Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
VOYAGE
DANS LE
SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE-NIGER)
9946. — IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH.
LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris
VOYAGE
DANS LE
SOUDAN OCCIDENTAL
(SÉNÉGAMBIE-NIGER)
PAR M. E.
MAGE
LIEUTENANT DE VAISSEAU
Officier de la Légion d’honneur
1863-1866
OUVRAGE
ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DESSINS DE L’AUTEUR
DE 81 GRAVURES SUR BOIS
PAR E. BAYARD, A. DE NEUVILLE ET TOURNOIS
ET ACCOMPAGNÉ DE 6 CARTES ET DE 2
PLANS
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET
Cie
BOULEVARD SAINT-GERMAIN,
No 77
1868
Droits de propriété et de traduction
réservés
LE GÉNÉRAL FAIDHERBE A M. MAGE.
Bone, le 1er mai 1868.
Mon cher capitaine,
Vous me dédiez votre ouvrage et vous me demandez l’autorisation de publier mon acceptation. Soit ! Ce sera une occasion (et je suis toujours heureux d’en trouver) de parler de notre cher Sénégal. Je dis notre cher Sénégal, car vous faites partie de cette petite phalange d’hommes qui a cru depuis quinze ans et qui croit plus que jamais à l’avenir de notre établissement à la côte d’Afrique et à l’utilité de la race noire sur la surface du globe, sans qu’il soit nécessaire de la priver de ses droits imprescriptibles à la famille et à la liberté individuelle.
A cette double croyance, nous nous sommes dévoués corps et âmes, vous, moi et bien d’autres. De nous tous, les uns survivent avec une santé plus ou moins délabrée ; beaucoup sont demeurés en route ; mon successeur reste encore sur la brèche (il y a vingt ans qu’il y est).
Quant à vous, vous vous êtes jeté à corps perdu, sans regarder en arrière, dans le mystérieux et redoutable Soudan comme dans un gouffre.... et vous êtes, vous-même, peut-être étonné d’en être revenu.
Que vous devez être fier de pouvoir dire : J’ai vu ce qu’aucun de mes contemporains n’a vu ! — Je connais un monde que nul ne connaît ! — J’ai habité un empire que l’on traitait encore volontiers de fabuleux et chimérique, il y a quelques années, malgré sa grande étendue, ses révolutions, ses batailles et ses conquêtes ! Mais ceci n’est qu’une question d’amour-propre. Pensons plus haut : Votre année de Tagant, vos trois années de Niger surtout, mus comme vous l’étiez, vous et votre camarade Quintin, par de nobles et philanthropiques intentions, ne font-elles pas de vous de vrais missionnaires, des Livingstone ? Si ce n’est pas de l’enthousiasme religieux, si ce n’est pas le culte exclusif de la science qui vous guidaient, c’étaient des motifs aussi généreux et d’une utilité plus immédiate et plus pratique, car l’occupation et la domination françaises, c’est-à-dire la rédemption de ces malheureuses contrées, doivent suivre, sans beaucoup tarder, le sillon que vous leur avez tracé, et il faut que notre drapeau flotte à Bafoulabé d’ici à deux ans et à Bamakou dans dix.
Ces pensées, mon cher capitaine, doivent vous procurer de nobles jouissances, plus précieuses encore que les fumées de la gloire.
Maintenant, les hommes vous ont-ils récompensé de leur côté suivant vos mérites ? Ici, je ne suis plus juge. Je puis seulement vous dire, à vous plus jeune que moi, une chose que l’expérience apprend, qui ne doit pas vous étonner, et qu’il faut subir sans murmure, c’est que les services les plus récompensés ne sont pas généralement ceux qui sont les plus méritoires par le mal qu’ils ont donné et par la grandeur du but.
Vous avez travaillé pour l’humanité, pour votre pays, pour l’intérêt général : ce sont là des êtres de raison qui ne vont guère solliciter pour ceux qui se dévouent à leur service. Mais à les servir, on acquiert honneur et contentement de soi.
Tout à vous,
Signé : L. Faidherbe.
PRÉFACE DE L’AUTEUR.
Ce livre est l’histoire de trois années de ma vie, dans lesquelles j’ai beaucoup souffert pour servir à la fois la cause de la civilisation, mon pays et la science.
Il m’eût été facile d’allonger ce récit, d’y mêler des aventures romanesques, de m’y donner plus de relief. J’ai préféré reproduire mes notes journalières en les diminuant de tout ce qui m’a paru pouvoir y être supprimé.
Je suis convaincu que ceux dont j’ambitionne le suffrage, me sauront gré de la sincérité avec laquelle j’ai raconté, souvent à mon détriment, tout ce qui s’est passé pendant ce voyage. Dans tous les cas, si je réussis par ce livre à intéresser mes lecteurs à l’avenir des pays que j’ai parcourus, à leur en faire apprécier les ressources immenses, à faire comprendre quelques-unes des belles qualités du nègre, si différent chez lui de ce qu’on est habitué à le voir dans les types dégénérés de nos colonies, si, en un mot, j’ai avancé d’un jour, d’une heure ou d’un moment l’époque à laquelle l’Afrique sera régénérée, mon but sera rempli.
E. Mage.
CARTE DU SOUDAN OCCIDENTAL dressée par E. MAGE Lieutenant de Vaisseau Officier de l’Ordre Impérial de la Légion d’Honneur 1868
Paris — Imp. A. Bry. rue du Bac 114.
(T. grande : p. gauche, p. droite)
VOYAGE
D’EXPLORATION
AU
SOUDAN OCCIDENTAL.
(1863 A 1866)
INTRODUCTION.
Motifs du voyage. — Départ de France. — M. Quintin demande à m’accompagner. — Premiers préparatifs. — Instructions. — Lettre du gouverneur à El Hadj Omar. — Composition de mon escorte. — Opinion générale sur le sort qui nous attendait. — Matériel. — Ressources de l’expédition. — Emploi des 5000 francs alloués.
« Rallier le Sénégal à l’Algérie à travers au moins quatre cents lieues de désert, c’est chose impossible, quelle que soit la route que l’on suive, ou qui du moins n’aurait pas de conséquences sérieuses par suite des frais énormes du transport à dos de chameaux.
« Pour s’emparer du commerce si important du Soudan et particulièrement du coton (Géorgie longue soie), qui, au dire des voyageurs, s’y trouve en si grande abondance, et à vil prix, il faut s’emparer du haut Niger en établissant une ligne de postes pour le rallier au Sénégal entre Médine et Bamakou.
« Telles sont, en un mot, les conclusions du travail si important que M. le colonel du génie Faidherbe vient de faire connaître[1], et si on jette les yeux sur une carte, on est tout de suite frappé de la grandeur de ce projet ; mais avant de se lancer dans les dépenses d’une ligne de postes sur environ quatre-vingts lieues d’étendue, qui séparent Médine de Bamakou en ligne droite, il me semble qu’il faudrait au moins savoir exactement où l’on va, avoir une carte bien exacte du cours du Niger, savoir si les caboteurs pourront naviguer entre les cataractes de Boussa et Bamakou et faire dériver les produits des marchés africains sur Boussa, où nous pourrions établir alors un comptoir dans lequel ces produits seraient reçus et dirigés sur France par des navires qui viendraient les chercher le plus haut possible dans le bas Niger.
« Voilà la question pendante : explorer le Niger, remonter ce fleuve ; savoir enfin d’une manière positive et pratique le mystère du Soudan et disputer à l’Angleterre les produits de l’intérieur de l’Afrique, vers lequel sa politique envahissante marche à grands pas, soit par des explorations, soit par le commerce, soit par l’occupation militaire. »
Tels étaient les premiers mots d’un projet d’exploration du Niger que je soumettais au ministre de la marine et des colonies au mois de février 1863. Je voyais là une grande et belle mission, un avenir sérieux, de véritables services à rendre à mon pays, et ces considérations me décidaient à braver les périls qui s’attachent toujours à ces sortes de missions, à imposer à ma famille et à moi-même les tourments d’une longue absence, les inquiétudes d’un silence forcé, et à ma jeune femme la dure épreuve d’une première séparation qui pouvait être éternelle.
En réponse à mon projet, je reçus, après quelque temps, l’avis officieux que M. le colonel Faidherbe, que l’on rappelait au gouvernement du Sénégal avec le grade de général, désirait faire explorer par terre la ligne qui joint nos établissements du Haut-Fleuve au haut Niger, et qu’il avait parlé de moi comme lui paraissant très-capable de remplir cette mission.
On ajoutait que, si le ministère n’était pas en mesure de fournir les fonds nécessaires à l’exploration pour laquelle je m’étais offert, je trouverais dans la colonie du Sénégal toutes les ressources désirables pour accomplir cet autre voyage. J’acceptai aussitôt cette mission et je reçus l’ordre d’accompagner le général Faidherbe au Sénégal.
25 juin 1863.
Le 25 juin je quittai Bordeaux sur les paquebots, et ce fut seulement à Saint-Vincent[2] que ma mission fut décidée ; mais j’ignorais encore quelles seraient mes ressources.
M. Quintin, chirurgien de deuxième classe de la marine, qui avait déjà fait un séjour de trois ans au Sénégal, y retournait en même temps que moi et demanda à m’accompagner. Tout d’abord son air délicat, sa petite taille et sa faiblesse apparente me portèrent à l’en dissuader ; mais sur son insistance j’appuyai sa demande auprès du gouverneur, qui voulut bien donner une réponse favorable. J’étais loin de me douter alors que dans un corps frêle en apparence je trouverais l’énergie d’une grande nature, le courage de tous les dangers et une rectitude de vue qui nous ont été bien souvent utiles dans les péripéties de notre pénible voyage.
Juillet 1863.
Le 10 juillet nous étions à Gorée, le 12 à Saint-Louis, et je fus tout de suite détaché à terre pour faire les études nécessaires à l’entreprise d’un tel voyage. J’avais déjà servi cinq ans au Sénégal et deux ans dans la station navale du littoral. Il était peu de points de la côte que je ne connusse. Un séjour de neuf mois au milieu des noirs du Haut-Fleuve à Makhana[3], et un pénible voyage d’exploration à l’oasis de Tagant, chez les maures Douaïch, m’avaient préparé. Je connaissais le caractère des noirs et des Maures, la manière de se conduire avec eux ; mais bien que possédant suffisamment l’histoire des voyages en Afrique, il me fallait relire Raffenel, Caillé, Mongo Park et même Barth, quoiqu’il ne parle pas des mêmes régions.
J’avais surtout besoin d’examiner les cartes existantes, de tâcher de les faire concorder avec les itinéraires des voyageurs, de concilier leurs principales différences ; en un mot, il m’importait de séder à fond la question géographique.
Je me mis à ce travail avec ardeur, car bien que je n’entreprisse pas cette mission sans regret, je m’étais trop avancé pour reculer, posquelles que fussent les épreuves qui m’attendissent.
Plus j’approfondissais la question, plus je m’effrayais de l’ignorance dans laquelle on était des points mêmes qui touchent à notre colonie. Au-dessus de Médine, on n’avait de renseignements que par le voyage de M. Pascal, qui s’était avancé fort peu au-dessus de Gouïna[4]. J’avais moi-même visité ce point quelques mois après lui ; mais au delà, à quelle distance se trouvait Bafoulabé[5] ? Ce lieu était-il habité ou non ? A quel endroit trouverais-je des partisans d’El Hadj ? Quelles populations amies ou ennemies aurais-je à traverser pour y arriver ? Quelles ressources enfin trouverais-je dans le long voyage que j’allais commencer ? Toutes ces questions se levaient devant moi, et plus je voulais les éclaircir, plus je lisais, plus je fouillais dans les documents que me fournissait la bibliothèque du Sénégal, plus je trouvais partout le doute ou l’ignorance.
Je me rendis à Médine pour tâcher d’éclaircir la question, mais ce fut pour ainsi dire en vain. J’obtins bien d’un vieux Diula[6] des renseignements sur une route qu’il avait souvent suivie, mais aucuns détails sur les questions qui m’intéressaient. A mon retour à Saint-Louis, des Maures, se disant venus de Tombouctou, avaient apporté des nouvelles d’El Hadj Omar. M. le général Faidherbe y attachait la plus grande foi, et voici en quels termes il les fit reproduire par le Moniteur du Sénégal :
ARRIVÉE A SAINT-LOUIS D’UN PROCHE PARENT DU CHEICK DE TOMBOUCTOU. — NOUVELLES DU SOUDAN.
« Saint-Louis, 4 septembre 1863.
« Il y a trois ans environ arriva à Saint-Louis un parent du cheick de Tombouctou, nommé Amadi ben Baba Ahmed, marabout vénéré dans le Sahara, comme tous les membres de cette illustre famille, dont les simples élèves jouissent même, au loin, d’une considération et d’un respect remarquables ; le gouverneur du Sénégal le reçut avec bienveillance et lui fit visiter ce qu’il pouvait y avoir de curieux à Saint-Louis pour lui. Ainsi Amadi assista à un bal à l’hôtel du gouvernement, et rien ne peut exprimer son étonnement au milieu des lumières et des brillantes toilettes que les glaces reflétaient à l’infini autour de lui. Ce n’était plus la stupéfaction d’un sauvage incapable d’apprécier ce qu’il voyait, mais plutôt l’extase d’un homme instruit, intelligent, ayant beaucoup lu, mais n’ayant vu, en fait d’intérieur de palais, que les sombres maisons en boue, sans fenêtres, des Ksours du Sahara. Il dut faire, à son retour dans son pays, des récits très-curieux et très-enthousiastes de ce qu’il avait vu.
