleuve en pirogue. — Ahmadou m’envoie des gourous. — Départ. — Tornade et pluie à Dampina. — Soumission de Vélentiguila. — Arrivée à Sansandig. — Discussion du plan d’attaque. — Assaut. — On campe et on occupe le village des Somonos. — Le docteur vient me rejoindre. — 72 jours de poule au riz. — Ahmadou nourrit l’armée. — Disette de vivres. — Le mil cru, les peaux de bœuf et les chevaux morts sont mangés. — Résistance du village. — Attaque du 20 juillet. — On gagne un peu de terrain. — Les femmes sortent du village. — La famine est à Sansandig. — Ahmadou commande aussi mal qu’il est possible. — On annonce l’arrivée de l’armée de Mari. — Prise de trois Maures, leur exécution horrible. — Nous construisons des cases. — Le camp. — Latir, malade, retourne à Ségou avec Quintin. — Désertions du village. — Exécutions. — Sortie des pirogues du village. — Nous faisons des razzias. — 16 août. — Sortie faite par le village. — Un convoi de pirogues vient au secours du village. — Combat naval. — Prise et exécution des Maures de Tichit. — Sortie du 29 août. — Sortie des fils de Koro Mama. — Note sur Sansandig. — Le village est aux abois. — Une armée vient au secours du village. — Sortie de Sibila Mahmary. — Sa prise, son supplice. — Abderhaman Couma. — Exécutions nombreuses. — Bataille du 11 septembre. — 10000 hommes contre 10000. — Épisodes divers. — Alertes continuelles. — Combat du 16 septembre. — Nous levons le siége. — Panique dans la retraite. — Trente-six heures sans manger. — Kalabougou. — Je suis malade et rentre à Ségou.
4 juillet 1865.
Bien que l’opinion générale fût qu’on allait à Sansandig, et que Samba N’diaye m’eût dit le tenir d’Ahmadou, notre route nous en éloigna d’abord.
On se dirigea au Sud, puis on revint à l’Est, en passant en vue de Kolbabougou et de Diofina, où sont les lougans de Tierno-Abdoul. Nous laissâmes Siracoro sur la droite, et à deux heures 25 minutes nous nous arrêtions à un petit village désert. Oulibo, venu directement de Ségou, nous avait rejoints. Peu après nous passions à Pélengana, où l’on ne voyait personne, bien que le village fût habité. Craignant d’être pillé par les Sofas, les Bambaras qui y étaient établis avaient fermé leurs portes et faisaient la sourde oreille quand on leur criait d’ouvrir.
Quelqu’un a-t-il vu, dans les pays chauds, une case après une invasion de ces fourmis qu’en Casamance on rencontre si souvent, et qu’on désigne sous le nom de magnians ? Elle est propre et nettoyée ; tout est enlevé et a été grossir le grenier des travailleuses. Eh bien, après le passage d’une armée de noirs même à travers un village ami, l’effet est à peu près le même ; seulement le grenier n’existe pas et le travailleur n’est le plus souvent qu’un destructeur. Voilà pourquoi Pélengana paraissait désert.
Notre route alors se dirigea au N.-E., et à travers des broussailles nous parvenions à neuf heures du soir à Bafou-Bougou. L’armée était en débandade complète. Après une marche de onze heures, chacun s’était arrêté au gré de ses caprices ; il eût été impossible de trouver, à l’exception des porteurs de poudre et de la compagnie du Diomfoutou (Sofas), une seule compagnie en ordre. Pour moi, j’errai jusqu’à dix heures du soir pour retrouver mes hommes, qui, malades la plupart de fatigue, avaient campé entre Marcadougouba et Somono Dougouni, à l’endroit où se trouvaient Ahmadou avec la grande moitié de l’armée. Nous étions là près d’une mare dont l’eau troublée par les chevaux était aussi épaisse que du chocolat ; ce fut cependant avec cela qu’il fallut tremper le couscous du voyageur ; et lorsqu’il est, comme moi, à jeun depuis la veille, il mange ce triste dîner sans murmurer contre le sort.
5 juillet 1865.
Dès le lendemain matin, Ahmadou allait s’asseoir au bord du Niger, où toutes les pirogues de Ségou se trouvaient pour faire traverser le fleuve par l’armée. Il activait beaucoup le travail par sa présence, et néanmoins les choses ne marchaient pas vite, puisque ce passage dura les 5, 6 et 7 juillet. Il est vrai que dans la journée du 5 il fut longtemps gêné et même interrompu par une tornade sèche, qui, soulevant des lames de plus de 1m 50 de haut, fit couler plusieurs pirogues, dans un endroit où heureusement on avait peu de fond. Quant à moi, désespérant de me camper convenablement dans cette cohue qui se pressait au bord du fleuve, après avoir réparé mes forces par un déjeuner de poule au riz, que je me procurai difficilement, je m’emparai de force d’une pirogue, dans laquelle je me mis avec mes bagages, et je me fis traverser par mes laptots, n’en laissant que quelques-uns pour passer plus tard mon cheval et les mules. Cette opération ne se fit pas aisément.
A Ségou et sur tous les bords du Niger, on traverse les chevaux debout dans les pirogues, et souvent ils les font chavirer, mais les Bambaras disent que leurs chevaux ne nagent pas. Outre qu’il fut difficile de faire entrer nos mules dans la pirogue, on n’eut pas plutôt poussé de terre qu’elles sautèrent à l’eau, et comme on les tenait par la bride elles se mirent à nager, traînant presque la pirogue, qui traversait à la pagaye et n’allait que fort lentement. Mon cheval suivit ce bel exemple, et ce voyant, les piroguiers allèrent déclarer à Ahmadou que c’était ainsi qu’ils voulaient passer les chevaux. Les Talibés ne s’en souciaient pas, ils craignaient de les noyer ; mais, comme cela accélérait le passage, on ne laissa pas de procéder ainsi, et au lieu de cinq à six chevaux, neuf au plus que portaient les grandes pirogues, on les mit par douze, quinze et jusqu’à vingt dans l’eau ; seuls, les chevaux des princes eurent les honneurs de l’intérieur de la pirogue. Pendant la tornade, plusieurs pirogues chavirèrent sous l’influence des lames et bien qu’on n’ait pas eu d’accidents à regretter il y eut un désordre affreux.
En arrivant, je m’étais installé sur la berge, j’étais dans une petite île. La portion du fleuve que je venais de traverser avait environ 1500 mètres. Un marigot peu profond, et qui, avant la crue des eaux, doit être à sec, me séparait de la terre ferme ; je le passai le lendemain pour aller camper avec l’armée. Il avait bien 300 mètres, ce qui donne au fleuve 1800 mètres au moins de large ; c’est à peu près ce qu’il a devant Ségou, où, aux hautes eaux, il atteint 2200 mètres.
De mon premier campement j’avais pris des relèvements. J’apercevais, derrière Somono Dougouni, Marcadougouba, sur une colline de 5 à 6 mètres de haut. Les grands arbres de Somono Dougouni formaient avec la masse de peuple qui s’y agitait, un premier plan très-remarquable, auquel le mouvement d’une soixantaine de pirogues sur le fleuve ajoutait encore un cachet tout particulier.
Sur la berge intérieure je trouvai un véritable village ; chacun, prévoyant que le passage durerait et craignant, pour plus d’une raison, les tornades, s’était bâti, en paille et avec quelques branches, des huttes de toutes formes. Il y en avait dans lesquelles un homme seul pouvait à peine s’étendre et qui n’avaient pas sa hauteur ; c’était souvent l’abri de trois à quatre personnes. D’autres, au contraire, étaient assez vastes ; mais tout cela était fait à la hâte et n’eût pas abrité contre une forte pluie.
7 juillet 1865.
Le 7, vers midi, Ahmadou passa le fleuve ; dès lors, il n’y avait plus de l’autre côté que des retardataires. Le soir, on prévint qu’on partirait le lendemain matin. Jusque-là, j’avais campé dans un bas-fond, sous un arbre de marais où j’avais trouvé la fraîcheur du sol et l’abri du soleil ; mais remarquant des éclairs de mauvais augure et des nuages dans l’Est, je fis dresser mes deux tentes sur le sommet le plus élevé de la berge et j’y installai mes bagages. Bien m’en prit, car vers dix heures du soir une violente tornade éclatait sur nous. Mes laptots se réfugièrent bien vite dans leur tente, qui, malgré cela, fut envahie par cinq ou six malheureux, qui demandaient abri pour leur fusil, leur poudre ou leur selle de cheval[209], et profitaient de cela pour s’abriter eux-mêmes. Tout le monde connaît les tentes-abris de nos soldats ; quatre forment un logement pour quatre personnes. Avec six que j’avais pu faire raccommoder avec les morceaux des autres, j’avais fait deux tentes, qu’on laissait ouvertes du côté de l’Ouest. Dans la tente de mes laptots, ils furent quinze sous cet abri. Dans la mienne, nous n’étions guère mieux. J’avais deux cantines, ma selle, des sacs de mil, trois selles du pays, six fusils, je ne sais combien de poires à poudre et huit hommes. Mais que voulez-vous dire à un malheureux qui, n’ayant d’habits que ce qu’il a sur le corps, les a enlevés et arrive avec son paquet et sa selle sur la tête, nu comme un ver, vous demander d’abriter ses effets ? Vous lui dites de remettre son pantalon et d’entrer. Ce fut là ce que je fis, et j’eus bientôt dans ma tente Tambo, Seïni, Ibrahim Mabo, San Farba et quelques autres. Ils s’émerveillaient de voir que ma tente n’était presque pas traversée par la pluie qu’il faisait, et cependant elle était mal tendue et à demi usée ; le lendemain, tout le monde venait la voir, et, si j’eusse écouté toutes les demandes, à la première tornade j’aurais eu plus de cent personnes à loger.
8 juillet 1865.
Le 8 juillet, au matin, je me préparais à partir, et, instruit par l’expérience des jours précédents et des marches de la dernière expédition, je partais bien lesté par un couscous au poulet. A 3 heures 10 minutes, Ahmadou se mit en marche ; en même temps il m’envoyait 100 gourous par Samba N’diaye, qui, comme un vrai roué, au lieu de m’en dire le nombre, me dit : « Je t’apporte des gourous. » Et il m’en donna quelques poignées, puis affecta de chercher dans son guiba[210], de sorte que croyant qu’il n’en avait plus que quelques-uns je lui dis : « Si tu en as encore garde-les pour toi. » Il ne m’en avait donné que 32 et en avait encore 48, car les gourous se comptent comme les cauris 80 pour 100. Le soir je le sus, et lui en réclamai quelques-uns ; et bien qu’il dît les avoir tous mangés ou donnés, je lui en fis rendre 10 ou 15. C’était en ce moment une marchandise précieuse, car il allait falloir se tenir éveillé.
A peine en route, j’allai saluer Ahmadou, qui me fit prier avec instance, et cela sur un mot de Mohamed Bobo, de ne pas faire comme à Dina et de rester à côté de lui.
Enfin, à 4 heures 5 minutes nous nous mettions en route au N.-E.
