Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
[209]Ces selles sont recouvertes de peaux de mouton ou de chèvre tannées, mais travaillées sans suif ni graisse, de sorte qu’une seule pluie les met hors de service.
[210]Poche sur le devant de la poitrine.
[211]Il y avait un assez grand nombre de Maures dans la ville.
[212]Riche marchand, exerçant une grande influence.
[213]Soninké de la famille des Couma.
[214]Le sel arrivait en pirogue de Tombouctou.
[215]Plante alimentaire.
[216]Les Massassis et les Pouls forment la véritable cavalerie avec les Djawaras ; il est rare qu’ils se battent à pied.
[217]Les eaux étaient à leur maximum de hauteur, la crue, cette année, dépassant six mètres.
[218]Le fognio est une petite graminée dont les graines sont blanches.
CHAPITRE XXXV.
Rentrée de l’expédition de Sansandig. — Découragement des Talibés. — Je tombe malade et suis près de mourir. — Négociations par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi. — J’obtiens de faire partir Seïdou. — Espérances et déceptions. — État de la route de Nioro. — Bakary est venu à Ouosébougou. — Départ de Seïdou pour Yamina. — Préparatifs pour le départ de nombreux chefs. — Arrivée de Sidy le laptot. — Voyage de Bakary Guëye et de Sidy. — Motifs du retard du premier. — Lettre du gouverneur. — Entrevue avec Ahmadou. — Je partirai, mais quand ?
20 septembre 1865.
Dès le lendemain, nous étions, quoique bien fatigués, en quête de nouvelles, et à notre grand étonnement nous ne tardions pas à savoir qu’il n’y avait eu aucune menace du côté du Macina, mais bien du côté de Mari. C’était le vieux Tierno-Abdoul qui, commis à la garde de Ségou-Sikoro, avait écrit à Ahmadou pour le supplier de rentrer, lui disant qu’il savait par ses espions que Mari avait rassemblé une armée, et que, dès qu’il aurait passé le Bakhoy, tout ce qu’il y avait de Bambaras dans le pays était décidé à se soulever contre Ahmadou et à venir attaquer la capitale pour y replacer Mari ; et, ajoutait Tierno dans sa lettre, « avec les hommes que j’ai ici, qui presque tous manquent de fusils, je ne l’attendrai pas. »
C’était au reçu de cette lettre qu’Ahmadou, ayant consulté Abdoul Kadi, s’était décidé à rentrer. C’était peut-être sage, mais c’était dur. Avoir passé soixante-douze jours avec son armée dans la misère, sous les pluies de l’hivernage, avoir perdu tant de monde et ses meilleurs Talibés (plusieurs chefs du Fouta avaient succombé, et entre autres le frère de Sirey Adama, Moctar, neveu d’El Hadj), et revenir sans avoir fait essuyer à l’ennemi d’autre perte que celle des hommes qui avaient succombé, d’autres maux que les horreurs de la famine qui avait désolé la ville. Cette résolution avait dû bien lui coûter, et il faut croire que le péril lui avait paru bien imminent.
Ce ne fut que le 19 au soir que l’armée fut ralliée à Kalabougou, et le 23 seulement Ahmadou fit son entrée à Ségou, où l’on tira presque autant de coups de fusil que pour une victoire.
23 septembre 1865.
Ahmadou, à défaut de victoire, ramenait un certain nombre de captives. Il avait de plus bien fatigué Sansandig ; il avait forcé un certain nombre de villages à se jeter dans son parti, et leur population, qu’il ramenait, venait grossir les rangs de ses partisans.
On affectait une grande joie, bien qu’on ne la ressentît pas. Tout le monde, ou du moins tous les chefs, avaient conscience de la faiblesse de l’armée. Je ne tardai pas à le savoir et je tentai de mettre à profit cette conviction pour obtenir de partir.
Seïdou, mon courrier, avait fait la route de Sansandig à Ségou-Sikoro, en pirogue, avec Paté Dali, le Diawandou[219] d’Ahmadou, qui jouit près de lui d’une grande influence. Ce dernier, originaire du Kaarta et sachant fort bien l’état des choses, avait dit à Seïdou qu’ils étaient en mauvaise position, que les Talibés diminuaient de jour en jour, qu’il leur faudrait une armée du Fouta ; et il lui avait demandé si, quand je rentrerais au Sénégal, je ne pourrais leur donner un coup de main pour faire venir des renforts de ce pays, ajoutant qu’il avait l’intention, ainsi qu’Abdoul Kadi, d’en parler à Ahmadou, parce qu’ils avaient grand besoin d’un tel renfort.
Grâce à l’intimité de Tierno Abdoul Kadi, Seïdou qui connaissait tout le monde dans le Fouta, avait seul parmi mes hommes le privilége de tout voir, de tout entendre sans exciter de soupçons.
Dès qu’il vint me rapporter cette conversation, je résolus d’en tirer parti. Après avoir conféré avec Samba N’diaye et Quintin, je me décidai à prier Abdoul Kadi d’insister auprès d’Ahmadou pour qu’il me fît partir, en lui promettant en mon nom tout ce qu’il pourrait demander. Bien entendu, je persuadai Samba N’diaye de mes bonnes intentions, et ce n’est que pour cela qu’il entra dans mes vues.
24 septembre 1865.
Assez gravement blessé et malade, il était très-frappé en ce moment, et la peur avait commencé à le prendre. Je fis briller à son imagination le mirage de canons donnés par le gouverneur, et ce fut un mot magique. Le 24 septembre, j’entrai en négociation avec Tierno Abdoul Kadi, et cela dans le plus grand secret, dans une cour intérieure de sa maison, où Seïdou et Déthié N’diaye seuls nous servaient d’interprètes.
Je dis à Abdoul que je venais pour une affaire qui intéressait Ahmadou autant que moi et tous les Talibés ; que, ne pouvant, moi, parler en secret à Ahmadou, je venais le prier d’être mon intermédiaire, parce que je voulais éviter que de méchantes gens se missent en travers de cette affaire et ne vinssent brouiller tout ce que nous tenterions.
Après ce préambule, que je fis durer assez longtemps, j’exposai à Abdoul l’état de faiblesse de l’armée, me servant de ce que je savais être sa propre opinion. Je fis ressortir la retraite de Sansandig et la triste situation du pays, en proie à une guerre dont rien ne pouvait présager la fin.
Je lui dis que je voulais, et tous les blancs avec moi, qu’Ahmadou fût le maître dans son pays, parce que cela était indispensable au commerce que nous voulions faire avec lui ; que nous étions venus lui donner la main et que ce n’était pas parce qu’il était gêné qu’on cesserait d’être bien avec lui ; et, lui citant l’exemple de Sambala, le roi de Médine, que nous avions soutenu contre El Hadj, je lui rappelai qu’une fois qu’on était l’ami des blancs, ils ne vous abandonnaient jamais, même en face d’ennemis redoutables. Enfin, je terminai en lui disant : « Qu’Ahmadou fasse réunir une petite armée, me renvoie, et je l’assure que le gouverneur lui donnera des canons, de la poudre, des fusils, et que, dès que le pays (les bords du Sénégal) verra cela, vous n’attendrez plus longtemps les Talibés, et vous en verrez venir plus que vous ne voudrez. Je suis malade, très malade même, je n’ai plus de forces, et si je venais à mourir ici, vous savez bien que le gouverneur ne vous donnerait jamais un coup de main. »
Abdoul, qui avait écouté attentivement, répondit sobrement et promit de la façon la plus formelle d’entrer dans notre cause, qui était juste, disant : « Depuis longtemps j’aurais voulu vous voir partir. » Il me promit de parler à Ahmadou le jour même et de me donner réponse dès le lendemain.
Je répétai en partie cet entretien à Samba N’diaye, qui me dit que plusieurs chefs, et entre autres Mahmadou Dieber, m’appuieraient ; car ce dernier, pendant le siége, lui avait dit de lui-même et comme une excellente nouvelle, que certainement, si on prenait la ville, Ahmadou nous renverrait.
Cependant quelques jours se passèrent sans que Tierno Abdoul Kadi pût tenir sa promesse, et quand il vit le roi, il fut d’abord ajourné par Ahmadou. Pendant que j’attendais une solution et que je m’adressais à Oulibo, à Sidy Abdallah, pour obtenir leur appui, sans toutefois leur dire ce dont j’avais chargé Abdoul Kadi, je tombai malade, et si gravement, que pendant sept jours mon journal, pour la première fois, fut interrompu.
Je fus d’abord pris d’une fièvre lente qui ne me quittait ni jour ni nuit ; je ne pouvais supporter aucune nourriture et des saignements de nez violents achevèrent de m’affaiblir. Vainement je me tamponnais les narines avec de la charpie trempée dans une solution de perchlorure de fer ; le sang s’arrêtait, mais le plus petit mouvement faisait tomber le caillot et le sang recommençait à couler. Au surplus, ce n’était plus du sang, mais un liquide rosé qui ne tachait le linge qu’en jaune. Il ne m’était plus possible de marcher, je ne me soulevais même plus sur ma couche, où je restai plus de trente-six heures, me demandant si tout était fini pour moi, si je ne devais plus revoir les miens.
29 septembre 1865.
Enfin, un peu de mieux se déclara, et le 29 je me transportai chez Ahmadou. J’étais si faible, qu’en arrivant je ne pouvais plus parler. Ma maigreur était devenue affreuse ; mon teint brûlé par le soleil, bronzé par la vie au grand air, avait subitement pris des teintes cadavéreuses, et Ahmadou lui-même en parut touché. Il me dit qu’il allait m’envoyer des cauris et un bœuf que j’avais fait demander, mais rien relativement à mon départ.
Je rentrai à la maison à bout de forces et je fus obligé de m’asseoir plusieurs fois en route. Mais je ne voulus plus me coucher, et je me disais que, si la mort venait, je voulais du moins lutter contre elle jusqu’au dernier moment.
De son côté, Samba N’diaye était malade de sa blessure. La gangrène s’y était d’abord mise ; toutefois, grâce aux pansements de Quintin, la plaie était en bonne voie de guérison. Mais des accidents nerveux s’étant déclarés, il recevait des sortes de secousses électriques qui lui arrachaient des cris, et comme Quintin n’y pouvait rien, Samba se croyait perdu et ne songeait plus à réagir. Lorsque ses accès devenaient violents, toutes les femmes de la case, captives ou autres, se mettaient à pleurer.
On peut concevoir combien la position était déplorable.
A cette époque je m’installai sur la terrasse de la maison, dans la case de paille de Samba N’diaye, pour pouvoir respirer.
1er octobre 1865.
Le 1er octobre, j’y étais couché quand Seïdou vint me réveiller pour me dire qu’Ahmadou avait refusé à Abdoul Kadi de me laisser partir, mais qu’il avait offert de tenir sa parole quant à l’envoi d’un courrier et d’expédier Seïdou. Ahmadou n’avait donné d’autres raisons que celles que j’entendais depuis dix-neuf mois. Il n’y avait pas à insister.
Le lendemain, Abdoul Kadi me répétait lui-même sa conversation avec Ahmadou, et comme il me voyait découragé, il me promettait qu’il ne laisserait pas Ahmadou tranquille avant que Seïdou fût en route.
Je cherchai vainement à voir Ahmadou les deux jours suivants ; j’avais doublement besoin de lui parler, car il n’envoyait pas les cauris demandés et promis.
4 octobre 1865.
Enfin le 4, j’allai le saluer sous les arbres, et à ma demande d’expédier Seïdou, il répondit qu’il préparait ses guides ; mais je ne pus rien obtenir de positif. Quand je lui rappelai les cauris, il me répondit qu’on allait m’en envoyer. Un peu plus tard j’en reçus 10000.
C’était la première fois que j’en recevais aussi peu. Dans les deux dernières occasions où Ahmadou m’en avait fourni, ç’avait été par 20000 à la fois ; mais c’était en cours de campagne, et on s’expliquait qu’il ne fît pas plus. A Ségou, c’était toujours par cent mille (80000) qu’il me les distribuait, et un tel nombre me durait généralement deux mois et quelques jours. Je fus inquiet et mécontent de cet envoi de 10000 cauris. Ahmadou était-il fatigué de me fournir des ressources ? Allait-il, tout en me retenant, me laisser dans la misère ? Le mauvais succès de son expédition de Sansandig lui avait-il suggéré la pensée de faire des économies à mes dépens, afin de rattrapper peu à peu tout ce qu’il avait dépensé en bœufs et en mil pour nourrir l’armée ?
Dans tous les cas, rester sans cauris à Ségou m’était impossible, j’y serais mort de faim ; car réduit à la nourriture ordinaire des noirs, au lack-lallo, je suis bien sûr que je n’eusse pas résisté huit jours, même si j’avais pu surmonter le dégoût qu’elle m’inspirait.
Je me rendis aussitôt chez Abdoul Kadi pour lui exposer ce nouveau grief, lui disant que plutôt que de mourir de faim et de misère, je préférais en finir tout d’un coup et risquer de m’en aller seul, sauf à être massacré par les Bambaras ou à mourir sur la route.
Abdoul entra encore dans ma cause ; il dit qu’il n’y avait là qu’un malentendu, mais qu’il allait me faire avoir une audience d’Ahmadou, et que je m’en expliquerais avec lui ; que pour son compte il s’occupait spécialement du départ de Seïdou.
Je fus cependant quelques jours encore sans voir Ahmadou ; j’en profitai pour voir Sidy Abdallah, qui était malade, afin de l’entretenir, moyennant un cadeau, dans ses bonnes dispositions à mon égard. Bobo, que, malgré son inimitié évidente, je cherchai à voir chez lui, persista dans son aversion prononcée et ne me reçut pas ; mais je partageai ce sort avec la plupart des Talibés de Ségou dont aucun ne pouvait l’aborder.
Sans me montrer blessé, le rencontrant chez Ahmadou, je l’accostai, et, un peu malgré lui, je l’entraînai palabrer dans un coin, où je lui demandai son appui pour faire partir Seïdou le plus vite possible, lui expliquant le haut intérêt qu’Ahmadou pouvait y avoir. Bobo, en dépit de son aversion, était trop politique pour me faire mauvaise mine, et il promit d’appuyer ce départ et de le presser.
7 octobre 1865.
Ce ne fut que le 7 octobre que je parvins à voir Ahmadou, après que j’eus fait entrer Paté Dali dans ma cause. Ce fut lui qui m’introduisit auprès d’Ahmadou avant que personne fût là. Je profitai de l’occasion pour redire à Ahmadou tout ce que j’avais chargé Abdoul Kadi de lui dire, et je lui demandai si on lui avait tout rapporté. Quand il m’eut fait la réponse qu’Abdoul Kadi m’avait déjà transmise, je lui rappelai que depuis cinq mois il me promettait d’expédier ce courrier et que jamais il n’était parti. C’est pourquoi, lui dis-je assez durement, je n’ai plus confiance. A mon grand étonnement, Paté Dali m’appuya, en disant : Gonga (c’est vrai, c’est juste). Ahmadou me dit alors qu’il avait une affaire à terminer, et que, dès qu’elle serait faite, je pouvais être sans inquiétude, que Seïdou partirait, et qu’avant de l’expédier il me ferait appeler pour régler une affaire entre nous deux.
Le ton dont il me dit cela était si bienveillant, si mystérieux en même temps, que je crus un instant, surtout en rapprochant ses paroles de certaines réticences de Paté Dali, qu’Ahmadou était décidé à me faire partir moi-même, mais qu’il cachait cette intention.