« Le 27 août 1863, arrivait à Saint-Louis un parent de cet Amadi, Sidi Mohammed ben Zin el Habidin ben el Cheick el Sidi Mokctar, cousin germain du cheick de Tombouctou et habitant de cette ville.
« Se trouvant chez le cheick Sidia, grand marabout des Bracknas, et ayant appris que le gouverneur qui avait reçu, il y a trois ans, son parent, était de retour au Sénégal, il s’était décidé à venir lui faire une visite pour resserrer les liens d’amitié entre sa famille et nous.
« On commença tout naturellement par lui demander des nouvelles d’El Hadj Omar, sur lequel tant de bruits contradictoires coururent dans ces derniers temps. Il put nous mettre parfaitement au courant des choses, et les renseignements qu’il nous donna confirmèrent tout d’abord ceux donnés par le sous-lieutenant Alioun Sal[7], il y a un an.
« En effet, au moment où M. Alioun Sal fut fait prisonnier près de Tombouctou, cette ville se trouvait occupée par les forces d’El Hadj Omar ; mais cette occupation dura peu, comme nous allons le voir tout à l’heure.
« Voici le résumé des événements qui se sont passés dans ces dernières années. Il y a plus de deux ans, El Hadj Omar parvint à prendre la capitale de Ségou ; le roi du Ségou, Alioun Ouitala[8], se sauva avec trois mille hommes environ, et alla se réunir, dans la ville de Hamdou Allahi, au cheick du Macina, Ahmadou Labbo, fils du fondateur de ce puissant État. El Hadj Omar nomma pour caïd du Ségou le nommé Bel Khassem, du Fouta sénégalais. Il entra ensuite dans le Macina sans hostilités d’abord, endoctrinant, suivant sa coutume, les gens du pays par ses belles paroles, si bien qu’au bout de quelque temps ceux-ci trahirent leur cheick, que El Hadj Omar fit tuer, ainsi que ses frères. Il se déclara alors maître du Macina. Ceci se passait il y a un peu plus d’un an. En qualité de cheick de Macina, d’après le traité de 1846, il avait droit de nommer un des deux cadis de Tombouctou, chargés de la perception de l’impôt, mais sans occuper militairement cette ville.
« Quoi qu’il en soit, il envoya son fonctionnaire sous l’escorte de quelques milliers d’hommes, qui entrèrent dans la ville malgré les objections du cheick Ahmed el Beckay.
« Après quelques pourparlers, Ahmed el Beckay quitta la ville, où régnaient d’ailleurs beaucoup de maladies dans cette saison, et alla se réfugier chez ses bons amis les Touaregs. C’est à ce moment que M. Alioun se trouvait à deux journées de marche de Tombouctou.
« Ahmed el Beckay ne tarda pas à revenir vers la ville avec des contingents touaregs. Le cadi d’El Hadj Omar et ses quatre mille hommes allèrent au-devant de lui, hors de la ville ; il y eut là un petit engagement, le cadi fut tué et sa petite troupe forcée de rentrer dans la ville. Ahmed el Beckay entra en négociation avec la population et exigea que dans trois jours il n’y eût plus de Pouls dans la ville ; ceux-ci l’évacuèrent et retournèrent vers El Hadj Omar.
« Le cheick de Tombouctou, comprenant que les hostilités n’en resteraient pas là, avec un homme tel que El Hadj Omar, rassembla une armée de Touaregs et de Maures, et vint camper à une demi-journée de la ville. El Hadj Omar ne tarda pas, en effet, à se mettre en marche, avec une armée évaluée à trente mille hommes. A son approche, les Touaregs et les Maures abandonnent leur camp ; l’armée ennemie l’envahit et se livre au pillage.
« Les Touaregs et les Maures, qui n’attendaient que ce moment, tombent dessus, les battent avec d’autant plus de facilité, que les gens du Macina font défection, et en font un grand massacre. Quelques débris seulement de l’armée et El Hadj Omar en personne, parviennent à se sauver en traversant le Niger sur des barques et se retirent à Hamdou Allahi. Ceci se passait il y a sept ou huit mois. Dans cette bataille, les Touaregs n’étaient armés que d’armes blanches, lances, sabres et javelots, car les Touaregs de cette contrée méprisent souverainement les armes à feu ; les Pouls et les Maures, au contraire, étaient armés, suivant leur habitude, de fusils, la plupart à deux coups.
« El Hadj Omar, intimidé par sa défaite, tenta d’apaiser le cheick de Tombouctou, en lui envoyant soixante-dix captifs et huit cents gros[9] d’or ; mais Ahmed el Beckay lui renvoya son présent en lui disant qu’il n’en avait pas besoin d’abord, et que d’ailleurs c’était du bien mal acquis, fruit de la violence et du pillage ; il l’engageait, en outre, à rendre le Macina à la famille d’Ahmadou Labbo, qui valait beaucoup mieux que lui. El Hadj Omar, humilié et exaspéré, réunit de nouvelles forces pour continuer la guerre. Ainsi, il y eut une grande bataille, il y a six mois, à Goundam (Ras el Ma), à deux jours de marche de Tombouctou. El Hadj Omar, battu de nouveau dans cette rencontre, s’est réfugié à une journée dans l’Est du Bakhounou (Bakhna Barna), dans une contrée appelée Haodh (El Eli Ould Amar) (Ludamar des Cartes), à cinq journées au N. O. du lac Déboé, du Niger. Les Maures de ce pays lui sont soumis.
« Depuis ces événements il ne s’est rien passé d’extraordinaire, à la connaissance de Sidi Mohammed ben Zin el Habidin. Suivant lui, El Hadj Omar serait dans une position presque désespérée ; mais il est permis d’en douter. Les tribus ou fractions qui composaient l’armée d’Ahmed el Beckay sont, en fait de Touaregs, la tribu noble des Aouellimiden, celle des Igueouedaran et celle des Tédemeket qui sont des tributaires. En fait d’Arabes, les Brabish, les Ouled Bou Hinda, fraction d’Oulad Delim, les Ouled el Ouafi, fraction de Kountahs, et enfin les Berbères Gouanin. L’endroit où s’est réfugié El Hadj Omar est sur le bord d’un lac nommé Koush.
« Un petit-fils d’Ahmadou Labbo, fondateur du Macina, réfugié chez les Mouchis, a repris le pouvoir après la bataille de Goundam, à Hamdou Allahi. Cette ville, d’après notre informateur, serait dix fois plus grande que Tombouctou. Il donne cependant à cette dernière ville de trente à quarante mille habitants, près du double de l’évaluation de Barth. Les deux obusiers de 0m,12, abandonnés faute d’affûts par le commandant de Bakel, dans une expédition du Bondou, en 1857, avaient été ramassés par les gens d’El Hadj Omar, et celui-ci les traînait avec lui dans toutes ses guerres. Ils auraient été pris par l’armée d’Ahmed el Beckay, à la bataille qui s’est livrée sous Tombouctou, et ils seraient aujourd’hui dans cette ville. Tombouctou possède huit autres pièces d’artillerie, trois en bronze et cinq en fer, qui proviennent de Kagho, ancienne capitale, à une centaine de lieues en aval de Tombouctou. Elles avaient été amenées à Kagho par l’armée marocaine du pacha Djoddar, vers la fin du seizième siècle. Nous avons fait prononcer le nom des aborigènes de la contrée où sont les villes de Tombouctou, Kagho et Djénné, par Sidi Mohammed, pour être bien fixés sur ce nom, écrit de tant de manières par les voyageurs. Il prononce Sonkhey, la première voyelle nasale comme notre article possessif son ; quant à la consonne qui suit, bien que Sidi Mohammed prononce kh, il écrit ق, Qof. Barth a écrit ce nom Sonrhaï. Les vocabulaires de cette langue ont été donnés par Caillé, sous le nom de Kissour, par Raffenel, sous le nom d’Arama et par Barth.
« Étant édifiés sur les événements du Soudan central, qui intéressent vivement la colonie du Sénégal, nous avons interrogé Sidi Mohammed au sujet du nord de l’Afrique. Il nous dit qu’il était en partie au courant de ce qui s’y passait ; ainsi, qu’il avait entendu dire que le fils de Sidi Hamza avait apostasié et livré un saint shérif aux infidèles.
« On sait, en effet, que Sidi Boubakar a pris l’année dernière et nous a livré le shérif Mohammed ben Abd Allah. Inutile de dire qu’il n’a pas apostasié.
« Ahmed el Beckay a envoyé, il y a deux ans, d’après les conseils que lui a donnés Barth, des ambassadeurs à la reine d’Angleterre, par Tripoli ; mais ces envoyés ne purent pas dépasser Tripoli, où on exigea la remise de leurs lettres et d’où on les renvoya avec quelques cadeaux. A leur retour, le cheick fut très-mécontent de ce qu’ils n’avaient pas accompli ses ordres, et il fit partir, il y a six mois, d’autres envoyés, parmi lesquels se trouve un de ses neveux, avec ordre d’aller jusqu’en Angleterre.
« Nous avons enfin demandé à Sidi Mohammed s’il avait eu connaissance, à Tombouctou, des tentatives du gouvernement général de l’Algérie, par l’intermédiaire du cheik Ikhenoukhen, pour entrer en relations commerciales avec le Soudan. Sidi Mohammed a répondu que non, et que cela n’a rien d’étonnant, parce que Ikhenoukhen est très-loin de chez eux et qu’il est en guerre depuis deux ans avec les Touaregs Deugguemachil, qui le séparent du pays de Tombouctou. Les gens de Tombouctou se figurent que nous avons dessein de conquérir le Touat. Nous les avons détrompés à cet égard, et nous les avons engagés à expédier des envoyés en Algérie, en leur racontant la bonne réception qu’on y a faite à Othman et aux Touaregs de sa suite.
« Le jour de son départ arrivé, Sidi Mohammed a témoigné spontanément le désir de ne pas quitter le gouverneur du Sénégal sans se faire réciproquement et par écrit, sous forme de convention ou de traité, la promesse de protéger respectivement les sujets de l’un des deux pays qui voyageraient dans l’autre.
« Nous nous sommes empressé de satisfaire à un désir aussi louable, en signant la convention suivante :
AU NOM DE S. M. NAPOLÉON III, EMPEREUR DES FRANÇAIS.
« Entre M. Faidherbe, général de brigade, commandeur de la Légion d’honneur, gouverneur du Sénégal et dépendances, d’une part ; et Sidi Mohammed ben Zin el Habidin ben el Cheick Sidi el Mocktar, représentant de son cousin germain Sidi Ahmed el Beckay ben el Cheick Sidi Mohammed el Khalifa ben el Cheick Sidi el Mocktar, cheick de la ville de Tombouctou, d’autre part, il a été pris les engagements suivants :
« Article 1er. Sidi Mohammed ben Zin el Habidin s’engage en son nom, au nom de son cousin et de tous les principaux chefs des Kountahs, à entretenir les relations les plus amicales avec les Français, à protéger à Tombouctou tout sujet français ou de toute autre nation européenne, commerçant, envoyé ou voyageur, et à l’aider jusqu’au moment où il sera mis en sûreté.
« La même protection et les mêmes garanties seront accordées dans l’Adrar et le Tiris, chez Mohammed el Kounti ben Cheick Sidi Mohammed el Khalifa ben Cheick Sidi el Mocktar, ou chez son cousin Abidin ben Baba Ahmed, ou chez Sidi Ahmed ben Sidati, tous demeurant dans le Tiris ou dans l’Adrar.
« Il en sera de même dans le Tagant, chez Sidi Mohammed ben Baba Ahmed, ou chez Sidi Ahmed ould Ahmed ould Mohammed, et en général dans toutes les fractions des Kountahs du Tagant, et enfin dans le pays d’El Haodh (El Ély ould Amar) (Ludamar des cartes), chez Baba Ahmed ben el Beckay ben Baba Ahmed ben el Cheick Sidi el Mocktar.
« Article 2. Le gouverneur du Sénégal promet, de son côté, que les Kountahs et tous gens qui habitent le Touat, à Tombouctou et dans les environs, dans Asaouad, dans le Haodh, le Tagant, l’Adrar, le Tiris et le Cayor (Isonkhan), seront respectés et protégés au Sénégal, ainsi que dans les autres pays appartenant à la France, quel que soit le motif qui les y ait amenés, pèlerinage, commerce, missions données par des chefs, ou voyage de curiosité.
« Signé : L. Faidherbe.
« Signé : Mohamed ben Zin el Habidin. »
Je rapporte ici en entier le texte de cet article, qui, on le verra par la suite, s’il contient un fonds de vérité en ce qui concerne les événements généraux, est inexact quant aux détails, et dont les erreurs ne sont pas involontaires, car c’est à dessein que, dans cette soi-disant lutte d’El Hadj contre Tombouctou, il donne le beau rôle aux Maures qu’il présente comme les plus sérieux adversaires du marabout, tandis qu’il nous a été démontré au contraire que c’était à la révolte générale du Macina que El Hadj Omar avait dû sa ruine.
Le 7 août 1863 j’avais reçu du gouverneur les instructions suivantes :
« Saint-Louis, 7 août 1863.