En cet endroit le fleuve fait un assez grand coude vers le Nord. Nous en atteignîmes le sommet, et le soir, avant sept heures, on s’arrêtait un peu au delà de Sérékhalla, village en ruine depuis longtemps. On recommanda de ne pas faire de bruit, car on pouvait nous entendre de Sansandig. Ahmadou se figurait peut-être qu’il allait surprendre le village, parce que depuis deux jours il avait fait barrer les routes et le fleuve par des avant-gardes de cavalerie et de piroguiers pour empêcher qu’on n’allât de chez les Somonos prévenir de notre arrivée. Pour souper, nous mangeâmes des gourous, car il n’y avait pas moyen d’allumer du feu, et ce que j’en mangeai eut pour effet que non-seulement je ne ressentis pas l’envie de dormir, mais que je fus toute la nuit sous l’empire d’une surexcitation remarquable de l’intelligence et de la pensée. Dix gourous, peut-être, avaient suffi pour produire cette action, que j’éprouvai avec une force qui m’étonna moi-même. Aussi, dès quatre heures du matin, en compagnie de Latir, qui en avait fait autant, je me promenais dans le camp, impatient du départ, et furieux de voir les autres dormir d’un sommeil calme et profond.
9 juillet 1865.
Enfin, à 5 heures et demie, on se mit en marche. Nous rejoignîmes le bord du fleuve à Dampina, village désert, où, en dépit des menaces d’une tornade imminente, Ahmadou ne voulut d’abord pas faire halte. Mais comme elle arrivait lorsqu’il n’avait pas encore dépassé le village à 100 mètres, il y rentra avec les poudres, ainsi que les princes et tous ceux qui purent s’y loger. Pour moi, trop avancé pour rentrer, je me mis, avec Samba N’diaye, dans une broussaille, tandis que mes laptots étaient dans une autre avec la mule, et, couvert de mon vieux manteau, je bravai les torrents de pluie qui durèrent juste deux heures.
De Dampina, nous relevions Vélentiguila juste au Sud 80° Est, à environ 3500 mètres. C’était là le premier village habité. Se rendrait-il et s’y arrêterait-on ? Telle était la question que je me posais à ce moment.
Sept à huit villages qui étaient venus, la veille, faire leur soumission, avaient dit que tout le monde se rendrait, même Sansandig ; mais j’en doutais, et j’avais raison.
Toutefois, le chef de Vélentiguila vint au-devant de l’armée, qui dans ce moment, je dois le dire, ne présentait pas un spectacle imposant. Le terrain était détrempé, les chevaux glissaient, tombaient, les hommes ne marchaient qu’avec peine ; mais une demi-heure après, un rayon de soleil avait tout séché, et l’armée défilait sous les murs de Vélentiguila par ordre de compagnies, augmentée de l’effectif soumis de ce village, qui, la veille, se battait avec Sansandig contre nous, et aujourd’hui allait se battre avec Ahmadou contre Sansandig.
A 11 heures, nous arrivions à Sansandig, placé à 4000 mètres au Sud 30° Est de Vélentiguila. Le village s’étend sur plus d’un kilomètre au bord du fleuve, qui coule du N.-O. au S.-E. Sa largeur maximum est de 500 mètres ; la face qui borde le fleuve est sensiblement droite et suit le bord de la berge, ne s’en écartant un peu qu’aux extrémités, à la pointe Nord, que j’appellerai le Ouala Ouala, du nom de la place dénudée de végétation qui s’y trouve, et à l’autre extrémité, que j’appellerai pointe des Somonos, parce que c’est en effet là que se trouvait le village des Somonos, qui était séparé jadis de la ville proprement dite par une rue aujourd’hui fermée aux deux extrémités par une forte muraille, garnie de corps de garde ou bilours de communication. Les murailles de la ville avaient été élevées à au moins 5 mètres de hauteur sur la plaine, et des bastions avaient été faits de telle manière que, quel que fût le point, angle rentrant ou saillant, sur lequel on attaquerait, on eût à essuyer plusieurs feux croisés.
Ahmadou paraissait désappointé de voir que personne ne sortait pour se rendre. Il comptait qu’à l’exception de Boubou Cissey, et des siens, une partie des habitants et tout au moins la fraction des Couma sortiraient. Il était autorisé à le croire, puisque, ainsi que je l’appris, c’était sur les prières réitérées et les promesses de ces Couma, qui le lui avaient demandé par lettres, qu’il avait entrepris cette expédition. Oulibo surtout paraissait très-surpris.
Voyant enfin que non-seulement on ne sortait pas pour se rendre, mais que dès qu’on approchait, Maures[211] et Bambaras défiaient du haut des murailles et venaient hors des portes tirer des coups de fusil, Ahmadou décida qu’on allait attaquer, et on se mit à discuter le plan de l’attaque. Chacun émit son avis. Ahmadou, qui avait déjà habité la ville en 1861, se faisait indiquer, par les gens de Sansandig même, les maisons des principaux chefs. La plupart avaient un étage qui s’élevait au-dessus des murailles, ainsi que les tours ogivales des mosquées et de nombreux palmiers et doubalels. Le quartier le plus défendu devait être celui de Boubou Cissey qui se trouvait avec les principaux chefs du côté des Somonos. Si on espérait prendre le village d’assaut, c’était là qu’il fallait attaquer ; si, au contraire, on voulait l’investir peu à peu, on devait attaquer l’extrémité du Ouala Ouala, qui, de l’avis unanime, était la plus faible, en même temps qu’on aurait occupé la partie abandonnée du village des Somonos. Aussi les avis étaient partagés. Après une longue discussion, Ahmadou remonta à cheval. Il était 1 heure 15 minutes ; il alla se placer au S. 70° E. du village des Somonos, sur une petite hauteur, et fit ranger son Diomfoutou : alors le Gannar et le Toro furent désignés à la gauche pour attaquer, l’un la rive du fleuve qui était couverte de monde, l’autre, le village des Somonos. Les Sofas avaient la partie la plus dure, le bastion du quartier de Boubou Cissey ; les Irlabés attaquaient un peu plus au milieu ; enfin, les Massassis et Djawaras à cheval gardaient le tour du village avec les Peuhls.
Les Toubourous attaquèrent avec les Sofas de Ségou, au même endroit que le Toro.
L’attaque eut lieu à trois heures, et si, à la gauche, on entrait dans le village des Somonos et si sur la plage on refoulait tout le monde dans le village, à la droite les choses allaient mal. Les Sofas avaient attaqué courageusement ; bien que rudement éprouvés, ils avaient couru à la muraille, y avaient percé trois trous et quelques-uns l’avaient escaladée. Leur drapeau y flottait ; mais au bout de quelques minutes ils se retirèrent en désordre, laissant environ quinze morts et de nombreux blessés sur le terrain, et poursuivis dehors du tata par les Bambaras, qui venaient dévaliser les morts et mettre le feu dans leurs vêtements. Les Irlabés, eux, avaient à peine touché la muraille et avaient reculé.
Dans le village des Somonos on éprouvait une résistance très-sérieuse ; on était monté sur les toits, et le feu plongeant des cases du village faisait éprouver des pertes cruelles. Un instant, les Toubourous se sauvèrent, mais les Talibés ayant tenu, ils revinrent.
Ahmadou était furieux, les choses s’annonçaient mal ; mais il envoya l’ordre aux Sofas de revenir à la charge ; et, en effet, ils attaquèrent de nouveau à 4 heures, ainsi que les Irlabés. A 4 heures 15 minutes, ils retournaient en arrière ; cependant ils avaient gagné du terrain ; et ce n’était pas la tête mais bien la queue de la colonne qui reculait et entraînait le reste.
A la gauche, Samba N’diaye avait tiré deux coups de canon, ou plutôt d’espingole ; puis, comme on n’en finissait pas de charger ces armes, et que les carabines de mes laptots faisaient plus d’effet que les coups de ses espingoles, il les laissa pour faire le coup de fusil, et fut blessé au pied d’une balle qui heureusement n’entra pas. San Farba eut une balle dans la cuisse, en allant dans le village des Somonos porter des encouragements. Bien des chefs étaient blessés, et, quoique l’attaque eût été courageuse, la défense était encore plus énergique.
Toute la nuit on se fusilla dans le village des Somonos. Les Bambaras avaient des embuscades, et il y avait des endroits où personne ne pouvait passer sans recevoir une balle.
10 juillet 1865.
Le 10 juillet, au matin, on recommença l’attaque des cases occupées dans le village des Somonos par les Bambaras, et on gagna un peu de terrain. Ahmadou avait déclaré qu’il resterait là jusqu’à ce que le village fût pris, et il avait envoyé à Ségou chercher des bœufs et du mil pour nourrir l’armée.
Le soir, on avait pris presque tout le tata des Somonos, ainsi qu’un bilour de communication avec le grand tata, et on commençait, je crois, à avoir peur dans le village, car plusieurs pirogues en sortirent ; on en prit une qui portait douze femmes et quatre hommes, qui naturellement furent mis à mort. Des pirogues de Ségou nous étaient arrivées, et dès ce moment on s’efforça de fermer les communications par eau du village.
Ce même soir, j’éprouvai une grande joie ; le docteur venait me rejoindre avec les pirogues arrivées de Ségou ; il était guéri. Il avait appris l’attaque, et on lui avait dit que le village était pris en partie et qu’Ahmadou y logeait. De fait, c’est peut-être ce que celui-ci eût eu de mieux à faire ; mais pendant tout ce siége, il ne fit que faute sur faute. Pour commencer, les chefs de l’armée vinrent le 11 juillet lui demander à attaquer de nouveau le grand tata par l’extérieur et par le village des Somonos. Il refusa, sous prétexte qu’il ne voulait attaquer qu’après qu’on aurait distribué des bœufs et qu’on aurait mangé. Et le lendemain, une armée venait de Sibila, sous le commandement de Sibila Mahmary, chef du Sanama Dougou, et entrait dans le village par le Ouala Ouala pendant la nuit.
Nous ne le sûmes que plusieurs jours après, et, pour comble de malheur, on apprit le 14, au matin, que le village Banancoro avait été enlevé par les Bambaras, qui l’avaient trouvé sans défense et avaient tout pris. Je craignais beaucoup, en apprenant cette nouvelle, pour Boubakary Gnian, que j’avais envoyé à Ségou me chercher des provisions de poules et de beurre ; car, bien qu’Ahmadou m’envoyât de temps à autre quelque chose de ce qu’on lui apportait, j’étais bien à court, et pendant les soixante-douze jours du siége, je puis dire qu’à de rares exceptions près ma nourriture se composa exclusivement de poule au riz matin et soir, sans même avoir de lait, et, bien entendu, sans compter les jours de combat où nous ne mangions pas de la journée.
14 juillet 1865.
