← Retour

Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)

16px
100%

Vue de Ségou, prise de la terrasse de la maison de Samba-N’diaye.

Il en résulte que tel chef qui est resté à Ségou, comme Samba N’diaye, touche autant de parts individuelles qu’il a envoyé de captifs et de chevaux, à raison de deux parts par cheval.

Mais ce partage ne s’opère que sur les captifs ou prises en nature que chacun, une fois rentré à Ségou, rapporte à Ahmadou, et on ne se fait pas faute de cacher qui un captif, qu’on laisse sur la route dans un village, qui de l’ambre, qui des gourous que l’on mange, un fusil que l’on vend, etc. Aussi le résultat de ce système est que chacun n’a qu’une préoccupation, piller le plus qu’il peut, afin, tout en rendant une bonne part au partage général, de pouvoir cacher le plus possible de Kouloulous (c’est ainsi qu’on nomme tout ce qui est soustrait au partage). Pour remédier à cela, Ahmadou, avant Fogni, avait supplié les Talibés de ne pas s’occuper de pillage, mais bien de se battre, leur promettant, en cas de victoire, un présent sur la part qui reviendrait aux Toubourous.

En conséquence de cette promesse, Ahmadou rassembla les Talibés et leur dit qu’il était prêt à la tenir, mais que cela allait mécontenter les Toubourous, qui s’étaient bien battus. Les Talibés alors répondirent qu’il fallait partager comme d’habitude sans avoir égard à ce qu’on leur avait fait espérer. Alors Ahmadou leur fit cadeau de ce qui lui revenait personnellement sur les Toubourous, et naturellement ils furent enchantés.

On peut juger des prises par ce fait que la compagnie de Samba N’diaye (les Sarracolets du Kaméra et du Guoy) reçut quatorze captifs pour environ soixante-quinze hommes libres, chefs de case.

Naturellement, Alpha Ahmadou n’avait pu parler à Ahmadou le jour du partage ; ce fut du moins ce qu’il me répondit quand il me vit venir le soir pour apprendre le résultat qu’il m’avait promis.

Le lendemain ce fut de même. La chaleur était accablante et, bien qu’il n’y eût eu qu’un peu de pluies, la crue du fleuve avait commencé. Je la faisais observer journellement, mais les premiers mouvements ascensionnels sont alternés de baisses.

25 mai 1864.

Le 25 mai, Samba N’diaye nous racontait qu’une femme, venue du Macina, avait vu El Hadj et annonçait son arrivée prochaine, et que c’était sans doute pour cela qu’on ne nous faisait pas partir.

Quant à Alpha Ahmadou, il me dit qu’il fallait que j’écrivisse une lettre à Ahmadou ou que j’allasse moi-même le trouver parce que lui ne pouvait plus lui parler, et j’appris qu’en effet aux premiers mots qu’il avait prononcés de notre affaire, Ahmadou l’avait engagé à ne pas se mêler de ce qui ne le regardait pas.

Pour ce qui est de la nouvelle donnée par Samba N’diaye, nous n’y croyions pas, mais nous craignions que ce ne fût un nouveau prétexte.

Restait Tierno-Abdoul, et, si j’étais découragé, le docteur avait encore foi en lui. Le vieux lui disait bien que la femme du Macina avait menti, mais il soutenait qu’on s’occupait de nous, et que dès que le partage de Fogni, qui n’était par terminé, serait enfin fini, nous partirions.

Pour moi, je ne croyais pas à Tierno-Abdoul ; j’étais découragé. Je ne croyais pas davantage à Samba N’diaye, mais je sentais que je ne pouvais plus retourner à Saint-Louis par suite des menaces de l’hivernage qui chaque jour s’annonçait par des tornades avortées, des coups de vent, un temps lourd et les autres signes connus de l’hivernage du Sénégal.

Quant aux laptots, jusque-là si résignés, ils commençaient à s’aigrir et demandaient à partir ; et convaincu que personne ne comprenait ce que nous souffrions, j’étais presque content de les trouver dans cette disposition, espérant que lorsqu’on verrait que nos noirs même souffraient, on apprécierait mieux notre situation.

Alors je m’écriais : « Que je comprends ce que Barth a dû souffrir pendant sept mois à Tombouctou !... » Et pourtant, il y trouvait plus de ressources que nous n’en avions, mais sous bien des rapports sa position était semblable à la nôtre.

Cependant, Abdoul persistait dans ses affirmations.

29 mai 1864.

Le 29 mai il disait, en expédiant devant le docteur deux courriers à Yamina pour rappeler l’armée qui s’y trouvait, que nous allions partir, que la lettre qui l’annonçait à El Hadj partait le jour même ; que, comme Sansandig était à craindre, on mettrait avec nous six cents chevaux et neuf cents fantassins ; sur ce nombre deux cents chevaux et quatre cents hommes reviendraient, une fois ce village passé. D’un autre côté, Samba N’diaye rapportait qu’Ahmadou venait de faire rappeler tous les hommes de l’armée qui couraient dans le pays pour palabrer. Tant est grand le besoin d’espérance, que je me pris à croire à notre départ. En présence de ces affirmations si positives, si détaillées, je me laissai gagner par la confiance de Quintin. On disait qu’El Hadj s’était rapproché et que nous le joindrions avant d’arriver à Hamdallahi.

Et cependant, l’état politique du pays ne s’améliorait pas. Ce même jour, on annonçait que Bamabougou était pris ou attaqué par les Bambaras, que quatorze Talibés avaient été tués par l’armée de Mari, qui traversait le fleuve pour aller à Sansandig, et toute l’armée sortait au bruit du tabala, sous le commandement de Tierno Alassane. Le soir tout était démenti, mais il était évident qu’il y avait eu quelque chose. Ce n’étaient que des désertions de villages entiers qui fuyaient, laissant leurs approvisionnements de mil, et allaient grossir les rangs de l’armée de Mari ; et, deux jours après, j’apprenais qu’Ahmadou faisait enlever les fusils, les arcs, flèches, lances et jusqu’aux sabres et grands couteaux des Bambaras soumis, tant on craignait une révolte générale.

Au milieu de ces alternatives d’espérance et de crainte, ma santé s’altérait de jour en jour ; à pied, j’avais à peine la force d’aller jusqu’au marché ; à cheval, la tête me tournait ; et l’hivernage était décidément arrivé.

1er juin 1864.

Le 1er juin, le fleuve était monté de vingt-deux centimètres et je constatais que les fruits du shé commençaient à mûrir. Quoique verts encore, ils étaient sucrés et commençaient à arriver au marché, après avoir été mûris artificiellement dans la paille.