« Monsieur le capitaine,
« Suivant votre désir et avec l’assentiment de S. Exc. le ministre de la marine, M. le comte P. de Chasseloup-Laubat, je vous charge d’une mission de la plus grande importance au point de vue des résultats politiques et commerciaux qu’elle pourra produire plus tard, et en même temps du plus grand intérêt au point de vue géographique.
« Cette mission consiste à explorer la ligne qui joint nos établissements du haut Sénégal avec le haut Niger, et spécialement avec Bamakou, qui paraît le point le plus rapproché en aval duquel le Niger ne présente peut-être plus d’obstacles sérieux à la navigation jusqu’au saut de Boussa.
« Le but serait d’arriver, lorsque le gouvernement de l’Empereur jugera à propos d’en donner l’ordre, à créer une ligne de postes distants d’une trentaine de lieues entre Médine et Bamakou, ou tout autre point voisin sur le haut Niger qui paraîtrait plus convenable pour y créer un point commercial sur ce fleuve.
« Le premier de ces postes en partant de Médine serait Bafoulabé, confluent du Bafing et du Bakhoy, dont nous nous occupons déjà depuis longtemps.
« Il serait probablement nécessaire de créer trois intermédiaires entre Bafoulabé et Bamakou.
« La ligne droite que vous chercherez à suivre traverse d’abord le pays des Djawaras[10] (Sarracolets qui habitent une province du Kaarta) et le Foula Dougou, province tributaire du Ségou. Mongo Park a suivi cette voie à son deuxième voyage ; mais les caravanes allant de Bakel au haut Niger, ne la suivaient pas dans ces dernières années à cause de la guerre qui existait entre les Bambaras et les Djawaras du Kaarta[11]. Elles appuyaient au Nord pour aller passer au Diangounté, ou bien gagnaient le Sud pour aller, en remontant la Falémé, passer par le Diallonka Dougou. Dans l’un et l’autre cas le chemin était beaucoup plus long.
« Je ne pense pas que la ligne directe de Bafoulabé à Bamakou, passant par Bangassi, capitale du Foula Dougou, présente des obstacles naturels sérieux. Les quelques cours d’eau à traverser doivent offrir autant d’avantages que d’inconvénients, et il n’est pas probable qu’il y ait des chemins de montagnes de quelque importance.
« Si, au moyen des postes dont je vous ai parlé, et qui serviraient de lieux d’entrepôt pour les marchandises et les produits, et de points de protection pour les caravanes, nous pouvions créer une voie commerciale entre le Sénégal et le haut Niger, n’aurions-nous pas lieu d’espérer de supplanter par là le commerce du Maroc avec le Soudan ?
« Les marchandises partant de Souéyra (Mogador) pour approvisionner le Soudan, ont quatre cents lieues à faire à dos de bêtes de somme à travers un désert sans vivres et sans eau avant d’arriver sur le Niger. Pour 1000 kilogrammes, c’est cinq chameaux et au moins un conducteur voyageant pendant trois mois.
« Examinons l’autre voie que nous cherchons à ouvrir. Les marchandises venant de France, d’Algérie, d’Angleterre ou même du Maroc à Saint-Louis, à l’embouchure du Sénégal, payent de 30 à 40 francs de fret pour 1000 kilogrammes. Pour remonter jusqu’à Médine, mettons 60 francs, c’est beaucoup. De Médine au Niger, supposons 150 lieues. Il faut les faire à dos de bêtes de somme, mais dans un pays fertile où l’eau ne manque pas. Cette distance franchie, nos embarcations transportent, soit en descendant, soit en remontant le fleuve, les marchandises à très-peu de frais dans le bassin du haut Niger ; il y a un avantage évident et très-considérable en faveur de la nouvelle voie que nous voudrions ouvrir. Les produits riches nous arriveront en retour par la même voie ; mais les produits encombrants que nous obtiendrons en échange, produits qui, du reste, n’existent pas aujourd’hui ou ne sortent pas du pays (graines oléagineuses ou coton), ne pourraient pour la plupart nous arriver en Europe qu’en descendant le Niger. C’est un problème à étudier.
« Le commerce du Maroc avec le Soudan profite surtout aujourd’hui à l’Angleterre, il tend à introduire des esclaves au Maroc. Il y aurait donc avantage à le supprimer à notre profit. Un chef tout-puissant d’un grand empire, tel que l’est aujourd’hui El Hadj Omar, dans le Soudan central, s’entendant avec nous, était nécessaire à la réalisation de ce projet. Ce marabout, qui nous a suscité autrefois tant de difficultés, pourrait donc dans l’avenir amener la transformation la plus avantageuse au Soudan et à nous-mêmes, s’il veut entrer dans nos vues.
« Et quant à lui, il pourrait tirer de ce commerce par le haut Niger de très-grands profits.
« Quelque considérables que fussent les droits qu’il percevrait sur son territoire, il y aurait encore de grandes économies si on pense aux frais énormes de quatre cents lieues à dos de chameau et aux exigences et aux pillages des nomades du Sahara.
« C’est donc comme ambassadeur à El Hadj Omar que je vous envoie. Il paraît certain que dans ces derniers temps El Hadj Omar était maître du Kaarta, du Ségou et de ses provinces tributaires, le Bakhounou et le Foula Dougou, du Macina et de Tombouctou, c’est-à-dire maître de tout le cours du haut Niger entre Fouta Diallon et Tombouctou. Aujourd’hui les uns disent qu’il est mort, les autres qu’il est tout-puissant dans le Macina.
« S’il est réellement mort quand vous arriverez dans le pays, vous vous adresserez en mon nom à son successeur, ou si son empire est démembré, aux chefs des pays que vous traverserez. Je vous donnerai toutes les lettres nécessaires pour cela.
« Votre mission relative aux postes à établir entre Bafoulabé et Bamakou, et aux propositions à faire à El Hadj Omar ou à ses successeurs, étant remplie, vous pourrez m’en rapporter vous-même les résultats, ou bien, en me les expédiant par une voie sûre, essayer, si vous en entrevoyez la possibilité, de descendre le Niger jusqu’à son embouchure ou d’aller rejoindre l’Algérie, le Maroc ou Tripoli.
« Monsieur le chirurgien de deuxième classe Quintin s’est offert à vous accompagner et j’ai accepté sa demande. Il partagera donc vos fatigues, vos dangers, et l’honneur de la réussite, si le succès couronne vos efforts, comme je l’espère.
« Vous avez déjà, dans une première excursion au Tagant, donné des preuves d’énergie et d’intelligence, et acquis une expérience qui sont de précieuses garanties pour la réussite du voyage, beaucoup plus important à tous égards, que vous allez entreprendre aujourd’hui.
« Je vous ouvre un crédit de 5000 francs pour les dépenses du voyage. Vous partirez de Médine à la fin d’octobre.
« Ci-joint la lettre que je viens d’envoyer à El Hadj Omar, pour l’avertir de votre mission auprès de lui.
« Veuillez agréer, Monsieur le capitaine, etc., etc.
« Le général de brigade, gouverneur du Sénégal et dépendances,
« Signé : L. Faidherbe. »
LETTRE DU GÉNÉRAL FAIDHERBE A EL HADJ OMAR.
« Gloire à Dieu seul. Que tous les bienfaits accompagnent ceux qui ne veulent que le bien et la justice.
« Le général gouverneur de Saint-Louis et de tous les pays qui en dépendent, à El Hadj Omar, prince des croyants, sultan du Soudan central.
« Cette lettre est pour t’annoncer qu’aussitôt après la saison des pluies, j’enverrai un de mes chefs vers toi, comme tu l’as désiré autrefois.
« Cet officier, homme très-distingué, est investi de mon entière confiance ; il causera avec toi des affaires qui nous intéressent, et te fera de propositions importantes au sujet d’un commerce qui pourrait te rapporter des droits considérables.
« Il te remettra une lettre de moi, afin que tu ne puisses pas douter qu’il est mon envoyé. C’est à toi de donner des ordres pour que lui et ses hommes puissent passer librement sur tes États, qu’ils traverseront par la route des Djawaras et du Foula Dougou, et qu’ils ne soient ni arrêtés ni inquiétés en aucune façon.
« Salut.
« Le gouverneur,
« Signé : L. Faidherbe. »
« Saint-Louis, le 30 juillet 1863.
Ces instructions m’avaient été adressées en août, en même temps que partaient deux courriers pour porter la lettre ci-dessus à Ségou, par la voie de Kouniakary et Nioro, route que l’on savait être libre et au pouvoir d’El Hadj.
Après l’arrivée à Saint-Louis des Maures de Tombouctou, le gouverneur, en me donnant connaissance des renseignements que j’ai rapportés ci-dessus, m’adressa un complément d’instructions que je joins ici :
« Saint-Louis, le 7 octobre 1863.
« Monsieur le capitaine,
« Depuis que je vous ai adressé mes instructions du 7 août 1863, des nouvelles qui paraissent positives nous ont tirés de l’ignorance où nous étions de ce qui se passait dans les États d’El Hadj Omar.
« Ce marabout n’est pas mort ; il est dans le Bakhna ; il est encore maître du Kaarta et du Ségou, mais il a échoué contre Tombouctou, et a perdu le Macina, qu’il a possédé un instant.
« Nous avons appris que vous seriez parfaitement reçu dans les contrées où il domine ; mais comme il est dans le Bakhna, c’est-à-dire dans le N. E. de Médine, il est à craindre qu’on ne veuille vous diriger vers lui par Kouniakary (Diombokho), ce qui vous détournerait du but le plus important et le plus utile de votre voyage, qui est d’étudier la communication du haut Niger par Bafoulabé, Bangassi et Bamakou.
« Vous devrez donc faire tout votre possible pour suivre cette dernière voie, en mettant en avant les raisons que les circonstances vous suggéreront.
« Pour chaque point de cette ligne où vous croiriez qu’un poste pourrait être établi, donnez-moi : un levé topographique des lieux, des renseignements sur les matériaux de construction, bois, pierres, terres à briques, pierres à chaux ou à plâtre, qui se trouvent sur la place ou à des distances que vous déterminerez ;
« Sur les productions naturelles susceptibles de fournir un aliment au commerce, sur la densité de la population du lieu même et des provinces voisines, sur la nature et l’importance des relations commerciales dont ce lieu pourrait devenir le centre.
« Quelles que soient les circonstances où vous vous trouverez, et le rôle que vous serez obligé de prendre pour vous tirer d’embarras, ne faites rien qui puisse contrecarrer nos projets d’approvisionner le Soudan occidental, par la ligne du Sénégal, et par l’intermédiaire des noirs, en supplantant les Sahariens et les Marocains, qui sont presque en possession de ce marché.
« La convention que j’ai signée avec le cousin germain du cheick de Tombouctou vous assure une bonne réception dans les pays soumis à l’influence des Kountah, si les circonstances de votre voyage vous font passer du camp d’El Hadj Omar dans celui de ses ennemis actuels.
« En terminant, je vous dirai que votre retour par l’embouchure du Niger en descendant ce fleuve, me paraît être des plus avantageux au point de vue de la science, du commerce et de la gloire qui en résulterait pour votre nom.
« Recevez, Monsieur le capitaine, etc., etc.
« Le gouverneur,
« Signé : L. Faidherbe. »
C’est le 7 octobre que je recevais ces dernières instructions, et, quelques jours après, la baisse des eaux ayant été très-rapide cette année, je partais sur la canonnière à vapeur la Couleuvrine, qui remontait à Bakel.
Octobre 1863.
Le 12 octobre au soir je quittai Saint-Louis après avoir reçu la dernière lettre de ma famille que je dusse lire de longtemps, et les adieux de bien des camarades, de quelques amis, qui pensaient déjà en eux-mêmes ne jamais me revoir.
Qu’il me soit permis, à ce sujet, de relater un mot plaisant : Quelques jours avant mon départ, un homme que j’avais engagé pour mon voyage, Bambara d’origine, était tombé gravement malade ; j’avais prié le docteur Quintin d’aller le visiter. Il l’avait trouvé mort, et, comme il sortait de chez lui, il raconta le fait à un de mes collègues, qui s’écria : « Comment ! déjà un de mort ! » C’était assez dire que, dans son opinion, le même sort nous attendait tous, et, grâce à cette opinion assez générale, du reste, j’éprouvai la plus grande difficulté à réunir le personnel de mon expédition. Bien que je comptasse parmi les équipages de la flottille des hommes qui m’étaient personnellement dévoués, il arrivait souvent, qu’après m’avoir demandé à m’accompagner, ces braves gens, vaincus par les instances de leurs familles, venaient retirer leurs demandes.
Plusieurs Européens, sous-officiers de l’infanterie de marine, des tirailleurs sénégalais, des spahis, vinrent m’offrir leurs services ; mais, en présence du peu de ressources dont je disposais, je ne pouvais songer à emmener des blancs, qui se fussent lancés à ma suite ignorants de toutes les souffrances et de toutes les privations qui nous attendaient, qui n’eussent pas tardé sans doute à se décourager et me seraient devenus à charge, au lieu d’être d’utiles auxiliaires.
La plupart se figuraient qu’ayant souffert quelques privations dans les expéditions ordinaires au Sénégal, ils pouvaient tout endurer ; je n’avais pas le temps de les initier à la vie qui les attendait : c’eût été une véritable tromperie que de les emmener sans les mettre au courant ; je préférai m’en passer.
Nègres de l’escorte de M. Mage.