Le 14, on partagea les bœufs à l’armée, et quoiqu’on eût distribué à peu près un bœuf pour cinquante personnes, les Sofas Bambaras affamés mangèrent les chevaux morts, bien que la loi musulmane le défende de la façon la plus formelle. On consomma jusqu’aux peaux des bœufs : après les avoir fait bouillir on les mettait griller sur les charbons, et on les mangeait après avoir gratté le poil. D’autres, et en grand nombre, surtout parmi les Talibés, mangeaient du mil cru ; j’essayai moi-même de cette nourriture qui me donna des maux d’estomac ; elle produisait même cet effet sur les jeunes gens du pays. Le 15, les pirogues de mil arrivèrent de Ségou, et presque en même temps un convoi de pirogues cherchait à entrer au village. On les attaqua des deux rives du fleuve et au moyen des pirogues des hommes du Macina (Diakha Nké), qui étaient dans l’armée. Chaque jour, des femmes sortaient du village et disaient qu’on y manquait de vivres ; mais si on en manquait au marché, il y en avait au moins chez les chefs, et un vieux Bambara criait à travers les murailles, aux Talibés : « Allons donc, Fouta Nké (hommes du Fouta), vous mourez de faim ; venez donc au moins attaquer, il ne manque rien ici, voici des gourous ; » et pour compléter l’ironie, il leur lançait des poignées de gourous.
On gardait ce qu’on avait pris et on cernait tant bien que mal le village. Un soir, on vit les Bambaras démolir un pan de la muraille du côté du Ouala Ouala et s’enfuir ; c’étaient de pauvres hères qui ne pouvant plus se nourrir, se sauvaient, et le même soir on empêchait 240 Kalaris d’entrer ; on leur fit des prisonniers qui vinrent grossir le nombre des victimes. Le lendemain on retrouva au bord du fleuve dix de leurs fusils, qu’ils avaient jetés là en se précipitant dans l’eau.
De notre côté, l’armée se renforçait des captifs du Coro Mama qui venaient en troupe de l’intérieur, confirmant ainsi ce qu’on nous avait dit, que toute cette famille était dévouée à Ahmadou et que si elle n’était pas sortie, c’est qu’on l’en empêchait.
Et en effet, peu à peu leurs captifs sortirent de la ville, puis enfin les chefs de la famille vinrent eux-mêmes se rendre, mais ce ne fut que quand la ville fut affaiblie par la famine, qui commençait à y sévir. Nos hommes, pour se ravitailler, allaient faire des razzias dans l’intérieur du pays, avec des chances diverses. Les habitants de plusieurs villages avaient pris la fuite ; on y trouvait du bois à brûler, qui manquait dans le camp, surtout les jours de tornades, où tout était mouillé. Quand elles tombaient la nuit, c’était une nuit blanche à passer, car ma tente devenait toujours le refuge de ceux de nos amis qui n’avaient pas d’abri.
Ce fut alors que je fis soumettre à Ahmadou par Samba N’diaye l’idée de faire garder le village à vue par le côté du fleuve, au moyen de pirogues garnies de peaux de bœuf, qui empêcheraient par un tir suivi de venir prendre de l’eau. C’était très-simple à exécuter et le village n’eût pu résister longtemps à cette privation. Déjà pour bois à brûler, on n’y avait que celui des maisons que l’on démolissait ; pour la nourriture des chevaux et des autres animaux du village, on n’avait que des feuilles des doubalels du village et l’herbe qu’on venait couper sous les coups de fusil. La gêne qu’on eût imposée par le fleuve aurait été décisive. Ahmadou accepta, ordonna d’agir, et l’indolence de tout le monde laissa tomber la chose.
La poudre était rare dans le village et les habitants ne tiraient qu’à coup sûr ; mais tous les rapports des prisonniers ou des fugitifs s’accordaient pour dire que Boubou Cissey, secondé par Mahmady Sougoulé, maintenait le village et retenait l’armée des Bambaras, qui voulait s’en aller.
19 juillet 1865.
La famine était décidément chez l’ennemi, et le 19 juillet nous en avions une preuve bien éloquente : deux femmes s’étant sauvées du village, les Bambaras les poursuivirent et en rattrapèrent une, mais l’autre parvint à gagner du terrain et vint se jeter au milieu des Sofas qui la saisirent ; dès qu’elle vit du mil elle s’échappa de leurs mains, et, se précipitant dessus, se mit à le dévorer avec avidité : depuis trois jours elle ne mangeait que des feuilles et de l’herbe.
20 juillet 1865.
Enfin, le 20, Ahmadou, après avoir palabré avec les chefs, se résolut à tenter une attaque. Les Talibés avaient juré que s’ils entraient dans le village ils n’en ressortiraient plus. Le lendemain matin, on attaqua, en effet, de tous côtés, mais sans ordre, et les Sofas n’arrivèrent même pas à la muraille. Dans le tata on gagnait quelques cases et on entrait par les dessous dans le grand village du côté du fleuve ; mais, somme toute, c’était une attaque manquée. Elle avait cependant produit une émotion dans le village, car pendant l’après-midi, toute une bande de Bambaras voulut s’enfuir. Les Poulhs du Ouala Ouala les chargèrent et les refoulèrent, ce qui fut cause qu’Ahmadou se décida à donner l’ordre de laisser sortir les fugitifs, sauf à courir après quand ils seraient dans l’impossibilité de rentrer.
Cependant le village n’était pas encore aux abois, et tout en cédant du terrain, les Bambaras ne reculaient que pas à pas et en se fortifiant de case en case, sans rien laisser dans celles qu’ils abandonnaient ; par contre, chez nous on devenait de plus en plus mou.
Le vieux Badara, qui commandait les Soninkés du Ségou, voulut aussi faire une attaque. Au début du siége, je l’avais vu réciter une prière sur une poignée de sable qu’il avait remise à un de ses Talibés, en lui disant de la jeter contre la muraille et affirmant que (Ché allaho) elle tomberait devant lui. Je ne sais si c’est à un semblable procédé qu’il dut de faire un grand trou dans la muraille de la ville, mais il n’y entra pas et eut plusieurs hommes blessés. Pauvre vieux ! à ce moment il eût préféré être dans son village, qui était aussi cerné par les Bambaras que Sansandig l’était par nous.
26 juillet 1865.
Dès ce moment on ne se battit plus dehors et on se battit mollement en dedans du tata. On cernait la maison de Mahmady Sougoulé[212] ou du moins on essayait de la cerner ; elle avait été en partie déménagée, mais elle était toujours le siége d’une vive résistance. Enfin, le 25, on annonça qu’on allait l’attaquer le lendemain et chercher à en finir. Si on y fût parvenu, on eût de là dominé tout ce quartier, on eût forcé les chefs à l’évacuer, et ils auraient été alors bien près de leur perte. Mais le 26 il y eut une pluie abondante et l’attaque fut remise : des femmes sortirent du village et annoncèrent que Mahmady Sougoulé était blessé mortellement ; c’était exagéré, mais il avait été blessé. Le fait sur lequel on était unanime, et que, du reste, confirmait la maigreur des gens qui sortaient, c’est que la ville manquait de vivres. Chaque jour il en sortait du monde, et la garde était si mal faite que dans la nuit du 28 au 29 toute une foule en sortit, sans éveiller l’attention de notre camp, avec des bœufs porteurs, des femmes, des enfants et même des chiens.
Par contre, chez nous, il y avait un mécontentement très-vif contre Ahmadou, qui ne sortait pas de la case qu’il s’était fait bâtir, et donnait de là ordres et contre-ordres.
31 juillet 1865.
Ainsi le 31 juillet, il faisait rassembler toutes les compagnies pour palabrer, et après les avoir fait attendre toute la journée, il ne sortait pas. Le lendemain il fut obligé d’aller lui-même jusqu’au tata pour faire rassembler les hommes, et encore put-il constater comme nous un grand abattement.
2 août 1865.
Aussi lorsqu’on attaqua, le 2 août, on n’obtint aucun résultat : les Sofas marchèrent à la muraille, se firent tuer deux hommes et reculèrent, et les Talibés se contentèrent de brûler de la poudre.
Ce fut alors qu’on entendit affirmer que Mari, à la tête d’une armée, passait le fleuve du côté de Sarrau pour venir attaquer Ahmadou, et en même temps on apprenait que Koghé avait repoussé une attaque, et peu après que Dougassou avait été pillé. Ainsi la position devenait critique pour nous autant que pour la ville. Et pendant qu’Ahmadou portait la guerre à Sansandig, les révoltés la portaient chez lui pour faire une diversion.
4 août 1865.
Le 4 août, on s’emparait de trois Maures qui fuyaient ; l’un d’eux avait le bras cassé d’une balle : c’étaient des Maures blancs, dont l’un se disait chérif, c’était précisément le blessé. Sidy Abdallah fut chargé de les interroger. Ils confirmèrent, et je le tiens de Sidy lui-même, avec lequel j’entretenais de plus en plus commerce d’amitié, ils confirmèrent la triste position du village quant aux vivres, et dirent que Boubou Cissey, pour retenir tout le monde, avait affirmé que Mari était rentré à Ségou, dont il s’était emparé, et qu’Ahmadou, qui ne recevait plus de mil, allait être forcé de lever le siége. Mais ajoutèrent-ils, nous avons vu les pirogues arriver et nous avons su ce qu’il en était ; alors nous avons eu peur et nous sommes sortis.
Ces Maures avaient excité la curiosité de tout le camp. Le noir déteste le Maure, et quand il en tient un en son pouvoir il le traite cruellement. C’est ainsi que je vis des Sofas aller remuer le bras cassé de ce malheureux, et rire des souffrances que cette torture lui arrachait.
Quand, après leur interrogatoire, Ahmadou, les eut condamnés à mort, bien qu’en somme ce ne fussent que des marchands venus pour faire du commerce et que les circonstances avaient poussés malgré eux, tout le monde voulut assister à leur supplice, et moi-même je fus curieux de voir comment ces Maures, si orgueilleux d’habitude, allaient se comporter en face de la mort.
Sur plus de six cents noirs auxquels j’ai vu couper la tête devant moi, un seul s’est débattu et défendu et a temoigné une crainte réelle de la mort, crainte exprimée par des cris. Ces trois Maures, dès qu’ils virent où on les emmenait, commencèrent à supplier.
Autant aurait valu prier un tigre de lâcher sa proie.
C’était Arsec, le barbier, cuisinier d’Ahmadou, qui allait les exécuter. Ils criaient Ah ! Cheick Ahmadou, toubi (pardon), et suppliaient en promettant de le servir ; mais ils étaient en des mains disposées à ne pas les lâcher. Arrivés au champ des suppliciés, situé à cinquante mètres du camp, on les fit arrêter pour leur enlever leurs vêtements. La terreur décomposait leurs traits, leurs cheveux se hérissaient ; leurs yeux avaient une expression impossible à décrire. Quand on voulut les faire agenouiller ils se débattirent, et loin de tendre le cou comme les Bambaras, ils se le rentraient dans les épaules. L’un reçut trois coups de sabre sur les épaules, et ses cris, quoique peu forts, avaient une expression déchirante ; ce ne fut qu’au cinquième coup qu’il fut tué ; le second reçut trois coups avant que sa tête ne tombât. Enfin on arriva au blessé, au soi-disant chérif ; cet homme, à qui on avait détaché le bras, commença à se rouler, il sautait et tombait sur son membre mutilé sans paraître s’en apercevoir. Cette scène était atroce, et l’on riait, et les quolibets pleuvaient sur ce malheureux. Quant à moi, jamais spectacle ne m’émut autant, et la lutte affreuse de ces trois hommes contre la mort m’a fait plus d’impression que l’exécution de cent Bambaras venant tendre le cou comme des moutons.