Le même jour, Abdoul prétendit que notre départ était fixé au 27 de la lune, c’est-à-dire au lendemain, que l’armée de Yamina était en route, et que dès qu’Ahmadou aurait palabré avec les chefs, le soir il nous ferait appeler et nous préviendrait. J’y croyais avec bien de la peine, mais Quintin avait une telle confiance qu’elle me gagnait par moments. En attendant, le soir une violente tornade venait enfin dissiper nos doutes sur le début de l’hivernage. Les laptots ne pouvant plus tenir sous leur hangar couvert de paille, ils se réfugièrent, avec les captifs de la case, dans les bilours[171], couverts en terre, mais où la pluie fouettait par des portes mal bouchées au moyen de nattes ou de peaux de bœufs. Des toits, l’eau chargée de limon, descendait par les gouttières en grosses colonnes qui eurent bientôt transformé notre petite cour en un lac, faute d’écoulement suffisant. De la toiture mal couverte de notre case, une eau sale suintait et tombait sur nous goutte à goutte. C’était le prélude de ce qu’on a à souffrir pendant cette saison.

Le lendemain, le docteur attendait, plein d’espérance ; mais l’armée de Yamina n’arriva pas. Vainement, montés sur le toit de la maison, nous interrogions d’un œil inquiet l’horizon à l’ouest, en respirant les effluves de l’atmosphère rafraîchie par la pluie torrentielle de la veille. Nous ne vîmes rien, si ce n’est sur les nombreux toits de la ville, des gens occupés à réparer les dégâts de la pluie. Les retardataires qui, avec leur insouciance habituelle, avaient attendu jusque-là, se hâtaient d’étendre sur les toits une couche de boue mélangée de fumier, afin que ce mastic infect, promptement séché par les rayons ardents du soleil, les abritât contre l’humidité.

3 juin 1864.

Le 3 au matin, le docteur, un peu désappointé, courait chez le vieux Abdoul, qui lui donna une explication toute naturelle. On avait trouvé l’armée de Yamina répandue dans la campagne, entre Yamina et Banamba, et elle ne pouvait venir que le lendemain.

Le soir, on n’eut pas de nouvelles par lui ; Samba N’diaye nous dit qu’Ahmadou demandait une armée, mais que les Talibés ne voulaient pas partir sans un cadeau de cauris, parce qu’ils n’avaient rien à laisser à manger à leurs femmes et à leurs enfants. Ce n’était pas la première fois que j’entendais de pareilles doléances. Généralement on se plaignait de l’avarice d’Ahmadou, qu’on rejetait sur le dos de ses conseillers ordinaires Bobo, Sidy Abdallah et Oulibo.

Cependant le jour même il avait donné pour l’armée de Nioro deux cent mille cauris et dix pierres de sel ou bafals, et de plus à chaque chef une femme (esclave destinée à être épouse[172]), et une captive. Mais en somme, quand il faut partager dix bafals et deux cent mille cauris entre plus de mille personnes, la part n’est pas grosse et on ne vit pas longtemps là-dessus.

Le 4, l’armée de Yamina n’arriva pas, et Tierno-Abdoul, sans doute à bout de raisons, ne bougeait plus de ses lougans, situés à une lieue et demie au Sud-Ouest de Ségou. Le docteur le guettait en vain.

2e Vue de Ségou du haut de la terrasse de Samba N’diaye.

7 juin 1864.

Ce ne fut que le 7 juin, deuxième jour du grand anniversaire musulman, qu’il parvint à le joindre. Avec son air tranquille ordinaire et toujours souriant, le vieux lui dit qu’Ahmadou était un enfant, qu’il disait une chose et l’oubliait après, qu’il ne finissait de rien et qu’après avoir remis jusqu’à aujourd’hui, il avait dit ce matin que nous serions partis avant Tamkarette (fête musulmane), qui tombe le 15 ; que l’armée de Yamina était occupée à ramasser les armes dans les villages, mais que sous peu cela serait terminé et que le 10 elle serait ici. Comme le docteur lui signalait mon impatience, alléguant que l’époque que j’avais fixée au gouverneur comme date de mon retour approchait, et que je voulais aller le dire à Ahmadou, Abdoul insista pour qu’on prît patience trois jours encore, affirmant que cette fois l’armée était bien pour nous et qu’on ne s’occuperait de rien avant notre départ. Il ajoutait qu’Ahmadou était si pressé, qu’il lui avait défendu d’aller coucher à ses lougans, avant que l’armée ne fût en route.

Les jours suivants nous acquérions la certitude qu’on désarmait le pays, et on nous faisait espérer qu’une fois ce désarmement terminé, nous pourrions partir.

J’envoyai Samba Yoro chez Ahmadou, mais sans obtenir une réponse catégorique, et par-dessus le marché nous étions de plus en plus malades. A l’hépatite avaient succédé des clous. Aujourd’hui, je souffrais encore de faiblesse et de maux de tête continuels, et le docteur avait quelquefois la fièvre.

12 juin 1864.

Enfin, le 12 juin on annonçait de nouveau l’arrivée de courriers du Macina. Tierno-Abdoul prétendait avoir une lettre de son fils ; la veille, Mohammed Bobo avait dit à Samba N’diaye qu’avant huit jours on aurait des nouvelles du Macina.

Abdoul soutenait toujours que nous allions partir le 15 ; il affirmait avoir vu la lettre d’El Hadj, écrite de Tenenkou (Macina), dans laquelle il ordonnait de nous conduire avec une armée.

Mais pour faire diversion, le même soir on attaquait Bamabougou, et le bruit courait que l’assaillant était Mari en personne. L’armée sortit en toute hâte, et l’après-midi on disait que Mari était pris avec sa femme et ses bagages.

Le soir on démentait la prise de Mari, et on allait même jusqu’à avancer qu’il n’était pas là. Mais ce qui restait démontré, c’est qu’on avait attaqué Bamabougou, et que sans les secours de Ségou qui étaient arrivés à temps, ce village eût été pris ; car c’était bien l’armée de Mari qui était là tout entière ; elle avait déjà fait des trous dans le tata et arrêté les secours venus de Koghé ; Mari, qui réellement se trouvait présent, s’en alla en pirogue pendant que ses cavaliers traversaient le fleuve.

Outre ces nouvelles, nous avions pour occuper nos loisirs des études de mœurs qui ne manquaient pas d’un certain intérêt.

Quelques jours auparavant, Diali Mahmady, ce griot dont j’ai parlé, parcourait les rues à la tête d’une bande d’autres griots, allant mendier de case en case, sa guitare à la main et accompagné de ses femmes frappant des cymbales de fer et chantant. Le vieil Alpha Ahmadou se trouva sur son chemin, et Diali l’ayant importuné, soit en mendiant soit d’autre façon, ce vieillard lui fit des reproches sur le manque de dignité de sa conduite, lui rappelant qu’étant interprète officiel d’Ahmadou pour le Bambara, il n’était pas convenable qu’il allât ainsi mendier, et promener des femmes par la ville au lieu de les garder à la maison, comme doit le faire un bon musulman.

Diali Mahmady, en vrai griot, au lieu d’accepter cette admonestation, se remit à railler le vieillard sur son avarice et sur sa manière de vivre, et finalement mit les rieurs de son côté, puis, voyant son succès, il continua à bafouer le vieil Alpha en public. Celui-ci, furieux, alla porter plainte de la façon la plus énergique à Ahmadou, qui, avec ses habitudes de justice expéditive, donna l’ordre de saisir Diali Mahmady et de lui couper le cou.