1. Seïdou (Toucouleur). — 2. Déthié N’diaye. — 3. Sidy (Khassonké). — 4. Boubakary Gnian. — 5. Samba Yoro. — 6. Mamboye.
Le gouverneur m’avait donné carte blanche pour la composition de mon escorte, m’autorisant à la choisir dans les meilleurs hommes de tous les corps. Voici à quelle idée je m’arrêtai, après en avoir conféré avec lui. Je prendrais une escorte entièrement composée de nègres, tous employés depuis longtemps et la plupart gradés dans la marine locale ou aux tirailleurs[12], de manière à trouver en eux à la fois des hommes d’action si j’avais à me défendre, des travailleurs adroits et forts pour les besoins du voyage qui devaient être multiples, et enfin des interprètes de toutes les langues que j’allais entendre parler.
Bakary Guëye, l’un de mes anciens compagnons de voyage au Tagant, fut le premier homme que je choisis. Sans savoir seulement où j’allais, apprenant que je revenais au Sénégal pour faire un voyage, il avait quitté un bâtiment où il faisait le service de contre-maître mécanicien, pour venir avec moi en qualité de simple laptot[13] à 30 francs par mois. C’était un homme dévoué dans toute la force du terme. Wolof[14] de Guet’N’dar, il avait sur ses concitoyens l’avantage d’avoir dix années de service, d’avoir fait un voyage de quelques mois en France, de n’être qu’à demi musulman et de parler assez correctement le français ; de plus, il parlait très-purement le yoloff et comprenait le toucouleur ; d’une bravoure à toute épreuve, et même un peu mauvaise tête en face d’autres noirs, il était cependant très-prudent quand je devais être en cause, et d’une douceur peu commune dans ses relations avec moi.
Pendant quelque temps, je le chargeai de prendre des renseignements sur les hommes qui s’offraient à m’accompagner. Si c’étaient de bons hommes, j’étais sûr qu’il me les recommanderait avec chaleur ; mais il y avait cet inconvénient que, s’il y avait quelque chose de mauvais sur leur compte, lui, comme tous les noirs, se garderait bien de le dire.
Il m’amena d’abord un de ses grands camarades, Boubakary Gnian, Toucouleur[15] du Fouta. D’une physionomie très-intelligente quoique fort laide, Boubakary Gnian faisait fonction de quartier-maître indigène sur un des bâtiments de la flottille, où il était patron de la baleinière du commandant. Il quittait le double avantage que lui offraient ces deux positions pour venir aussi simple laptot à 30 francs par mois. Il comprenait bien le français, et, en sa qualité de Toucouleur, il devait devenir par la suite un interprète précieux pour le poul et le soninkè, langues qu’il parlait d’enfance.
Je recrutai ensuite différents hommes dont je connaissais la valeur de longue date, les ayant eus sous mes ordres. Ce furent :
Déthié N’diaye, gourmet de première classe, Serère d’origine, parlant très-bien français, woloff et poul ;
Latir-Sène, Wolof de Dakar, gourmet de première classe, connu par sa grande probité et d’une physionomie très-remarquable ;
Samba Yoro, capitaine de rivière de première classe ; Poul du Bondou, qui, dans sa jeunesse, avait passé trois ans en France. Très-intelligent, infatigable au travail et assez brave, il parlait parfaitement le français. Ce fut, du reste, mon principal interprète pendant le voyage, et tant que mes discussions avec les chefs n’étaient pas trop fortes, il s’en tirait très-bien ; mais quand, soit malgré moi, soit de parti pris, elles devenaient un peu vives, j’étais obligé de recourir à Boubakary Gnian, qui, avec son aplomb de Toucouleur, ne craignait pas de parler haut et fort là où Samba Yoro se laissait intimider. J’engageai ensuite Alioun Penda, ancien esclave du Fouta, qui, déserteur de chez son maître, était venu chercher à Saint-Louis sa liberté. C’est un des meilleurs hommes que j’aie jamais connus. Bien que musulman très-fervent, il était sincèrement attaché aux blancs ; il venait de se marier.... Il ne devait plus revoir Saint-Louis !
Puis deux hommes qui me furent recommandés, Sidi, Khassonké et Bara Samba, laptot du poste de Médine, vinrent grossir nos rangs. Bientôt, un de mes anciens hommes de la Couleuvrine, Yssa, marcheur infatigable, me demanda à m’accompagner. C’était un Sarracolet, marabout de Dramané[16].
Enfin, pour compléter mon escorte en la portant au chiffre de dix, je pris un sergent tirailleur sénégalais, Mamboye, Yoloff du Cayor, ayant dix ans de service. Prisonnier chez les Maures Trarzas, qui l’avaient enlevé tout enfant dans le Cayor, à l’époque où ils commettaient leurs razzias perpétuelles, il avait appris l’arabe. Repris plus tard par les Français, en 1854, il avait souscrit un engagement de quatorze ans pour obtenir sa liberté. Du reste, vaillant soldat, il avait conquis dans la guerre du Cayor, à l’expédition de Diatti, la Médaille militaire et passait pour le modèle du bataillon.
Pendant que je m’occupais ainsi de la composition de mon personnel, je ne négligeais pas le matériel. Conformément au programme que j’avais arrêté avec M. le gouverneur, j’avais fait construire à la marine un canot très-léger, armant quatre avirons, pour explorer le Sénégal au-dessus de Médine. Ce canot, dans le cas où j’eusse trouvé ce fleuve navigable, eût pu être transporté dans le bassin du Niger au moyen d’un chariot démonté, construit ad hoc. J’avais fait à Saint-Louis un essai de transport ; une fois le canot à l’eau, on mettait le chariot à bord : l’opération avait bien réussi. Huit hommes chargeaient et déchargeaient le canot de dessus le chariot.
Deux mules me furent prêtées pour traîner cet appareil, et j’en trouvai une troisième à acheter. Sous le rapport des chevaux, je fus moins bien monté. L’opinion généralement reçue au Sénégal, que les chevaux de race arabe ne vivent pas dans le haut fleuve, empêcha le gouverneur de mettre à ma disposition des chevaux de l’escadron de spahis ; et quant à acheter des chevaux maures, dont le prix varie de cinq à huit cents francs, les ressources du voyage ne me le permettaient pas. Je fus réduit à me procurer deux mauvais petits chevaux du Cayor, maigres et blessés, qui me coûtèrent l’un trente-six francs et l’autre soixante. Plus tard, rendu à Bakel, j’achetai un autre cheval de même race, mais gras et plus fort, qui devint ma monture habituelle : triste monture pour un voyageur qui se préparait à traverser une partie de l’Afrique. A Bakel, j’achetai également douze ânes destinés à porter nos vivres, provisions diverses et marchandises, et à Médine, j’en pris un treizième. Toutes ces emplettes faites, tous ces achats soldés, il me restait peu d’argent pour entreprendre mon voyage ; aussi, je m’étais muni de marchandises, dont je donne la note ci-après : je pensais qu’elles seraient d’un écoulement plus facile que l’argent, qu’elles auraient, dans les pays que j’allais parcourir, une plus grande valeur, et il me devenait urgent d’augmenter mes ressources par trop modestes.
J’avais espéré une somme beaucoup plus forte que celle qui m’était allouée, et, malgré ma résolution bien arrêtée de périr plutôt que de reculer un instant, je sentais mon cœur se serrer à la pensée des souffrances que de si modestes ressources allaient m’imposer et à la crainte de ne pas posséder assez de forces pour les supporter. Et ma plume obéissant au caractère de mes pensées, j’avais écrit à un ami (qu’il me permette malgré sa position de lui donner ce nom) une lettre dans laquelle perçaient mes secrètes appréhensions. « De telles ressources, lui disais-je, là où Mongo Park, pour une mission semblable, ne croyait pas avoir trop de 125000 francs, semblent bien faibles ; les privations qu’elles m’imposent ne seront-elles pas au-dessus de mes forces, n’arriverai-je pas à une catastrophe, et ne faudra-t-il pas l’imputer à une économie regrettable ? »
La réponse ne se fit pas attendre. Le ministre, informé de mon voyage et de mes ressources, m’ouvrit un crédit supplémentaire de 4000 francs ; mais quand la nouvelle, si rapide qu’ait été la réponse, parvint dans la colonie, j’étais déjà en route et ne l’appris qu’à Bafoulabé. Néanmoins ma reconnaissance pour cet ami, pour cet homme qui, dans un rang élevé, prête son concours à tous ceux qui veulent entreprendre quelque chose de grand, ne fut pas affaiblie et c’est un bonheur pour moi que de lui en fournir ici la preuve. Si quelque jour employant ses rares loisirs à feuilleter la relation de ce voyage il s’arrête à ces lignes, qu’il sache bien qu’elles ne sont que la trop faible expression des sentiments de mon cœur.
NOTE SUR L’EMPLOI DES CINQ MILLE FRANCS DONNÉS POUR LE VOYAGE.
| Soldé à la marine pour un canot et un corps de charrette | 369 | 52 |
| A l’artillerie, pour six bâts d’âne et roues de voiture | 227 | 7 |
| 596 | 59 | |
| Somme allouée | 5000 | » |
| Somme à toucher à la caisse | 4403 | 41 |
| A défalquer 3 p. 0/0 | 132 | 10 |
| Somme reçue au Trésor | 4271 | 31 |
Sommes avancées. — Dépenses.
| 25 | septembre. Avances au nommé Moussa Ndiaga (mort depuis avant le voyage) | 5 | » | ||||
| 5 | août. 3 toulons ou sacs en cuir, pour porter l’eau | 3 | 50 | ||||
| 7 | — 5 — — — — | 4 | 70 | ||||
| 8 | — 2 — — — — | 2 | 50 | ||||
| 10 | septembre. 1 cheval du Cayor | 36 | 75 | ||||
| — id | 60 | » | |||||
| Herbages pour la nourriture des chevaux | 4 | » | |||||
| Total à reprendre | 116 | 45 | |||||
| Achat de soixante pièces de guinée à 27 fr. 75 c. | 1065 | » | 1065 | » | |||
| 6 | bonnets velours doré à glands | } ensemble | 200 | » | 200 | » | |
| 12 | — — — — | ||||||
| 15 | mètres écarlate fine | 135 | 679 | 5 | |||
| 151 | mètres madapolam 6/4 | 241 | 60 | ||||
| 50 | mètres escamite blanche | 80 | » | ||||
| 2 | douzaines bonnets grecs | 60 | » | ||||
| 58 | mètres sucreton de Rouen | 93 | 45 | ||||
| 10 | paires pagnes bleus | 45 | » | ||||
| 12 | haïcks | 24 | » | ||||
| 93 | mètres roume | 99 | » | 421 | 50 | ||
| 3 | mallettes maroquin rouge | 22 | » | ||||
| 1 | rame papier fort | 12 | » | ||||
| 2 | douzaines couteaux | 18 | » | ||||
| 4 | colliers grenat du Brésil | 28 | » | ||||
| 1 | lot d’ambre, solde | 150 | » | ||||
| 25 | kilogrammes de tabac | 87 | 50 | ||||
| 1 | paquet de verroteries | 5 | » | ||||
| 2 | livres d’ambre no 4 | 105 | » | 119 | » | ||
| 1 | journée de travail (réparation de cantines) | 4 | » | ||||
| Avances à des hommes de voyage | 10 | » | |||||
| 2 | douzaines carnets marabouts | 8 | » | 49 | 10 | ||
| 12 | miroirs en cuivre | 3 | » | ||||
| 2 | sacs de plomb de chasse | 9 | » | ||||
| 1 | masse, verroteries rouges | 1 | » | ||||
| 9 | — — | 3 | 60 | ||||
| 1 | — grenat vert | 1 | » | ||||
| 1 | caisse eau de Cologne | 2 | 50 | ||||
| 1 | grosse d’allumettes | 5 | » | ||||
| Bougies, encre | 16 | » | |||||
| 4 | glaces à 2 francs | 2 | » | 14 | 50 | ||
| 1 | kilogramme petite ligne à ficeler | 3 | » | ||||
| 6 | cadenas pour cantines | 3 | » | ||||
| Savon, 5 kilogrammes | 6 | 50 | |||||
| 2 | pots poudre | 12 | » | 143 | 80 | ||
| 1 | cafetière | 4 | 50 | ||||
| 4 | quarts en fer-blanc | 2 | 40 | ||||
| 6 | assiettes en fer battu | 6 | » | ||||
| 1 | boîte à sel | 1 | 50 | ||||
| 4 | couverts fer battu | 2 | 40 | ||||
| 1 | boîte graisse (5 kilogrammes) | 11 | 50 | ||||
| 2 | pains de sucre | 11 | 75 | ||||
| 20 | boîtes conserves juliennes | 28 | » | ||||
| 1 | satala fer-blanc | 4 | » | ||||
| 1 | bouilloire — | 3 | 25 | ||||
| 2 | plats fer battu | 2 | 50 | ||||
| 1 | chaudron — | 2 | 50 | ||||
| 30 | boîtes sardines | 24 | » | ||||
| 2 | plats creux, ronds | 4 | » | ||||
| Bagatelles diverses | 23 | 50 | |||||
| Grenat du Brésil en collier | 20 | » | 29 | » | |||
| 12 | losanges cornalines | 9 | » | ||||
| 1 | kilogramme ambre no 2 | 110 | » | 637 | » | ||
| — — no 3 | 80 | » | |||||
| 2 | filières — no 6 | 10 | » | ||||
| 1 | mule harnachée avec bât | 300 | » | ||||
| 2 | filières corail no 6 | 30 | » | ||||
| 1 | — — no 5 | 25 | » | ||||
| 1 | masse corail piment | 12 | » | ||||
| 1 | bout corail rond no 2 | 70 | » | ||||
| 1 | filière ronde, 30 grains corail | 50 | » | 50 | » | ||
| 20 | mètres mérinos bleu | 90 | » | 123 | 50 | ||
| 1 | douzaine briquets acier | 1 | 50 | ||||
| Flanelle fantaisie | 32 | » | |||||
| Total général | 3647 | 90 | |||||
| Sommes reçues | 4271 | 31 | |||||
| Reste, argent | 623 | 41 | |||||
Sur cette somme, 420 francs furent dépensés pour achat de huit ânes. Les autres ânes et le cheval, achetés à Bakel, ayant été payés en guinée, il restait au moment du départ de Bakel en dehors des marchandises citées, 34 pièces et demie de guinée[17] et 204 francs en argent.