L’affaire des cauris, traitée au début, l’avait été à mon entière satisfaction, et l’ordre d’en porter 100000 à la maison avait été donné.
La conversation en resta là, et en rentrant à la maison j’acquis la conviction que l’opinion générale était que j’allais partir.
Dès lors je cessai d’y compter positivement ; il suffisait qu’on y crût pour que ce ne fût pas vrai, et je pensai, non sans raison, qu’Ahmadou avait besoin de faire chercher quelque chose à Bakel ou à Médine, et qu’il voulait s’assurer de mon concours, soit pour cela, soit pour avoir des canons : mais je me promis in petto de le mal recevoir. Les jours suivants, j’acquis la certitude qu’Ahmadou voulait envoyer pas mal de monde en même temps que Seïdou. Cela m’inquiétait.
Il était question de renvoyer le vieux Badara Tunkara dans ses foyers, à Toumboula ; il le demandait avec insistance, et comme il était évident qu’après l’avoir gardé si longtemps on ne le renverrait pas sans secours, cela devait faire traîner la chose en longueur. Sidy Abdallah, du reste, m’affirmait que je ne partirais pas. Au contraire, Paté Dali, avec ses airs mystérieux, semblait me donner de l’espoir.
14 octobre 1865.
Seïdou, qui était intéressé dans la question et qui était tenu au courant par Abdoul Kadi, penchait à croire qu’il partirait sans moi, et le 14 il vint me dire qu’il croyait qu’Ahmadou voulait envoyer du monde jusqu’à Saint-Louis avec lui. Ce bruit m’inquiéta plus que tout le reste, car il répondait à mes secrètes appréhensions. J’en parlai à Samba N’diaye assez vivement, et il dit lui-même que cela ne devait pas se faire, et qu’il ne fallait pas qu’Ahmadou envoyât quelqu’un au gouverneur sans moi ; d’autant plus, ajoutai-je avec intention, que son envoyé pourrait bien être, à son tour, retenu jusqu’à mon retour. Aussi, pour ma part, n’y consentirais-je pas ; je partirais plutôt malgré Ahmadou.
22 octobre 1865.
Les choses allèrent ainsi jusqu’au 22, jour où nous recevions de bonnes nouvelles du Bakhounou. On annonçait que Falel, le frère de feu Sambouné, avait repris le pouvoir à Hofara, après avoir fait assassiner Amadi Sambouné, son neveu. En enregistrant cette nouvelle, favorable au succès du voyage de Seïdou, je me demandais si nous n’allions pas partir. La veille, en effet, j’étais allé tenter un coup de théâtre chez Ahmadou. Après avoir attendu une audience toute la journée, je l’avais arrêté au passage dans un des hangars que Samba N’diaye lui avait fait construire peu avant de partir pour Sansandig, et le forçant, pour ainsi dire, à m’écouter sous ce hangar, et seul à seul, je lui avais redemandé de me laisser partir, lui alléguant les nouveaux retards qu’il apportait à l’envoi du courrier et toutes les raisons que je lui avais si souvent données. A mon grand étonnement, il n’avait pas dit non et avait remis sa réponse au lundi 23 octobre.
23 octobre 1865.
Aussi, ce jour-là, j’étais dès le jour chez lui. A dix heures et un quart, il envoya chercher Sidy Abdallah et Bobo, et j’entrai peu après. Le cœur me battait ; qu’allait-il me dire ? Hélas ! rien de plus que ce qu’il m’avait déjà dit. Après avoir repris les choses depuis ma première demande d’envoyer un courrier, il en revint à me répéter toutes les raisons que je lui avais données pour me laisser partir et me donna toute sorte de mauvaises raisons pour me retenir, et cela avec plus d’onction que jamais.
Enfin, il arriva à ce qu’il avait à me dire : c’est qu’il allait faire partir mon courrier avec un homme à lui pour aller voir le gouverneur de sa part !
Ainsi, Seïdou ne s’était pas trompé.
Je pris aussitôt la parole et, déguisant ma colère, j’insistai en vain pour partir moi-même ; quand je vis que je perdais mes paroles, je lui déclarai que pour expédier un homme avec Seïdou, il était libre de le faire, que moi je n’y donnerais pas mon consentement.
« Le gouverneur doit être mécontent de ce que je ne reviens pas, lui dis-je ; il saura bien que du moment que Seïdou et un de tes envoyés auront passé, j’aurais pu le faire aussi bien qu’eux, et que si je ne reviens pas, c’est que tu ne veux pas me laisser partir. Aussi, si tu envoies un courrier, je pense que le gouverneur, à son tour, le retiendra ou au moins le recevra mal. Je ne veux pas que cela arrive par ma faute, et je te préviens, afin que si cela embrouille les affaires entre le gouverneur et toi, tu ne dises pas que j’y suis pour quelque chose. »
Il céda tout de suite à cet égard et me dit que son homme irait à Nioro et y attendrait Seïdou pour le ramener.
J’insistai encore pour partir. Mais il me dit alors : « Tu as raison, je sais combien tu as besoin de partir : mais je te demande de rester par amitié pour moi. » Que faire ? il pouvait commander, il priait. Je dus me rendre, mais je ne le fis qu’avec réserve, et, affectant plus de défiance encore que je n’en avais, je ne consentis qu’à la condition qu’on allait fixer le jour du départ de Seïdou.
Ahmadou alors se mit à causer avec Bobo en langue du Haoussa, que personne ne comprenait qu’eux d’eux, et il me répondit peu après : « Il partira lundi prochain. » Che Allaho, ajouta Sidy Abdallah.
A ce moment, je me levai et Ahmadou me tendit la main avec plus d’affabilité encore que d’habitude. En rentrant chez moi, je commençai à écrire des lettres.
Pendant les quelques jours qui suivirent, les bonnes nouvelles du Bakhounou furent confirmées par des hommes venus de Toumboula pour parler à Badara.
Voici comment ils décrivaient l’état du pays :
Depuis Ouosébougou jusqu’à Nioro, tout le pays était libre par la victoire de Falel, tous les révoltés avaient fui à Gombou vers l’Est.
Par contre, la position de Toumboula était devenue de plus en plus critique. Autour de ce village les Bambaras de Guigué, de Tiéfougoula s’étaient révoltés sous l’action des Massassis, qui de Guémené n’arrêtaient pas leurs razzias et avaient enlevé tous les bœufs et une partie des captifs, si bien que la famine était à Toumboula. Heureusement, Galadjo, un des principaux Massassis, et un des plus acharnés contre Toumboula, avait été tué dans une des attaques, et il devenait probable que tout allait s’arranger.
De Toumboula à Yamina, on ne pouvait, jusqu’à Kiba, traverser aucun village, mais on passait dans les broussailles, car bien des villages étaient abandonnés.
Enfin, ces renseignements furent terminés par une nouvelle qui me transporta d’aise, mais que je mis quelque temps à accueillir. Les envoyés du gouverneur, disait-on, étaient venus à Ouosébougou pendant l’hivernage, et ils y étaient encore avec beaucoup de marchandises.
29 octobre 1865.
Dès l’après-midi, j’allai pour parler de cela à Ahmadou, que je ne pus voir que le 29 et qui me dit qu’il le savait. J’insistai alors pour que Seïdou ramenât tout de suite ces envoyés, en laissant, s’il le fallait, toutes les marchandises entre les mains du chef du village. Ahmadou me répondit qu’il en parlerait à l’homme qui devait conduire Seïdou, et bien que le départ fût fixé au lendemain, nous ne terminâmes rien ce jour-là.
30 octobre 1865.
Le lendemain au matin, Ahmadou ne sortit pas, et quand, l’après-midi, je lui fis demander s’il n’allait pas faire partir Seïdou, il me répondit qu’il m’avait attendu toute la matinée et qu’actuellement il était trop tard, qu’il fallait remettre ce départ au jour suivant. Enfin, malgré cette mauvaise foi évidente, le lendemain, bien qu’il n’y eût rien de prêt, je trouvai Ahmadou très-aimable, et à mon grand étonnement, pour ne pas manquer à sa parole, il expédia Seïdou à Yamina, sous la conduite d’un homme, en le recommandant, et en lui donnant un sauf-conduit pour toute la route. Ibrahim, le courrier qui avait refusé de partir au mois de septembre de l’année précédente, et qui depuis cette époque vivait comme il pouvait et presque de la charité de Samba Farba, avait sollicité de moi de partir avec Seïdou ; j’en parlai à Ahmadou, qui y consentit facilement.
En un mot, il fut charmant, mais je ne pus savoir encore quand Seïdou serait définitivement en route, puisqu’il fallait attendre que ceux qui devaient partir avec lui fussent prêts. Personne ne savait au juste qui partait.
Tambo le Bakiri était convaincu qu’il allait partir, Badara aussi ; on comptait les hommes de diverses compagnies, entre autres de Nioro ; chacun faisait des conjectures. En attendant, Seïdou était à Yamina.
3 novembre 1865.
Le 3 novembre, je revis Ahmadou très-occupé d’affaires du pays : des Bambaras venaient lui apporter des moutons et du miel. Je ne pus obtenir que cette réponse vague : « Bientôt, che Allaho. » Mais ce bientôt traîna encore en longueur.
Le 8 novembre, le chef de Yamina, qui était venu porter l’impôt de cauris, repartait avec l’ordre de préparer des boubous, des tamba sembés et des dampés pour habiller les gens qui allaient partir[220].
Malgré ces apparences et malgré le départ de Seïdou, je commençais à craindre que les choses ne traînassent encore longtemps, car on comptait l’armée, et Ahmadou faisait des cadeaux comme s’il préparait une nouvelle expédition. Aussi le 9 j’allai au palais et je tentai de voir Ahmadou, mais il me renvoya au lendemain, vendredi, 10 novembre.
10 novembre 1865.
Au moment où je me préparais à retourner chez lui, le Sofa de sa porte vint m’apporter un mouton de sa part, et, comme témoignage que ses paroles étaient celles du roi, me présenta sa pantoufle en me disant que le lundi suivant tout le monde qui devait s’en aller partirait avec Seïdou, et qu’il était inutile de m’en occuper davantage, que c’était une affaire finie.
Les choses en étaient là, Seïdou allait partir, dans dix jours il serait à Toumboula, deux jours après à Ouosébougou, d’où il pouvait me ramener mes courriers ou les envoyés qui devaient s’y trouver ; je pouvais espérer de voir avant un mois Ahmadou obligé à tenir les promesses solennelles de rapatriement qu’il m’avait faites, et j’acceptai ce dernier délai presque avec joie, tant l’idée que la délivrance était proche me soutenait !
Pour le cas où, fatigués d’attendre, les courriers fussent retournés en arrière, j’avais écrit aux commandants de Médine et de Bakel, au gouverneur même afin qu’ils hâtassent le retour de Seïdou et m’envoyassent des ressources. Mes mesures étaient bien prises, et au pis aller, dans trois mois je devais être délivré.
Aussi le temps me semblait long, je m’impatientais de ne pas voir les jours passer plus vite ; et maintenant qu’Ahmadou m’annonçait le départ, je ne me sentais plus de joie.
11 novembre 1865.
Qu’on juge du lendemain et de ce que je dus éprouver en voyant Seïdou arriver de Yamina. Il revenait vêtu d’un boubou lomas neuf et d’une tamba sembé que le chef de Yamina lui avait donnés par ordre d’Ahmadou. Je crus d’abord qu’il s’était fatigué d’attendre, et qu’il revenait parce qu’il manquait de ressources, et je pus à peine le croire quand il me dit : « Sidy est arrivé. — Sidy ! — Oui, Sidy. »
L’homme que j’avais envoyé en punition m’arrivait avec des lettres du gouverneur, et Bakary ne revenait pas. Ce n’était pas possible ! Bakary fût plutôt revenu seul et mendiant, j’en avais la conviction, je l’ai encore.
Quelques instants après j’eus un commencement d’explications. Pour ne pas fatiguer le lecteur de toutes les incertitudes par les quelles je passai, je vais raconter ce qui était arrivé d’après le récit de Sidy, contrôlé et modifié par de nombreux témoignages.
VOYAGE DE BAKARY GUEYE ET DE SIDY.
Partis de Ségou le 20 septembre 1864 avec la promesse qu’on hâterait leur voyage le plus possible, ils devaient se rendre à Saint-Louis pour y porter mon courrier ; Bakary seul devait revenir avec deux laptots de son choix si le gouverneur donnait son assentiment à cette mesure, et mon calcul les ramenait dans un délai de trois mois.
On leur fit essuyer un premier retard de dix jours à Yamina, sous prétexte de les habiller, de leur fournir des chevaux, et, en effet, on leur donna à chacun un vêtement du pays et à Bakary un cheval.
Entre Yamina et Nioro, leur guide leur causa de nouveaux retards tels qu’ils passèrent trois jours à Damfa et deux jours à Alasso. La révolte n’avait pas encore éclaté, mais en arrivant dans le Bakhounou, Bakary, qui vit Amadi Sambouné, put constater l’état d’effervescence du pays.
Ils entrèrent à Nioro vingt jours après leur départ de Yamina, et là il leur fallut subir un nouveau retard de cinq jours dont voici la cause.
Bakary avait changé son cheval à Diabigué ; mais à Nioro, s’étant aperçu que celui qu’on lui avait donné était malade, il avait réclamé auprès de Mustaf, qui avait envoyé reprendre le premier et annuler le marché.
De Nioro ils n’avaient mis que cinq jours à se rendre à Médine, où ils étaient arrivés le 29 octobre.
Voyant que Bakary était accompagné d’un grand nombre de Talibés dont il ne pouvait se séparer parce qu’ils lui avaient rendu service sur le terrain d’El Hadj, et qu’en entrant sur les terres des alliés de la France ils craignaient d’être pillés, le commandant de Médine ne put les faire conduire en chaland, et Bakary fut réduit à aller par terre, accompagné de ces Talibés.
Leur voyage de Médine à Bakel eut deux épisodes : à Makhana, Sulman Kama ne permit pas aux Talibés de passer à travers son village, et ne céda que devant les menaces que Bakary lui fit en mon nom. A Tafacirga, pendant qu’ils étaient campés, le soir, les Talibés s’étant mis à chanter El Hadj dans leurs prières, les gens du village leur imposèrent silence.
Le 1er novembre ils entraient à Bakel et allaient chez le commandant du poste, et il résulte de l’enquête qui a été faite à ce sujet, d’abord par ordre du gouverneur et ensuite par moi-même, à mon retour, que Bakary n’ayant pas été logé dans le poste, offrit au commandant de lui remettre la correspondance jusqu’au départ du premier bateau à vapeur. Le commandant ayant refusé et lui ayant dit d’aller se loger chez ses connaissances en ville, il alla chez Abdoulaye Guëye, traitant noir des plus honorables, avec lequel je suis en bonne relation d’amitié.
Le 3 novembre, on lui volait dans cette maison sa peau de bouc fermée à cadenas et qui contenait, outre ma correspondance, ses effets, représentant à Bakel une valeur de plus de 300 francs, et qui sans doute avaient causé la convoitise du voleur, encore plus à cause de la rareté de ces effets fabriqués à Ségou que par leur valeur brute.