Diali Mahmady, qui savait fort bien qu’il était dans son tort, prévenu à temps, alla se réfugier chez le vieil Alpha lui-même et implora sa grâce. Au fond Alpha n’était pas méchant ; il alla plaider la cause de celui qu’il avait attaqué, et Diali Mahmady eut à subir les effets de la clémence royale : on lui administra cinquante coups de fouet.

Diali Mahmady était libre, mais il paraît qu’il avait voulu deux fois retourner en son pays, malgré El Hadj et Ahmadou, et cette trahison l’avait fait passer au rang de captif au point de vue de la justice, vu qu’ayant, au jugement d’Ahmadou, mérité la mort, c’était pure clémence de ne pas le tuer. Quant aux coups de corde, personne à Ségou ne peut s’en racheter comme dans d’autres pays musulmans en payant l’amende : les jugements soit d’Ahmadou, soit de Tierno Boubou, kadi de la ville, étaient sans appel. C’est ainsi qu’Oulibo s’étant un jour permis chez Tierno Boubou une observation sur un jugement que celui-ci venait de prononcer, fut, séance tenante, condamné à recevoir cinquante coups, qu’il reçut en effet malgré sa qualité de second chef de Ségou et de remplaçant d’Ahmadou durant ses absences.

Talibé enfant allant à l’école des marabouts.

Une autre fois j’appris des princes eux-mêmes, un jour qu’ils étaient venus me voir, que comme ils s’étaient disputés et qu’Aguibou avait appelé Abdoulaye (Touré) en justice à ce sujet, ce dernier avait été condamné à vingt coups de corde, sentence qui fut exécutée sans retard.

Du reste en fait de mœurs ce pays, par suite du mélange des races rassemblées sous l’étendard du conquérant, présente toute la variété possible et sur le tout se sont incrustés les usages musulmans. C’est ainsi que les enfants fils de chefs et autres vont à l’école des marabouts et entre leurs leçons vont de porte en porte une calebasse à la main mendier quelques grains de mil pour leur marabout dont ils sont serviteurs pendant toute leur éducation.

Que peut-on attendre de ces enfants élevés à mendier, habitués à voir la cruauté élevée à la hauteur d’une vertu, le fanatisme à l’état de sainteté et la femme libre ou non avilie et traitée en esclave ?

Telle est en quelques mots l’éducation musulmane chez les nègres.

[Décoration]

[167]Arbre toujours vert.

[168]Telles sont les cannes des marabouts du Macina.

[169]Toubé, pantalon à la mode arabe ou turque.

[170]Voyez la Notice sur le Oualo, par M. Azan. (Revue maritime et coloniale, 1864, février, p. 357.)

[171]Sorte de corps de garde à l’entrée des cours.

[172]Ce sont en général des femmes ou filles de chefs prises à la guerre et qui, échues en part à Ahmadou, sont destinées au diomfoutou (harem) pour en faire des présents à l’occasion.


CHAPITRE XXIII.

Nouvelle entrevue avec Ahmadou. — Réponses évasives quant à notre départ. — Je promets de rester jusqu’aux hautes eaux. — Nouvelles diverses et mensonges relatifs à notre départ. — Alassane Ghirladjo. — Nouvelles du Macina. — On doit y porter du mil. — Exécutions nombreuses à Ségou. — Hivernage. — Les fourmis noires. — Les caravanes de gourous circulent en pleine guerre. — Nouvelles qu’elles apportent du Macina. — Je tente encore d’acheter des chevaux ou de m’en faire céder par Ahmadou. — L’armée se rassemble et traverse le fleuve à Ségou Koro. — Nouveau désappointement ; elle n’est pas pour nous conduire. — Expédition de Tocoroba. — Échec. — Récit d’un talibé. — Pertes nombreuses de l’armée. — Mort d’un de nos voisins. — Un jeune ménage à Ségou. — Une pauvre veuve. — Mort de Fahmahra. — Karounka blessé.

19 juin 1864.

Le 19 juin, après avoir tenté, depuis deux jours, de voir Ahmadou, j’appris qu’il était sous les arbres de la maison de son père. Je lui fis demander à lui parler, et je me rendis auprès de lui dès que sa réponse me parvint. J’avais emporté deux petits bancs pour ne pas m’accroupir dans le sable, ce qui est très-fatigant. Après les politesses, j’entamai encore une fois la question de notre départ. Il me fut impossible d’avoir une réponse sérieuse. Plus de vingt fois je revins à la charge pour obtenir une décision, mais toujours, avec une adresse incroyable, Ahmadou restait dans des généralités. Je voulais qu’il me fixât une limite, après laquelle il me renverrait à Saint-Louis. Il s’y refusait. J’en vins alors à lui déclarer que je serais forcé de partir quand même. Il me pria encore de rester, me disant que des envoyés devaient savoir attendre. A cela je répondis qu’on n’avait jamais vu retenir des envoyés malgré eux. Alors son ton devint plus vif, plus aigre. Il répondit qu’il ne me gardait pas de force. Voyant que je ne gagnais rien et que je ne faisais que l’indisposer, je demandai si aux hautes eaux je pourrais partir en pirogue pour Hamdallahi. Mais je ne pus rien obtenir de positif. Il me fit force protestations de bon vouloir, mais pas d’engagements, et voyant qu’il témoignait depuis quelque temps, par de fréquentes distractions, son ennui de ne pouvoir terminer ce palabre, je le rompis en lui disant que j’attendrais encore les hautes eaux : mais que si, à cette époque, on ne me faisait pas partir pour le Macina, je partirais pour Saint-Louis.

Son dernier mot avait été : « Tu partiras peut-être avant cela. » Mais j’étais trop habitué à ces paroles vagues pour y voir une espérance. Je comptais davantage sur la chance de partir en pirogue aux hautes eaux, idée que Samba N’diaye avait toujours approuvée, qu’il avait, disait-il, développée à Ahmadou et qui avait été appuyée par quelques Toucouleurs ; ces derniers avaient affirmé à Ahmadou que rien en ce moment ne pouvait arrêter les blancs dans une pirogue bien armée.

Puis j’avais obtenu un mot d’Ahmadou : c’est qu’on ne me retenait pas de force, et j’y voyais la conviction que le jour où je voudrais partir à mes risques et périls, on ne m’arrêterait pas. Cette conviction, je ne l’ai pas toujours eue par la suite.

Il n’y avait donc qu’à attendre, et tout en enregistrant avec soin toutes les nouvelles qui nous parvenaient, je m’occupais de plus en plus de prendre des renseignements sur le pays, soin plus difficile que cela ne semble. Cependant je glanais de droite et de gauche, ne négligeant rien de ce qui paraissait devoir intéresser la colonie du Sénégal ou la géographie. Souvent j’enregistrais des erreurs, et lorsqu’il s’agissait de géographie, une fois le fait constaté, j’en étais quitte pour déchirer et refaire ; mais quant aux nouvelles politiques, je les prenais comme elles venaient. Je le répète, elles n’étaient pas faites pour moi et tout le monde s’y trompait.