[1]L’Avenir du Sahara, par le colonel Faidherbe (Revue maritime et coloniale, 1863).
[2]Saint-Vincent, îles du cap Vert. Relâche du paquebot du Brésil pour le transbordement sur la ligne annexe de Saint-Vincent à Gorée. Cette ligne annexe, qui eût dû cesser son service en 1863, par suite des conditions du cahier des charges qui obligeait la compagnie à relâcher directement à Gorée, existait encore en 1866.
[3]Makhana, grand village de Sarracolets Bakiri, à mi-distance entre Bakel et Médine, avait été détruit par El Hadj Omar ; ses habitants en grande partie avaient été massacrés, les autres avaient trouvé un asile dans le fort de Bakel, où ils nous avaient secondés dans notre lutte contre le marabout conquérant. En 1859, après l’expédition du Guémou, le gouverneur, pour les encourager à reconstruire leur village avait envoyé la canonnière la Couleuvrine, que je commandais, stationner à Makhana, et, neuf mois après, là où ne s’élevaient que des herbes, un grand village était reconstruit.
[4]Gouïna, chutes du fleuve visitées pour la première fois, dit-on, par M. Rey, commandant de Bakel ; ensuite par M. Pascal, sous-lieutenant d’infanterie de marine, en décembre 1859 ; puis par MM. Mage, enseigne de vaisseau, Joyau, commandant de Médine, Charbounié, chirurgien de la marine, en avril 1860.
[5]Bafoulabé, Ba-foulah-bé. Les deux rivières, en idiome malinké, Bambara ou Khassonké, confluent du Sénégal ou Bafing avec le Bakhoy, rivière venant de l’Est. Ce point, qu’on avait souvent désiré explorer, n’avait pu encore être atteint en décembre 1859. M. Pascal, devant le refus de ses guides d’avancer, s’était arrêté à Foukhara. (Voir le levé du fleuve.)
[6]Diula (marchand, généralement colporteur et voyageur).
[7]Alioun Sal, nègre de Saint-Louis, d’abord traitant, ensuite lieutenant indigène aux spahis, voyageur en Sénégambie (mort pendant le voyage).
[8]Ce nom, donné dans cette relation, est inconnu à Ségou, où le roi était appelé Ali.
[9]Un gros d’or de Bouré vaut de 12 fr. 50 c. à 18 francs, mais le gros du pays ne vaut que jusqu’à 15 francs.
[10]C’est une erreur, les Djawaras habitant principalement le Kaarta et surtout le Kingui, bien au Nord de la route à suivre.
[11]Il n’y a pas eu de guerre marquante entre ces deux peuples.
[12]Les tirailleurs sénégalais, corps analogue aux turcos, composé de nègres de la côte d’Afrique et des bassins du Sénégal et du Niger.
[13]On désigne sous le nom de laptots les noirs engagés comme matelots au service de la station locale du Sénégal. Leur engagement n’est que d’une année. Ils peuvent atteindre le grade de quartier-maître indigène, généralement appelé gourmet, et, quand ils acquièrent une assez grande habitude du pilotage dans le fleuve, ils peuvent obtenir le grade de deuxième maître pilote de 2e et 1re classe, appelés plus communément capitaines de rivière de 2e et 1re classe.
Les laptots, bien qu’appartenant à différentes races, ont entre eux un esprit de corps qu’il est bon de signaler. Sous l’empire de la discipline, du bon exemple, tous, capitaines de rivière, gourmets ou simples laptots, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, Français, Wolofs, Pouls, Soninkès, Khassonkès ou Bambaras, Serères ou Mandingues, se font remarquer : par leur dévouement dans les expéditions, où ils rendent des services qui ont été bien souvent signalés ; par leur ardeur dans les gros travaux de chaque hivernage, et enfin dans mille circonstances où l’on obtient d’eux autant et quelquefois plus qu’on n’oserait espérer de matelots blancs. A côté de cela, ils sont susceptibles, indisciplinés, surtout envers la maistrance, malpropres et enclins aux coalitions contre l’autorité quand elle ne sait pas se faire aimer. Bref, ils sont de précieux auxiliaires ou de mauvais hommes, suivant qu’on sait les mener ou non.
[14]Yoloff ou Woloff, nom de race et de langue nègre et d’un empire autrefois très-puissant ; l’empire wolof est aujourd’hui démembré et se compose du Yoloff, du Oualo et du Cayor. Au dehors de ces régions, à l’exception de nos comptoirs, on trouve peu de Yoloffs. Le yoloff est la langue des nègres de Saint-Louis.
[15]Toucouleur, nom donné aux habitants du Fouta, mélangés de Pouls, de Yoloffs et de différentes races, parmi lesquelles les Soninkès semblent dominer. Ce peuple, intelligent, guerrier et cultivateur, musulman et fanatique, est toujours plus ou moins en lutte avec le gouvernement local du Sénégal et a fourni à El Hadj les soldats avec lesquels il a fait toutes ses conquêtes.
[16]Dramané ou Daramané, petit village près de Makhana, fut détruit par El Hadj et reconstruit en même temps que Makhana.
[17]La guinée, dans le haut Sénégal, est une véritable monnaie ; c’est pour cela que j’en avais fait provision ; mais elle a relativement peu de valeur à Ségou. Les noirs aiment l’argent, mais il n’a pas de valeur fixe en dehors de nos comptoirs.
Pl. I.
ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE
Gravé par Erhard, 12, rue Duguay Trouin.
Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.
CHAPITRE I.
Départ de Saint-Louis. — Arrivée à Bakel. — Dernières instructions verbales du général Faidherbe. — De Bakel à Médine. — Rixe de Kotéré. — Dernières installations. — Exploration du Sénégal entre le Felou et Gouïna. — La chute de Gouïna. — Départ définitif de Médine. — Manière de marcher. — Chutes de bagages. — La dissension commence à se montrer entre les noirs de l’expédition. — Détails sur l’expédition de Sambala, sur la politique de Khasso, du Logo et du Natiaga. — Visite à Altiney Séga. — Ascension d’une montagne du Natiaga. — Aspect du pays. — Route de Médine à Gouïna. — Accès de fièvre. — Campement à Gouïna. — Tentative de navigation au-dessus de ce point, par MM. Quintin, Poutot et Bougel. — Départ des officiers de Médine. — Nous sommes seuls.
12 octobre 1863.
La baisse exceptionnelle des eaux dans l’année 1863 me fit partir un mois plus tôt que je ne l’eusse désiré. Le 12 octobre, ayant reçu le courrier de France, je partais sur la chaloupe canonnière la Couleuvrine, emportant une partie de mon matériel (le reste avec mes laptots m’avait devancé) et les instruments que j’avais demandés en France, et que le paquebot venait de m’apporter. C’étaient un baromètre, deux thermomètres, un petit sextant, un horizon à fluide, trois boussoles de poche et un chronomètre en or. Il y avait aussi une boussole de nivellement, mais le volume et le poids de cet instrument, et le manque de moyens de transport, me forcèrent à le laisser.
Après avoir relâché dans la plupart des postes échelonnés sur la rive gauche du Sénégal, et qui sont Richard Toll, Dagana, Podor, Saldé et Matam, je débarquai le 19 au poste de Bakel, où je passai quelques jours à chercher des chevaux et les ânes dont j’avais besoin. Pendant ce séjour, le gouverneur, le général Faidherbe, vint passer son inspection. Je reçus ses dernières instructions verbales, ses derniers avis, qui se résumèrent en ceci : « Partez le plus vite possible, marchez le plus rapidement que vous le pourrez pendant que les chaleurs ne sont pas arrivées, et tâchez de gagner le Niger. » Puis, croyant peut-être que j’avais besoin d’un peu plus d’enthousiasme, il me dit quelques-unes de ces paroles qui vont au cœur, lorsqu’on l’a bien placé. Le lendemain il partait de Bakel, au bruit des salves d’artillerie de la terre et des bâtiments, et quelques jours après, le 26, je quittais aussi ce poste pour me rendre à Médine, dernière station française dans le fleuve, où seulement je pouvais organiser définitivement une petite caravane.
J’avais acheté, comme je l’ai déjà dit, à Bakel, un cheval médiocre, petit, mais assez fort, le seul que j’eusse pu trouver, et je l’avais payé le double de sa valeur (248 fr.). Malgré mon désir d’en procurer un semblable au docteur, j’avais dû y renoncer, et lui donner le choix entre les deux chevaux achetés à Saint-Louis.
Douze ânes que j’avais pu me procurer m’avaient paru capables de porter tout notre matériel, dans lequel je comptais environ huit cents rations, cinquante kilogrammes de poudre, six cents cartouches, nos effets, les instruments d’observation, la pharmacie, etc., etc.
Pour ne pas fatiguer mes animaux, je fis transporter par le canot une grande partie de mon matériel jusqu’à Médine, et je me mis en route avec des animaux déchargés. Cela me permit de faire en moyenne dix lieues par jour et d’arriver à Médine le 30 octobre.
Si les eaux étaient trop basses pour permettre aux bâtiments à vapeur de remonter à Médine, leur crue était encore assez considérable pour nous créer des difficultés dans notre route par terre.
Le passage de la Falémé, où le courant est très-fort, ne put s’effectuer qu’à l’aide du canot que j’emmenais. Il en fut de même au passage du Dianou Khollé et à plusieurs autres marigots. La vase et la roideur des berges nous retardèrent et occasionnèrent des chutes quelquefois dangereuses. A Kotéré (Kaméra), un incident imprévu faillit mettre fin à notre voyage avant qu’il fût commencé.
Mes hommes, à leur arrivée, trouvant le chemin barré par la porte d’un lougan (champ, jardin), voulurent la faire sauter[18]. Une vieille femme qui s’y opposa fut bousculée, et avant que j’eusse pu rétablir l’ordre, le village entier sortait aux cris de la femme et assaillait nos hommes à coups de bâton, leur arrachant leurs fusils. En vain le chef du village et moi nous cherchions à rétablir la paix. La colère emportait tout le monde, et menacé moi-même d’un coup de poignard, bousculé à diverses reprises, j’eus besoin de faire appel à tout mon calme.
Cette situation ne pouvait pas durer : en vain je recommandais à mes hommes de ne pas tirer, les Sarracolés[19] chargeaient leurs fusils et je voyais le moment où il ne nous resterait plus qu’à vendre chèrement notre vie, lorsque, par bonheur, je fus reconnu de quelques hommes du village qui, en 1859 et 1860, avaient été placés sous mes ordres quand je commandais la Couleuvrine à Makhana. Ils s’unirent à moi et au chef et repoussèrent les gens du village, tandis que je réunissais les miens à l’aide de mon fidèle Bakary Guëye ; on se rendit maître des animaux qui dévoraient le lougan, on les en fit sortir, et le calme se rétablit. Alors j’entrai dans le village avec M. Quintin et un laptot interprète ; je me fis rendre les fusils sans aucune difficulté, puis je tançai vertement les gens du village sur leur brutalité, leur rappelant que la force était un mauvais moyen à employer contre nous ; que si nous leur faisions un dommage, le commandant de Bakel était là pour leur rendre justice et les indemniser.
Le chef du village, qui s’était très-bien conduit, s’excusa et me pria de pardonner.
Le seul résultat de cette affaire fut le verre du chronomètre cassé dans ma poche, sans doute par quelque coup auquel, sur le moment, je n’aurai pas fait attention. Il fallait dorénavant laisser cet instrument dans une boîte, et je ne pus l’utiliser que comme compteur à secondes.
A Médine, je m’occupai de la dernière installation de mes bagages, je pris des vivres, je disposai les charges des animaux, je fis emplette de quelques articles oubliés à Saint-Louis, et laissant M. Quintin chargé de préparer ces derniers détails, je me livrai à l’exploration du fleuve au-dessus des chutes du Félou au moyen du canot que j’avais apporté. Arrivé au pied de la cataracte on le transporta à terre sur sa charrette, et les mules le traînèrent dans le bassin supérieur.