Le lendemain, la canonnière la Bourrasque arrivait, et Bakary, désespéré, refusait de descendre à Saint-Louis, voulant à tout prix retrouver les lettres. Il tenta l’impossible et fut secondé par le commandant du poste qui fit arrêter tous les Maures logés dans la maison où avait été commis le vol et que l’opinion désignait comme coupables. Mais la Bourrasque, pressée par l’état des eaux du fleuve, devait redescendre, et Sidy partit seul à bord. Arrivé à Saint-Louis, il alla se présenter au gouverneur et lui raconter ce qui s’était passé. Des soupçons planèrent d’abord sur Bakary, mais le gouverneur, comprenant ma position d’après le récit de Sidy, lui donna une lettre pour Ahmadou, une pour moi, et pour le décider à revenir vers moi, il lui fit cadeau d’un beau cheval, d’un fusil damasquiné en argent, d’un sabre d’officier et de diverses marchandises. Il le chargea, en outre, de porter à Ahmadou des cadeaux magnifiques. Bakary, après ses essais infructueux, s’était décidé à descendre par terre à Saint-Louis, malgré les dangers qu’offrait en ce moment la route à travers le Fouta.
Bakary apprenait le 18 novembre à Matam que le Basilic[221] était remonté pendant la nuit avec Sidy.
Il attendit le retour du Basilic et arriva à Saint-Louis le 27 novembre.
Il était impossible, en voyant l’honnête figure de Bakary, son chagrin, de ne pas lui rendre justice ; d’ailleurs, il suppliait qu’on le renvoyât vers moi. Le gouverneur, M. Faidherbe, n’hésita pas et lui remit les doubles des lettres expédiées par Sidy et 500 francs de marchandises pour moi, juste la même somme qu’il avait confiée à Sidy.
Bakary partit au bout de cinq jours sur la canonnière la Couleuvrine, qui le remonta jusqu’à Podor. De là il se rendit par terre à Médine, bravant les pillages du Fouta dont on l’avait menacé, et arriva à Médine le 22 décembre. Il en repartait le 24 sur son cheval, qu’il avait repris à Bakel, et accompagné par M. André, lieutenant d’infanterie de marine, qui se proposait de se rendre à Nioro, mais qui rebroussa chemin dès Koniakary, à la suite d’une indisposition[222].
Enfin, le 10 janvier, Bakary était de retour à Nioro ; ayant été malade lui-même en route des suites de ses fatigues, il y rentrait vingt jours après Sidy, qui avait d’abord passé dix jours dans sa famille à Khay, d’où on l’avait presque fait partir de force. Pendant le voyage à Saint-Louis, le Bakhounou s’était entièrement révolté et Amadi Sambouné était à la tête du mouvement.
Quand Sidy était arrivé, l’armée de Tierno Moussa opérait contre les révoltés du Bakhounou ; Sidy pouvait donc s’avancer à Bagoyna et venir à Ségou avec le chef de ce village, Daouda Gagni, qui m’avait apporté la nouvelle de son arrivée ; mais il avait bien autre chose à penser.
Vaniteux à l’excès, se targuant de sa position d’envoyé du gouverneur, tirant orgueil des cadeaux même qu’il portait et dont il faisait parade, mettant sur sa tête le bonnet brodé de velours rouge et d’or, destiné à Ahmadou, se parant du burnous vert et argent et du magnifique sabre que le gouverneur lui avait confié, il ne songeait que fort peu à se mettre en route.
D’ailleurs il avait quelques marchandises, et tout le monde le flattait pour en avoir sa part ; il entendait en se regorgeant dire sur son passage, et cela avec l’emphase inimitable des noirs : Diakhité ! Il était heureux et s’inquiétait fort peu de moi.
Aussi laissa-t-il passer l’instant favorable, et quand Bakary arriva vingt jours après lui, demandant à partir tout de suite[223], Tierno Moussa était déjà rentré à Koniakary à la suite d’échecs éprouvés dans le Bakhounou et dont la cause principale était la mésintelligence qui existait entre lui et Samba Oumané, alors chef de l’armée de Nioro.
Ce Samba Oumané, traqué par le gouverneur du Sénégal à la suite d’un assassinat commis sur un lamtoro[224], était venu se réfugier à Nioro à la tête d’une bande de partisans, et entre autres de son fils que nous avons vu tué à Toghou. Là il s’était donné pour fanatique, s’était fait concéder des terres, il avait rallié de nombreux Talibés et on lui confiait le commandement de l’armée de Nioro, au grand mécontentement de Tierno Moussa.
Quoi qu’il en soit, Bakary ne put obtenir de guide, la route était fermée et bien fermée, si bien que, depuis, personne de Nioro n’était venu à Ségou.
De plus, les Maures cernèrent Nioro, et le jour même de l’arrivée de Bakary ils venaient enlever les bœufs du village à côté de Nioro.
Force fut donc à Bakary et à Sidy de rester à Nioro. Ils ne logeaient pas ensemble et ne se voyaient pas. Bakary avait toujours soupçonné Sidy d’avoir été complice du vol de sa peau de bouc, non pour le voler, mais pour faire disparaître avec la correspondance la plainte qu’il craignait avec quelque raison que j’eusse faite sur son compte. Et bien que rien ne justifiât cette accusation, il y avait entre eux une certaine animosité augmentée d’un peu de dépit de Bakary, que Mustaf ne pouvait pas reconnaître comme envoyé, parce qu’il n’avait pas de cadeaux comme Sidy et que par prudence il ne laissait pas même voir ses lettres ni ce que contenaient ses paquets.
De son côté Sidy, parlant le bambara, adulé, bien traité, laissait Bakary presque seul.
Au milieu d’escarmouches diverses avec les Maures, le temps passait, et dans le courant de mars, le commandant de Médine, M. Perraud, officier de spahis, arriva à Nioro accompagné du docteur du poste, M. Béliard. Ils venaient, avec autorisation du gouverneur, à ma recherche et désiraient s’avancer s’il le fallait jusqu’à Ségou.
Ils ne tardèrent pas à acquérir la certitude que c’était impossible en ce moment, et ayant été témoins d’une attaque des Maures, ils se décidèrent au bout de huit jours à revenir à Médine, ne rapportant que les assurances données par Mustaf que nous étions bien portants. Tristes et vagues nouvelles, auxquelles peu de personnes ajoutèrent foi, même dans nos familles !
Dans le mois d’avril les Maures venaient attaquer Dianvéli[225], et peu après se formait la coalition du Bakhounou révolté, des Maures et des Bambaras, pour attaquer Nioro. Nous avions appris à Ségou le sort de cette coalition, détruite en un seul combat, à Touroungoumbé, par l’armée de Nioro. La route du Bakhounou était dégagée, et, dès le mois de juillet, Bakary Guëye arrivait à Ouosébougou, devançant Sidy de huit jours. Avant cela ils avaient parcouru tout le pays, et étaient allés jusque dans le Bakhounou ; il leur avait fallu descendre jusqu’à Farabougou pour arriver à Ouosébougou par la route de Dianghirté, et ils avaient fait une rude expérience de la misère. Sidy, vivant en grand seigneur, dépensait tout ce qu’il était chargé de m’apporter, si bien qu’avant d’arriver à Ouosébougou il avait déjà défoncé une boîte, contenant de l’argent et de l’ambre, que le gouverneur lui avait remise pour moi, et qu’il en avait dépensé une bonne partie.
Arrivés à Ouosébougou, mes deux courriers eurent à subir un nouvel arrêt, et dans ce village de Bambaras, Bakary, qui ne parlait pas leur langue, ne reçut ni subside de vivres ni autre chose de presque personne. Dès lors réduits à leurs propres ressources, ils furent forcés de prendre part à toutes les expéditions pour chercher à gagner leur vie par leurs prises.
C’est ainsi que presque chaque jour ils sortaient avec une colonne, et c’est vraiment un miracle qu’ils aient échappé à la mort. Toutefois, à Goumbou, où l’armée de Ouosébougou alla se faire battre et fut mise en déroute, Sidy perdit son cheval ; Bakary resta deux jours perdu dans les broussailles, sans eau à boire, sans rien à manger, et, à partir de ce moment, Djolo, le chef de Ouosébougou, craignant des reproches ultérieurs, leur fit donner de quoi manger afin qu’ils ne sortissent plus.
Bakary cherchait de tous côtés un guide qui pût le conduire à Ségou, mais son cheval était un obstacle, car pour voyager la nuit dans les broussailles il faut être à pied ; un hennissement de cheval peut être un danger et effraye les Pouls qui sont les guides ordinaires. Il se trouva cependant un Poul qui, moyennant la promesse d’un captif, que Bakary lui fit à tout hasard, consentit à le conduire, mais au moment du départ il recula.
Sidy, qui était à bout de ressources, qui avait mangé tout ce qu’il avait, sauf son fusil et son sabre et quelques boules d’ambre, ayant rencontré par hasard deux hommes qui allaient à Toumboula, s’y rendit avec eux, sans prévenir Bakary, qui resta ainsi à Ouosébougou.
Une fois à Toumboula, les difficultés étaient vaincues ; il venait presque tous les huit jours à Ségou des hommes de Badara. Sidy leur fit un cadeau de mes dernières boules d’ambre et arriva le 11 novembre juste à temps pour empêcher le départ de Seïdou et de toute la bande de Badara et des Talibés d’Ahmadou, circonstance fort heureuse sans laquelle peut-être nous ne fussions jamais partis de Ségou.
11 novembre 1865.
Sidy m’arrivait les mains vides, ce qu’il expliquait en disant qu’il avait perdu la boîte de marchandises à l’expédition de Goumbou, où il avait laissé son cheval : il était assez embarrassé, et tout d’abord me montrant son fusil et son sabre, il me dit que je pouvais les prendre.
Du reste, il avait bien tort de craindre ; ne m’apportait-il pas la lettre du gouverneur, la délivrance ?
Ces lettres, si impatiemment attendues, je les ouvris fiévreusement. Quelle joie ! Le gouverneur avait compris ma position, il nous réclamait et promettait un canon quand nous serions de retour.
Du reste, voici cette lettre :
« Saint-Louis, le 7 novembre 1864.
« Mon cher monsieur Mage et mon cher monsieur Quintin,
« Je vous écris par la main de mon officier d’ordonnance parce que j’ai à la main droite un panari qui m’empêche d’écrire : nous avons tous été, sans exception, abîmés par cet hivernage.
« Nous étions depuis un mois dans l’inquiétude parce que l’on disait que Ségou avait été pris, lorsque vos envoyés sont venus nous donner les meilleures nouvelles de vous.
« Je n’ai pas encore la lettre que m’a envoyée Amédou[226] ; elle est restée à Bakel. Je lui écris cependant pour le décider à vous laisser revenir, en lui promettant un canon s’il vous fait ramener à Médine.
« Je commence toujours par lui envoyer un très-beau sabre et d’autres cadeaux. Tout le monde ici et en France s’intéresse à votre beau voyage, et j’espère quand vous reviendrez, que j’aurai obtenu pour chacun de vous deux une promotion dans la Légion d’honneur que j’ai sollicitée du ministre.
« Bon courage et croyez à mes sentiments les plus affectueux.
« Le gouverneur,
« L. Faidherbe. »
« P. S. Sidy vous porte une boîte contenant pour 500 francs de marchandises. Seïdou vous en avait déjà porté une pareille. »
Et enfin, dernier Post-Scriptum :
« Au moment où je vous écris je n’ai pas encore vos lettres, qui sont restées à Bakel. »
A cette lettre en étaient jointes deux, l’une du commandant de Bakel, l’autre du commandant de Médine, qui me donnaient quelques détails sur le vol des lettres et les retards volontaires de Sidy au moment du départ.
J’étais trop heureux en ce moment pour songer à faire des reproches, bien que je n’en eusse que trop sujet.
Je me rendis aussitôt chez Ahmadou ; il était chez les femmes de son père. J’attendis longtemps à la porte au milieu d’une foule qui venait me questionner et de gens qui venaient me féliciter. Enfin Ahmadou sortit et se dirigea vers sa maison ; mais ayant aperçu Seïdou, il le prit à part, et, s’appuyant sur son épaule, se mit à l’interroger sur les motifs de son retour. Je le suivis et j’entrai avec lui, à mon grand étonnement, jusque sous son hangar. Là il appela Sidy : je me présentai et lui dis, après l’avoir salué, que Sidy venait de m’apporter une lettre du gouverneur pour lui, et je la lui remis.
Il me pria d’attendre parce qu’il rentrait faire salam.
Nous attendîmes trois quarts d’heure, pendant lesquels les princes accourus en foule ne cessèrent de manier et d’admirer les armes de Sidy, qu’ils convoitaient tous.
Ahmadou rentra ; il s’était débarrassé de son burnous bleu garni d’argent, de son turban, qu’il avait mis pour aller visiter ses mères, mais il portait encore un boubou blanc brodé sur lequel des taches jaunes étaient semées, révélant par leur odeur qu’elles avaient été faites avec de l’eau-de-vie de lavande (qui est le parfum d’Ahmadou)[227].
Il commença par arranger deux affaires insignifiantes, qu’il expédia rondement, puis il renvoya la nombreuse assistance qui remplissait la cour, et mon palabre commença.
Après l’avoir salué, je lui dis tout de suite :
« Ahmadou, la lettre du gouverneur est arrivée, je te l’ai remise. Tu sais ce dont nous sommes convenus. Or, voici ce que dit la lettre :
« 1o Que tu me renvoies ; 2o que tu as des cadeaux apportés par Sidy et qui sont à Nioro entre les mains de Mustaf ; 3o que quand j’arriverai à Médine on te donnera un canon. »
Alors, sans réfléchir, je lui racontai ce qui s’était passé, et lui dis que les lettres avaient été volées, pensant que cela lui montrerait combien le gouverneur tenait à notre retour, puisque de lui-même il faisait ces cadeaux.
Ce fut une maladresse, car Ahmadou, qui d’abord avait répondu, à ma demande de partir, qu’il nous fallait causer d’affaires, prit ce prétexte au vol et dit : « Mais alors je n’ai pas la réponse à ma lettre au gouverneur, et il ne me dit pas ce que je lui avais demandé, si je dois arranger les affaires avec toi. »
Cette réponse nous inquiéta, le docteur et moi ; je craignis un instant qu’il n’en prît prétexte pour ne pas nous renvoyer, et je tranchai la difficulté en lui disant :
« Tu m’as dit que quand mon courrier serait de retour, tu me renverrais si le gouverneur le demandait. Pour les affaires, tu les arrangeras si tu veux, mais le gouverneur me dit de rentrer, il faut que je parte. »
Il répondit d’abord par cette terrible phrase des ajournements : Min ani[228] ; mais je ne voulus pas l’accepter pour réponse et je le pressai jusqu’à ce qu’il m’eût dit, en riant de mon obstination, à laquelle il n’était pas encore habitué :
« Eh bien, maintenant, les envoyés sont revenus, c’est fini. »
Je me levai en lui disant : « Si c’est fini, il faut te presser, car moi je voudrais partir demain. » Cela le fit rire, et cependant ce n’était que l’exécution textuelle de sa promesse que je venais réclamer, et en rentrant à la maison nous nous disions : « Nous partirons, mais quand ? »
J’étais désappointé, et ma seule ressource en arrivant chez moi fut de questionner Sidy, car je n’avais pas de lettres, pas de nouvelles de ma famille, non plus que Quintin. Il me donna des nouvelles de Saint-Louis, mais il n’y avait passé que quelques heures.
[219]On dit le Diawandou d’Ahmadou d’un Diawandou qui est son homme de confiance.
[220]Il est d’usage, lorsque Ahmadou ou un chef expédie quelqu’un, de lui donner un vêtement complet.