Ces Maures étaient des Ouled Aïd des environs de Tombouctou.
5 août 1865.
Mais laissons ces gens, et revenons à Sansandig où la famine sévissait et où on avait sérieusement peur. Le 5 août, un chef de captifs de la maison de Mahmady Sougoulé fut pris avec cinq femmes ; il était sorti en compagnie de soixante autres hommes dont un avait été tué. Cette prise était importante. L’homme était le garde-magasin de ce Sougoulé qui était un des riches marchands de Sansandig, et s’il quittait son maître, c’est qu’il le croyait bien en danger, à moins qu’il ne fût envoyé en mission.
C’était un Bambara au teint clair ; ses cheveux étaient nattés artistement par petites mèches, lui dessinant des carreaux sur la tête ; il était soigné et on voyait que c’était un esclave de bonne maison. On l’interrogea longuement. Beaucoup de gens conseillaient à Ahmadou la clémence envers le captif, disant qu’on pourrait l’envoyer près du tata palabrer avec ses anciens compagnons et les engager à sortir, en leur promettant qu’Ahmadou ne leur couperait pas le cou ; mais Ahmadou n’écouta rien, et il fut exécuté.
On savait, à n’en plus douter, que la famine la plus atroce régnait dans le village, à l’exception des cases des chefs qui ne nourrissaient que les hommes qui se battaient, et encore très-approximativement. Ahmadou se décidait à rester là, et avec l’exagération habituelle des noirs, il avait dit qu’il y passerait six mois s’il le fallait, mais qu’il n’aurait plus d’autre maison que sa case en paille jusqu’à la prise du village.
Pour confirmer ses paroles, il avait fait bâtir en terre, avec les débris des cases prises, une poudrière dans laquelle il avait entassé 350 barils de poudre.
Jusque-là j’étais resté sous ma tente, souvent inondée, car nous étions campés sur un lougan, et si la pluie arrivait, j’étais bien abrité par en haut, mais je ne tardais pas à être inondé en dessous, et une nuit, en dépit de la terre que j’avais accumulée et battue dans ma tente, je me réveillai avec dix centimètres d’eau sous moi, mes deux nattes et ma peau de bœuf nageaient, mes couvertures étaient trempées. Comment, dans de telles circonstances, n’ayant que la nourriture dont j’ai déjà parlé, pouvais-je ne pas tomber malade ? C’est à croire qu’il y a des grâces exceptionnelles pour certains voyageurs.
Quand je vis que certainement on ne lèverait pas le siége, que les désertions journalières du village et la famine qui y régnaient donnaient l’espoir de le prendre, je me décidai à bâtir une case dans la plaine. Les laptots en avaient déjà fait une, et dès ce moment nous fûmes à l’abri de l’eau ; mais le long des branches qui composaient la charpente de la case les termites élevèrent leurs galeries, et le moindre vent qui faisait trembler notre frêle abri nous inondait de terre et de termites ; puis tout moisissait, nos guêtres, nos selles, nos sacs de voyage, et pis encore, les peaux de bœuf sèches sur lesquelles nous couchions. Le camp présentait, du reste, un spectacle très-curieux : les cases agglomérées au nombre de plus de mille, de toutes formes et de toutes dimensions, bâties suivant les usages de chacun, leurs groupes séparés par des cloisons en cannes de mil ; près de 4000 chevaux, des bœufs, des vaches, quelques chameaux qu’on avait pris, des ânes en grande quantité ; à 500 mètres de là, le bord du fleuve, où s’établissait un mouvement perpétuel pour le transport des gens qui arrivaient de Ségou avec des vivres, et de ceux qui, avec la permission d’Ahmadou, s’y rendaient ou seulement allaient couper de la paille ; enfin derrière le camp un champ de suppliciés exhalant une odeur affreuse, et dans lequel le jour s’abattaient un millier de vautours, et la nuit des centaines d’hyènes et de chacals. Ce fut là que je vis pour la première fois le grand vautour fauve à collier, que je pris d’abord pour un condor, à voir la force avec laquelle il secouait les cadavres sur lesquels il s’abattait. Cet oiseau, du reste, est rare dans le pays ; à Ségou je n’en ai jamais aperçu ; on n’y voit que le vautour du Sénégal.
Aguibou venait souvent me voir, et était d’une grande amabilité ; au retour de l’expédition de Toghou je lui avais fait cadeau de mon fusil, qu’il n’avait accepté qu’avec la permission de son frère, et depuis ce temps, chaque fois qu’il venait me voir, je le trouvais très aimable, mais il était capricieux, il renouvelait ses visites cinq ou six jours de suite et restait souvent quinze jours sans donner signe de vie.
7 août 1865.
A ce moment le docteur fut obligé de me quitter quelques jours. Latir venait d’être repris d’une maladie qui l’avait déjà cruellement fait souffrir à l’expédition de Dina. Il fallait le sonder et aller pour cela à Ségou où se trouvait la sonde, car l’opération pressait. J’allai demander à Ahmadou une pirogue que j’obtins le jour même et le docteur resta quatre jours absent.
12 août 1865.
Chaque jour les désertions continuaient à Sansandig, et chaque jour on exécutait quelques prisonniers. Tous s’accordaient à déclarer que la faim les chassait du village. L’armée de Sibila commençait à en souffrir elle-même et voulait s’en aller ; Boubou Cissey, pour la retenir, faisait des sacrifices ; il achetait à prix d’or les quelques animaux qui étaient encore dans le village. Le 12 août, les captifs de la maison de Coro Mama commencèrent à sortir ; jusque-là surveillés de très-près, ils n’avaient pu fuir, car on savait qu’ils s’étaient soumis à Ahmadou : ce furent les premiers hommes qui furent épargnés. Jusque-là, les femmes seulement de la case étaient sorties. Du reste, telle était la surveillance de Boubou Cissey, qu’à chaque poste il avait placé des Sofas, et quand une femme demandait à sortir et aller couper de l’herbe pour manger, elle était obligée de laisser ses pagnes et de sortir entièrement nue pour qu’elle ne pût pas fuir. Malgré cela plusieurs préférèrent braver toute honte et vinrent se jeter dans nos rangs sans le moindre vêtement, tant il est vrai que la faim n’a plus de pudeur.
13 août 1865.
Le lendemain les pirogues du village faisaient une sortie et traversaient le fleuve en toute hâte pour chercher à s’emparer du convoi de mil d’Ahmadou qui était attaché de l’autre côté ; mais le mil était gardé, et aux premiers coups de fusil, les assaillants rentrèrent chez eux.
Le chef des pirogues était un Toucouleur du Sénégal, un Kioubalo (pêcheur) du Fouta ; c’était le fils du chef de Djoulé Diabé qui était si dévoué à la France ; ce fils, quoique ayant suivi El Hadj volontairement, nous faisait beaucoup d’amitiés et quelquefois des cadeaux de lait, de bois à brûler, toutes ressources précieuses en cours de campagne et qu’il pouvait se procurer par ses Somonos.
Les bamé (razzias) parcouraient le pays avec des chances diverses ; quand ils s’attachaient à des goupouilli (villages en paille), ils en venaient à bout généralement, mais quelquefois ils se hasardaient trop loin, et à leur retour ils étaient surpris dans les broussailles par des fusillades qui leur faisaient subir des pertes sérieuses.
16 août 1865.
Le 16 août, l’inaction dans laquelle on restait depuis longtemps fut interrompue. Les gens du village firent une sortie ; on les avait vus se préparer, tout le monde était à son poste et lorsqu’ils s’élancèrent sur les Sofas rangés en avant de leur campement, ceux-ci reculèrent précipitamment jusque derrière leur camp. Les Bambaras y entrèrent, mais aussitôt, pendant qu’ils étaient encore dans les cases à piller, ils furent enveloppés de Sofas et laissèrent 80 hommes au moins sur le terrain, sans en compter cinq qui, pris vivants, furent exécutés.
Le lendemain, des prisonniers faits la nuit annoncèrent que soixante hommes de l’armée bambara étaient partis, pendant la nuit, à la faveur d’une petite pluie.
La position du village devenait de plus en plus critique ; les captifs (hommes) de Coro Mama, et entre autres son forgeron, sortaient toujours et portaient des lettres.
19 août 1865.
Le 19, on prenait trois pirogues qui s’échappaient du village.
20 août 1865.
Le 20, on en prenait une autre dans laquelle était un Maure, qui eut le sort ordinaire des prisonniers. La plupart des Somonos qui conduisaient ces pirogues s’échappaient à la nage.
21 août 1865.
Enfin, le 21, nous eûmes un nouveau spectacle, celui d’un combat naval. Une soixantaine de pirogues essayaient de remonter le fleuve et de passer près de la rive droite entre l’île et la berge, pour venir entrer dans Sansandig. Pendant que les coups de fusil du camp des Somonos sur la rive droite les assaillaient, cinq des pirogues du Macina, montées par de nombreux Talibés, partaient de notre rive pour les attaquer. Les pirogues des Bambaras battirent en retraite, et, avec une maladresse inouïe, on les laissa fuir. Certes, avec vingt laptots, j’eusse pris ce convoi en lui coupant la ligne de retraite. On avait empêché de ravitailler le village, c’était déjà quelque chose : aussi, l’après-midi, les armées de Sansandig venaient essayer une sortie, mais elles ne commirent pas la même faute que la première fois, et, voyant que leur fusillade à distance n’avait pas ébranlé les compagnies qui gardaient le village, elles se décidèrent à rentrer.
Tout cela était mal conduit aussi bien d’un côté que de l’autre.
A ce moment, on recevait de bonnes nouvelles de Ségou. Le vieux Tierno-Abdoul y était allé prendre le commandement de la ville, et cent Pouls lui avaient été adjoints pour courir le pays. Ils avaient atteint sur les bords du Bakhoy une armée de Bambaras qui venait de piller un petit village, et l’avaient culbutée dans la rivière, en lui tuant beaucoup de monde et lui prenant son tabala, qu’on envoyait à Ahmadou. D’un autre côté, le bruit de l’approche d’une armée de Mari se fortifiait sans que personne songeât à s’en inquiéter.
24 août 1865.
Chaque nuit on faisait de nouvelles prises ; le 24 on avait capturé une pirogue chargée de gourous et montée par trois Maures de Tichit. Sidy Abdallah voulut s’employer en faveur de ses compatriotes et implora la clémence d’Ahmadou, mais ce fut en vain, et le soir Mohammed Bobo vint lui dire qu’après avoir bien réfléchi, Ahmadou ne croyait pas pouvoir faire grâce. Cette fois, il faut le dire, Ahmadou fit bien, on était déjà très-jaloux à Ségou de la position exceptionnelle de Sidy Abdallah et des faveurs qu’Ahmadou lui accordait, et s’il eût fait grâce, cela eût indisposé bien du monde.