Cette partie du fleuve avait été visitée par M. Pascal, sous-lieutenant d’infanterie de marine, en 1859, lors de son voyage dans le Bambouk. Avant cela M. Brossard de Corbigny s’était rendu par terre jusqu’au Bagou-Ko pendant l’hivernage de 1858, où la crue des eaux l’avait empêché de dépasser ce point. Moi-même, en 1860, j’étais allé par terre jusqu’à Gouïna (chute d’eau), pendant la saison sèche. On disait à Bakel que M. Rey (ancien commandant de ce fort) s’y était rendu par eau en pirogue. J’étais donc loin de supposer que la navigation du fleuve offrît quelques difficultés sérieuses dans cette partie. Cependant, dès le premier jour, je fus arrêté par un barrage de roches. Le lendemain, j’en franchissais cinq ; mais, arrêté par l’importance du sixième, je dus suspendre mon dessein et revenir prendre un supplément d’équipage et de vivres. Dans ma première excursion, où M. Poutot, alors lieutenant du génie, commandant Médine, m’accompagnait, j’avais dressé la carte du fleuve dans sa partie navigable. Dans ma deuxième tentative, où je réussis à remonter jusqu’au village de Banganoura, j’étais accompagné du docteur L’Helgoual’rh, chirurgien du poste ; nous franchîmes onze barrages : à plusieurs de ces endroits nous fûmes obligés de porter le canot à bras par dessus les roches. D’autres ne purent être franchis qu’à la touline[20] ; d’autres enfin, qu’en faisant mettre tout le monde à l’eau et traînant le canot à bras dans les rapides, non sans difficulté et sans danger.
A Banganoura la succession des rapides, la violence du courant ne permettant plus d’avancer, je débarquai et j’allai reconnaître la route par terre afin de m’assurer de la possibilité de transporter le canot au-dessus des chutes pour continuer nos explorations du fleuve. J’étais à environ une demi-lieue de Gouïna ; la route, simple sentier, traversait une colline rocheuse, deux petits ravins ; mais, avec le dévouement et l’adresse de mes laptots, je pouvais triompher de ces difficultés. Tranquille, alors, sur ce point, après avoir été admirer et dessiner la superbe chute du fleuve, je redescendis à Médine.
A cette époque de l’année, Gouïna présente un spectacle admirable. Le fleuve tombe, sur cinq à six cents mètres de large, en nappes interrompues par quelques immenses blocs de roches, tellement travaillées par les eaux qu’elles en suintent en mille filets élégants qui viennent ajouter au pittoresque du paysage. La hauteur de la chute n’est que de 13m 50 ; elle atteint 17 mètres lorsque les eaux sont basses dans le bassin placé au-dessous de la chute, d’où elles s’échappent par une succession de rapides qui, sur un espace de 60 à 80 mètres, font une différence de niveau de plus de quatre mètres.
Ces deux excursions, qui m’avaient occupé cinq jours, du matin au soir, m’avaient laissé, en dépit de fatigues écrasantes, en très-bonne santé. J’avais dressé la carte exacte du fleuve de Médine à Gouïna. J’étais sûr de pouvoir continuer mon expédition par eau au-dessus de cette chute. Mon enthousiasme ne faisait que s’accroître ; mais aussi je redoublais de précautions pour éviter toutes les difficultés de transport d’un aussi fort matériel avec si peu d’hommes et de moyens.
Revenu à Médine, je renvoyai le canot à Banganoura, chargé de vivres, de sa charrette et de tout ce qu’il pouvait porter pour une navigation aussi délicate. Je confiai ce transport à Samba Yoro, qui avait fait les premiers voyages avec moi. Il appréciait toutes les difficultés de l’opération, mais c’était un homme entreprenant, et il n’hésita pas. Arrivé à Banganoura il obtint du chef du village une case pour mettre mes provisions à l’abri, les confia à Déthié Ndiaye qui resta à la garde du canot avec Sidi, et vint me rejoindre à Médine.
25 novembre 1863.
Je quittai définitivement Médine, le 25 novembre 1863, au matin. La veille, au soir, j’avais fait charger mes ânes et j’avais envoyé ma caravane camper à côté de la chute du Félou ; je gagnais à cette manière de faire une économie de temps assez considérable, car les premiers chargements et déchargements en route, sont très-difficiles ; les noirs y apportent le désordre qui leur est habituel ; les avis qu’on leur donne sont à peine écoutés, les ordres mal exécutés, et les chargements sont à peine faits qu’ils tombent souvent à terre : c’est ce qui nous arriva plusieurs fois pendant cette journée. Lorsque cet accident se produit, le meilleur, dans les commencements, est d’arrêter la caravane entière, car généralement il faut un temps assez long, et lorsque l’on a peu d’hommes les difficultés se compliquent. Pendant ces temps d’arrêt il arrive souvent que d’autres animaux mal chargés, trop ou trop peu, profitent de l’occasion pour se débarrasser ou pour se coucher, et il n’est pas rare de voir la marche entravée pendant une heure. Peu à peu les hommes s’habituent, ils sanglent les bâts, balancent mieux les charges, brutalisent moins les animaux, qui n’en marchent que mieux, et, ainsi que je l’ai constaté, on arrive à faire de longues marches sans le plus petit arrêt.
Dans toutes ces occasions, le mieux est de s’armer d’une patience à toute épreuve, d’un calme imperturbable. Les noirs se disputent, laissez-les faire, ils n’en arriveront jamais aux coups ; la langue est leur arme favorite, mais aussi comme elle travaille !
Malheureusement la patience et le calme n’étaient pas mon fort, et pendant les premiers jours je dépensai une telle somme de fureur que ma santé ne tarda pas à s’en ressentir. Dès les premiers pas il se manifesta entre mes hommes des symptômes de jalousie et de désaccord qui, bien des fois par la suite, me créèrent des embarras et des ennuis. Les choses en vinrent à un tel point que je fus obligé d’intervenir pour qu’ils n’allassent pas aux coups, et quelquefois même mon intervention n’arriva que trop tard. J’avais là des hommes d’élite, de grades différents, faisant tous le même service : ceux habitués au commandement étaient disposés à se faire servir par les autres, qui, ayant du travail autant et plus qu’il n’était ordinaire, les recevaient fort mal. Puis, quelque jalousie, quelque médisance survenant, la discorde ne tarda pas à se mettre dans mon équipage.
Je ne sais plus quel politique a dit : « Divisez pour régner. »
Ce peut être vrai, et avec des hommes capables de trahison j’aurais eu à m’applaudir de ces dissensions ; mais ce n’était pas le cas, et elles me causèrent des difficultés continuelles.
Lorsque je quittai Médine, Sambala, le roi, venait d’expédier une armée dans le pays. Suivant l’habitude des noirs, on avait fait grand mystère du but de cette campagne ; mais, devant partir, j’avais à m’occuper et j’avais fait tous mes efforts près de Diogou Sambala (cousin du roi) pour savoir de quel côté on se dirigerait. Il avait d’abord opposé à mes questions son ignorance, mais sur mes instances réitérées, il finit par me dire sous le sceau du secret qu’on allait dans le Dentilia. Savait-il vraiment où l’on allait, n’était-ce là qu’une duplicité bien commune chez les noirs, et dont ils ne se montrent pas honteux quand on vient à la découvrir ? Le fait est que je le crus, et que je partis sans défiance.
Cette expédition avait fait appeler à Médine les principaux chefs du pays qui devaient fournir des contingents à Sambala, en leur qualité d’alliés, et entre autres Altiney Séga, chef du Natiaga, et Nyamody, chef du Logo. Quoique le Natiaga et le Logo soient, à vraiment parler, des provinces du Khasso, que leurs habitants soient Khassonkés[21], et que Sambala porte le titre de roi du Khasso, ce serait une erreur de croire qu’il commande à ces pays. Le gouvernement du Sénégal, voyant dans Sambala un allié, a fait tous ses efforts pour augmenter son pouvoir et lui donner une prépondérance sur ses voisins, mais il n’a pu triompher des errements du passé. Le Logo, qui s’est toujours refusé à obéir au Khasso, ou plutôt à la famille de Sambala, s’est soumis pour n’être pas pillé par lui. Il est devenu vassal, mais non tributaire, et Nyamody, son chef, s’il est toujours disposé à s’unir à Sambala pour aller piller, dans le pays, des captifs et des chevaux, a soin de se fortifier dans son village de Sabouciré, afin d’être à l’abri du caprice de ce chef dont nous avons fait un allié, que nous avons sauvé de la mort lors du siége de Médine, et qui aujourd’hui méconnaît nos services, sinon ouvertement, du moins dans ses actes privés et dans ses conseils secrets. Quant à Altiney Séga, lorsque El Hadj arriva dans le pays, marchant dans un fleuve de sang qu’il créait sous ses pas, il crut prudent de céder à l’orage, et à la tête de sa bande, il alla s’offrir au prophète pour l’aider à accomplir son œuvre, abandonnant Sémounou, alors chef du Natiaga, qui fut obligé de fuir. Il resta ainsi à la tête des siens, conservant un rang relatif, jusqu’au moment où El Hadj entama sa lutte avec le Ségou. Il revint alors, se disant autorisé par El Hadj à rentrer dans ses foyers, mais en réalité déserteur des rangs du prophète.
Comprenant que la déroute d’El Hadj, à Médine, en 1857, avait laissé entre nos mains le commandement véritable du pays, c’est au commandant de Médine qu’il s’adressa pour obtenir le droit de se rétablir dans son village du Natiaga, qui était autrefois à Mansolah ; puis, craignant peut-être une vengeance de Sambala, il alla s’établir dans une gorge naturellement fortifiée, où il fonda le village de Tinké, au pied de rochers qui sont de véritables défilés des Thermopyles. Lorsqu’il vint à Médine, appelé par Sambala, il me fit promettre d’aller le voir à mon passage à travers le Natiaga. Le gouverneur, croyant que ce chef avait conservé de bonnes relations avec El Hadj, avait donné l’ordre de le bien traiter, afin de le rendre favorable à nos intérêts et de compenser ainsi la malveillance évidente de Sambala à l’égard de notre voyage. Moi-même je me figurais que ce chef devait être un agent secret d’El Hadj, et, dès que je fus campé dans la plaine du Natiaga, voulant donner un jour de repos à mes hommes et en même temps m’assurer de ses forces, j’allai le voir. Ses contingents étaient partis de la veille ; il m’affirma qu’il ne savait pas de quel côté ils allaient. Il paraissait embarrassé et même avait tenté d’éluder ma visite, en se disant malade ; mais je m’étais avancé dans sa maison, et force lui fut de nous donner audience. Je lui conseillai la paix, la bonne entente avec tous ses voisins, le rétablissement des nombreux villages détruits, et particulièrement celui de Oua-Salla, sur le bord du fleuve, dont la position était admirable. Il me promit de s’en occuper dès le lendemain. Puis le voyant remis de l’espèce de crainte qu’il avait manifestée, je lui demandai un guide jusqu’à Bafoulabé. Il m’affirma qu’aucun de ses hommes n’était en état de me conduire, n’ayant pas fréquenté cette route depuis dix ans qu’elle était déserte. Mais, néanmoins, le lendemain, il m’envoya un de ses Khassonkés. C’était là le remercîment d’un cadeau que je lui avais fait avant de rompre le palabre, cadeau bien mince, une simple calotte de velours brodée d’or, mais dont l’effet avait été puissant sur des gens vaniteux au delà de toute expression.
Le même soir je tentai l’ascension d’une haute montagne, mais il me fut impossible de parvenir au sommet ; après avoir franchi les plans inclinés, j’arrivai à une muraille verticale de plus de vingt mètres de haut, que je ne pus escalader. J’avais de là une très-belle vue. Le fleuve dessinait les sinuosités de son cours entre Dinguira et nous, coupé par ses barrages et ses chutes étincelantes au soleil. La plaine magnifique du Natiaga, divisée par ses massifs montagneux et de nombreux ruisseaux, se déroulait devant nous, allant se perdre dans des gorges étroites et surmontées de quelques pics ; à mes pieds mon campement ; sur la droite, les monts si pittoresques du Maka Gnian ; par derrière, tout un horizon de montagnes sur plusieurs plans, formant un véritable décor féerique. Je ne pouvais me lasser d’admirer ce pays, où la Providence a semé ses biens avec une prodigalité peu commune. La terre y est d’une richesse incroyable ; l’eau y abonde et y fournit des poissons succulents. L’or est à quelques pas au bout du défilé que je vois à ma gauche ; le fer partout, sous nos pieds et sur notre tête ; le fleuve fournit des chutes dont la puissance serait incalculable, et la main des hommes n’a su rien faire de ce monde de richesses ; les indigènes n’ont pas su seulement en tirer de quoi se vêtir proprement. Leurs femmes sont à demi nues, leurs habitations misérables, leurs ustensiles grossiers, et de tous leurs arts les plus avancés, la métallurgie et le tissage, sont encore dans l’enfance.
Telles étaient mes réflexions : en pensant que ces peuples, comme tous ceux de la Sénégambie, sont plus ou moins en contact avec les Européens depuis près de deux siècles, je me demandais par quelle révolution on pourrait les faire sortir de l’état où ils languissent, n’appliquant leurs forces et leur intelligence qu’au mal, c’est-à-dire à la guerre et au pillage.
Cependant il fallut m’arracher à mes pensées ; le pic sur lequel je m’étais logé était exposé au grand soleil, et je commençais à ressentir quelques bourdonnements de mauvais augure.
27 novembre 1863.
Le lendemain 27, je fis charger les bagages et nous commençâmes de bonne heure notre marche sur Gouïna, où j’avais résolu de camper le même soir.