[221]Un des petits avisos de la flottille.
[222]Ce retour en arrière fit un très-mauvais effet sur les chefs du pays, qui l’attribuèrent à un sentiment de crainte. Je me suis efforcé de combattre cette opinion dans leur esprit.
[223]J’ai eu à cet égard le témoignage de Mustaf, qui était désintéressé.
[224]Lamtoro, chef du Toro.
[225]Village près de Nioro.
[226]C’est par erreur que ce mot est ainsi écrit dans l’original ; on doit lire Ahmadou.
[227]Trouvé dans les magasins de Ségou comme le reste.
[228]J’ai entendu.
CHAPITRE XXXVI.
Alerte. — L’armée sort. — Difficultés entre Ahmadou et les Talibés. — Impossibilité d’avoir une audience. — Je donne un ultimatum. — Je vais voir Ahmadou et j’obtiens une audience. — Le départ fixé à deux mois. — Arrivée de Bakary Guëye. — Cadeau à Ahmadou et à diverses personnes. — Le schérif marocain.
Dès le soir nous eûmes une diversion ; ce fut le tabala qui se chargea de nous distraire. Il y avait quelque temps qu’on ne l’avait entendu.
En revenant de Sansandig, j’avais cru la cause d’Ahmadou perdue, et bien au contraire les Bambaras se tenaient tranquilles. Tous ceux qui pendant le siége étaient venus faire leur soumission avaient rallié. Les captifs de Koro Mama se soutenaient dans leur village contre les attaques de l’armée de Mari, qui maraudait de tous côtés, après avoir pillé Sansandig, qu’elle était venue délivrer.
12 novembre 1865.
Ces nouvelles nous arrivaient toujours plus ou moins défigurées, mais telle était à peu près la situation le 12 novembre quand le tabala battit.
J’envoyai aux renseignements. Ahmadou était sorti et se tenait sous les arbres de son père. On disait qu’une femme arrivait de chez Mari, affirmant qu’elle était partie au moment où il réunissait son armée pour envahir le pays : il venait sur la demande de quelques-uns des villages d’Ahmadou, qui lui avaient écrit que toute l’armée d’Ahmadou avait été finie (gassi) au siége de Sansandig.
Le plan de combat était que le fils aîné de Mari qui occupait le village fortifié de Kenié Kouloumba, tombât sur Nagassola, tandis que l’armée envoyée à Sansandig, qu’on avait rappelée, attaquerait Koghé, et pendant ce temps tous les Bambaras se révolteraient.
Ahmadou décida immédiatement qu’il enverrait une armée près de Dougassou et une à Koghé, et, séance tenante, il fit rappeler tous les Talibés qui erraient dans le pays.
Mais à partir de ce moment commença entre lui et les Talibés une lutte journalière. Les Talibés ne voulaient pas sortir et ne sortaient pas. Ahmadou passait ses journées à palabrer sous les arbres, mais gagnait peu et cela le mettait de très-mauvaise humeur. J’allai plusieurs fois le voir, et je demandai à lui parler pour notre départ, mais chaque fois il prétextait les occupations pressantes que lui causait l’armée, et je fus remis de jour en jour.
Pendant ce temps, de tous côtés on me disait que j’allais partir ; j’appris même que plusieurs personnes assez haut placées, et entre autres Tierno Alassane, demandaient à partir avec moi comme envoyés d’Ahmadou.
Ce qui semblait le plus vrai au milieu de toutes les nouvelles impossibles qu’on faisait circuler, c’est qu’Ahmadou craignait un coup de main des Bambaras, et qu’il voulait se mettre en mesure pour ne pas se laisser surprendre.
Aussi chaque fois que j’allais lui demander si je ne partirais pas bientôt, il me répondait : « Je n’ai pas encore de nouvelles sûres du pays, je te ferai appeler quand j’en aurai. »
Mais je ne me rebutais pas, et au risque de l’importuner, je revenais à la charge.
Il n’y avait pas jusqu’à Samba N’diaye que ne se berçât par moments de l’espoir de venir avec nous à Saint-Louis. Un ami d’Ahmadou, un Talibé, nommé Saadou, Fouta Diallonké, remarquable par sa beauté, vint le voir et s’inquiéter de sa maladie ; Samba vit aussitôt là l’intention d’Ahmadou de savoir s’il pourrait bientôt nous accompagner.
En attendant, nous ne partions pas ; chaque jour j’allais importuner et presser le roi, mais je ne gagnais rien. On faisait courir la nouvelle que Tidiani était à Jenné, mais à ce moment tout cela m’importait peu, d’autant que je n’y croyais pas.
D’un autre côté, le petit nombre de combattants qui étaient sortis et qui campaient à Marcadougouba demandaient à rentrer. Ahmadou leur fit répondre d’aller à Koghé, mais ils refusèrent, disant qu’ils y mourraient de faim, et les gens de Koghé envoyèrent dire à Ahmadou qu’ils ne les recevraient pas parce qu’ils n’avaient pas eux-mêmes de quoi manger.
20 novembre 1865.
Les choses allèrent ainsi jusqu’au 20 novembre, où l’on apprit que l’armée de Mari était en marche ; c’étaient des femmes de Talibés, prises à Banancoro par les Bambaras, qui, ayant réussi à s’échapper, apportaient cette nouvelle. Elles disaient l’armée très-forte et avaient travaillé à faire le couscous des Sofas de Mari.
Aussitôt Ahmadou fit dire aux Sofas, qui étaient à Dougassou, sous la conduite d’Arsec, de se rendre à Koghé, qu’on désignait comme lieu d’attaque, et une certaine panique s’empara des petits villages du Sud, qui se réfugièrent en masse à Ségou. Mais les Talibés ne sortirent pas davantage et même un certain nombre rentrèrent.
Au milieu de tout cela, bien qu’officiellement il ne fût pas question de mon départ, chacun était convaincu que j’allais partir et il y avait bien des intrigues pour partir en même temps. Un jeune chef du Bakhounou, Alpha Mahmodou, neveu de Falel, qui était à Ségou depuis longtemps, demandait à retourner au Bakhounou, et disait avoir la promesse de partir avec moi : il venait de temps à autre me voir et savoir si je n’avais pas de nouvelles. De ma vie je n’ai vu un si beau type d’homme.
D’une taille moyenne, Alpha Mahmodou avait une démarche d’une noblesse peu commune : sa tête rasée était ronde, son front, naturellement très-haut, dominait un bel arc sourcilier sous lequel brillaient de grands yeux d’une douceur peu commune ; son nez aquilin n’avait presque pas plus de narines qu’un nez européen ; ses lèvres étaient assez épaisses pour donner à sa bouche une expression voluptueuse ; son menton, bien formé, complétait cet ensemble d’une beauté peu commune. Son teint était d’un bronze très-clair.
Alpha Mahmodou avait un sang mélangé de Peuhl et de Maure ; il n’avait presque pas de sang nègre, et cette remarque est applicable à la plupart des beaux types que l’on rencontre et dans lesquels c’est toujours la race blanche[229] qui domine.
23 novembre 1865.
Le 23 novembre, Oulibo m’affirma qu’Ahmadou ne manquerait pas à sa parole et que nous partirions, et comme le lendemain était un vendredi, j’allai après le salam saluer Ahmadou, qui répondit à ma demande éternelle que l’affaire de l’armée n’était pas terminée. En même temps je vis Tierno Abdoul Kadi, qui essayait de palabrer avec les Talibés récalcitrants, mais qui ne réussissait pas.
Les derniers jours du mois se passèrent à recevoir de fausses nouvelles, dont quelques-unes étaient assez menaçantes pour m’empêcher d’aller importuner Ahmadou ; heureusement elles étaient presque aussitôt démenties que publiées.
Je commençais à être exaspéré de ces retards ; je ne savais plus que faire.
Je consultai le docteur qui, par extraordinaire, fut d’avis qu’il fallait attendre quelques jours avant de faire un éclat.
Décembre 1865.
Enfin, avec le mois de décembre les menaces des Bambaras s’évanouirent. Badara Tunkara mêlait ses supplications aux nôtres pour obtenir d’Ahmadou de se mettre en route, mais la dispute d’Ahmadou et des Talibés durait toujours, et ce ne fut que le 11 décembre qu’ils consentirent à demander pardon à Ahmadou de leur entêtement à ne pas sortir, sans recevoir de cadeaux. Encore ce fut à l’influence d’Abdoul Kadi que fut dû ce résultat.
11 décembre 1865.
Mais, quand ils se présentèrent à la porte d’Ahmadou, ce dernier ne voulut pas les recevoir, et cela faillit tout faire recommencer. C’était une vraie comédie, dont je me serais réjoui si elle ne m’avait pas fait perdre de temps. Les uns, furieux de n’avoir pas reçu de cadeaux, venaient à composition sous la condition qu’on leur en ferait un tôt ou tard. Ahmadou, lui, décidé à faire le cadeau, sauvait sa dignité, voulait avoir raison et faisait semblant de bouder.
12 décembre 1865.
Enfin, le lendemain, Ahmadou se rendit au marché et les Talibés vinrent faire Toubi. Ahmadou profita de cela pour les sermonner. Il dit que, quant à lui, il n’était pas fâché, qu’on lui avait rapporté que les Talibés se plaignaient qu’il ne leur donnait rien, qu’ils disaient qu’ils ne voulaient plus se battre ; que si le pays se révoltait, c’était leur affaire autant que la sienne, que le jour où on lui couperait le cou on le couperait à bien d’autres.
Et pour terminer il leur dit :
« Je vous demande de faire rentrer tous les Talibés qui sont dans le pays et qui vivent chez les Bambaras, ce qui brouille les affaires. Il faut que les Talibés restent à Ségou afin que si les Bambaras reviennent pour nous attaquer nous sortions tous ensemble. »
Puis, au milieu de ses recommandations, il fit celle de ne pas laisser sortir les femmes mariées dans la rue ni au marché.
Le soir, les griots parcoururent la ville en criant cet ordre par-dessus les murs ; et j’entendis une de ces dames répondre : « Va dire à Ahmadou qu’il me donne alors de quoi manger. » Du reste, il n’y avait pas de cadeau de fait, et si l’affaire était arrangée dans la forme, elle ne l’était pas au fond.
Le soir, Guiberrou, l’un des Talibés intimes d’Ahmadou, que l’opinion publique désignait comme devant partir avec nous, et qui espérait être du voyage, vint me dire que l’affaire d’Ahmadou avec les Talibés était terminée, que je pouvais aller lui parler. Je crus d’abord que c’était Ahmadou qui l’envoyait, mais le lendemain je fus cruellement détrompé.
13 décembre 1865.
J’étais allé de très-bonne heure chez Ahmadou, et vers huit heures je m’étais aperçu qu’il était sorti. Il se mit à jouer avec Soukoutou et Mahmadou Mustaf qui étaient dans la cour réservée : je les voyais de temps à autre à travers la porte du bilour où j’attendais. Un moment même Ahmadou entra dans ce bilour, en courant après Mahmadou Mustaf qui s’échappait, et je fus certain qu’il m’avait vu.
Peu après, je vis passer son déjeuner, auquel prirent part Arsec, N’gour et Soukoutou, c’est-à-dire son Sofa barbier, son forgeron et son griot. Puis, aussitôt après, il rentra chez ses femmes ; je le fis prévenir deux fois de ma présence par des Gadas[230]. Il sortit, expédia deux affaires, puis rentra.
Enfin, à quatre heures, il sortit pour se rendre sous les arbres ; je l’arrêtai au passage, en lui disant que je l’attendais depuis le matin. Il baissa les yeux, parut embarrassé et me dit qu’il ne le savait pas. C’était un mensonge (bien qu’il soit d’usage de dire à Ségou qu’Ahmadou ne ment jamais), j’insistai pour lui parler. Il me dit qu’il avait affaire, que je revinsse le lendemain.
Cela me consola de ma longue attente et je sortis pour aller déjeuner, à quatre heures et demie de l’après-midi.
14 décembre 1865.
Le lendemain, au jour, j’étais sous le bilour. Cette fois, Ahmadou ne sortit même pas ; il fit appeler plus de dix personnes qui vinrent, l’attendirent et s’en allèrent. C’étaient des chefs tels que Tierno Alassane, le chef du Diomfoutou et quelques autres.
J’envoyai Sadhio, sa nourrice, le prévenir que j’étais là. Elle revint me dire qu’il allait sortir ; j’attendis, et à quatre heures trois quarts je vis tous les Sofas de service aller se promener : il était décidé qu’il ne sortirait pas.
Je fus dès lors convaincu qu’Ahmadou ne voulait pas sortir parce que nous étions là et qu’il ne pouvait se débarrasser de nous. Cela m’exaspéra. Je rentrai chez Samba N’diaye, auquel je racontai ce qui m’arrivait, lui disant que je n’avais plus de confiance dans la parole d’Ahmadou, que je croyais qu’il voulait nous retenir, et que j’étais décidé à partir quand même, si d’ici à cinq jours je ne l’avais pas vu ; que j’étais fatigué d’attendre à sa porte des journées entières et que je n’irais plus y attendre ; et enfin je l’emmenai chez Oulibo, où il se montra presque aussi ardent que moi pour ma cause. Il la plaida chaleureusement, répétant tous mes arguments avec force et énergie. Samba N’diaye avait une certaine influence sur Oulibo relativement à nos affaires ; aussi Oulibo nous donna raison et promit de tout répéter à Ahmadou, disant que bien qu’il ne pût répondre de rien, il croyait qu’avant cinq jours je serais content.
Le soir, Samba N’diaye tenta une démarche auprès d’Ahmadou ; mais ce dernier, n’ayant pas voulu le recevoir, lui envoya Aguibou en lui faisant dire de confier à son frère tout ce qu’il avait à dire. Samba communiqua donc l’affaire à Aguibou, et ce dernier, après avoir été parler à Ahmadou, revint lui dire qu’Ahmadou le remerciait, mais que je ne partirais pas sans le voir.
Qu’est-ce que cela voulait dire ? J’espérais toujours que ce n’était qu’enfantillage de la part d’Ahmadou, qui n’aime pas à être pressé pour quoi que ce soit, et qu’avant cinq jours il me ferait appeler, enchanté qu’il serait d’avoir gagné quelques heures.
Mais j’étais bien décidé à partir, et si je me trompais, si Ahmadou en venait à la violence, j’étais sûr d’avoir de nouveaux partisans qui se fussent interposés et auraient arrangé l’affaire sans me faire courir aucun danger. C’était là le résultat de ma politique de deux années ; je m’étais fait des amis, et si aucun d’eux n’était assez indépendant pour me prendre sous sa protection, j’étais du moins sûr que l’on ne me ferait pas de mal.
Cependant deux jours se passèrent, et Ahmadou, aux démarches d’Oulibo, ne répondit que ceci : Min ani[231], et comme il insistait, Ahmadou lui dit : « Tu veux que l’affaire s’arrange ; eh bien ! elle s’arrangera. » Badara, que je fis prévenir sous main, m’engageait à la patience, il croyait son départ prochain, à la parole d’Ahmadou, et disait que tout le monde s’employait pour nous faire partir.
Je savais ce que signifiait pour les Talibés de s’employer auprès d’Ahmadou ; d’ailleurs, je ne pouvais plus reculer. Je préparai donc mon départ, et voyant les jours se passer, j’étais très-inquiet, en dépit des assurances de Tambo, qui prétendait qu’Ahmadou s’occupait de nous.