Mais ce fait me donna à réfléchir. Si un blanc fût arrivé à Sansandig, venant d’Algérie par le Touat, il eût pu se trouver dans la même position que ces Maures, et si, après avoir résisté comme eux, il eût été fait prisonnier comme eux en cherchant à fuir, mes prières auraient été impuissantes à sauver sa tête.
Cependant il me semble que j’eusse trouvé des accents pour attendrir Ahmadou, et que pour un compatriote j’eusse fait plus que Sidy Abdallah ne faisait pour les siens. Il est vrai qu’il a besoin d’Ahmadou et qu’il ne peut se compromettre.
Mais après tout, pour être vrai, je ne suis pas bien sûr que j’eusse réussi, car si les prières n’avaient pas suffi je ne pouvais espérer de l’intimider ; Ahmadou sentait bien qu’il avait besoin des blancs pour s’approvisionner, mais il savait trop qu’il n’avait rien à en craindre personnellement, et l’inertie de l’Europe dans la question africaine lui donne tristement raison. Enfin ces trois Maures furent exécutés et se montrèrent calmes en face de la mort, ce qui prouve suffisamment que l’on ne saurait établir, par l’exemple des trois premiers que j’avais vu tuer, que les Maures sont lâches devant la mort. Cependant je crois, en thèse générale, qu’ils la craignent plus que les noirs et surtout que les Bambaras.
Chaque jour on continua à sortir du village ; la famine y était telle qu’on annonçait que les Sofas volaient les chevaux des chefs et les mangeaient. Ce fait n’a rien de bien extraordinaire, il s’est produit dans l’armée d’El Hadj, en 1859, à Nioro. Aussi, voyant que le village était aux abois, on le gardait un peu plus étroitement : chaque nuit des volontaires allaient à l’Ouest au Ouala Ouala guetter les fugitifs pour les capturer ; Ahmadou avait déclaré qu’il donnerait à chacun la moitié de ce qu’il aurait pris. Mon brave Déthié eut la bonne fortune de prendre ainsi dans une pirogue capturée une pierre de sel assez grosse, qu’Ahmadou lui laissa en totalité, mais comme il était marié (à la mode musulmane) à Ségou, il eut bien vite porté cela à sa case, et quand, un mois après, nous rentrâmes à Ségou, il n’en restait plus rien, et mon pauvre compagnon n’en fut pas plus riche.
29 août 1865.
Le 29, les Bambaras firent une sortie ; mais voyant qu’ils ne pouvaient intimider les Sofas sur lesquels ils semblaient concentrer leurs efforts, ils rentrèrent après avoir été deux fois chargés par ceux-ci qui, toutefois, ne s’avancèrent qu’à une demi-portée de fusil du village, et n’ayant pas d’ordre pour attaquer, laissèrent passer une occasion magnifique de donner l’assaut, en rentrant en même temps que les gens du village.
Septembre 1865.
Les jours suivants, les gens de Coro Mama sortirent de plus en plus par petits groupes ; il y eut un échange de lettres entre Ahmadou et les chefs de cette famille, qui finirent par sortir eux-mêmes le 4 septembre.
4 septembre 1865.
C’étaient deux jeunes gens, neveux de ce Coro Mama qui avait été supplicié d’une façon si cruelle lors de la révolte de Sansandig. Leurs physionomies étaient remarquablement ouvertes et intelligentes, surtout celle du plus jeune ; ils vinrent l’un et l’autre me voir, et, par la suite, j’eus d’excellents rapports avec eux. Je leur fis de nouveau raconter l’histoire de la mort de leur parent et j’eus par eux bien des détails sur la ville de Sansandig.
S’il faut en croire leur récit, cette ville serait bien ancienne et aurait été fondée par un Couma[213] nommé Alpha Seïni, qui demanda le terrain au roi du Sanama Dougou, nommé de Massa-Sibila, et dont la résidence était à Sibila. Alpha Seïni lui paya en or son terrain et lui donna le cheval blanc qu’il montait. Le fils du fondateur, nommé Alpha Mahmadou, construisit la première mosquée et le commandement resta dans la famille jusqu’au troisième avant-dernier chef qui fut un Cissey.
Le chef de Sansandig touchait un impôt de 5 cauris sur chaque personne venant vendre quelque chose au marché de la ville. De plus il recevait des cadeaux de toutes les caravanes ; par chaque pierre de sel, entrant dans la ville par eau[214], il avait une somme de 200 cauris, et par chaque charge de chameau en tabac 3000. Ces charges se vendaient 20 gros d’or en moyenne. En outre de ces octrois, le chef Sibila touchait 140 cauris par pierre de sel entrant à Sansandig, et 3000 cauris par ballot de tabac entrant par le fleuve, mais il ne touchait rien sur ce qui entrait par caravanes.
Quant au roi de Ségou, il avait aussi ses priviléges, et d’abord c’était lui qui nommait le chef de Sansandig ; pour obtenir cette place, il fallait lui faire des cadeaux magnifiques, ce qui était déjà une source importante de revenus, car on nommait généralement des vieillards, et à leur mort c’était à recommencer. A chaque fête de la Tabaski, la ville de Sansandig payait encore au roi, par cotisation des notables, 200000 cauris ; le chef du village devait donner de plus deux chevaux de guerre, et on ajoutait généralement des burnous de drap rouge et divers autres présents. Telle était l’origine des magasins de Ségou et de tout ce que nous y trouvions ; Sansandig ne payait pas d’autres impôts.
Toroco Mari trouva que ce n’était pas encore assez et augmenta les impôts de la ville ; ce fut peut-être la cause qui poussa les habitants à se jeter dans les bras d’El Hadj, ce qui entraîna la ruine actuelle du pays.
Sansandig, qui était l’entrepôt de Tombouctou, faisait un commerce considérable. Elle achetait toutes les marchandises venues d’au delà du désert, ainsi que le sel de Tuden ou Toudeyni, et le payait en or ou en esclaves. Quelques dents d’éléphants apportées du Bakhounou ou du Bélédougou complétaient ces payements, mais l’objet d’échange le plus apprécié c’étaient les esclaves fournis par le roi de Ségou, auquel, après chaque expédition, Sansandig achetait tous ses prisonniers à vil prix, en or, en étoffes d’Europe et du pays, qui allaient s’entasser dans les magasins du roi.
Quant à l’or, on se le procurait à Bouré contre le sel et les bœufs qu’on y menait, et avec lesquels on faisait concurrence aux marchandises venues de la côte par Sierra Leone ou Gambie.
Sansandig s’était enrichie d’année en année, enrichissant en même temps les chefs de Sibila et les rois de Ségou. Aussi aujourd’hui le roi de Sibila était-il le protecteur naturel de Sansandig, et cela avec d’autant plus d’acharnement, que le premier acte d’El Hadj, en entrant à Sansandig, avait été de confisquer les revenus de Sibila à son profit, aussi bien que ceux du roi de Ségou et une grande partie de ceux du chef de la ville.
Pendant que je me renseignais ainsi et que j’apprenais le mécanisme du commerce de ce pays, la ville souffrait de plus en plus, tous les captifs de Coro Mama sortaient et venaient rejoindre leurs maîtres ; les autres, pris de peur, s’échappaient de la ville et venaient, quand on les prenait, grossir le nombre des suppliciés. Sur le fleuve dérivaient, à demi cousus dans des nattes, les cadavres des morts du village dont le nombre augmentait tous les jours ; car on mourait de faim dans les rues, et puis les blessés succombaient plus encore par la misère que par leurs blessures. Ces cadavres venaient s’échouer sur la plage en face du camp, et de quelque côté que la brise soufflât nous respirions les odeurs nauséabondes et des miasmes putrides. Tout le monde dévorait déjà le village des yeux, comme une proie qu’on tenait enfin ; on récapitulait toutes les richesses qu’il contenait et qui allaient tomber aux mains des vrais croyants, et puis on faisait des châteaux en Espagne dont quelques-uns me touchaient. Ahmadou devait, après cette éclatante victoire, laisser partir tous les envoyés qu’il retenait depuis si longtemps, et entre autres une partie de l’armée de Nioro (celle qui était venue la première) ; on disait que nous partirions avec eux. Ces bruits circulaient, et il faut croire que quelque parole y donnant lieu avait été dite chez Ahmadou, car elle fut aussitôt rapportée par dix ou douze personnes qui vinrent me féliciter de ce départ, en me faisant promettre le secret. Je me pris à espérer, et pour fortifier Ahmadou dans ces bonnes dispositions, je disais à tous ceux qui venaient que si Ahmadou me renvoyait, le gouverneur serait tellement content de me revoir, qu’il ferait pour lui ce qu’on n’a jamais fait pour un chef noir, qu’il lui donnerait des canons. Ce mot était magique. « Ah ! s’écriait-on, si nous avions des canons, Sansandig serait bientôt pris et le pays rendu. » Oui, mais on n’avait pas de canons, et Sansandig ne se rendait pas. Il devenait évident que les chefs, plutôt que d’abandonner leurs trésors, se laisseraient mourir dessus, et il n’y avait d’espoir que dans le temps, puisque l’armée ne se souciait pas d’attaquer.
6 septembre 1865.
Enfin le 6, Ahmadou appela les chefs du conseil chez lui ; deux Somonos qui avaient été pris par les Bambaras à Banacoro, venaient de s’échapper de chez Mari, et annonçaient que son armée avait traversé le Bakhoy, et que depuis deux jours elle traversait le Djoliba un peu au-dessous de Sibila. Mari avait envoyé quatorze cents hommes, mais il n’avait pas voulu venir en personne, malgré les prières des chefs de Sansandig. Ahmadou envoya des cavaliers en éclaireurs. Quelques chefs émirent l’idée de faire une attaque sur le village, de tenter de le prendre pendant qu’il était affaibli et qu’il ne pouvait résister, et avant que ces nouveaux renforts lui arrivassent. Mais cette proposition eut peu d’écho. On décida, sur la proposition d’Abdoul Kadi, qu’on allait faire sortir du tata tous les Talibés, excepté deux compagnies, et qu’on se préparerait à recevoir l’ennemi s’il venait attaquer.
Le lendemain il y eut un grand émoi ; on entendait des coups de fusil dans le N.-E. ; mais d’informations en informations, on apprit que c’étaient des Talibés qui avaient voulu aller, comme ils le faisaient depuis quelque temps, récolter le fognio[215] des Bambaras dans l’intérieur, et qui avaient été reçus à coups de fusil. Plusieurs revenaient blessés.
Le même soir, beaucoup de monde sortit du village ; mais Boubou Cissey et ses captifs sortirent en même temps et les forcèrent à y rentrer. Cela montrait assez la triste situation de Sansandig.
8 septembre 1865.
En effet, le 8, le chef de tous les Couma, Baba Couma, venait lui-même se rendre, et un chef de Somonos, qui avait déjà écrit à ce sujet, en faisait autant. Ceux-là furent bien traités, comme, du reste, tous ceux qui avaient écrit à Ahmadou pour l’assurer de leurs bonnes intentions.
9 septembre 1865.