Notre court séjour à Mansolah, d’où je partais, m’avait démontré outre mesure l’intérêt qu’il y aurait pour nos traitants à venir acheter des arachides dans ce pays. Avec un canot approprié, dans les hautes eaux, on pourra les faire dériver, et aux prix où je les achetai, il y a d’immenses bénéfices à réaliser. En effet, dans une lettre que j’écrivais au gouverneur quelques jours après, je lui citai ce fait que pour quatre coudées de guinée, représentant une valeur de 2 fr. 25, nous avions eu quatre boisseaux d’arachides, c’est-à-dire 50 kilogrammes environ, représentant une valeur moyenne de 15 à 20 francs sur le marché de France, et de 10 à 12 francs sur le marché de Saint-Louis.
De Médine à Mansolah la route suit le bord du fleuve jusqu’à Dinguira, et dans cette partie le fleuve est à peu près dégagé des barrages. A Dinguira, on s’écarte du fleuve, qui alors n’est plus qu’une succession de rapides et de roches. En partant de Mansolah, notre route fut difficile ; les chemins passant au milieu de rochers sont entravés par de très-hautes herbes, du milieu desquelles on voit, le soir, bondir des gazelles, des antilopes, qui fuient avec la rapidité du vent, effrayant des compagnies de perdrix et de pintades, que leur vol lourd livrait souvent à nos coups. Chaque arbre auprès duquel nous passions était le refuge de bandes de perruches, fléau des champs qu’elles dévastent, et sur chaque rocher aboyait ou grimaçait un singe gris ou un cynocéphale. Mais toutes ces choses qui, en d’autres moments, eussent captivé mon attention, me laissaient froid ; ma tête alourdie se balançait sur mes épaules, le frisson me gagnait ; je ressentais, en un mot, tous les symptômes d’un accès de fièvre, et d’un des plus violents que j’aie éprouvé dans le cours de mon voyage. Le ciel était couvert et les rayons du soleil tombaient sur nous avec une lourdeur incroyable. La difficulté de la route, qui m’obligeait à tenir constamment le cheval en main, venait ajouter à mon malaise. J’éprouvais une soif intense, et la végétation qui devenait de moins en moins touffue me laissait sans abri. Par trois fois pris d’étourdissements, je me laissai glisser de mon cheval et m’étendis à l’ombre de broussailles. Quelques gouttes d’eau de la gourde de l’un des officiers qui nous accompagnaient me ranimèrent ; mais il faut avoir passé par les fièvres du Sénégal pour comprendre ce que je souffrais. Enfin, après trois heures de marche dans ces conditions, j’arrivai au Bagouko, torrent guéable en ce moment ; je le traversai et nous y campâmes jusqu’à deux heures et demie. Ce temps d’arrêt me permit de prendre un peu de repos, et la fièvre se passa. Le soir, j’organisai mon campement dans un gourbi naturel formé par un arbre qui est sur le bord du fleuve, à deux cents mètres au-dessus de la chute de Gouïna. Dès le lendemain j’envoyai tous mes hommes à Banganoura pour transporter le canot dans le bassin supérieur. Il fallut lui faire gravir une berge de 17 mètres presque à pic, puis, une fois sur son chariot, élaguer les arbustes, traverser deux ravins, et l’après-midi nous le lancions sur des eaux où jamais embarcation européenne n’avait flotté et où je ne pense pas qu’on en voie flotter d’ici à longtemps. Jusqu’ici tout allait bien, sauf ma santé ; mais j’avais trop l’expérience des fièvres du Sénégal pour m’effrayer d’un simple accès, quelque violent qu’il fût. Aussi, quand vint le deuxième accès, je m’y attendais, je m’étais déjà purgé, et le troisième fut tellement faible que je vis que la fièvre était enterrée sous le sulfate de quinine.
Néanmoins pendant deux jours je me sentis très-faible, trop faible même pour me mettre en route sous le soleil, et ne voulant pas perdre ce temps si précieux, je l’employai à remettre au net la carte du fleuve, à faire ma correspondance, à fixer la latitude exacte de Gouïna par observation de hauteur méridienne du soleil, ce qui me donna 14° 00′ 45″ Nord, tandis que, par estime, j’obtins toutes réductions faites, 13° 30′ 14″ de longitude Ouest.
Pendant ce temps le docteur partait en canot avec les officiers de Médine, qui, m’ayant accompagné jusque là, espéraient reconnaître Bafoulabé. Leur espoir devait être déçu : après avoir franchi trois petits rapides, ils furent arrêtés par une véritable chute d’eau et revinrent. Ils avaient reconnu l’emplacement de l’ancien village de Foukhara, et supposaient, par erreur, d’après les propos recueillis par mes hommes à Médine, qu’ils s’étaient arrêtés près de Malambèle.
Foukhara était le point extrême du voyage de M. Pascal en 1859. Arrivé là, voyant les guides refuser de s’avancer plus loin, de crainte d’être surpris par les talibés d’El Hadj, il avait dû revenir sur ses pas pour s’enfoncer dans le Bambouk. Dépasser ce point était donc un progrès pour la géographie du Sénégal, et le gouverneur y attachait une telle importance qu’un jour où je lui exprimais le regret d’avoir si peu de ressources pour mon voyage, il me dit : « Mais faites ce que vous pourrez ; on ne vous demande pas l’impossible, et même n’allassiez-vous que jusqu’à Bafoulabé, ce serait déjà un résultat important. »
En voyant les mêmes obstacles qui avaient arrêté M. Pascal se dresser devant moi, entendant mon guide m’avouer qu’il ne connaissait de chemin que dans l’intérieur, ce qui m’eût détourné de la route du bord du fleuve que je voulais suivre pour en étudier la navigabilité en canot, je me révoltai contre ces difficultés et, dès que les officiers de Médine, MM. Poutot et Bougel, eurent repris la route de leur poste sous l’escorte de leur peloton de tirailleurs sénégalais, je renvoyai ce guide incapable et je pris la route de Foukhara, bien décidé à ne pas reculer à moins d’impossibilité. Le même soir je campais au premier barrage reconnu par M. Quintin, décidé à aller le lendemain au second. Et cependant les choses s’annonçaient mal : les hommes envoyés pour reconnaître les sentiers de terre et brûler les herbes ne parvenaient pas à les enflammer ; une mule venait déjà de succomber. Deux hommes ayant bu de l’eau d’un marigot, avaient été pris de vomissements assez violents pour faire évacuer des vers de l’estomac. Nous n’avions plus de guide ; devant nous était l’inconnu sous toutes ses formes.
A quelle distance trouverions-nous des villages ?
A quel parti appartiendraient leurs habitants ?
Comment nous recevraient-ils ?
Toutes ces questions étaient pendantes, et plus elles étaient menaçantes, plus mon courage s’exaltait, plus je m’affermissais dans la pensée d’aller en avant, quoi qu’il arrivât.
1er décembre 1863.
Ce fut le 1er décembre que je quittai la chute de Gouïna, serrant une dernière fois les mains des seuls Européens que nous dussions voir de bien longtemps.
A partir de ce moment nous étions face à face avec l’inconnu et le désert, car depuis Banganoura jusqu’à une journée au delà de Bafoulabé, je savais ne pas devoir trouver d’habitants.
Désormais nous étions seuls, car quelque dévoués que fussent les dix noirs de l’expédition, il ne pouvait y avoir entre eux et nous aucune communion d’idées, aucune intimité réelle. A nous donc de nous protéger, de nous soutenir dans nos faiblesses, de nous encourager dans les moments pénibles, de nous soigner dans nos maladies.
[18]A cette époque de l’année la récolte du mil n’est pas finie, et, pour empêcher les animaux d’aller manger la récolte sur pied, on barre les chemins avec des épines à l’entour des villages.
[19]Sarracolés, ou habitants du Kaméra, sont de la race Soninké.
[20]Les Khassonkés sont des Pouls, plus ou moins mélangés de Malinkés, qui ont adopté la langue de cette dernière race.
CHAPITRE II.
Départ de Gouïna. — Navigation entre Gouïna et Bafoulabé. — Mode de voyage par terre. — Chasse à l’hippopotame. — Marigot de Khasso-Fara, limite du Khasso. — Marigot de Kétiou. — Un caïman depuis Gouïna. — Arrivée à Bafoulabé. — Journée pénible. — Sidi et Yssa à la découverte.
1er décembre 1863.
Le 1er décembre, nous avions campé sur la berge de la rive gauche, en allumant de grands feux pour éloigner à la fois les bêtes féroces de l’intérieur et les hippopotames, dont le grognement sourd nous avait bercés toute la nuit. Ces monstrueux amphibies, troublés pour la première fois, depuis bien des années, dans des eaux où ils régnaient en maîtres, fouettés le jour par les balles de nos carabines et blessés quelquefois, semblaient nous suivre à la piste.
Nous choisissions d’ordinaire pour camper les plages de sable fin, qui sont aussi généralement les endroits par lesquels ils gravissent les berges pour aller paître l’herbe ; mais la même raison qui les attirait près de ces pacages nous les faisait choisir afin d’y trouver l’herbe nécessaire aux nombreux animaux de la caravane. Aussi, lorsque, conduits par l’habitude et par l’instinct, ils venaient pour débarquer, ils se trouvaient en face de nos feux, et leurs sourds grognements sortant de dessous l’eau venaient nous témoigner de leur fureur. Puis ils sortaient leurs têtes de l’eau et respiraient bruyamment en soufflant de l’eau. Ces bruits, dans le calme de la nuit, mêlés aux cris lointains de l’hyène, à la voix imposante du lion, et aux mille soupirs d’une nature qui a bien sa grandeur, ne nous empêchaient pas de reposer. Et cependant, il faut bien le dire, l’inquiétude me travaillait. Bien qu’à vraiment parler les noirs n’eussent pas encore subi de privations, le changement de vie, l’énormité du travail que je leur imposais, semblaient les aigrir, et, dans leurs rapports entre eux, je constatais chaque jour des symptômes alarmants. Aussi, sous le poids de ma responsabilité, je passai plusieurs nuits éveillé, et par la suite mon sommeil devint léger. Bien qu’entre mon compagnon et moi il y eût peu d’expansion alors, j’observais avec bonheur qu’en dépit de son calme il ne négligeait aucune des précautions indispensables pour une pareille vie. C’est ainsi qu’il couchait, comme moi, la main sur son revolver, et que le danger, soit qu’il provînt des hommes, soit qu’il vînt des animaux ou de toute autre cause, l’eût trouvé prêt à lui faire face.
2 décembre 1863.
Le 2 décembre, j’embarquai une partie de mes vivres dans le canot, et particulièrement de magnifiques giraumons que les noirs de Tamba-Coumba-Fara étaient venus me vendre pour un peu de poudre, et, pendant que M. Quintin, aidé de Samba-Yoro et de cinq hommes, se frayait avec les animaux une route par l’intérieur ; avec les quatre autres laptots, je cherchais à remonter par eau jusqu’au grand barrage reconnu depuis l’avant-veille. Rappelons, en quelques mots, la composition de la caravane au moment de ce départ : Deux officiers, dix hommes travaillants, deux mules, trois chevaux, quatorze ânes, cinq bœufs, dont un porteur. Quand quatre hommes étaient dans le canot, il en restait six pour conduire tous ces animaux. Alors nous attachions les mules et les chevaux en file ; un homme était mis aux bœufs, et les trois ou quatre restants conduisaient les quatorze ânes. On conçoit qu’ils n’avaient pas de temps à perdre pour retenir les charges qui tombaient encore de temps à autre, surtout au passage de marigots à peine desséchés. Combien de fois, dans ces occasions, fûmes-nous obligés de mettre pied à terre pour aider au rechargement des bagages ! Mais ce n’était pas tout : il n’y avait pas de sentier à travers ces herbes, hautes de dix à douze pieds ; il fallait se frayer un chemin. On tombait quelquefois dans des fourrés de mimosas épineux, dont on ne sortait pas sans y laisser quelques lambeaux de vêtements ou de peau. On conçoit que la marche ne pouvait être rapide ; les tours et détours prenaient du temps. Souvent, en face d’une ravine, on était obligé de revenir sur ses pas pour aller tourner par l’intérieur ; puis, on revenait au fleuve, et, après l’avoir suivi quelques instants, il fallait recommencer le même exercice.
En quittant notre campement, à six heures cinquante et une minutes, nous passâmes entre la berge et une île longue, couverte de baobabs et de palmiers ; le fleuve venait du Sud, et nous marchions avec une vitesse que j’estimai de 5 kilomètres à l’heure. A sept heures quatre minutes, je m’engageai dans un groupe d’îles, où je trouvai le fleuve barré sur toute sa largeur ; il se brisait dans des roches qui montraient leurs têtes, avec une vitesse de plus de 7 milles. Je fis mettre les hommes dans l’eau, et là, marchant péniblement en traînant le canot sur des roches glissantes, tombant pour nous relever et retomber encore, nous recommençâmes ce que nous avions déjà fait tant de fois. Dans ces occasions, je le constatai avec bien du plaisir, tant que durait le danger, chacun y apportait un véritable courage, une obéissance passive indispensable, chacun de mes ordres était exécuté à la parole, quelquefois avec un véritable dévouement, car celui sur lequel pesait, par exemple, le canot tout entier, entraîné parfois par la violence du courant ou par suite de la chute d’une partie des hommes, courait danger de la vie, et un faux mouvement pouvait faire chavirer le canot et perdre les vivres, accident bien grave dans un pays où on ne peut les renouveler. Après ce barrage, nous en franchîmes un insignifiant ; puis un autre assez difficile, mais dans lequel je pus faire haler le canot de terre avec une cordelle. La différence de niveau y était de 80 centimètres, et la violence du courant sur le rapide devait être de 10 nœuds au moins. Enfin, après une navigation difficile, dans laquelle, de minute en minute, je relevais la direction du fleuve, la vitesse, les montagnes environnantes et les marigots, nous arrivâmes au grand barrage qui était le but de la journée. Ce barrage, dont je pris un lever, a 2m,50 de chute.