On pourra juger de leur diversité par ce fait. Un Guidimakha, envoyé des bords du Sénégal vers Ahmadou ou plutôt vers El Hadj par sa province (Guidimakha), logeait dans notre case ; il y logeait avant nous, et comme il ne me gênait pas je l’y laissai. C’était un homme doux, musulman fervent en apparence, et comme il s’était frotté aux blancs et qu’il pouvait aller à la source des nouvelles, j’espérais par lui obtenir des renseignements utiles. Le lendemain de ce palabre avec Ahmadou, le plus vif que j’eusse eu jusqu’alors, le Guidimakha, dont le nom était Ahmadou, m’amena un talibé de grand air, nommé Alassane Ghirladjo. Je n’ai jamais vu un personnage aussi mystérieux.

Avant de dire un mot, il faisait fermer les portes, s’assurait que personne n’était là pour écouter, et généralement racontait des choses peu importantes. Il m’assura que beaucoup de talibés étaient bien disposés pour moi, désiraient me voir partir, et qu’Ahmadou eût déjà rassemblé une armée si les chefs avaient été d’accord avec lui ; que lui savait tout parce qu’il était intime d’Ahmadou qui ne lui cachait rien, etc., etc. En réalité, il était bien avec Ahmadou, parce qu’il était brave, mais tous les renseignements qu’il me donna furent toujours complétement insignifiants.

Le lendemain, 20 juin, Abdoul Ségou disait au docteur qu’on attendait, le 22, un courrier d’El Hadj qu’on recevrait en grande pompe ; que le dernier arrivé avait dit de préparer du mil pour l’envoyer au Macina où on en manquait ; il ajoutait que, dès que le courrier serait arrivé, on s’occuperait de rassembler une armée qui nous conduirait en même temps que le mil. Ce bruit n’était pas seulement à notre adresse, car, le lendemain, de trois côtés différents, entre autres par Alassane Ghirladjo, on confirmait la nouvelle de l’arrivée de ce courrier officiel.

23 juin 1864.

Le 23 juin, ce courrier était, disait-on, arrivé dans la nuit. On l’avait reçu sans pompe. On racontait qu’El Hadj s’était battu dans le Macina : on attendait un autre courrier dans douze jours (c’était l’intervalle ordinaire qu’on mettait entre les arrivées de ces courriers), et on rassemblerait alors une armée pour conduire cent pirogues de mil. El Hadj n’était plus à Tenenkou, mais un peu plus loin, et il avait promis d’envoyer Tidiani avec une armée au-devant du convoi.

Pendant que ces bruits venaient ranimer l’espérance, on continuait à désarmer consciencieusement les Bambaras et à raser leurs tatas. Chaque jour on apportait des paquets de fusils, de lances, d’arcs, et chaque jour, si la population de quelques villages venait se rendre, celles de beaucoup d’autres s’enfuyaient, traversaient le Bakhoy et allaient vers le Sud chercher un peu de repos. Ceux qui fuyaient étaient poursuivis, et, quand on les prenait, ils étaient immédiatement décapités. Un jour c’étaient trente-quatre hommes, le lendemain, deux, trois, cinq. Le nombre variait, mais presque chaque jour apportait aux hyènes leur contingent.

25 juin 1864.

Le 25 les choses allaient mieux. Ahmadou demandait une armée, distribuait des fusils aux talibés, et Abdoul, que j’allai voir (il avait la dyssenterie), m’affirmait qu’El Hadj était à trois jours de marche au delà de Sarrau, et qu’en allant vers lui nous rencontrerions cinq armées espacées sur cette route.

Juillet 1864.

Nous étions en plein hivernage, les pluies étaient torrentielles bien que peu longues ; la ville, dont les rues par endroits n’ont presque pas d’écoulement, était transformée en une série de lacs, et, après chaque pluie, nous avions un désagrément inconnu jusqu’alors. De toutes les fentes de murailles et du sol sortaient des vols de fourmis noires, ailées, dont la piqûre est brûlante. Quelquefois, la nuit, ces fourmis m’avaient éveillé en sursaut, mais jamais je ne les avais vues en vol aussi considérable. Puis, après une ou deux heures, elles perdaient leurs ailes et rentraient dans la fourmilière.

Bien plus innocentes étaient ces énormes fourmis rouges, qui atteignent jusqu’à deux centimètres de long, ont de fortes tentacules et venaient simplement envahir nos calebasses de miel ou notre sucre lorsque nous en avions.

Au milieu de tout cela, le docteur était pris de dyssenterie, et, dès qu’il allait mieux, c’était moi qui tombais malade.

Nos animaux mêmes étaient malades, et je perdais peu après un de mes ânes.

J’avais obtenu de faire couvrir en terre le hangar des laptots ; ils n’étaient pas bien, mais c’était supportable. D’ailleurs, nous espérions partir sous peu. En dépit des bruits contradictoires, l’espoir m’avait repris. Et cependant on annonçait de bien mauvaises nouvelles. Tous les Bambaras du Fadougou, sous la pression des Massassis de Guémené, les mêmes qui étaient venus au-devant de moi à Tiéfougoula, s’étaient révoltés, et cette route, la seule praticable pour le retour, était fermée.

Mais tant que durait l’espoir d’aller au Macina, je m’inquiétais bien peu des moyens du retour. Je me disais, plein d’enthousiasme, que si la position d’El Hadj était réellement ce que j’espérais, il me serait facile de revenir, soit par le Kaarta, soit en descendant le fleuve, idée à laquelle, en dépit de mes chétives ressources, je me rattachais toujours.

Il n’y avait pas jusqu’à des marchands de gourous, venus de Tengrela à Boghé ou Kalaké en caravane, qui n’apportassent des nouvelles de nature à affermir mes espérances. Ils disaient que peu de temps auparavant ils étaient allés porter des gourous à Hamdallahi, et qu’ils les avaient vendus contre des captifs aux talibés qui ne savaient que faire de leurs prisonniers, et les leur avaient donnés à vil prix, si bien qu’ils en avaient emmené neuf cents dans le Sud.

C’est un fait à noter et qui indique combien l’esprit commercial est développé chez les Bambaras, que ces arrivées de caravanes dans un pays qui était en proie à une anarchie comme celle qui nous environnait.