Enfin, le 9 au soir, à la faveur d’une petite pluie, à 8 heures et demie, Sibila Mahmary sortait lui-même avec son armée de Bambaras. Mais ayant mal pris ses dispositions, ou bien, ayant été vu avant d’être en mesure de fuir, il passait à travers le camp des Sofas, et j’étais réveillé par une fusillade épouvantable. On criait que les Bambaras attaquaient. Je m’armai et me rendis sur-le-champ à la case d’Ahmadou ; il en était sorti et se tenait dehors devant un feu, entouré de ses fidèles et de ses Sofas ; Sibila Mahmary était pris. D’instants en instants, on emmenait au supplice de nombreux prisonniers. Quant à Sibila Mahmary, il était entièrement nu ; on l’avait conduit devant Ahmadou, on l’avait fait asseoir par terre ; un de ses poignets avait été cassé par une balle et il avait des coups de sabre à la tête. Ahmadou, et avec lui toute sa bande, avaient peine à contenir leur joie ; le griot de Coro Mama et ses fils surtout étaient effrayants. Mahmary était un vieillard : il était blessé, prisonnier de guerre, et il était bafoué, insulté. Non-seulement on le raillait sur sa puissance, mais on ne craignait pas de lui adresser des plaisanteries sur une infirmité que sa nudité complète permettait d’apercevoir. C’était tellement violent que Mahmary, jusqu’alors impassible, en dépit des souffrances qu’on lui faisait endurer (en remuant son bras cassé avec la corde qui le tenait attaché à l’autre), répondit : Morrr ! Expression qui a une énergie indescriptible, et que le mot : Honte à tous, ne traduirait qu’imparfaitement. Plus de cinquante prisonniers furent exécutés de la main d’Arsec pendant cette nuit, on ne les interrogeait plus et Ahmadou disait : Rokam to Arseki (Donne-le à Arsec), et il n’ajoutait même plus sa plaisanterie habituelle : Qu’il leur donne à boire. Parmi ces malheureux il y avait trois Maures.
Quant à Sibila, il fut gardé pendant toute cette longue nuit, que je passai debout près d’Ahmadou, dans l’atroce position que j’ai décrite plus haut, et ce ne fut qu’au jour qu’on termina son supplice, bien léger du reste à côté de celui qu’on avait infligé à Coro Mama lors de la révolte de la ville. Une fois la tête tranchée, son corps fut haché de coups de sabre.
10 septembre 1865.
Abderhaman Couma, l’un des chefs de cette famille qui avait trahi Coro Mama, qui avait fait depuis bande à part et s’était montré constamment hostile à Ahmadou, fut pris dans la matinée du 10, ainsi qu’une foule d’hommes qui s’étaient cachés dans les broussailles, n’osant fuir au milieu de tous les cavaliers qui avaient parcouru les environs pendant la nuit. Quand on le conduisit au supplice il fut presque assommé par la foule. Sa tête traînait par terre, la figure dans le sable et balayait les ordures, et il eût été certainement tué de cette façon si Arsec arrivant n’eût écarté la foule en dégainant son terrible sabre, dont un seul coup envoya ce malheureux dans l’autre monde.
Parmi les prisonniers de la nuit se trouvait aussi le frère de Mahmary Sibila, qui, ayant écrit depuis longtemps à Ahmadou pour se rendre, l’avait le jour même prévenu de la sortie de son frère et avait par cette trahison été cause de sa mort. Ahmadou lui donna la vie, et, sur sa demande, l’envoya, à cheval, à Sibila pour faire rendre le village ; mais il n’en revint pas.
Tout cela avait encore affaibli Sansandig, et cependant, comme par fanfaronnade, les habitants avaient recommencé un feu nourri.
Avaient-ils appris que de nouveaux renforts leur arrivaient, espéraient-ils les avertir ainsi que le village se défendait encore ? Toujours est-il qu’au lieu de profiter de ce jour pour attaquer et emporter Sansandig, Ahmadou, enivré de la mort de ses ennemis, laissa échapper l’occasion, et que le lendemain 11 septembre, la face des choses avait changé.
Pendant la nuit on avait entendu battre le tabala dans l’Est, et cela très-distinctement. Un de mes hommes, Déthié, qui rôdait à la recherche de quelques captives, s’était dit qu’il n’y avait rien de bon par là, et, prévoyant ce qui allait arriver, était rentré se coucher en nous prévenant. En effet, dès le jour une femme sortie du village vint dire que les chefs attendaient une armée le jour même.
Malgré cela, il n’y avait rien de menaçant, quand à 8 heures et demie, pendant que j’étais dans la case de Samba N’diaye à causer avec lui, on vint annoncer que l’armée des Bambaras approchait. C’était un cavalier qui, le cheval ruisselant, disait l’avoir rencontrée et arrivait au triple galop prévenir Ahmadou. Je m’empressai de seller mon cheval, et voyant qu’on ne sortait pas, je mangeai à la hâte un peu de riz.
11 septembre 1865.
A 9 heures et demie enfin, Ahmadou se décidait à monter à cheval ; mais, comme toujours, il avait trop attendu, l’armée bambara était là, et avant que nos troupes fussent à leur poste, elle était sur nous. Elle avançait sur quatre colonnes, forte de dix mille hommes environ.
Ils arrivèrent presque sans tirer sur les Talibés, qui les chargèrent énergiquement. Malheureusement, les Sofas de Ségou, sur la droite et à l’extrémité du camp, lâchèrent pied et furent poursuivis jusque dans le camp, laissant de nombreux morts percés de coups de lance et abattus par les coups de sabre. Les Irlabés et les Gannar qui étaient à côté d’eux se portèrent en travers de la colonne qui les attaquait, mais furent entraînés dans la déroute par le retour offensif des Bambaras qu’ils avaient d’abord chassés. La colonne du Toro qui était devant Ahmadou se débanda, courant au secours des Irlabés, et Ahmadou fut découvert au moment où tous les Bambaras revenaient à la charge en fourrageurs ; un moment je crus que nous étions perdus.
Je m’étais d’abord tenu près d’Ahmadou ; mais voyant au premier coup de fusil les Bambaras reculer, j’étais parti en avant afin de bien juger de leurs forces, qui me paraissaient considérables. Dès que je vis les Irlabés et leur pavillon blanc reculer à la droite, je m’y portai, accompagnant Ali, un des princes ; mais la retraite était si rapide que tout d’un coup nous fûmes enveloppés de cavaliers bambaras, et qu’il nous fallut, pour n’être pas pris ou tués, fuir vers le camp au milieu d’une grêle de balles et de nos hommes affolés tirant au hasard en arrière, tir aussi dangereux pour nous que l’était celui des Bambaras.
Mon premier mouvement fut d’aller voir ce que devenait Quintin ; il n’avait pas de cheval, et, en cas de déroute, je ne voulais pas l’abandonner, ni perdre mes notes et nos bagages. Mais j’avais eu le temps de voir qu’Ahmadou se faisait couvrir par Arsec et sa compagnie de Sofas et que le Toro reprenait du terrain. Je ne trouvai pas Quintin, et pensant qu’il était peut-être près d’Ahmadou, je m’y rendis et le trouvai là en effet peu après, mais en même temps j’appris que Samba N’diaye était blessé. Au moment de la déroute, il s’était bravement conduit et avait chargé avec quatre ou cinq autres ; il avait tué deux hommes de ses deux coups de fusil, et chargeait à coups de sabre, quand un coup de feu l’avait atteint, traversant les chairs de l’omoplate sur une longueur de 12 à 15 centimètres au moins. Quant aux Bambaras, ils avaient disparu ; ils s’étaient arrêtés en vue du camp, et, enlevant tous leurs blessés, avaient fui. Par un miracle nous restions maîtres du terrain, et Ahmadou s’avançait en personne. Sur la gauche, au camp des Sofas, les choses s’étaient passées différemment. Ils avaient fait une vigoureuse défense, et si une compagnie de Bambaras s’était jetée dans le village en passant entre eux et les Pouls, elle avait laissé de nombreux morts sur le terrain et quelques prisonniers.
En arrivant près d’Ahmadou, j’assistai à une scène magnifique. En voyant son armée rentrer dans son camp, Ahmadou s’était avancé en se faisant couvrir par Arsec, comme je l’ai dit, et s’il avait mis son projet à exécution, il eût entraîné toute l’armée sur les traces de l’armée bambara, et sans doute lui aurait fait éprouver des pertes cruelles. Mais il n’était pas encore hors du camp que Bobo et Mahmadou Abi, son cousin, se jetèrent à la bride de son cheval pour l’empêcher de s’avancer et de s’exposer. Il fut superbe de colère. En un clin d’œil, il se jeta à bas de son cheval avec une vivacité qui contrastait avec la lenteur habituelle et affectée de ses mouvements et voulut s’avancer à pied ; mais Bobo l’enlaçant à bras le corps, l’arrêta de nouveau. Ahmadou écumait de rage, il se débattait avec violence et énergie, ordonnant en vain à ces amis maladroits de le lâcher ; un instant il parvint à tirer son sabre, et je crus qu’il allait se dégager. Quant à moi, je l’encourageais du geste, et en même temps, quelques Talibés l’engageaient de la voix à avancer. Enfin on le fit monter à cheval ; mais à peine hors du camp, comme il s’avançait encore, la scène recommença et ne fut terminée que par l’intervention d’Abdoul Kadi, qui vint prendre son cheval par la bride, et le conduisit sur l’emplacement qu’avait occupé la colonne du Toro. Mais l’ennemi était loin et l’occasion de le poursuivre était perdue. Vainement Ahmadou suppliait et s’emportait, vainement il faisait partir des cavaliers dans toutes les directions, disant qu’il voulait savoir où était l’ennemi, on ne put que constater la disparition de cette armée bambara qui, tenant une victoire décisive et n’ayant qu’à charger sur Ahmadou sans défense au milieu d’une armée en déroute, avait fui, s’exposant à être à son tour poursuivie et décimée, et qui l’eût été sans l’émotion indescriptible qui s’était emparée de tout le monde à la vue de cette formidable attaque. Les pertes chez nous se comptaient : elles étaient d’environ soixante-dix captifs de Ségou et de quelques Talibés peu nombreux.
En revanche, il y avait beaucoup de blessés ; quelques-uns l’avaient été à coups de sabre et de lance par les cavaliers bambaras ou maciniens, dont l’un était entré jusque dans le camp, où il avait piqué de sa lance un Talibé. L’ennemi avait, du côté des Sofas seulement, laissé plus de soixante morts sur le terrain, et, dans les broussailles, les Massassis[216], qui seuls avaient poursuivi vigoureusement l’ennemi, grâce à leurs chevaux, en avaient tué au moins autant. On avait pris quinze chevaux, et fait cinq ou six prisonniers vivants, dont le sort fut vite réglé par Arsec.
Ahmadou, voyant décidément l’armée ennemie partie et comprenant qu’il était trop tard pour espérer de la rejoindre, alla se promener autour de la ville à la tête d’une partie de ses troupes alignées, et musique en tête, faisant de la fantasia pour célébrer cette étrange victoire. Il s’arrêta derrière les Sofas qui se fusillaient à bonne distance avec les Bambaras entrés dans le village, qui, ressortis, semblaient vouloir les intimider. Cela dura jusqu’à deux heures et l’on rentra au camp. Mais vers 3 heures et demie, comme je venais de visiter quelques blessés, dont un Massassi de notre connaissance qui avait reçu un léger coup de sabre, un cavalier arrivant ventre à terre cria que les Bambaras revenaient et n’étaient pas loin.