17 décembre 1865.
Le dimanche 17 décembre, je demandai à Samba N’diaye : « Eh bien, as-tu toujours confiance dans les intentions d’Ahmadou à mon égard ?
— Non, me dit Samba, car après ce que je lui ai fait dire et ce qu’Oulibo lui a dit, jamais je n’aurais cru qu’il laissât passer si longtemps sans te faire appeler. »
Moi non plus, je n’avais plus confiance, et on peut facilement deviner ce que je souffrais de cette incertitude, compliquée de paroles inquiétantes, que Seïdou, toujours bien informé, venait me relater.
J’en étais là, lorsque, l’après-midi, j’appris qu’Ahmadou était dehors sous les arbres. Mon parti fut vite pris. J’aurai une explication, me dis-je, et j’allai le trouver. Là, affectant l’air le plus aimable, je lui souhaitai le bonjour, je lui rappelai que j’avais attendu deux jours à sa porte sans le voir, quoiqu’il m’eût dit de venir ; qu’alors j’étais allé trouver Oulibo pour lui faire dire que j’avais absolument besoin de lui parler, que je ne pouvais rester à Ségou sans conférer avec lui et que si avant cinq jours je ne l’avais pas vu, je serais obligé de partir. « Je ne veux pas, ajoutai-je, que tu me croies fâché, c’est pour cela que je viens moi-même te dire cela ; mais il faut que je te parle d’affaires ou que je parte. »
Ahmadou, qui avait interrompu une conversation sérieuse pour m’écouter et avait fait déranger du monde pour me laisser passer, répondit tout de suite : « Si je ne t’ai pas reçu le second jour, c’est que je ne suis sorti pour personne. Du reste, je n’ai aucune raison pour ne pas te recevoir.
— Alors, repris-je, si tu veux j’irai demain te voir.
— Arre (viens) ! » telle fut sa réponse, et il ajouta : « Che Allaho, tu me verras demain. »
18 décembre 1865.
J’avais une fameuse inquiétude de moins, car il était évident qu’il n’y avait pas malveillance, mais simplement désir de gagner du temps, et j’espérais qu’enfin nous allions parler du fameux traité que j’étais venu faire. Le 18, je fis déjeuner de bonne heure, et à dix heures j’étais chez Ahmadou ; il était chez Sadhio, sa nourrice. Nous nous arrêtâmes dans une cour située entre les deux grands bilours d’Ahmadou, où l’on venait de dresser un vaste hangar, et il nous fallut attendre là à l’ombre, une heure et demie. Dédéou, son cordonnier (Sofa en grand honneur à Ségou), vint alors me dire de sa part qu’il allait sortir dans un instant, et un quart d’heure après Ahmadou me fit appeler.
Il y avait une assistance assez nombreuse, et je vis aussitôt à mon grand désappointement, que nous ne pourrions rien terminer ce jour-là. Néanmoins je m’efforçai de faire bonne figure et je lui dis bonjour très-lentement, en réfléchissant à ce que j’allais dire. Son bonjour fut très-gracieux.
Je lui dis alors : « Ahmadou, le jour où Sidy est arrivé tu m’as dit : A présent, c’est fini. Je pensais que nous allions régler toutes nos affaires et fixer mon départ. L’armée des Bambaras est venue ; quoique je fusse bien pressé, tu m’as prié d’attendre, et j’ai attendu ; après, tu as eu une affaire avec les Talibés. J’ai encore attendu, et j’attends depuis.
« Voici ma position. Le gouverneur me dit de revenir. J’ai attendu jusqu’ici, parce que tu l’as voulu. Je n’ai pas encore pu savoir si même nous serions d’accord au sujet des propositions que j’ai à faire, et je ne peux plus rester dans l’incertitude. Je te demande de régler les affaires, et quand nous serons d’accord, de fixer le jour du départ. Sans cela il m’est impossible d’attendre davantage. »
Ahmadou répondit : « Tu as bien parlé. Ce que tu as dit est juste. Depuis ton arrivée, je n’ai jamais eu à me plaindre de toi pour rien. Je pense que tu n’as rien non plus contre moi. Je veux que jusqu’à ton départ tout le monde te donne du respect et que tu sois content. Je ne veux pas que rien te chagrine. Viens demain, nous arrangerons tout cela. N’aie pas d’inquiétude pour demain. Dès que tu viendras, je sortirai pour te parler.
Et comme je me levais pour partir, il ajouta :
« Il ne faut avoir aucun chagrin dans ton cœur ; nous ne voulons tous que le bien. » Jamais Ahmadou n’en avait dit autant et n’avait parlé aussi gracieusement. Je rentrai presque content et gardant une bonne espérance pour le lendemain.
19 décembre 1865.
Cependant je fus cruellement désappointé quand, le lendemain, Ahmadou, du ton le plus aimable, me demanda d’attendre Leourou Nay, c’est-à-dire quatre mois. A cette époque, je parlais assez couramment le peuhl et je comprenais presque tout avant que les interprètes me le traduisissent. On peut penser combien ce Leourou Nay me fit plaisir. Quant aux affaires, il me donnait l’assurance qu’elles s’arrangeraient à ma satisfaction ; mais il n’en voulait pas parler avant la veille du départ, afin, disait-il, que dans le pays on ne sût pas à quoi s’en tenir sur le résultat de notre conférence.
Ces quatre mois, qui m’avaient fait bondir, me semblaient une amère plaisanterie. Me fâcher n’eût abouti à rien ; j’affectai de les prendre comme une plaisanterie, bien qu’ils ne fussent, hélas ! que trop sérieux.
Je répondis, en offrant quinze jours de délai, et les raisons, comme on pense, ne me manquaient pas. Il accepta toutes les paroles, même les plus dures, que je lui adressai sur son manque de parole, mais marchanda, et tout ce que je pus obtenir ce fut de réduire ce délai à deux mois ; mais il ne réduisait ainsi que pour me faire prendre patience.
Néanmoins, j’obtins une promesse solennelle, devant tous les témoins, que dans soixante jours je me mettrais en route quoi qu’il arrivât ; et je fus forcé d’accepter ce délai que je croyais bien être le dernier. En rentrant écrire les détails de ce palabre, je terminais mes tristes réflexions par ces paroles :
Toute la comédie qui vient de se jouer était arrangée à l’avance. Bien que tout le monde me sût fort de mon droit, tout le monde me suppliait d’accorder ce délai. J’ai cru faire pour le mieux en vue des intérêts de ma mission et de mes compagnons en préférant ce retard aux chances de partir sans faire de traité et en nous exposant à tous les dangers de la route, sans protection. J’ai, comme d’habitude, sacrifié mes goûts, qui me portaient à braver ces dangers, à ce qui me semblait mon devoir. Qui sait si je ne recueillerai pas le doute et la calomnie ?
Et en effet, si, à mon retour, de la part de mes chefs, je n’ai eu que des éloges, n’ai-je pas entendu dire qu’on m’avait accusé pendant mon absence d’être resté par plaisir et par intérêt personnel ?
Si elle n’était pas lâche, cette accusation, dont je ne connais pas l’auteur, serait au moins absurde !
25 décembre 1865.
Cette entrevue, à laquelle j’avais attaché tant d’importance, avait lieu le 19 décembre. Peu de jours après, j’apprenais l’arrivée de Bakary Guëye à Yamina, et dès le lendemain de cette nouvelle, le 25 décembre, mon fidèle laptot me revenait, tout désespéré de ne pas arriver le premier, mais heureux de me retrouver à peu près bien portant ; car au milieu de ces péripéties, l’espoir du retour me rétablissait plus sûrement que toute autre chose n’eût pu le faire. Sur cinq cents francs de marchandises qui lui avaient été confiées, Bakary, dans son voyage de quinze mois, avait à peine dépensé cent francs, et bien différent, en cela, de Sidy, il m’abandonnait en échange un fusil à deux coups qui était sa propriété. Sidy, lui, m’avait vendu son fusil et son sabre que j’avais payés en partie de l’or que je gardais en réserve pour quelque circonstance imprévue, et un billet qu’il avait demandé lui garantissait le payement du reste. Je pense qu’étant en défiance, parce qu’il craignait que je ne le fisse punir, au retour, de ses méfaits passés, il avait jugé prudent de se prémunir contre moi. C’était une injure que les autres compagnons de mon voyage avaient ressentie et pour laquelle ils l’avaient bafoué, mais qui ne pouvait m’atteindre. J’avais d’ailleurs pardonné à Sidy en faveur de la délivrance qu’il m’avait apportée et je lui avais fait cadeau d’un magnifique vêtement du pays.
J’habillai aussi mon pauvre Bakary, que ne lui eussé-je pas donné ? Il nous apportait un plein sac de lettres, de papiers, de journaux : c’étaient des nouvelles de tous ceux qui nous étaient chers et aussi l’oubli du temps pour quelques jours.
Bakary m’apportait une lettre du gouverneur que je crois devoir rapporter ici.
Saint-Louis, le 30 novembre 1865.
« Mon cher monsieur Mage,
« Bakary a laissé voler ses lettres à Bakel. Sidy, arrivé d’abord seul à Saint-Louis le jour où le Basilic partait pour un dernier voyage de Bakel, a été chargé par moi d’aller vous trouver avec une boîte de marchandises pour vous, un beau sabre de quatre cents francs et une lettre pour Ahmadou Cheikhou. Je demande à ce dernier de vous renvoyer en promettant un canon.
« Aujourd’hui que Bakary est arrivé à Saint-Louis, sans lettres, je vous le renvoie avec une nouvelle lettre pour Ahmadou Cheikhou, des marchandises, des médicaments et des effets[232] pour vous.
« J’ai écrit de nouveau au ministre pour qu’il veuille bien vous nommer officier de la Légion d’honneur et M. Quintin chevalier.
« Nous avons eu ici un hivernage terrible.
« Sous le rapport politique, les affaires de la colonie vont parfaitement. Poussez ferme à une alliance entre nous et le roi de Ségou ; faites-lui entrevoir, dans cette alliance, la possibilité pour lui de réaliser la conquête de Tombouctou, dans laquelle a échoué son père. Demandez-lui la création des comptoirs que vous deviez demander à son père.
« Il y a une grande révolte dans le Sud de l’Algérie depuis six mois. Cela ne m’étonnerait pas que l’influence des Kountahs du Touat et peut-être de Tombouctou y fût pour quelque chose. Raison de plus pour nous allier avec les ennemis des Kountahs sur le Niger.
« On vous porte vos correspondances de France.
« Tout à vous,
« L. Faidherbe.
« Nos bons souvenirs à M. Quintin. »
A cette lettre était jointe une lettre pour Ahmadou. Présumant que le contenu devait être le même que celui de la lettre de Sidy, et craignant qu’Ahmadou n’en prît un nouveau prétexte pour remettre en question ce qui était convenu entre nous, je me décidai, d’accord avec le docteur, à n’en pas parler.
Je fis annoncer à Ahmadou, par Samba N’diaye, l’arrivée de Bakary, disant qu’il n’y avait pas de nouvelles lettres, ce à quoi Ahmadou répondit qu’il ne s’en étonnait pas, parce qu’on lui avait dit que Bakary n’était pas allé à Saint-Louis.
C’était Sidy qui avait trouvé très-joli d’imaginer ce conte pour se faire valoir, et cela me donna à réfléchir, surtout quand Bakary me dit qu’il avait laissé voir la lettre à un de ses compagnons de route. Si Ahmadou venait à l’apprendre, il n’en fallait pas davantage, avec un homme aussi soupçonneux, pour nous faire retenir encore longtemps, et je dis à Bakary de reprendre la lettre enveloppée dans une autre, qu’il sortit de ses grisgris devant une nombreuse assistance, comme s’il l’eût oubliée. C’était d’autant plus croyable que, pour éviter d’être volé en bloc, comme il l’avait déjà été, Bakary avait caché toutes les lettres dans ses grisgris et martoumé[233].
Je décachetai la première lettre, d’où je sortis celle d’Ahmadou, que je lui envoyai, en lui faisant expliquer comment on ne l’avait pas trouvée tout d’abord. Tout le monde fut dupe de ce stratagème.
27 décembre 1865.
Le 27, j’allai voir Ahmadou et je lui portai un présent :
| C’était : | 1 | collier de perles cornalines rondes ; |
| 1 | id. id. id. plates ; | |
| 18 | bagues en cornaline (petite) ; | |
| 1 | grosse bague en cornaline ; | |
| 2 | pièces de roum ; | |
| 1 | pièce sucreton ; | |
| 12 | bonnets rouges ; | |
| 100 | pierres à fusil. |
Si mince que fût ce cadeau, qu’à mon arrivée je n’eusse pas osé lui offrir, dans ce moment il valait 127600 cauris.
Ahmadou en fut enchanté. Je lui donnai quelques détails sur le voyage de Bakary et lui dis que, quant à la lettre, d’après ce qu’il y avait dans les miennes, elle devait être une copie de la première.
« C’est vrai, » dit Ahmadou.
« Alors, lui dis-je, en me levant, il n’y a rien à changer à ce dont nous sommes convenus, et rappelle-toi qu’il n’y a plus que cinquante-trois jours. » Il se mit à rire et je le quittai. En entrant, je me hâtai de mettre de côté ce dont j’espérais faire de l’argent, et je fis quelques cadeaux aux gens qui m’avaient servi, tels que Samba N’diaye, Tambo, Samba Farba, Tierno Abdoul Kadi, Sidy Abdallah, et Sadhio, la nourrice d’Ahmadou. De plus, au moyen des couteaux qu’on m’avait envoyés, je fis nombre d’heureux, et entre autres Aguibou qui m’en fit demander deux.
29 décembre 1865.
Le dernier événement de cette année fut pour moi la visite que je reçus d’un schérif marocain, arrivé depuis plus de six mois avec les derniers voyageurs de Tichit, et qui était venu ostensiblement pour demander à Ahmadou ou à El Hadj des livres arabes que possédait ce dernier ; on le disait envoyé par la famille de Cheick Tidiani, marabout très-respecté, par le nom duquel on fait serment.
C’était un homme âgé, présentant le type arabe des tribus Chambas : les yeux petits, très-enfoncés dans leurs orbites, le nez droit, la bouche mince, la figure maigre et d’énormes oreilles.
Brave homme au fond, il souffrait beaucoup. Logé chez Sidy Abdallah, auquel Ahmadou l’avait confié, il ne se trouvait pas satisfait des repas qu’on lui faisait faire ; il avait été malade, s’était plaint de Sidy Abdallah à Ahmadou, et depuis ce temps ils ne s’entendaient pas très-bien ; quoique Ahmadou lui donnât de temps à autre assez généreusement un captif, pour subvenir à ses dépenses personnelles, il se plaignait du manque de ressources du pays, et d’après cela on peut penser si, moi, je devais m’en plaindre.
En somme, ce vieux schérif Mohammed en avait assez de Ségou ; il voulait s’en retourner, et il avait demandé à revenir avec moi à Saint-Louis, pour de là aller au Maroc par un navire, si faire se pouvait, car il avait beaucoup souffert de la traversée du désert à dos de chameau et ne voulait plus en entendre parler.
Sachant qu’Ahmadou le traitait avec beaucoup de considération, je le reçus très-bien, je l’engageai à venir me voir ; car à tout hasard, en pays de musulmans fanatiques, le fait d’établir des relations habituelles avec un schérif ne pouvait que me relever aux yeux des Talibés.