Ces caravanes, réunies à Tengrela, venant souvent du Sud, c’est-à-dire des montagnes de la chaîne de Kong, et quelquefois des pays inconnus qui sont au Sud de ces montagnes, arrivent, après une marche de vingt-cinq à trente-trois jours, sur les bords du Niger ; mais avant d’y arriver elles passent, au sud du Bakhoy, dans des pays entièrement révoltés, qui ne tentent même pas de les arrêter et se contentent de percevoir un impôt. Caillé nous a décrit la manière de cheminer de ces caravanes, avec lesquelles il a parcouru la grande distance de Tengrela à Djenné ; je n’ai rien à ajouter aux détails qu’il donne, sinon qu’ayant interrogé ces Diulas au sujet des botoques, j’ai toujours obtenu cette même réponse, que les femmes, à Tengrela et dans tout le pays, portaient l’anneau dans la cloison nasale comme à Ségou ; mais il m’a été impossible de savoir ce que pouvait être le double jeton passé dans la lèvre, décrit par Caillé, comme remarqué par lui sur toute la route. J’ai bien entendu parler du Miniankala, pays très-sauvage situé au Nord-Nord-Est de Tengrela et précisément sur la route de Caillé, où les gens se passent, dit-on, à travers les lèvres des morceaux de bois, et ensuite s’attachent la bouche par un fil enroulé aux deux extrémités de ces morceaux de bois ; mais, vrai ou non, ce détail ne ressemble guère à la botoque de Caillé.

8 juillet 1864.

Le 8 juillet je reçus la visite de Tierno Alassane, qui venait me demander de la poudre et qui, pour l’obtenir, ne se fit pas faute de mentir en affirmant que l’armée qu’Ahmadou avait tant de peine à réunir était pour nous. Mais, par une prudence et une méfiance bien naturelles après tous les contes que l’on m’avait faits jusqu’alors, je lui répondis que dès que je serais en route je lui donnerais de la poudre.

J’avais jusque-là fait de nombreuses démarches pour me procurer des chevaux ; leur mauvais succès m’avait un peu irrité et je m’en plaignais à Samba N’diaye, le priant d’en parler à Ahmadou. Il était, en effet, bien important pour nous d’avoir des chevaux, à cause de la complication d’événements qui venait nous couper la route du retour. Au fond, quoique gardant quelque espérance d’aller au Macina avec l’armée qu’on rassemblait à Ségou Coro, je n’avais plus de confiance bien établie, et s’il y avait des jours où j’espérais, dans d’autres, voyant les choses en noir, je me demandais si, bientôt cernés dans Ségou par les Bambaras unis aux Maciniens, nous ne serions pas réduits à fuir après nous être ouvert un passage de vive force. Dans ce cas, que faire sans de bons chevaux ?

Aujourd’hui, je suis certain qu’on ne voulait pas nous en laisser acheter, de peur que nous ne prissions la clef des champs, clef fort dangereuse en ce moment-là, et qui ne nous eût pas menés loin sans nous mettre aux mains d’un parti de Bambaras, dont le premier acte eût été de nous couper la tête. Mais alors j’étais convaincu que pour cet achat il ne devait y avoir mauvaise volonté d’aucun côté, et je priai Samba N’diaye de demander à Ahmadou de nous faciliter la chose.

Samba fit la commission, mais de telle manière que je semblais demander à Ahmadou de me vendre deux chevaux. Or, si Ahmadou ne donne pas souvent et s’il achète rarement, il se croirait déshonoré de vendre quoi que ce soit. Aussi parut-il vexé de ma demande, et il répondit à Samba : « Je ne vends pas de chevaux ; tu n’as qu’à en chercher en ville. »

12 juillet 1864.

Enfin le 12 juillet, on comptait cette armée dont on parlait tant. Cette opération se fait de la manière suivante : dans chaque compagnie, les hommes désignés pour marcher, par leur chef de compagnie, viennent déposer leurs fusils en rangs près de la demeure du chef, qui, lorsqu’ils sont au complet, va en informer Ahmadou.

Lorsqu’il y a des retardataires, et il y en a toujours, car la plupart des Talibés, ne vivant qu’aux dépens des Bambaras, qu’ils vont rançonner dans les villages soumis, s’ennuient de voir durer l’opération et partent à tour de rôle, on court après eux et, pendant qu’on en cherche quelques-uns, dix ou douze autres partent ; il faut de nouveau aller à leur poursuite, et ainsi de suite, si bien que cette opération, commencée le 12, ne se terminait que le 22 juillet. Encore les choses avaient-elles marché vite. Le 23, on envoyait les poudres à Tierno Alassane, et le 24, l’armée commençait à traverser le fleuve. Ce fut la première fois que j’allai à cheval jusque-là. La campagne était déjà très-verte, le mil grandissait.

Pendant qu’Ahmadou s’occupait ainsi de l’armée, beaucoup de nouvelles arrivaient. J’avais eu bien du désappointement en voyant sortir l’armée sans partir avec elle, et surtout quand j’avais appris qu’elle allait du côté de Yamina. Mais Sonkoutou, que j’étais allé voir, m’avait affirmé que nous allions partir sous peu en pirogues, ce qui, on le sait, était toujours l’idée de Samba N’diaye. Sidy Abdhallah aussi m’avait dit que j’allais partir Dioni-dioni (tout de suite).

Quant au vieil Abdoul, il était très-malade et personne ne l’approchait.

Le 19, il arrivait un homme qui allait trouver Samba N’diaye et lui dire que deux hommes étaient en route venant de Macina avec une lettre d’El Hadj pour nous (nous concernant). Samba N’diaye, tout joyeux, se laissait aller à un accès de générosité et lui donnait la moitié du seul gourou qu’il possédât et quarante cauris, et venait aussitôt m’apporter cette bonne nouvelle, à laquelle, à son grand scandale, je n’ajoutai pas foi. Je venais d’être désappointé relativement à l’armée, et j’étais encore en défiance.

Et bien m’en prenait ; car, les jours suivants, je pus railler à mon tour Samba N’diaye qui était abasourdi de s’être laissé duper. Le 24, pendant que l’armée traversait le fleuve en pirogues, à Ségou-Koro, non sans faire quelques naufrages et noyer quelques chevaux par suite d’excès de chargement, il arriva un Diawandou du Macina qui apportait aussi des nouvelles ; il disait que El Hadj s’était retiré dans les montagnes qui sont derrière Hamdallahi, à Bandiagara, village d’où dorénavant on fera partir toutes les nouvelles le concernant, et qu’il avait expédié cinq armées dans le pays ; que Tidiani gardait Hamdallahi ; que la population des montagnes lui était entièrement soumise.