Ahmadou, cette fois, instruit par l’expérience, monta aussitôt à cheval et donna l’exemple en sortant du camp. Néanmoins, les compagnies ne se pressaient pas, la plupart étaient encore sous l’influence de l’émotion de la matinée, et peu de blessés étaient de la trempe de Samba N’diaye qui, malgré une blessure sérieuse, était remonté à cheval.
Ahmadou alla palabrer avec chaque compagnie, exhortant, suppliant, ordonnant. Il fit avancer la ligne de bataille de manière à profiter de quelques plis de terrain, et comme les Talibés qui avaient été les plus maltraités y montraient de la répugnance, « Où voulez-vous fuir ? dit-il ; ne savez-vous pas que nous sommes entourés de Keffirs de tous côtés ? voulez-vous vous jeter dans le fleuve et y périr[217] ? »
Il alla ainsi de compagnie en compagnie, obtenant des promesses. On resta en bataille, et comme, le soir, Ahmadou, afin de ne pas se laisser surprendre, annonça qu’il allait coucher aux avant-postes pour être prêt à tout événement, je rentrai au camp, malade de migraine, et je m’aperçus bientôt que nombre de Talibés en faisaient autant.
La nuit fut très-calme ; les Bambaras ne revinrent point, mais des patrouilles de leurs cavaliers circulaient dans les environs, et telle était l’explication de la panique qui avait fait coucher Ahmadou à la belle étoile. Je me réveillai guéri ou à peu près, car ma migraine provenait d’un coup de soleil assez fort que j’avais reçu sur l’oreille gauche, en négligeant, sous l’empire des circonstances, d’abattre la coiffe blanche de mon chapeau. Je me félicitai que nous n’eussions pas eu à subir une nouvelle attaque, car le lendemain encore de cette bataille le camp était en proie à une sorte de stupeur. Personne n’eût soupçonné que Mari pouvait réunir une armée semblable à celle qui était venue nous attaquer, et qu’il avait envoyée sur les demandes réitérées de Sansandig. Si les Bambaras étaient revenus à la charge, il est probable qu’en dépit des promesses faites à Ahmadou nous aurions eu un terrible quart d’heure à passer.
12 septembre 1865.
Au jour, j’allai saluer Ahmadou ; il était couché sur une simple natte, en plein air, à plus de 100 mètres du camp, entouré de ses plus fidèles Talibés ; il ne rentra qu’à 8 heures et demie. La journée se passa tranquillement jusqu’au soir, où il y eut une vive fusillade du côté des Sofas. C’étaient les Bambaras qui, entrés la veille dans la ville et n’ayant rien trouvé à manger, disaient les déserteurs de Sansandig, voulaient sortir. On les repoussa, mais ils crièrent : « Faites ce que vous voudrez, nous sortirons tout de même. » En effet, dès la nuit suivante, une partie au moins ressortit.
A partir de ce moment, on fut sur un qui-vive continuel. Ahmadou maintenait l’armée nuit et jour aux postes de combat, y couchant lui-même et ne rentrant qu’au moment des tornades.
13 septembre 1865.
Les Bambaras circulaient dans les environs, mais ne se montraient pas. Le 13 au soir, on entendit battre le tabala dans un village de l’intérieur. Les espions d’Ahmadou n’osaient pas s’avancer ; on ne savait que penser, et le résultat de cette incertitude était une crainte vague, plus terrible que toute autre, car elle engendre presque toujours la panique.
15 septembre 1865.
Le 15, à quatre heures, des cavaliers rôdant aux alentours rentrèrent au galop. Immédiatement l’armée se mit en bataille, et les cavaliers s’élancèrent au-devant de l’ennemi, qu’on ne voyait pas encore, mais qui ne pouvait être loin, car bientôt on entendit des coups de fusil, et moins de vingt minutes après leur départ, les cavaliers, et entre autres un Talibé du Fouta, nomma Hiaïa, qui avait une belle réputation de courage, revinrent rapportant les dépouilles d’un certain nombre de Bambaras et six chevaux.
Après cet exploit qui devait mettre les Bambaras en fuite, on rentra et la nuit fut calme.
Le lendemain 16 septembre, à trois heures, il y eut encore une alerte, mais cette fois l’armée, fatiguée de ces sorties continuelles et sans résultat, ne se hâta pas, et ce fut malheureux, car avant qu’elle fût rangée, les Bambaras, au nombre de près de deux mille hommes, tournèrent le camp pour entrer à Sansandig par le Ouala Ouala. Nous en vîmes une partie qui força le passage entre les Pouls et les Djawaras et se jeta dans le village au pas de course le plus rapide, sans que personne eût l’idée de s’y jeter en même temps. Cette colonne eut des pertes, son tabala fut pris, ainsi que sept chevaux, et nombre d’hommes furent tués ; mais il n’en était pas moins vrai que plus de quinze cents hommes venaient d’entrer dans la place, et qu’on craignait chez nous que ce ne fût que l’avant-garde d’une armée plus nombreuse, qui viendrait nous attaquer pendant que le village ferait une sortie de manière à nous placer entre deux feux.
La première conséquence de cette affaire fut de forcer à envoyer une partie des troupes sur la gauche, pour renforcer les camps des Pouls et des Djawaras, et garder le Ouala Ouala. Les Bambaras ressortis des murailles, tiraillaient, et cette fusillade inoffensive dura jusqu’à la nuit.
Ahmadou coucha dehors, et le sommeil ne fut pas troublé. Pour moi je pensais que cette armée ne pourrait pas tenir dans le village sans vivres, qu’elle en sortirait dans quelques jours, que cela entraînerait encore quelques défenseurs à déserter, et que le moment où on s’emparerait de la place n’était pas loin. Quelques jours de courage encore et ce résultat allait être atteint.
Comme pour fortifier mon opinion, vers dix heures, le 17, tout le village sortait se ranger en bataille sous les murs, ainsi que l’armée des Bambaras entrée la veille. Aussitôt les Sofas, Djawaras et Irlabés demandèrent du renfort, car en voyant environ quatre à cinq mille hommes en face d’eux, ils ne se sentaient pas de force à leur barrer le passage.
Ahmadou, redoutant et espérant sans doute un combat définitif, avança avec toute l’armée en dépit de quelques personnes qui craignaient que ce ne fût un piége des ennemis pour faire abandonner le camp et venir l’attaquer par la plaine. Le camp resta en effet confié à la garde de peu de monde.
Dès qu’Ahmadou fut arrivé en face de l’ennemi, les Massassis et les Djawaras marchèrent sur les cavaliers qui étaient sortis par le Ouala Ouala, plus nombreux que je n’eusse supposé qu’ils pouvaient l’être dans le village. Presque en même temps le Gannar et le Toro s’élancèrent sur les fantassins, qui reculèrent jusqu’aux murs et rentrèrent en partie. C’était encore une occasion magnifique, qui eût, même en cas d’échec, intimidé les Bambaras ; mais on s’arrêta à portée de fusil des murs, et toute la journée se passa ainsi. Ahmadou fit venir les canons de Samba N’diaye, dont la mitraille, à la distance où on les plaça, ne parut pas faire d’effet.
Vers huit heures et demie, les Bambaras rentrèrent presque tous, et Ahmadou les imita, ne laissant dehors que la moitié des Talibés. Chose bizarre, on avait pris un Maure dans les broussailles, pendant le combat ; c’était très-probablement un échappé du village : il annonça que l’on avait affaire aux Sofas de Mari et aux contingents du Miniankala, et paya de sa tête ces renseignements.
Une femme qui sortit du village compléta ce qu’avait dit le Maure, en affirmant que les Bambaras entrés le 11 étaient ressortis, comme je l’ai dit, et qu’étant allés trouver le reste de l’armée repoussée, en lui reprochant d’avoir fui, ils avaient décidé tout ce monde à rentrer avec eux.
Boubou Cissey leur avait fait dire, pour les décider, que s’ils ne réussissaient pas à chasser Ahmadou, ils tenteraient de s’échapper tous avec leur or, en emportant le plus possible et brûlant le reste de leurs marchandises. Cette femme ajoutait qu’on avait promis 1000 cauris aux Bambaras par chaque individu, homme, femme ou enfant, qu’ils réussiraient à sauver.
17 septembre 1865.
Voilà où en étaient les choses, lorsque survint un événement incroyable. Le soir de ce jour je me sentais malade ; la nourriture de poule au riz à laquelle j’étais condamné depuis soixante-douze jours sans presque aucune variante, sauf, de temps à autre, un peu de bœuf ou de mouton grillé sur la braise ; cette nourriture, dis-je, m’avait été insupportable, et, pour me soutenir, j’avais mâché un ou deux gros gourous que je devais à la générosité d’Isaac, le gardien des gourous d’Ahmadou. Nous avions passé ainsi la soirée, Quintin et moi, devisant sur la prise probable de Sansandig et sur notre retour qui, nous l’espérions au moins, pouvait en être la conséquence. Nous avions depuis quelques jours reçu de tous les chefs des promesses de bon vouloir à cet égard qui étaient de bon augure.
Vers dix heures et demie, nous nous jetâmes tout habillés comme nous le faisions depuis près de deux ans, sur nos peaux de bœuf, auxquelles l’humidité avait donné une odeur insupportable. Jamais, je crois, les émanations de l’atmosphère n’avaient été plus abominables ; les pluies des jours précédents avaient causé la putréfaction des cadavres du champ des suppliciés, que l’ardeur dévorante des rayons du soleil avait momifiés jusqu’alors ; le fleuve envoyait les odeurs des nombreux cadavres qu’il charriait : c’était à n’y pas tenir. Je m’enveloppai la tête pour respirer le moins possible, et je finis par m’endormir dans ce milieu malsain. J’étais plongé dans un demi-sommeil fiévreux qui, par suite de l’effet des gourous, acquérait une légèreté excessive. J’entendis, dans cet état, et sans bien m’en rendre compte, qu’on venait chercher, de la part d’Abdoul Kadi, le courrier Seïdou, que je lui avais prêté et qui était venu le soir même lui apporter des provisions. Peu après Seïdou revint et je l’entendis parler à Latir, qui couchait devant la porte de notre case. Ensuite j’eus conscience d’une certaine rumeur indécise, d’un mouvement opéré en silence. Je me réveillai en proie à une grande inquiétude : en ce moment, Latir, qui depuis quelques instants s’était levé, appelait le docteur qui, inquiet aussi, s’était réveillé et demandait ce qu’il y avait. On part de suite pour Ségou ! Ce fut un mot magique qui dissipa tout sommeil, toute envie de dormir.