Enfin, le 31 décembre, Guiberrou vint me voir pour me prier de lui prêter quatre mille cauris pour quelques jours, ce que je fis volontiers, et il eut un long palabre avec Samba N’diaye ; ils espéraient tous deux m’accompagner et s’en réjouissaient à l’avance par l’idée des cadeaux qu’ils comptaient recevoir du gouverneur et des autorités : « Oh ! si j’y vais, disaient-ils, à mon retour je n’aurai plus qu’à me coucher et à manger jusqu’à être rassasié. » Manger et dormir sans travailler, telle est la seule pensée, le seul mobile de ces dévots musulmans.
[229]Les Pouls sont de race blanche.
[230]Gadas, esclaves de la case, destinés au service du maître ou des femmes.
[231]J’ai entendu.
[232]Les médicaments étaient restés à Nioro : c’était du sulfate de quinine et de l’ipéca, dont nous n’avions pas besoin ; les effets étaient restés à Saint-Louis.
[233]Petits livres de prières portatifs que les musulmans ont sur eux en guise de grisgris.
CHAPITRE XXXVII.
1866. — Situation politique. — Le débarquement du mil présidé par le roi. — Entrevue avec Ahmadou. — Expéditions diverses. — Fête du Cauri. — Nouveaux retards à notre départ. — La situation politique s’améliore. — Mort de Fali. — Arrivée de Mahmadou Falel. — Nouvelles du Sénégal. — Instances de Badara pour partir. — Audience d’Ahmadou. — Nous faisons un traité de commerce et d’amitié. — Nouveau retard de dix jours. — Intrigues diverses pour m’accompagner. — Retards sur retards. — On nous donne enfin des chevaux. — Un prince doit nous accompagner. — Alerte et sortie. — Je me fâche et j’obtiens l’assurance qu’Ahmadou prépare notre retour. — Arrivée d’un Maure porteur d’une lettre du commandant de Bakel. — Nouveaux retards. — Fête de la Tabaski. — Nouvelles du Macina, derniers événements connus. — Nouveaux retards et inquiétudes. — Notre départ se décide malgré Bobo. — Audience de départ. — Cadeau d’Ahmadou et cadeau que je lui envoie en retour. — Fin de nos relations avec Ahmadou.
Janvier 1866.
Cette année commençait pour moi dans une demi-captivité au milieu de l’Afrique ; elle devait se terminer en France au milieu des plus douces joies de la vie, et je puis ajouter, des plus honorables satisfactions de l’amour-propre. En attendant, je faisais le 1er janvier largesse à mes hommes en leur distribuant, ainsi qu’à toutes les personnes de la maison, quelques milliers de cauris.
Quelques jours après, Ahmadou sortait pour expédier une petite colonne au secours des villages de captifs de Koro Mama, dans les environs de Témouilli, et pour en ramener tous les habitants. Cette expédition fut couronnée d’un plein succès, et, le 7, toute la population du village arrivait, calebasses en tête et pesamment chargée, pour rejoindre ses anciens maîtres installés à Soninkoura.
7 janvier 1866.
Du reste, depuis quelque temps, tout semblait tourner à bien pour Ahmadou.
Dans les derniers jours de décembre, ses razzias avaient été très-heureuses : une seule dirigée sur les environs de Sansandig un jour de marché, avait ramené vingt femmes, dix bœufs et quatre chameaux. Quatre jeunes gens partis d’un autre côté avaient pris deux femmes aux environs de Fatigné en tuant l’homme qui les accompagnait, et dont ils rapportaient le fusil ; d’autres s’étaient emparés aux environs de Sansandig, les uns de deux femmes, les autres de trente-sept chèvres, et l’audace des Talibés croissait en raison de ces succès.
Dans les premiers jours de janvier, un autre bamé (razzia) ramena des environs de Holocouna quelques bœufs et des captifs, et les Talibés racontèrent la fable suivante qui trouva des crédules. Les gens du village les voyant passer, disaient-ils, étaient montés sur leurs murailles et avaient crié : « Nous ne sommes plus ici pour Ahmadou, nous sommes pour Tidiani (neveu d’El Hadj) ; c’est à lui que nous portons le tribut à Jenné, parce qu’Ahmadou tue tout le monde ! » A quoi les Talibés avaient répondu : « Mais vous savez bien que Tidiani est là pour Ahmadou. — Ntchié (c’est faux), avaient dit les Bambaras, c’est Tidiani qui est plus qu’Ahmadou. »
Cette histoire courait le village, et son but était trop clair pour qu’il soit nécessaire de l’expliquer.
De même on faisait courir les bruits les plus exagérés de querelles entre Mari et ses chefs de captifs. On disait que ceux qu’il avait envoyés à Sansandig avaient refusé de revenir le trouver. Ce qui pouvait bien être vrai ; mais, partant de là, on racontait qu’ils avaient coupé le cou de l’envoyé de Mari, que ce dernier avait envoyé Bofofana, son chef de tous les captifs, et qu’on n’avait pas voulu lui ouvrir les portes de la ville ; une autre version disait qu’alors ils avaient tous décidé ensemble de retourner vers Mari et de lui couper le cou, puis de tirer au sort à qui serait roi[234].
Ce qu’il y a de certain, c’est que les Bambaras se tenaient tranquilles et qu’on en profitait pour faire des bamé.
Le 7 janvier, une bande avait trouvé sur les bords du fleuve, à Kragno, une pirogue qui venait de quitter Sansandig et l’avait surprise : on avait pris cinq femmes, dix-huit bafals de sel, mais l’homme qui se trouvait dans la pirogue s’était échappé, et Ahmadou, l’apprenant, disait : « J’aurais donné tout le reste pour avoir cet homme et lui couper la tête. »
En revanche, un autre bamé qui avait d’abord fait un butin très-considérable dans le Baninko, venait d’être chassé à son retour par les Bambaras embusqués sur sa route.
En somme, bien qu’avec des chances diverses, l’avantage était pour les Talibés, et vers le milieu de janvier ils ne craignaient pas de s’avancer vers l’Est dans leurs razzias, sur le chemin de Sarrau à Diaparabé, où ils enlevaient presque toujours quelques captives.
Les femmes qu’on prenait dans ces occasions, soit qu’elles en reçussent l’ordre, soit pour se concilier les bonnes grâces de leurs nouveaux maîtres, donnaient toutes les nouvelles excellentes de Tidiani, qu’on représentait comme à peu près maître du Macina, ou du moins s’y maintenant à la tête de forces considérables, dans la partie située entre le Niger et le Bakhoy ; mais malheureusement jamais deux récits ne se ressemblaient, et il commençait à n’être plus question d’El Hadj et de ses fils.
15 janvier 1866.
Le 15, des hommes de Toumboula arrivèrent avec des gens de Tala pour emmener Badara ; ils lui portaient une lettre des habitants de son village qui exposaient la triste situation dans laquelle ils se trouvaient depuis le départ du vieux chef. La guerre, la famine les avaient sans cesse harcelés et 350 des habitants avaient péri. Leur situation devenait difficile ; ils demandaient le retour de leur chef, des secours, ou menaçaient d’abandonner le village.
Ahmadou leur fit écrire de patienter un peu, que Badara allait revenir et fit donner du sel en cadeau aux envoyés. Le 17, quand j’allai voir Badara, il en faisait le partage.
19 janvier 1866.
Les soixante jours demandés par Ahmadou conduisaient au 18 février, c’est-à-dire au lendemain de la fête du Cauri. Aussi, lorsque la lune parut le 19 janvier au-dessus de l’horizon, je la vis avec bonheur ; je n’avais plus que trente jours à décompter, et au contraire, les musulmans commençaient la rude épreuve du carême.
Je travaillais déjà à mettre mes affaires en ordre, je tâchais de me faire payer les cauris qui m’étaient dus par divers marchands. Mais au milieu de ces soins nous n’étions pas sans tribulations. Le docteur souffrait d’un fort mal de gorge. Moi j’étais couvert de douleurs, et sans l’espoir du retour qui nous soutenait, je ne sais ce que nous fussions devenus.
6 février 1866.
Cependant les jours se passaient ; chaque vendredi, après le salam, j’allais saluer Ahmadou et lui rappeler ses promesses. J’en tirais toujours un mot aimable et un sourire. Enfin les préparatifs de la fête s’annoncèrent dès le 6 février ; Ahmadou envoya à tous les Talibés l’ordre de rentrer à Ségou pour le jour du Cauri. On prétendait que les Bambaras avaient un plan de révolte pour ce jour-là, et bien que je n’y crusse pas, je me demandais si ce ne serait pas l’occasion d’un nouveau retard. Samba N’diaye, lui, était convaincu de notre départ depuis un entretien mystérieux qu’il avait eu avec Ahmadou au bord du fleuve, où ce dernier était allé recevoir du mil d’impôt qui lui arrivait. Ce n’est pas le trait le moins caractéristique de cette société que la nécessité où se trouve le roi de s’occuper de ces menus détails, sous peine d’être volé.
Dans ces occasions il va tenir sa cour sur les rochers du bord de l’eau. Les captives, partagées en plusieurs bandes sous le commandement des femmes chefs de captives, viennent charger leurs calebasses, et quand elles sont toutes prêtes, une bande se met en route en chantant, accompagnée ou surveillée, si on veut, par un des princes à cheval, et va vider le mil dans les vastes greniers disposés dans une des cours extérieures de la maison d’El Hadj, ou plutôt dans la maison de Yougoucoullé, le captif préposé à la garde des magasins.
10 février 1866.
Quand il n’y eut plus que huit jours jusqu’à la date assignée par Ahmadou, j’allai lui demander un entretien qu’il m’accorda pour le lendemain matin. Je me disposais à aller chez lui avec Samba N’diaye, qui était tout à fait rétabli, quand un Sofa vint me prévenir de sa part qu’il avait une affaire ce matin et qu’il me recevrait l’après-midi. Décidément Ahmadou se civilisait et voulait que nous emportassions une bonne idée de sa politesse.
Nous n’en étions plus à attendre toute une journée à sa porte une audience promise.
Enfin, vers trois heures et demie, nous fûmes reçus, et, après les politesses d’usage, je lui dis que, le départ approchant, je venais lui parler de quelques questions que je désirais régler et lui demander son avis.
La première question était relative à une somme de 40000 cauris qui m’était due par des Diulas du Haoussa en payement d’ambre que je leur avais donné à vendre et dont je ne pouvais obtenir un seul cauri. Je les avais amenés en justice devant Abdoul Kadi, qui s’était déclaré incompétent ; ces hommes étaient directement sous la protection d’Ahmadou, qui avait défendu de les traiter comme les autres Talibés, disant qu’il ne voulait pas qu’ils désertassent son camp pour aller chez les Bambaras. Je demandais qu’on les fît payer ou qu’on les punît.
Ahmadou me dit qu’ils devaient plus de 500000 cauris, qu’il avait souvent payé pour eux, mais qu’il verrait ce qu’il y avait à faire.
Ensuite je désirais régler le sort des deux femmes esclaves qu’Ahmadou avait données pour notre service peu après notre arrivée. Ahmadou me dit que je pouvais les emmener, les vendre ou les lui rendre, mais qu’il ne pouvait consentir à ce que je les laissasse libres, parce que cela n’était pas dans les usages. J’insistai cependant pour leur donner la liberté, mais Ahmadou refusa formellement. Ensuite je traitai la dernière question qui était d’obtenir les chevaux promis pour faire notre route de retour, et j’expliquai à Ahmadou la nécessité dans laquelle nous nous trouvions d’ajuster nos selles suivant le cheval, de nous habituer à leurs allures et toutes autres raisons de même valeur. Il me dit qu’il allait s’en occuper immédiatement.
Alors nous rentrâmes à la case et nous fîmes savoir à ces deux captives la réponse d’Ahmadou, leur laissant le choix de rester esclaves du roi ou de partir avec nous pour être libres, et leur promettant dans ce dernier cas de leur donner une case et de quoi vivre à Bakel ou à Médine.
Elles choisirent de rester esclaves, mais en me disant : « Tu es notre maître ; si tu veux nous te suivrons, mais ce que nous aimerions mieux ce serait de rester. » Cette préférence ne m’étonnait pas. Esclaves de naissance, filles d’esclaves dans un pays d’esclaves, le mot libre ne pouvait éveiller chez elles aucune aspiration. A Ségou elles retrouvaient leur famille, leurs connaissances ; que leur importaient Bakel, Médine ou la liberté ?
Il ne nous restait plus qu’à les traiter le plus généreusement possible, et nous le fîmes.
14 février 1866.
Quelques jours après cette entrevue, une armée, sous le commandement de Karounka, chef des Djawaras, revenait d’une expédition dans l’intérieur du côté de Bamakou. Ces troupes avaient attaqué le village de Sélé, qu’elles avaient pris aux trois quarts, et elles ramenaient de nombreux captifs. Leurs pertes étaient évaluées à quinze hommes, au nombre desquels était un de mes deux créanciers du Haoussa. Ahmadou sortit pour recevoir ces vainqueurs.
Enfin nous arrivâmes au Cauri, et tout en ne cessant de noter les diverses nouvelles du pays, je me préoccupais de mon départ. Différentes personnes avaient reçu l’ordre de se préparer. Sidy Abdallah m’avait confirmé la nouvelle du départ du vieux schérif marocain avec nous. Un Diula, nommé Oumar Samba, qui était arrivé avec Bakary Guëye et avait apporté des pierres à fusil à Ahmadou, devait être chargé par lui d’en aller acheter d’autres. On disait qu’Ahmadou avait préparé des lettres pour tous les postes principaux de ses possessions, afin de faire venir des Talibés à Ségou. On parlait aussi du départ de Tambo, de Guiberrou, et, chose plus curieuse, on disait que Boubakar Mahmady Diam, qui était déjà allé à Nioro pour y demander une armée, devait y retourner ; mais comme il n’avait pas bien réussi la première fois, peu de personnes ajoutaient foi à ce bruit.
17 février 1866.
Le 17 février le tabala annonçait le commencement de la fête ; tout le monde se parait de son plus beau costume pour aller au salam, et moi-même, voulant y paraître, je revêtis un superbe habillement du pays brodé en soie. Ahmadou, par un acte d’une haute politique, venait de rendre aux Bambaras leurs trompes en dents d’éléphant percées, avec lesquelles comme ont pu l’entendre ceux qui ont été à Grand-Bassam ou à Assinie, on fait la musique assourdissante qui accompagne Assama ou Amatifou[235] les jours de cérémonie. Les Bambaras, pour lesquels cet instrument national paraît avoir un charme tout particulier, s’en donnaient à cœur joie, et quand Ahmadou rentra du salam en grande pompe, précédé de ces sonneurs de trompe, tout le monde était sur le toit des maisons pour assister à ce nouveau spectacle.
El Hadj, en entrant à Ségou, avait supprimé les trompes comme antimusulmanes ; Ahmadou les rendait. Étaient-elles devenues canoniques, ou bien avait-il compris enfin, quoique bien tard, la nécessité de faire des concessions ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que trois jours durant les trompes ne cessèrent pas de nous régaler d’une musique qui, quoique bizarre et élémentaire, ne manque pas d’une certaine harmonie.
18-19 février 1866.
Les 18 et 19. — La fête continua avec un acharnement que je n’avais jamais vu : Ahmadou palabrait, venait assister aux danses des captifs bambaras, à cette ronde bambara si originale, et cela en grande pompe, entouré d’une nombreuse garde en habits de fête.