Dès que l’armée fut en route, il fut impossible de voir Ahmadou qui, renfermé chez ses femmes, attendait le résultat. Personne ne savait au juste où était allée l’armée. Abdoul avait eu l’audace de nous dire qu’elle allait revenir traverser le fleuve pour marcher dans l’Est. Mais nous ne pouvions y croire, et nous apprîmes bientôt que l’armée était allée du côté de Yamina attaquer un village nommé Tocoroba, dans lequel les Bambaras révoltés s’étaient fortifiés et d’où ils pillaient à la ronde tous les villages du Fadougou. Elle avait été repoussée et faisait des pertes nombreuses. Cette nouvelle parvint le 29, et on renvoya aussitôt de la poudre à l’armée, dont les blessés arrivèrent dans les premiers jours d’août. On vint de la part d’Ahmadou prier le docteur d’aller soigner un chef blessé gravement ; c’était le frère d’un Talibé, nommé Tierno-Cirey, lequel avait été tué sur place. Il ne voulut pas laisser sonder sa blessure (balle dans le ventre), mais il fit le récit suivant, que je reproduis tel qu’il a été interprété : « Je vis que mon frère, dont le cheval avait été tué, était tombé près du tata. J’allai voir ce qu’il avait. Il avait la jambe cassée. Je lui demandai s’il pouvait se sauver. Il dit que non, que son cheval était tué, et qu’il resterait là. Alors je brisai son fusil et son sabre et, à ce moment, je fus blessé et je tombai. Mon frère me croyait mort et il se disposait à casser mon fusil quand je revins à la vie. Il me demanda si je pouvais partir. Je lui dis que oui, mais je ne voulais pas le laisser. Il me pria de partir, et je m’en allai. Puis je sais que les Bambaras firent un trou au tata, près de l’endroit où mon frère était tombé, et le tuèrent. »

Cette perte n’était pas la seule. Une de nos voisines, brave femme du Fouta, avait perdu son mari. C’était un pauvre ménage qui vivait du coton que filait la femme et d’un petit commerce de sel que faisait le mari. Ils avaient une petite fille et la femme était grosse ; cet événement la laissait dans la plus profonde misère. Aussi son désespoir était-il réel, et les pleurs et sanglots qu’on entend toujours en pareille occurrence et qui sont souvent plus d’étiquette que sincères, surtout à Ségou (où une femme se déconsidérerait si on n’entendait pas ses pleurs de tout son quartier trois jours durant), étaient-ils cette fois les échos d’une vraie douleur. — Dans cette même cour habitait un jeune Toucouleur d’une vingtaine d’années, avec sa femme âgée d’à peu près quatorze ans. C’était ce que j’appelais un ménage de moineaux. Pour toute fortune, le mari avait ses habits, car son fusil n’était même pas à lui. Samba-Djenéba était un pauvre hère, bon garçon au demeurant. Il avait épousé une jeune fille qui ne possédait pas plus que lui et à laquelle il avait donné comme cadeau de noces un simple pagne. Un bœuf, présent d’un des princes, avait été tué en cette occasion, et ils étaient venus percher dans une hutte en sécos, où tout le mobilier était un tara ou lit de bambous et une ou deux calebasses. On ne faisait pas souvent la cuisine dans ce ménage, on ne mangeait même pas tous les jours, et souvent cela occasionnait des querelles, il faut croire, car à travers les nattes mal jointes de leur nid d’oiseaux, on entendait parfois des plaintes et, disons-le à la honte du mari, il les accueillait généralement d’une façon fort énergique. Alors, au lieu de tendres paroles, c’étaient des pleurs qui nous parvenaient.

De ce côté, la muraille de notre cour n’avait guère qu’un mètre vingt-cinq centimètres de hauteur, de telle sorte que nous suivions jour par jour les événements de ce ménage. Un jour, à la suite d’une querelle, Coumba, la femme, ou plutôt l’enfant, partit. On la ramena et le ménage vécut encore quelque temps d’amour et de l’air du temps ; puis elle repartit, revint et partit définitivement séparée légalement. Peu après, cette jeune veuve, qui n’avait pas quinze ans, se remariait avec un ami de son mari, qui était un peu plus à l’aise.

Tels étaient les hôtes de cette pauvre maison. J’ai bien souvent, je l’avoue, admiré leur insouciance que j’ai bien souvent enviée.

Néanmoins, les pleurs et les cris ne cessaient pas dans nos environs, ce qui témoignait assez des pertes qu’on avait faites à cette expédition. Bientôt l’un des captifs arrivés avec Fahmahra de Koundian vint nous apprendre que notre infortuné guide avait été tué. Son griot, son ami Niama, avait recueilli son cheval et son fusil, ses harnachements, sa poire à poudre ; c’était tout ce que nous devions revoir de ce pauvre garçon.

Puis j’appris quelques jours après que Karounka, le chef des sofas qu’on avait placés à notre porte, lors de notre arrivée, et qui était parti pour cette expédition, avait la jambe cassée.

[Décoration]

CHAPITRE XXIV.

Sidy et sa conduite. — Il refuse le service. — Querelle. — Bataille. — Conduite des autres laptots en cette occasion. — Je lui fais donner cinquante coups de corde. — Il s’échappe. — Ahmadou me le fait ramener. — Palabre du 10 août avec Ahmadou. — Je donne un nouveau délai de vingt-cinq jours. — Mari menace Faracco. — Maladresses d’Ahmadou. — Nouvelles du Macina. — Palabre du 10 septembre. — Mes relations avec Ahmadou se tendent. — Je me prépare à partir. — Inquiétudes et dispositions de mes hommes. — Entente parfaite avec le docteur.

Août 1864.

Les fâcheuses conséquences de cette expédition me décidèrent à tenter une nouvelle démarche pour rentrer à Saint-Louis, car je commençais à croire qu’on ne voulait pas m’envoyer au Macina, et ne soupçonnant pas les vraies raisons de ce mauvais vouloir, je crus, ce qu’on disait à Ségou, qu’El Hadj craignait la désertion de ses Talibés une fois la route ouverte. J’attendis cependant quelques jours, pendant lesquels il se passa un événement assez grave. Sidy, le laptot Khassonké, qui était chargé de ma cuisine, avait un mauvais caractère. Orgueilleux à l’excès et ne sentant pas le frein de la discipline, il s’était avisé depuis notre départ de se targuer du titre de prince. Diakhité[173] d’origine, il se rengorgeait chaque fois qu’à la mode des noirs on le saluait de son nom de famille. Ne s’était-il pas même avisé de se dire parent de Sambala de Médina, ce qui, après tout, pouvait être vrai, sans signifier grand’chose ? Jusque-là, il n’y avait rien de grave, mais il lui avait pris fantaisie, lui que je plaçais au dernier rang dans ma bande, de traiter les autres du haut de sa grandeur. Depuis son arrivée à Ségou, où il avait trouvé un parent, Sambala Khoy[174], il souffrait des infimes fonctions qu’il remplissait. Mais, après tout, ces fonctions, Samba Yoro, un capitaine de rivière, les avait remplies avant lui, et je faisais la sourde oreille, chargeant Samba Yoro, devenu mon intendant, de lui faire faire sa besogne. Ils se prirent de querelle ; ce n’était pas la première fois, mais ils se battirent et je fus averti par un roulement de coups de la nouvelle phase de leurs relations. Je vins pour mettre le holà, et voyant qu’on n’écoutait pas ma parole, j’empoignai Sidy d’une main encore vigoureuse et je dis à Samba Yoro de le lâcher. Comme Sidy ne se tenait pas tranquille entre mes mains et essayait de m’échapper, je lui administrai une vigoureuse correction, et comme je suis doué d’une certaine force musculaire, il dut la sentir : ne pouvant me résister, il se résigna. Je le lâchai alors, d’autant que les autres laptots venaient me le retirer des mains ; mais en ce moment, pris d’une fureur subite, il se précipita sur une baïonnette qu’il dégaina et allait s’élancer sur moi, quand Boubakary Gnian l’arrêta en lui enlevant au vol cette arme. Ce fut heureux pour Sidy, car, ayant vu son mouvement, j’avais saisi mon revolver pendu à la muraille, et il allait payer cher sa tentative, mais il n’en passa pas moins un vilain quart d’heure. Il ne voulut pas se tenir tranquille en dépit de Boubakar, de Bakary Guëye et de Déthié, qui le maintenaient et qui étaient plus furieux que moi. Alors Bakary lui administra dans un coin la plus solide raclée qu’un homme ait jamais reçue et on l’attacha par les pieds et par les mains.