Une chaussée part de la rive droite et ferme presque entièrement le cours, ne laissant qu’un canal de 25 à 30 mètres de large, dans lequel se précipitent les flots torrentueux, creusant des lames de plus d’un mètre de profondeur, se brisant sur des rochers dont les têtes seules paraissent au milieu des flots d’écume. Ce canal a près de 250 mètres de long ; sur la gauche, en le remontant, on trouve une autre chute, bien plus rapide, mais formant une série de petits bassins étagés, et dont le volume d’eau est bien moins considérable. C’est par ce passage que je fis hisser le canot, d’échelons en échelons, jusque sur le bassin supérieur, après avoir préalablement transporté son chargement à bras dans le lieu que j’avais choisi pour campement sur la rive gauche, droit en face du plus fort du torrent.
En cet endroit, le fleuve varie en largeur totale de 150 à 200 mètres.
3 décembre 1863.
En partant, au jour, de notre campement, nous y laissions nos hommes, les animaux et bagages, et allions à la découverte. Nous découvrîmes d’abord dans une île, formée par un marigot, sur la rive gauche, les traces d’un village. Puis, en continuant, nous remontâmes le fleuve dégagé pendant quatre lieues ; nous trouvâmes alors un petit barrage, puis, peu après, une chute d’eau verticale de 4m,50, devant laquelle nous fûmes contraints de nous arrêter. Je redescendis au campement pour faire transporter sur ce point les bagages. Tout le long de la route, nous chassions les hippopotames et les pintades, qui sont en quantités innombrables. Nous avions remarqué que les montagnes de la rive gauche se rapprochaient du fleuve au point de venir s’y baigner en un endroit situé à moitié route. La montagne, étagée, de couleur rouge et noire, découpée par les massifs d’arbres qui sortaient de toutes les crevasses, était littéralement couverte de singes à tous les étages ; sur toutes les fentes horizontales, ils étaient établis les uns à côté des autres ; les arbres pliaient sous leur poids, et, à notre passage, ils nous saluèrent par des gambades incroyables et des aboiements forcenés. En affirmant que ce quartier général ne renfermait pas moins de six mille cynocéphales, je ne crois pas exagérer.
Derrière cette montagne était un marigot profond qui devait offrir un passage difficile ; je m’étais donc décidé à accompagner le convoi dans cette partie, où d’ailleurs j’avais dressé le cours du fleuve. Pour en faciliter la marche, je fis, le soir, transporter par le canot un chargement de matériel.
Pendant ce temps, avec quelques hommes, je faisais allumer des feux dans les herbes sèches, afin de dégager la route.
Quand vint l’heure de rentrer les animaux, on chercha les bœufs qu’on avait mis à paître ; mais ce ne fut que très-tard qu’on parvint à les trouver ; ils s’étaient couchés dans des herbes épaisses, et hautes de 4 à 6 mètres ; cela nous donna bien de l’inquiétude. Ensuite, le canot eut du retard ; enfin, à sept heures du soir, la chanson des laptots se fit entendre dans le lointain, puis des détonations, et, à huit heures, nous étions tous réunis. Le canot, dans son retour de nuit, avait été littéralement cerné par les hippopotames ; on les touchait des avirons, et on ne s’en était dégagé qu’à coups de fusil. Ces animaux, d’ailleurs, sont plus effrayants que terribles, et bien qu’ils m’aient souvent poursuivi, ils ne m’ont jamais attaqué.
4 décembre 1863.
Après une nuit très-humide, en dépit des feux que nous avions allumés, nous nous réveillâmes couverts de rosée : il était cinq heures et demie ; les hommes étaient engourdis et rechignaient un peu à entrer dans l’eau. Néanmoins, je fis charger le canot et les animaux, et à sept heures deux minutes, le canot était en route par eau, lorsque nous nous mîmes en marche.
A onze heures, nous arrêtions sur ce barrage, que nous supposions être Malambèle. Je copie ici textuellement mon journal de route ;
« La route a été horrible. De temps à autre, un bout de sentier impraticable, indiquant l’arrivée et le départ des anciens villages, ruinés aujourd’hui, et dont quelques morceaux de bois, quelques pierres, ayant servi d’assise aux cases, indiquent seuls aujourd’hui la place.
« Le reste du temps, malgré les feux allumés depuis deux jours, on ne peut passer qu’à grand’peine à travers les épines. Arrivés à la montagne du Palais-des-Singes à neuf heures et demie. Impossible de noter la route. »
En effet, avant cette montagne, nous eûmes à passer le marigot encore vaseux ; des traces de lion toutes fraîches témoignaient de sa présence à peu de distance ; dans le fond du marigot, tous les singes s’étaient réfugiés dans une montagne circulaire, dont ils occupaient tous les étages. J’étais descendu le premier dans le marigot, et ayant mis pied à terre, à cause de la rapidité des berges, je marchais avec précaution pour ne pas être surpris par le lion, dont je suivais les traces. Lorsque j’arrivai en vue de la montagne, un concert semblable à celui d’une meute en chasse, mais d’une meute immense, me salua. J’étais déjà de mauvaise humeur, à cause des difficultés sans cesse croissantes de cette route. Bafoulabé semblait s’éloigner de moi comme à plaisir. Ces animaux, hurlant, gambadant, m’exaspérèrent ; je pris une carabine, et je tirai dans un groupe ; j’en vis un tomber, et, en un clin d’œil, les autres se précipitant, l’enlevèrent, et la montagne fut déserte. Il nous fallut alors gravir la berge opposée. Elle était tellement roide, que la plupart des charges tombèrent. Nous eûmes alors à nous frayer un chemin dans les anfractuosités de la montagne. Nous apercevions sur le fleuve le canot nageant contre le courant. Mais ce ne fut qu’après bien des tours et détours, tenant les chevaux par la bride, et après les avoir vus s’abattre plus d’une fois, que nous fûmes en bas de cette montagne des Singes.
J’allai immédiatement camper sur la berge, où le bruit de la chute d’eau nous conduisit. Le canot, n’ayant pas assez de monde, était arrêté au petit barrage. J’allai le faire passer.
Lorsque nous arrivâmes, avec le canot, dans le bassin supérieur, très-peu profond en cet endroit, nous fûmes surpris par le spectacle très-curieux d’une bande d’hippopotames à demi plongés dans l’eau et n’ayant pas assez de fond. Les vieux se précipitèrent aussitôt dans les eaux profondes ; mais un jeune, voulant suivre sa mère, se trouva à ma portée, et je lui logeai trois balles de revolver dans la tête ; bien que son sang coulât, il atteignit un instant sa mère ; mais, sans doute épuisé, il la quitta et fut entraîné par le courant dans le rapide.
Je me souviendrai toujours de ce qui se passa : la mère, s’élevant par un effort incalculable, découvrit la moitié de son corps, et voyant son petit emporté par le flot, s’y précipita avec une incroyable rapidité ; elle l’atteignit sur la crête du torrent, à l’endroit où il se précipite, et ils roulèrent ensemble dans la chute pour ne plus reparaître.
Il y avait, dans ce spectacle de dévouement d’une mère à son petit, quelque chose qui nous attendrit tous, même les noirs de l’expédition, ce qui ne les empêcha pas d’aller à la recherche des deux amphibies, dont ils espéraient faire un régal.
Si, dans ce voyage, bien que j’y aie vu et côtoyé plus d’hippopotames que dans tout le cours de mes autres pérégrinations en Afrique, il ne m’a pas été donné d’en goûter, je suis cependant à même de renseigner au sujet des qualités de cette viande, dont j’ai mangé une fois en Casamance. La viande proprement dite ressemble à celle du bœuf ; la texture en est plus grosse, mais c’est une bonne nourriture ; quant à la graisse, elle a toujours un goût un peu rance.
Dès que le canot fut sorti du grand courant, laissant le gros des hommes transporter le matériel au lieu choisi pour le campement, je partis pour explorer le fleuve devant nous. Nous fîmes ainsi environ six lieues en embarcation sans trouver d’obstacles à la navigation. Le fleuve se resserrait, s’encaissait entre deux murailles verticales d’une espèce de grès noir. Les différentes assises de ces pierres étaient horizontales ; l’eau filtrait à travers et suintait par toutes les fissures ; il y avait des endroits où elle formait de petites cascades. Dans les fentes horizontales, un nombre énorme de pigeons sauvages, gris, à l’œil rouge, avaient élu domicile. Nous y aperçûmes aussi quelques poules d’eau et des rats gris (le surmulot).
Néanmoins, cette espèce de canal était d’un aspect triste ; nous étions dominés des deux côtés par ces berges noires, verticales, unies, sur lesquelles ne se voyait presque aucune végétation. Le courant était très-fort, et une illusion d’optique, dont je n’ai pu me rendre compte, nous faisait paraître la surface du fleuve comme un plan incliné très-prononcé ; tellement même qu’il me fallut faire appel au raisonnement, et me souvenir que des pentes de quelques minutes rendent un fleuve innavigable, pour ne pas appliquer une fausse appréciation à cette partie de son cours.
Après avoir reconnu un lieu de campement pour le lendemain, nous rentrâmes, car la nuit s’avançait ; elle nous surprit même, et nous ne parvînmes qu’à grand’peine à chasser les hippopotames. Craignant ensuite d’être entraînés par le courant près de la chute d’eau où nous avions dressé notre campement, je fis atterrir à environ 500 mètres au-dessus. A cet endroit, la plage était faite de cailloux énormes, roulés, sur lesquels la dernière crue du fleuve avait déposé un limon verdâtre très-glissant ; d’autres étaient unis comme une glace et semblaient recouverts de verglas. La nuit était très-noire ; pour parcourir les 500 mètres qui nous séparaient du camp, nous mîmes près d’une heure : chutes sur chutes, et quelques-unes assez malheureuses pour occasionner de fortes contusions. Nous rentrâmes moulus et bien découragés ; car le cinquième jour, depuis notre départ de Gouïna, était arrivé, et nous avions acquis la conviction que nous ne verrions pas Bafoulabé ce jour-là, et qu’il y avait encore d’autres barrages devant nous.
5 décembre 1863.
J’envoyai le canot porter un chargement à environ 4 lieues, puis, à son retour, nous partîmes pour nous rendre à ce nouveau campement. La route par terre fut moins difficile que d’habitude : nous campâmes vers quatre heures et demie, et on s’occupa de brûler les herbes. En cet endroit, la montagne venait se baigner au fleuve, et, devant nous, on entendait le sourd grondement d’un nouveau barrage.
Pendant la nuit, notre feu s’éteignit, et les hippopotames sortirent à moitié de l’eau ; mais en voyant tant de monde, ils s’y rejetèrent, et leur bruit réveilla une partie des hommes.
6 décembre 1863.
Les journées du 6 et du 7, nous passâmes une série de rapides que je désigne sous le nom de barrages de Malambèle, car nous retrouvâmes sur la berge et sur les bancs du fleuve des traces de villages. Ces barrages furent presque tous franchis à la touline. Le courant était violent et l’opération fort délicate, car les berges étaient loin d’être unies comme un chemin de halage. Il nous arriva même, à un moment où trois des hommes allaient tourner une roche, pendant que le quatrième s’arc-boutait pour maintenir le canot, qu’il fut entraîné et tomba à l’eau. Aussitôt le canot vint en travers et fut entraîné avec la rapidité d’une flèche. M. Quintin et moi étions seuls dedans. Je tenais le gouvernail ; nous essayâmes d’armer l’aviron pour redresser le canot, mais la violence du courant ne le permit pas.
Nous descendîmes le rapide, et voyant que nous arrivions nous briser sur les roches, je n’eus qu’une ressource, ce fut de me jeter en dehors du canot, pour étaler, comme disent les marins. Le choc fut bien diminué de violence, et nous pûmes arrêter et reprendre l’opération.
7 décembre 1863.
Enfin, le 7, après bien des fatigues, j’écrivais sur mon carnet ces mots :
« Un caïman a essayé d’attraper nos bœufs pendant qu’ils buvaient. Depuis Gouïna, c’est le premier que nous voyons ; serait-ce un indice que les barrages sont terminés ? Le fleuve paraît dégagé devant nous. J’espère être demain à Bafoulabé. »
Néanmoins, nous eûmes encore trois barrages à franchir, dont un présentait une chute verticale de 1m,50. Plus tard, quand je fus à Oualiha, on me le désigna sous le nom de Doumoudamo-Dioubé ou passage de Doumoudamo. Un marigot aboutit en cet endroit au fleuve, faisant suite à une série de lacs ; nous campâmes près du point où il se jette dans le fleuve. Ce marigot, le Khasso-Fara, nous a-t-on assuré, marque la limite du Natiaga, et, par conséquent, du Khasso, si tant est qu’il y ait jamais eu de limites bien établies entre deux pays nègres.