Dans tous les coins de la ville on dansait. Ici, devant la porte de Sontoukou, c’était au son des trompes de Bambaras. Là, devant la porte d’Arsec, c’était la bande de Koro Dougou avec ses boubous en morceaux de bois et ses bonnets couverts de graines violettes, se livrant à de bizarres exercices et à des danses d’une indécence indescriptible, au son de la musique d’un tamtam, de chants obscènes et du bruit des calebasses percées, remplies de graines, qu’on agite en mesure.
Plus loin, à Doubalel Coro, sur la place du petit marché, c’est Diali Mahmady avec sa bande de femmes dansant au son du balophon ou de la guitare mandingue, et faisant des contorsions qui souvent ne manquent pas de grâce ; c’est la danse des Malinkés, dans laquelle la tête vient par un mouvement brusque ou lent se placer en arrière entre les deux omoplates.
Mais tout ce spectacle, que je contemplais pour la troisième fois depuis mon arrivée à Ségou, ne pouvait malgré l’entrain exceptionnel qu’il avait cette année, me réjouir en aucune façon, car le Cauri était passé, depuis deux jours, et je n’entendais pas parler de départ. Au fond, malgré les promesses d’Ahmadou, j’avais toujours pensé qu’il faudrait attendre la fin de la fête, mais elle paraissait devoir se prolonger.
20 février 1866.
J’envoyai Samba N’diaye dire un mot à Ahmadou qui, le 20, me fit répondre « qu’il avait d’abord promis de me parler ce jour-là, mais qu’il était accablé d’affaires et craignait de n’avoir pas le temps ; qu’il ne changeait rien à ce dont nous étions convenus ; que je n’avais qu’à me préparer, parce qu’aussitôt qu’il m’appellerait, ce serait pour me mettre en route. »
Pour qui connaissait les habitudes d’Ahmadou comme nous les connaissions à cette époque, cela remettait tout en question et voulait dire : Ne m’importunez pas ; quand je serai prêt, vous partirez.
Après avoir conféré avec le docteur, je renvoyai Samba N’diaye lui dire que je comprenais, mais que je ne pouvais préparer mes bagages sans savoir l’époque du départ ; que s’il voulait la fixer à un jour ou deux près, j’en garderais le secret, mais que ce serait plus commode.
Samba, en faisant ma commission, jugea convenable de dire à Ahmadou qu’il m’avait offert, si Ahmadou l’acceptait, de remettre notre entrevue au vendredi 23. A quoi Ahmadou, enchanté de gagner trois jours, avait répondu tout de suite Min diabé (je veux bien). Ce n’était pas mon compte, mais c’était fait, je n’avais plus qu’à patienter trois jours, et je le fis d’autant plus volontiers que tout semblait bien marcher.
Politiquement parlant, un fait d’une haute importance venait de se produire. Vingt-trois villages du Baninko étaient venus faire leur soumission en apportant un tribut et ramenant à Ahmadou un Talibé, de l’armée des Djawaras, qui, blessé à Sélé, avait été recueilli par ce village au lieu d’être tué comme d’habitude.
22 février 1866.
D’un autre côté, tout annonçait le départ. Ahmadou avait fait appeler différentes personnes qu’on savait devoir partir. Enfin le 22 février, Tierno Abdoul Kadi me faisait appeler, et, après un long préambule, me confiait en secret qu’il désirait bien que je le récompensasse de ce qu’il avait fait pour moi ; que j’allais partir, et que s’il pouvait me rendre service il le ferait, mais qu’il désirerait être connu du gouverneur, qu’il était dévoué aux blancs, et il termina en me demandant un cadeau, que je lui promis et qu’il me chargea de confier à Seïdou à mon arrivée.
En revanche, prévoyant le cas où d’autres voyageurs viendraient à Ségou, je lui dis qu’il faudrait qu’il s’employât en leur faveur pour leur faire donner une maison à eux hors de la ville avec des lougans. Il m’offrit d’en parler avec Ahmadou, offre que je déclinai, de crainte que cela n’entravât mon départ.
23 février 1866.
Le vendredi 23 était arrivé, mais en même temps une nouvelle fâcheuse. Fali, le chef des Sofas, le fils de l’ancien roi de Tamba était mort dans la nuit. Ahmadou perdait en lui un excellent serviteur ; cela l’attristait et pouvait être un nouvel obstacle, mais par contre il recevait une nouvelle qui, le comblant de joie, devait l’absorber. Un Talibé, nommé Mahmadou Falel, Yoloff de naissance, arrivait de Dinguiray, portant à Ahmadou des lettres de sa mère et des fusils de munition à baïonnette, qui avaient été achetés aux comptoirs du Rio Pongo. Malgré ces contre-temps, je vis Ahmadou, mais il me fit prévenir qu’on ne pourrait parler d’affaires, et le soir, quand je voulus obtenir de le voir le lendemain, ce fut impossible ; néanmoins, Ahmadou parlait à différentes personnes, et ceux qui étaient les plus intéressés à partir, tels que Badara, étaient convaincus que, à quelques jours près, le moment était venu.
En même temps que Mahmadou Falel, étaient arrivés deux Toucouleurs qui portaient des nouvelles du Sénégal. Bien qu’ils eussent été en partie témoins des événements qu’ils racontaient, je fus à même, à mon retour, de voir combien on dénaturait les faits à distance. C’est ainsi qu’ils m’annonçaient le changement de gouverneur et les principaux événements de la guerre que Maba faisait dans les provinces du Cayor, du Djoloff et sur les bords de la Gambie, qu’ils racontaient en exagérant à dessein les succès des musulmans.
Le même soir Ahmadou avait une conférence avec Alpha Mahmadou, le parent de Falel, et avec Badara, auxquels il assurait que nous allions partir. Les instances de Badara étaient causées par une nouvelle lettre arrivée de son village, et en même temps qu’il la recevait, on apprenait que l’armée de Nioro, pour dégager Toumboula, était venue attaquer Digna, qu’elle l’avait cerné pendant trois jours, mais qu’à la nouvelle qu’un envoyé d’Ahmadou arrivait, elle s’était dépêchée de rentrer à Nioro, de crainte qu’on ne vînt la chercher. Or, cet envoyé d’Ahmadou n’existait pas ; le voyageur en question était simplement Mahmadou Iffra, l’envoyé du Guidimakha, dont j’ai parlé au commencement de mon séjour à Ségou. Quand Samba N’diaye l’avait chassé de chez lui, après le départ de Bakary Guëye, il avait erré dans le pays à la recherche de moyens d’existence, et, fatigué, il avait pris la route du retour, se disant envoyé par Ahmadou et moi, vers le gouverneur, délivrant sans s’en douter les Bambaras de Digna.
24 février 1866.
Le 24 j’allai chez Ahmadou, et comme j’attendais, Mohamed Bobo et Boubakar Mahmady Diam sortirent. Bobo me voyant vint à moi et me dit : « Tu ne verras pas Ahmadou, il ne sort pas, mais Ché Allaho, tu vas partir, je te donnerai un bon coup de main. »
Cette amabilité de Bobo m’étonnait à bon droit, et on verra comment il me donna un coup de main.
Le lendemain je revins à la charge et fis demander à Ahmadou une audience, en ne lui cachant pas mon mécontentement de tous ces retards.
Cette fois c’était du mil qui venait de lui arriver, et il le faisait débarquer ; mais, comme j’insistais, il dit que, Ché Allaho, je le verrais demain et que nous causerions de toutes les affaires.
26 février 1866.
En effet, le 26 au matin, il me fit demander la première lettre que Seïdou avait apportée avant mon arrivée, lettre adressée à son père et dans laquelle il pensait pouvoir trouver les propositions que j’allais lui faire. Puis il passa toute la journée à en causer avec Bobo et Boubakar, fit appeler deux fois Samba N’diaye pour lui dire qu’il m’engageait à prendre patience, que je le verrais le jour même, et enfin il me fit appeler à 4 heures et demie et me pria de lui faire connaître tout ce que j’avais à dire à son père.
Alors je lui exposai avec le plus de clarté possible le but du gouverneur, d’établir du commerce avec son pays. Je m’attachai surtout à faire ressortir à ses yeux les énormes impôts qu’il retirerait de ces relations. J’insistai pour que le droit d’entrée ne fût que de 5 pour 100 en nature et pour obtenir les comptoirs demandés par le gouverneur.
Un instant, le voyant me prêter beaucoup d’attention et demander des explications, j’espérai réussir.
Mais quand il prit la parole en débutant par de l’eau bénite de cour qui se distribue encore plus largement dans ces pays que chez nous, je vis aussitôt que je ne gagnerais pas toute ma cause. En somme, il me dit que ce qu’il acceptait c’était :
Qu’il n’y eût pas de guerre entre le gouverneur et lui ;
Que nos marchands pussent venir en toute liberté dans tout son pays, qu’on ne leur prendrait pas même une aiguille sans qu’il leur fît rendre justice ;
Que ceux qui viendraient seulement pour voir le pays, il les protégerait également ;
Mais que quant aux droits de 10 pour 100, c’était la loi et non lui qui le fixait, qu’il existait pour les Maures, pour les musulmans, et qu’il ne pouvait pas le changer.
Pour les terrains à donner pour fonder les comptoirs, il ne pouvait pas encore accepter cela, et il semblait dire que c’était à cause de l’absence de son père.
J’insistai pour la forme et pour l’acquit de ma conscience, mais je savais d’avance que je ne gagnerais pas, et Ahmadou m’accordait tout ce que je pouvais attendre. Le reste de la discussion porta sur des détails, et j’arrivai à lui faire accepter les sept articles du traité suivant :
Traité passé entre MM. Mage et Quintin, envoyés du gouverneur du Sénégal, agissant en son nom, et S. M. Ahmadou, fils de Cheick El Hadj Omar, roi de Ségou.
Article premier. — La paix est faite entre tous les pays respectifs où commandent les deux chefs.
Art. 2. — Les hommes du gouverneur du Sénégal pourront circuler librement dans tous les pays où commande Ahmadou, dans tous ceux où il pourra commander plus tard, et y seront protégés, soit qu’ils viennent pour commerce, missions ou simple curiosité.
Art. 3. — Une fois qu’ils auront payé le droit de 10 pour 100 auquel sont soumises toutes les caravanes entrant dans les pays d’Ahmadou, les Diulas ou marchands du Sénégal n’auront plus rien à payer à qui que ce soit pendant leur séjour.
Art. 4. — Ahmadou promet d’ouvrir toutes les routes du pays qu’il commande vers nos comptoirs.
Art. 5. — Le gouverneur du Sénégal promet que la route du Fouta aux pays d’Ahmadou sera ouverte et que les hommes ou femmes pourront y circuler librement sans qu’aucun chef puisse les arrêter.
Art. 6. — Les hommes envoyés par Ahmadou à Saint-Louis pourront y acheter ce dont ils auront besoin, et recevront dans la route protection contre tous ceux qui voudraient les maltraiter.
Art. 7. — Tous les marchands venant du Sénégal dans un pays où commande Ahmadou, payeront le droit d’entrée dans le chef-lieu qui sera le but de leur voyage, Dinguiray, Koundian, Mourgoula, Kouniakary, Nioro, Diala, Tambacara, Diangounté, Farabougou ou Ségou-Sikoro.
Ce traité fut conclu en paroles le 26 février ; les articles 5 et 6 avaient été convenus sur la demande expresse d’Ahmadou, qui voulait garder la possibilité de faire venir des Talibés du Fouta et d’y envoyer ses agents recruteurs, et dans l’article 2 c’est à sa demande qu’on avait décidé de mettre les pays où il commanderait plus tard. Le brouillon du texte était fait. Je lui proposai de le mettre sans retard au net, lui en arabe, moi en français. Mais alléguant l’heure avancée, il me dit de rentrer préparer cela chez moi, que lui allait le faire, de son côté, et le palabre fut levé.
Le soir Samba N’diaye me fit part d’un entretien qu’il avait eu après mon départ avec Ahmadou.
« Puisque le commandant dit que les marchands trouvent que payer 1/10 c’est trop, ils resteront peut-être à Bakel et à Médine, avait dit Ahmadou, et dans ce cas ce seront les Talibés qui seront forcés d’y aller acheter. Si on ne me donne rien sur ce commerce, je serai contraint d’empêcher mes hommes d’y aller pour forcer les marchands à venir et à me payer les droits. » Ce raisonnement était très-sensé, mais il ne laissa pas de m’embarrasser, car le cas n’avait pas été prévu, et bien qu’en somme le gouverneur en eût été quitte pour me désavouer, je n’aurais pas voulu faire des promesses vaines. Samba N’diaye avait répondu qu’on ne pourrait pas, pensait-il, lui donner plus qu’on ne donnait aux Maures, ce qui était fort peu, 2 pour 100, mais ce qui cependant produisait beaucoup. Je ne m’engageai toutefois que relativement au poste de Médine, au cas où Ahmadou persisterait à accréditer un ministre pour y toucher cet impôt.
Mais par la suite je n’en entendis plus parler, ce qui me donna a penser que Samba N’diaye pouvait bien avoir pris la chose sous son bonnet pour tâter le terrain, et voir s’il ne pourrait pas se faire donner la place de ministre à Bakel, que je savais être toute son ambition.
27 février 1866.
Le lendemain je fis prévenir Ahmadou que j’étais prêt ; mais Samba N’diaye fut remis à l’après-midi, et alors, quand il dit que je demandais à partir, le dialogue suivant s’engagea :
Ahmadou. — « Ah ! oui, c’est juste (Gonga), maintenant tout est arrangé, il n’y a plus qu’à partir. » Et se tournant vers Bobo d’un ton interrogateur : « Eh bien ! Bobo, que dis-tu ?
Bobo. — Ah ! Ahmadou, il y a bien des choses à faire. Ce n’est pas le commandant seul qui va partir, il y a d’autres affaires pour Koundian, Dinguiray.... il faut.... quinze jours.
Ahmadou. — Non, Bobo, qu’est-ce que le commandant peut avoir à faire ici maintenant ? Moi je ne peux pas lui dire de rester quinze jours encore.... Voyons, Samba, que dis-tu ?
Samba N’diaye. — Ah ! Ahmadou, pour moi je sais bien que le commandant est pressé, et je croyais que c’était aujourd’hui ; mais si ce n’est pas aujourd’hui, je pense que ce sera demain.
Ahmadou (riant). — Oh ! non, ça n’est pas non plus possible. Mais voyons, quel jour sommes-nous ?
Bobo. — Mardi (Talata)[236].
Ahmadou. — Eh bien ! ce sera samedi (Asser).
Bobo. — Oh ! non, Ahmadou, tu ne peux pas faire tout ce que tu as à faire en quatre jours. Il faut quinze jours. Pour le commandant ce n’est pas une affaire ; du moment qu’il sait qu’il va partir et que tu fixes un jour, il peut bien attendre.
Ahmadou. — Oh ! non, moi je ne peux pas dire cela au commandant. Et toi, Boubakar ?
Boubakar Mahmady Diam. — Ah ! il y a bien longtemps que le commandant attend ; mais ce que tu diras, Ahmadou, c’est assez.
Ahmadou. — Allons, nous allons dire huit jours.
Bobo. — Non, Ahmadou, ce n’est pas assez, il faut treize jours. Ahmadou, tu n’auras pas le temps.