Ce n’était pas tout, il fallait un exemple, car Sidy déjà une fois, à Makan Diambougou, avait fait une scène de ce genre, quoique moins violente, et, après l’avoir chassé, je ne l’avais réadmis au nombre des miens qu’après lui avoir fait demander pardon à genoux. Depuis, à propos de railleries à Yamina, il s’était battu avec Bara, et en le surprenant, j’avais dû le punir. Je me déterminai à le faire frapper régulièrement de cinquante coups de corde sur le dos, après quoi je le fis attacher de nouveau, et comme tout cela avait causé une émotion dans le quartier, surtout parmi les femmes de la case, dont une (la première femme de Samba N’diaye) était Khassonké et avait Sidy en grande considération, je le fis mettre sous le petit hangar de la cour intérieure où il se trouvait isolé.

La nuit, il parvint à s’échapper, se réfugia chez Sonkoutou, qui le conduisit chez Ahmadou ; mais ce dernier me le renvoya accompagné de deux sofas en me faisant dire par Samba N’diaye que mes affaires avec mes hommes ne le regardaient pas et qu’à l’exception de la mort, je pouvais leur infliger toute peine que je voudrais. Il me faisait toutefois demander grâce pour Sidy, demande que j’accordai, très-content que j’étais de la conduite d’Ahmadou dans cette affaire.

Néanmoins je demandai à parler à Ahmadou et il me fit prier d’attendre la rentrée de cette malheureuse armée. Elle ne tarda pas à revenir en partie ; quelques contingents étaient restés à Yamina avec une partie des blessés, et je me décidai à prévenir Ahmadou que je voulais partir pour Saint-Louis à la fin de la lune si je n’étais pas en route pour le Macina ; nous étions alors aux premiers jours de la lune.

Le 10 août, je parvins, non sans peine, et après avoir stationné vainement à sa porte toute la matinée, à le voir dans l’après-midi. Au premier mot que Samba N’diaye lui avait dit de notre présence, il avait cherché à éviter une entrevue qui devait forcément être orageuse. Il avait demandé ce que nous voulions ; Samba avait répondu : Partir d’un côté ou de l’autre. Ahmadou avait alors répliqué : « Mais je ne puis rien lui dire, je rassemble l’armée, » échappatoire que nous avions entendue si souvent, phrase qui semblait donner l’espérance que l’armée se rassemblait pour nous, et qui n’avait qu’une signification, qu’un but : c’était de me faire attendre.

Le palabre fut long, difficile. Je soutenais que j’étais obligé de retourner à Saint-Louis. Il chercha à me retenir. Nous insistâmes avec une ténacité égale. Je ne gagnai rien ni lui non plus, mais il se montra irrité, et, pour la première fois, chercha à nous inspirer quelques craintes sur notre départ et sur sa possibilité.

Mon dernier mot avait été : « Dans vingt-cinq jours je désire partir pour Saint-Louis, et, fût-ce à pied, je partirai. »

10 août 1864.

C’était le 10 août et les vingt-cinq jours nous menaient au 5 septembre. Pendant ce temps, les nouvelles continuaient à arriver. J’étais décidé à partir, et je m’inquiétais peu de ces bruits qui, du reste, avaient moins le caractère de véracité que ceux du passé. Je cherchais à entraîner quelques mécontents qui pussent me servir de guides, car il était évident qu’Ahmadou ne m’en fournirait pas plus que de chevaux. Un instant, je crus avoir réussi à décider l’envoyé du Guidimakha qui était dans notre case ; mais plus nous nous rapprochions de la date fixée, plus ses irrésolutions devenaient évidentes, et je vis que je ne pourrais compter sur lui.

Ahmadou recevant dans la cour de son palais.

Septembre 1864.

Cependant les circonstances s’aggravaient. On disait que l’armée de Mari menaçait le village de Faracco, village de sofas de la couronne, commandé par un Kountigui nommé Coro, et il était à craindre que ce chef ne trahît Ahmadou en faveur de son ancien maître ; aussi Ahmadou faisait-il tous ses efforts pour faire sortir l’armée. Il y parvint ; mais l’état des choses ne s’améliora pas, et le 6 septembre l’armée sortait encore et campait sur la rive droite, pendant que les forces de Yamina arrivaient d’un autre côté. Ahmadou avait défendu d’attaquer sans son ordre, espérant prendre Mari entre deux feux et l’anéantir ; mais il mit tant de temps à ses préparatifs que Mari, sans doute effrayé, ne jugea pas à propos d’attendre et, remontant vers le nord, échappa au moment où on croyait le tenir. C’était une maladresse bien grande que d’agir ainsi envers lui. Si on eût attaqué immédiatement, au lieu de rester en présence de l’ennemi, comme on le fit, chaque armée se tenant retranchée dans un village, il est probable que Mari, dont les forces n’étaient pas grandes à ce moment, eût été battu. Quoi qu’il en soit, il disparut, emportant le maïs de Faracco, qui était presque mûr et que ses sofas ne voulurent sans doute pas laisser sur pied. Pendant que tout ceci se passait, je n’avais pas songé à me mettre en route ; je ne voulais pas partir sans voir encore Ahmadou, mais nous étions au 10 septembre ; j’avais fait demander à Ahmadou de le voir, et en réponse il m’avait envoyé une jarre de miel. Alors j’avais envoyé Samba Yoro lui dire que je désirais le voir le même jour ou le lendemain, et que, s’il le fallait, j’irais lui parler sous les arbres où il passe toutes ses journées. Il avait répondu que je pouvais venir, qu’il me dirait bonjour, mais que pour parler d’affaires il n’en avait pas le temps, que d’ailleurs il savait que c’était pour mon départ. En même temps que je recevais cette réponse, il arrivait des nouvelles du Macina par un Talibé qui, parti avec El Hadj, revenait à Ségou.

Je ne pus voir moi-même ce Talibé, mais voici le récit officiel de ses nouvelles :

« J’ai laissé El Hadj sur les montagnes (derrière Hamdallahi). Tidiani venait de rentrer avec l’armée. Balobo est chassé dans le Bourgou. Cheick Ahmed Beckay est à Tombouctou. Tout le pays sur la rive droite est soumis à El Hadj, et j’y ai passé tranquillement. J’ai remonté le Bakhoy en pirogue. Mais là j’ai été attaqué, ma pirogue a été pillée, et il m’a fallu redescendre jusqu’au village de Yamina (sur le Bakhoy) pour trouver un cheval, avec lequel je suis venu à travers les broussailles en trois jours. »

Samba N’diaye, sans doute pour ranimer notre espoir, affirmait que ce Talibé se faisait fort de nous conduire au Macina. Mais il ne put le décider à venir. Ahmadou lui avait fait de beaux cadeaux, sans doute en lui recommandant le silence, et il ne voulait pas se compromettre.