Qu’y avait-il donc qui pût faire abandonner une prise qu’on semblait tenir ? Quelle puissante menace forçait Ahmadou à fuir ainsi silencieusement au milieu de la nuit ? Il fallait sans doute quelque motif de grande importance ; il y allait de notre salut à tous, et ma pensée fut celle qui vint à l’esprit de chacun. Une armée arrive sur nous du Macina, forte, très-forte, et Ahmadou se sauve pour n’être pas pris et tué.
Quoi qu’il en fût, je n’avais pas un instant à perdre. Pendant que le docteur, qui n’avait pas de cheval, courait au milieu de l’obscurité jusqu’à Ahmadou, demandait et obtenait de partir en pirogue avec les poudres et les blessés, je courais chez Samba N’diaye lui demander ce qu’il y avait.
J’avais cependant avant cela donné des ordres aux laptots pour charger les bagages.
Samba ne savait rien, sinon qu’Ahmadou avait dit depuis une demi-heure qu’il fallait embarquer immédiatement la poudre et les blessés, qu’on partait, que beaucoup même étaient déjà en route. Et presse-toi ! me dit-il.
Je revins à ma tente à travers un camp presque désert. Je n’avais pas un instant à perdre ; mais là, comme il importe de le faire dans toute circonstance grave, je fis appel à mon sang-froid, je recueillis mes pensées. On n’entendait plus que ce bruit vague causé par un grand mouvement d’hommes et de chevaux, opéré en silence. Les bœufs beuglaient en se jetant à l’eau pour traverser le fleuve sous les coups des bergers. Chacun parlait à voix basse, quelques feux brillaient dans des cases où des retardataires ficelaient leurs paquets : au milieu de tout cela, les gémissements de quelques blessés se faisaient entendre.
La terreur de tous était à son comble, on échangeait des questions et des réponses, et chacun allait droit son chemin, effaré, avec le sentiment d’un affreux danger qui le menaçait.
J’envoyai avec le docteur Boubakary Gnian, qui pouvait à peine marcher, et qui d’ailleurs était capable de lui être fort utile, même dans cet état. Après cela, calme en dépit de l’émotion inséparable d’une pareille conjoncture, je fis charger mes bagages avec ordre et avec plus de soin que d’habitude. Je fis manger beaucoup de mil aux chevaux et aux mules. Brûlant quelques allumettes précieusement gardées, je passai en revue ma case, ramassant avec Latir tout ce qu’on avait oublié dans la précipitation du premier moment. Je partageai mes dernières cartouches entre les hommes, en leur recommandant la plus grande parcimonie. Je leur donnai mes instructions pour le cas où nous serions attaqués, en leur disant à la dernière extrémité d’abandonner les bagages, sauf mes papiers, et de monter sur les mules en jetant les cantines. Puis, quand tout fut ainsi fait, et cela n’avait pas duré vingt minutes, je sortis du camp, me disant avec une certaine satisfaction que rien de nos affaires ne resterait là, et à coup sûr tout le monde ne put pas en dire autant, car j’appris le lendemain qu’un blessé y avait été abandonné, et que bien des gens y avaient laissé qui du mil, qui leur poudre même.
Je rejoignis Ahmadou, et à ce moment toute l’armée était en route, ou plutôt en déroute ; nous restâmes là quelques minutes encore, puis le tabala battit un instant la charge et on partit au Nord. Une maison flambait dans la ville et sa lueur éclairait la plaine. Était-ce un commencement de destruction volontaire, ces marchands aimant mieux détruire leur fortune que de la laisser aux mains d’autrui ? On nous l’affirma, et en voyant l’énergie qu’ont déployée ces Soninkés, je suis tenté de le croire.
Nous marchions sans bruit, sans tabala. Après un quart d’heure, notre route inclina au N.-O. ; je le remarquai d’après les étoiles, bien que le ciel fût nuageux par places ; mais en voyage on prend une telle habitude de s’orienter, que je crois qu’en s’y attachant on arriverait à une exactitude très-suffisante pour estimer sa route.
Il m’est impossible de peindre la situation d’esprit dans laquelle je me trouvais. Je considérais en ce moment la cause d’Ahmadou comme presque perdue, et de fait, si une armée fût venue nous attaquer, si cinquante cavaliers seulement eussent poussé sur nous une charge vigoureuse, c’en était fait de lui et de son armée, en proie à une panique indicible. Sansandig même faisant une sortie en ce moment, eût eu bon marché de nous.
J’en étais tellement convaincu que, pour la première fois depuis mon départ, je me pris à avoir sérieusement peur, et ces réflexions troublèrent tellement mon esprit que je fus au moment d’aller me jeter dans Sansandig avec ceux de mes hommes qui eussent bien voulu m’y accompagner. Une pensée me retint, ce fut l’idée d’abandonner mon compagnon Quintin, qui, parti en pirogue, se serait trouvé dans une triste et fausse position.
Je continuai donc ma route, en proie à un malaise et à une tension d’esprit plus faciles à indiquer qu’à analyser.
Je m’étais efforcé de suivre Ahmadou, mais bientôt, grâce à l’obscurité de la nuit, j’en fus séparé : jusqu’au jour je suivis au petit trot une bande de toute espèce de gens à pied, de cavaliers, de bœufs porteurs, qui tous semblaient n’avoir qu’une préoccupation, celle de fuir.
Après Vélentiguila, nous tournâmes à l’Ouest, et nous traversâmes des marais produits par le débordement du fleuve ; c’est là que je vis la peur dans tout ce qu’elle a de hideux. Tandis que, suivant un groupe dans un marais, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux, et que grâce à la vigueur de mon cheval, je sortais de ce mauvais pas, à quelques pas de moi, d’autres s’embourbaient et restaient suppliants sans que personne se dérangeât pour venir à leur secours. Quelques pas plus loin, c’étaient des piétons qui couraient, tombaient, se relevaient, tombaient encore, et cela sans dire un mot. Ce mutisme était effrayant.
18 septembre 1865.
Lentement, très-lentement, le jour se fit ; nous arrivâmes alors près d’un village de l’intérieur, dont les habitants se mettaient en route, avec une précipitation sans égale. C’était un village qui s’était soumis à Ahmadou et qui, pour ne pas subir les représailles de Sansandig, se hâtait de déménager. En quelques minutes, les femmes avaient ficelé tout leur modeste mobilier sur leur tête : c’étaient des calebasses, des pilons, des mortiers, quelques marmites de fer. Elles conduisaient quelques chèvres, portaient quelques poules, et au milieu de ce désordre, elles étaient encore pillées par les Sofas et les Talibés qui, sans doute par humanité et pour ne pas leur laisser cette charge, les volaient tant qu’ils pouvaient.
Peu après je rejoignis Ahmadou qui, bien que j’eusse marché rapidement, était encore devant moi. Il avait peu de monde avec lui, et je me souviendrai toujours de l’impression que me fit sa figure sur laquelle il s’efforça de faire paraître un sourire quand je le saluai. Il semblait désespéré et s’efforçait de rester calme. Mais où était l’armée ? De tous côtés ! elle était en déroute.
J’avais pensé que vers neuf heures ou dix heures on serait près de Ségou, mais je fus bien désappointé ; nous nous étions peu à peu et par des détours sans fin enfoncés dans l’intérieur ; du haut des collines nous apercevions Ségou dans le lointain, et ce ne fut qu’après avoir traversé sept villages déserts que vers cinq heures du soir, harassé de fatigue, j’arrivai à Kalabougou, où se trouvait une partie de l’armée ; le reste était à Faracco.
Jamais je n’appréciai autant l’utilité des quelques mots de peuhl que j’avais appris pendant le siége. J’étais seul, sans un de mes hommes. Je n’avais rien mangé depuis plus de vingt-quatre heures et je venais de passer seize heures au moins à cheval.
J’appris d’abord que, bien qu’on eût indiqué Faracco comme lieu de rendez-vous, Ahmadou, très-fatigué, restait à Kalabougou.
Puis, prenant des informations au sujet de mes hommes, je finis par savoir que mes mules (bakla) étaient à Faracco avec Mamboye et Latir. Tout d’abord, je cherchai quelqu’un pour m’y conduire, mais bientôt je changeai d’avis, et, m’adressant à Seïdou Dalia, le cousin d’Ahmadou, je lui expliquai tant bien que mal ma position. Il me conduisit près d’Ahmadou, qui confia à son cousin le soin de me faire donner par le chef du village une case et un bon souper.
Le chef du village, déjà tout troublé par le séjour d’Ahmadou, se déchargea de moi sur le chef des Somonos, petit vieillard à barbe blanche, qui parut fort peu flatté et très-étonné de ma prétention à avoir une case à moi seul. Enfin, après bien des difficultés, j’eus un tout petit coin. Mon cheval fut pourvu de paille, et on me donna de l’eau. Je n’en pouvais plus. Vers six heures et demie, je fus rejoint par Samba Yoro et Déthié N’diaye, qui, ayant perdu leurs sandales dans les marais, arrivaient à bout de forces et le dessous des pieds brûlé par la chaleur du sol. Ils ne pouvaient plus se soutenir. Je m’endormis d’un sommeil fiévreux, leur laissant le soin de m’avoir à souper, et vers dix heures et demie, à la troisième sommation, on m’apporta une toute petite calebasse de fognio[218] cuit sans sel, et dans une autre calebasse un maigre poulet de cinq à six semaines bouilli dans de l’eau claire.
J’ai souvent mangé pis que cela, mais, outre que je trouvais ce mets détestable, j’étais courbatu, j’avais la fièvre et je ne pus en avaler deux bouchées.
En revanche, mes laptots, bien que se plaignant du manque de sel, eurent promptement vidé les calebasses, et je me rendormis d’un terrible sommeil.
Je m’éveillai au petit jour, brisé, moulu, incapable de me soutenir ; j’étais frappé. Moi, l’avant-veille encore, si vigoureux, j’étais incapable de faire trois pas ; il fallut que je me fisse soutenir pour me rendre chez Ahmadou, auquel je demandai une pirogue pour passer sur l’autre rive du fleuve et me rendre à Ségou. Il remarqua l’altération de ma figure, ordonna de me livrer la pirogue, et un quart d’heure après, Déthié N’diaye me plaçait sur mon cheval à Ségou Bougou. Comment fis-je la route jusqu’à Ségou ? Je n’en sais rien ; je passai entre les hautes tiges du mil mûr, laissant mon cheval me guider, la tête me battant sur les épaules, et à huit heures, je tombai sur mon lit dans la case de Samba N’diaye, où le docteur était arrivé la veille à neuf heures du soir, après vingt heures de navigation en pirogue avec de l’eau jusqu’aux genoux. Il était couvert de coups de soleil et pouvait dire comme moi que la journée du 18 septembre 1865 compterait pour une des plus dures de notre voyage.
Pas plus que moi il ne comprenait ce qui s’était passé ; ne croyant depuis bien longtemps plus au succès d’El Hadj au Macina, il pensait que c’était l’arrivée d’une armée de Maciniens qui avait causé cette retraite.
Ce qu’il y avait de sûr, c’est que nous étions dans de bonnes murailles, que l’armée était sauvée, et que nous pouvions dormir, ce que nous fîmes tout le jour en proie à la fièvre et n’ayant pas même la force d’essayer de manger.