Ahmadou. — Allons, alors dix jours, c’est fini. Samba, dis au commandant que c’est dix jours. Je ne sais pas si avant le dixième il ne sera pas parti, mais si ce jour-là tout n’est pas prêt, je laisserai ceux qui seront en retard, et il partira. Seulement il ne faut le dire à personne ; il n’y a que nous quatre et toi à le savoir, nous ne le dirons pas, qu’il le cache même à ses laptots. »
On peut se figurer notre désappointement quand Samba arriva nous répéter mot à mot tout cet entretien, et je l’écrivis sous sa dictée.
Mais que faire ? C’était décidé. Bobo nous avait donné à sa manière le coup de main promis. Si nous nous étions fâchés, tout le monde nous eût ri au nez. Qu’est-ce que dix jours pour eux ? Faire changer de décision à Ahmadou, il n’y fallait pas songer. Je lui fis répondre aussitôt, que j’étais très-mécontent, qu’il changeait encore la parole qu’il avait donnée. Mais que, si je devais attendre dix jours, il m’envoyât de quoi manger, que comptant partir je n’avais rien voulu demander et que je n’avais plus rien. Je reçus immédiatement 10000 cauris, 1 bafal de sel et on donna l’ordre de me livrer pour dix jours de mil et un bœuf.
Je vis là une presque certitude de partir au bout de ces dix jours, et j’en pris mon parti.
28 février 1866.
Le lendemain j’étais assailli de demandes. Tu vas partir ? Quand ? Qu’est-ce qu’Amadou t’a dit ? etc., etc.
Je répondais à tous, suivant le désir d’Amadou : Oui, je vais partir, Ché Allaho, mais je ne sais pas quand. Et le même jour Ahmadou me fit recommander de ne promettre à aucun de l’emmener, parce qu’on lui avait dit que bien du monde se ralliait à notre compagnie.
Le jour suivant j’allai voir Sidy Abdallah, et me plaignis à lui de Bobo. Je pus alors voir l’inimitié, la jalousie qui séparaient ces deux hommes, tous deux secrétaires d’Ahmadou, mais dont l’un, Sidy, avait une grande supériorité d’instruction, et l’autre l’avantage de l’affection sincère du maître.
28 février 1866.
Sidy s’ouvrit à demi à moi, et lui, si réservé d’habitude, se laissa aller à quelques confidences. Il me dit qu’il était obligé de se taire et qu’il ne parlait que quand Ahmadou l’interrogeait, parce qu’il avait beaucoup d’ennemis ; que Bobo croyait tout savoir et qu’il inventait ce qu’il ne savait pas. C’était vrai, et malheureusement on le croyait lorsqu’il racontait que le sultan de Stamboul avait 1000 chefs qui commandaient chacun une armée de 100000 soldats, qu’il logeait, chauffait, nourrissait et habillait tout ce monde dans sa maison.
Il n’y avait qu’à hausser les épaules, et le vieux schérif du Maroc qui s’attachait de plus en plus à nous et qui pourtant avait son franc parler, était émerveillé de l’aplomb avec lequel on débitait des sottises pareilles.
Mars 1866.
En dépit de mes impatiences qui n’étaient que trop justifiées, rien n’indiqua le départ jusqu’au 5 mars, époque à laquelle Ahmadou demanda aux chefs de l’armée de désigner 100 Talibés du Diomfoutou et 100 Sofas pour partir. Samba N’diaye, qui désirait partir avec nous, et qui jusqu’alors n’avait rien appris, commença alors à s’émouvoir. Il alla de différents côtés, et enfin chez Ahmadou, où, pour entrer en matière, il demanda à Bobo s’il avait écrit le texte du traité. Rien n’était fait, on attendait le dernier moment. Samba N’diaye revint d’assez mauvaise humeur ; enfin, le 6 mars, Bobo, qu’il se décida à interroger, lui déclara qu’il ne partirait pas, mais sans lui donner d’autres détails. Samba fut vexé, et il alla cacher son mécontentement en demandant à Ahmadou d’envoyer un Soninké dans son pays avec une lettre pour faire venir du monde. Dès ce moment, en effet, on disait qu’Ahmadou allait expédier des recruteurs dans chacun des pays où son père avait passé.
Ahmadou consentit, ne se doutant pas que le véritable but était de m’adjoindre un homme de confiance pour recevoir les cadeaux qu’il supposait avec juste raison que je lui ferais.
Oulibo, d’un autre côté, paraissait blessé de ce qu’Ahmadou eût réglé toutes mes affaires sans même le faire appeler ni le consulter ; il s’en plaignait à Samba N’diaye en lui disant que Bobo faisait tout le mal, et que, quand on verrait El Hadj, il faudrait bien que cela changeât ; à quoi je répondais : « Le verra-t-on jamais ? »
Cependant les jours passaient et il n’était pas question de départ ; on expédiait des armées, des razzias dans l’intérieur. Le mil d’impôt et celui qui avait été acheté pour Ahmadou arrivaient, l’absorbaient, et nos affaires n’avançaient pas d’un pas. Enfin, le dixième jour j’envoyai Samba N’diaye demander à Ahmadou, qui débarquait du mil, s’il était préparé à nous expédier. Il répondit qu’il nous ferait appeler dès qu’il serait prêt, et Samba ayant insisté pour qu’il nous envoyât les chevaux promis, afin de ranimer notre confiance, il assura qu’il s’en occuperait le même soir. Plus tard, Ahmadou fit appeler Tambo et Amady Boubakar de Koniakary, et leur recommanda de préparer leurs hommes, mais de n’emmener personne autre que ceux qui étaient venus avec eux ; il savait, dit-il, que beaucoup se préparaient à partir, mais il les ferait arrêter ; si c’étaient des Talibés, il les ferait frapper de coups de corde, et aux Sofas il couperait le cou.
Le résultat fut que tout le monde crut que nous partions le lendemain, surtout quand Ahmadou eut fait appeler un chef de Sofas et lui eut donné l’ordre de trouver deux bonnes juments pour nous. Aussitôt les commissions nous arrivèrent, et un griot dont j’ai parlé, Diali Mahmady, ne craignit pas de me confier assez d’or pour lui procurer un chapeau à claque, des épaulettes et un costume complet d’officier qu’à mon retour à Saint-Louis, je fus obligé de faire faire à sa taille, car c’était un colosse.
En attendant, onze jours s’étaient écoulés et nous n’étions pas partis, mais il y avait des signes bien marqués de préparatifs, et le 11 mars Ahmadou nous envoyait enfin les deux chevaux promis.
11 mars 1866.
Alors la confiance revint. C’étaient deux bonnes juments très-vigoureuses. La mienne était un peu plus grande que celle du docteur, un peu plus grosse, mais elle était moins rapide à la course.
En même temps que nous recevions ce cadeau qui nous causait une bien vive joie, nous apprenions que décidément un prince devait nous accompagner. On en parlait depuis quelque temps, et maintenant il était aussi sûr que possible que Mahmadou Abi allait partir pour Nioro.
Malheureusement, il y eut encore trois jours entiers de perdus, par suite d’une pluie torrentielle accompagnée de grains du S.-O. qui força tout le monde à se confiner dans les maisons. Dès qu’elle fut terminée on recommença à compter les cent hommes demandés au Diomfoutou, et on ne put parvenir à les réunir. Aguibou était chargé de les trouver, mais à part les Talibés attachés à sa personne ou à Mahmadou Abi (c’étaient presque tous des jeunes gens), aucun, surtout de ceux qui avaient une famille, ne se souciait d’aller à Nioro pour y mourir de faim, se faire tuer en route et laisser sa femme sans ressources. Nous entendions cela du matin au soir et je constatai avec chagrin ces symptômes de retard. Chaque jour on comptait et toujours il manquait du monde. Le chef du Diomfoutou disait bien que, le jour où Ahmadou le désirerait, il aurait le monde, mais jamais les cent hommes n’étaient au complet. Quant à Ahmadou, s’il se préparait à nous expédier, il allait lentement, et le mil à débarquer venait de temps à autre lui faire perdre des journées entières.
20 mars 1866.
Sur ces entrefaites, le 20 mars, pendant qu’Ahmadou débarquait du mil, on battit le tabala ; Ahmadou monta à cheval et sortit. Je m’empressai de le suivre à cheval. Différentes versions circulaient ; on disait qu’un bamé était venu couper la route de Bamabougou à Marcadougouba, qu’un homme arrivé de Sansandig avait eu le temps de prévenir et qu’on avait pu chasser ce bamé ; mais cet homme avait dit que ce n’était là que l’avant-garde d’une armée réunie à Sansandig et qui allait attaquer un des villages. Tout cela était faux, mais le tamtam avait battu, celui de Banancoro avait répondu, et à huit heures et demie celui de Ségou battait aussi, et chacun de ses coups retentissait dans mon cœur. Qu’allait-il arriver ? Allions-nous être encore retardés, et pendant combien de temps ? Cependant, tandis que nous nous rendions aux arbres des palabres, Oulibo, que je rencontrai, m’affirma que tout cela n’était que mensonge, et que nous partirions en tout cas dès que l’armée des Massassis rentrerait. Pendant toute la journée, différentes versions sur cet événement circulèrent, et le soir on ne savait pas encore à quoi s’en tenir. Néanmoins, l’armée était campée à Marcadougouba, à l’exception des Talibés et des Sofas désignés pour partir avec nous.
21 mars 1866.
Cette réserve nous donnait bon espoir, et je me disposais à tenter de voir Ahmadou, lorsque le lendemain, 21 mars, il fit appeler Samba N’diaye et le chargea de me dire qu’il savait que nous étions pressés de partir, qu’il ne l’était pas moins d’expédier ses propres affaires, que tout était prêt sauf une chose qu’il attendait encore, que dès qu’elle arriverait il nous mettrait en route. Puis, lui montrant un paquet contenant de l’or : « Il y a là, dit-il, le cadeau que je veux faire au commandant et au gouverneur. »
Je pris alors patience quelques jours. L’armée des Massassis rentra avec un succès complet ; elle avait attaqué un village du Baninko nommé Maba, à environ deux heures et demie de marche dans le sud du Bakhoy, et elle ramenait environ cinq cents captifs, car, sans compter les captifs volés, Ahmadou en avait soixante-dix pour sa part. Le chef de cette armée était le Massassi Bandiougou, le fils de l’ancien chef de Foutobi qui avait connu Raffenel, et chez lequel il avait logé. Il fut reçu en grande cérémonie par Ahmadou, qui à cette occasion lui avait envoyé un gros turban blanc pour faire son entrée.
26 mars 1866.
Le 26, ne voyant rien venir relativement au départ, je lançai de nouveau Samba N’diaye sur le palais d’Ahmadou. Depuis qu’il était guéri, Samba entrait avec ardeur dans notre cause ; au fond, je crois bien que c’était par intérêt et dans l’espoir d’un cadeau ; mais quoi qu’il en soit, il alla tout de suite trouver Ahmadou, et dès qu’il eut annoncé qu’il venait de notre part : « C’est bien, dit Ahmadou, ne dis rien, ils vont partir, je te ferai appeler. » En effet, dès ce moment, Ahmadou sembla s’occuper davantage du choix des Talibés qu’il allait expédier comme recruteurs. Il appelait les chefs les plus influents et les consultait. Le 28, il répondait à une sommation de ma part que, pour moi, tout était prêt, mais qu’il n’avait pas encore choisi les chefs qu’il voulait envoyer dans le Fouta. Il me fallait patienter, et cependant j’inscrivais trente-neuf jours de retard sur les promesses solennelles de partir le lendemain du Cauri. Samba N’diaye pensait que nous partirions avant quatre jours, j’en mettais huit ou dix, et j’étais encore au-dessous de la vérité. Mais qu’y pouvais-je faire ? Il y avait certitude morale de partir, tous les chefs que j’allais voir me le disaient, même ceux qui jusqu’alors étaient restés envers moi dans une réserve excessive, comme Boubakar Mahmady Diam.
D’ailleurs, personne ne pouvait savoir ce qu’Ahmadou attendait. Divers événements venaient faire perdre des journées entières. Le 30 mars, on annonçait qu’un bamé de Bambaras tombait sur Cochonna ; Ahmadou sortait lui-même à cheval et je le suivis au grand galop jusqu’à Pélengana. Le lendemain, même scène. Et tout cela pour rien.
Avril 1866.
Le 1er avril, c’étaient les dix-sept villages de Béléko (Baninko) qui venaient faire leur soumission et ramenaient quatre des femmes prises par l’armée de Mari à Banancoro. Elles avaient pu s’enfuir de chez Mari et s’étaient réfugiées là. Mari les avait fait réclamer, mais ces villages, qui forment une sorte de pays indépendant, avaient refusé de les rendre. L’armée de Mari était alors venue les attaquer, et ils l’avaient chassée, lui avaient tué cent hommes, disaient-ils, et avaient pris un très-beau cheval, qu’ils amenaient à Ahmadou en présent.
Ils furent naturellement très-bien reçus et logés chez Hiaïa, le Talibé qui jadis touchait l’impôt de leur pays. J’en profitai pour aller aux renseignements, et ceux que j’obtins me permirent d’apporter quelques corrections au premier tracé que j’avais fait du cours du Bakhoy et de ses affluents ; cette partie de ma carte est aujourd’hui aussi exacte que peut l’être une carte dressée d’après des renseignements.
4 avril 1866.
Pendant deux jours, je patientai et je renvoyai enfin Samba dire à Ahmadou que j’allais me fâcher tout de bon, et que je ne voulais plus attendre ainsi sans savoir ce qui me retardait.
« Si le commandant n’a pas confiance, dit Ahmadou à Samba, va chez Yougoucoullé, chez Sidy et Bobo et dis-leur de te montrer ce qu’il y a chez eux. »
Samba revenait ; il avait vu chez Yougoucoullé les femmes en train de fabriquer cent moules de couscous, et il y en avait déjà autant de faits.
Chez Bobo, il y avait dix-sept lettres terminées.
Chez Sidy, vingt lettres, et deux restaient à faire. Celle qui était destinée au gouverneur était prête.
Que faire après cela ? Le docteur lui-même était d’avis de patienter ; il le fallait, quelque pénible que ce fût. Néanmoins jamais je ne laissai trois jours sans tourmenter un peu le roi, et bien m’en prit, car sans cela qui sait quand je fusse parti ?
Du reste, je n’étais pas seul impatient. Le schérif marocain, Badara, Tambo même, semblaient plus impatients que moi, et Badara, chaque fois que je le voyais, cherchait à me démontrer qu’il était plus à plaindre que moi.
Ahmadou cherchait à m’éviter, et donnait pour prétexte qu’il avait honte devant moi d’avoir manqué à sa parole, et que maintenant il ne voulait plus me fixer de date de départ pour ne plus s’exposer à pareille chose. C’était au moins ce que Paté Dali et Abdoul Kadi me disaient de sa part.
12 avril 1866.
Le jeudi 12 avril, au moment où je me disposais à aller chez lui, et qu’une armée de captifs, sous le commandement de Matinenbo (chef des sofas de Ségou) partait, je reçus la visite d’un Maure, Cheich Ould Abd Daïm de Akraïjit[237]. Il nous dit d’abord qu’il venait de Saint-Louis et qu’il avait vu le gouverneur, puis finalement il demanda à me parler en secret et m’apprit qu’il m’apportait des lettres du commandant de Bakel. Je l’envoyai aussitôt les chercher ! Il me présenta le soir un volumineux paquet de chiffons d’où il tira une toute petite lettre sur une demi-feuille de papier. Je l’ouvris en tremblant d’émotion, et quel fut mon désappointement ! Voici cette lettre :