10 septembre 1864.

Enfin, le 10, je me décidai à faire une dernière tentative près d’Ahmadou, pour obtenir des chevaux, un guide et l’autorisation de partir.

D’abord il refusa de me voir, et Samba N’diaye, qui prévoyait un orage, alla se réfugier dans la maison d’El Hadj, afin que je ne pusse l’y joindre.

Cela, tout en me contrariant, ne m’arrêta pas ; j’allai avec le docteur et mes interprètes trouver Ahmadou sous les arbres. Dès le premier mot, je lui fis comprendre que je voulais absolument lui parler. Alors il fit appeler Samba N’diaye, et, pendant qu’on allait le chercher, il me dit que Samba lui avait parlé et qu’il avait répondu que dès qu’il aurait le temps il me ferait appeler.

« Oui, repartis-je, mais je ne puis attendre. Je n’ai pas grand’chose à te dire que tu n’aies entendu, mais il faut que je te le dise.

— Mais, répliqua Ahmadou, c’est une longue affaire.

— Non, dis-je, le délai que je t’avais fixé est passé. Je ne suis pas parti parce que j’ai attendu que ton armée fût rentrée, mais je vais me préparer, et dans dix jours je partirai. Je viens te prévenir. Si tu veux nous aider, tu le peux. Je n’ai pas de chevaux ni de guide. Je voudrais que tu m’en donnasses ; je voudrais surtout que tu te décidasses à arranger les affaires pour lesquelles je suis venu. »

Ahmadou se récria et recommença ses théories sur le devoir d’un envoyé, qui doit savoir attendre qu’on le renvoie et qu’on arrange ses affaires (et le fait est que dans les usages des noirs il en est ainsi).

Je lui dis alors fort sèchement que j’avais assez attendu, que je ne pouvais plus rester ainsi sans même savoir pourquoi je restais ; que je voulais partir.

J’avais un peu haussé la voix, et en réalité j’étais obligé cette fois encore comme cela m’était si souvent arrivé, de faire appel à tout mon calme pour ne pas me laisser aller à des explosions de colère provoquées par cette force d’inertie contre laquelle je luttais. Ahmadou me dit que je ne devais pas me fâcher, qu’on avait vu des envoyés attendre bien plus longtemps que je ne l’avais fait.

Ma cause était perdue, mais je ne voulais pas reculer ; je fus de plus en plus roide et j’en vins à lui dire (ce qui n’était pas vrai) : « Si tu me disais maintenant d’aller à Hamdallahi, je n’irais plus.... »

C’était une maladresse. Ahmadou en tira parti tout de suite.

« Alors, dit-il, tu n’es pas venu pour voir El Hadj, puisque tu ne veux plus aller vers lui. »

C’était trop fort. Je lui rappelai que j’attendais depuis sept mois ; que j’avais souffert, dans cet espoir, toutes les misères de la vie que je menais, vie impossible pour un blanc. « Mais, du reste, dis-je, il est inutile de te rappeler cela : tu le sais aussi bien que moi, et je n’ai plus qu’une chose à faire, c’est de m’en aller. Tu as encore dix jours, si tu veux te bien conduire avec nous ; sinon je partirai à pied. »

Il essaya encore de me désarmer, mais j’ajoutai :

« J’ai dit dix jours, je n’ai rien à changer. »

Ce fut mon dernier mot.

Dès que je fus levé, j’acquis par mes deux interprètes la conviction qu’un parti hostile poussait Ahmadou à m’empêcher de partir. Et en reprenant le palabre dans une conversation avec Boubakary Gnian, je vis combien il est difficile de ne pas faire d’erreurs avec de mauvais interprètes. C’est ainsi qu’à un moment où Ahmadou disait : « Il faut que tu restes, » ou : « Je veux que tu restes, » on me traduisait : « Je désirerais que tu restasses » (bien entendu l’interprète tourne ainsi : Il désire que tu restes).

Il est vrai que, chez les noirs, désir de prince est une loi que l’on transgresse rarement ; mais pour moi ces deux expressions avaient une signification bien différente.

Le docteur, qui ne voulait pas croire aux intentions malveillantes, demeurait persuadé qu’on nous laisserait partir. Quant à Samba N’diaye, il s’abstenait disant : « C’est une affaire entre Ahmadou et toi. »

En somme, j’étais dans une position bien délicate.

Une route difficile, pour ne pas dire impossible, sans guide, sans chevaux ; un violent désir de terminer ma mission en rapportant un traité au moins d’amitié et de commerce, et l’espoir d’arriver à ce résultat : telles étaient mes raisons pour rester.

L’inquiétude sur les événements ultérieurs du pays, la crainte pour ma santé et celle de mes compagnons ; un besoin d’échapper à la vie mortelle que nous menions depuis près d’un an : voilà quelles étaient mes raisons pour partir.

Dix jours nous restaient, et je commençais mes préparatifs. J’avais une forte réserve de cauris ; j’avais encore quelques marchandises. Je fis sortir mes harnais, j’ordonnai de les mettre en état ; je fis quelques provisions de route, et pris, en un mot, toutes les dispositions nécessaires au départ. Si on me laissait partir, une fois à Yamina, je trouverais certainement un guide en le payant ; mais il fallait partir, c’était là le difficile.

Sur ces entrefaites arriva une caravane de deux cents ânes, disait-on, mais dans tous les cas fort nombreuse, venant du Diafounou et du Diombokho. Les Diulas étaient tous Soninkés. Nous sûmes par eux que la route était praticable, quoique difficile, et qu’arrivés à Damfa, craignant d’être pillés par les Bambaras, il leur avait fallu demander une escorte à Yamina pour parvenir jusque-là sans courir les risques d’un pillage.

Les derniers jours se passèrent dans des alternatives de nouvelles qui n’étaient ni meilleures ni plus mauvaises. Le chef de la caravane, avec lequel j’avais causé longuement, me disait que, sans guide, il était impossible de passer entre Yamina et Nioro, parce que beaucoup de villages étaient révoltés et qu’il fallait les éviter.

Je sentais qu’au cas où nous partirions, une grande responsabilité allait peser sur moi. Si en route nous étions attaqués, que faire avec si peu d’hommes ? Abandonner les bagages, nos notes, journaux, cartes, perdre le fruit de tout notre travail et sauver nos corps ; revenir enfin les mains vides après avoir sacrifié plus d’un an pour ne rapporter aucun résultat, soit politique, soit géographique ?

Je méditais à ce sujet de longues heures, et il me semblait, plus j’y réfléchissais, que là n’était pas le vrai chemin, le chemin du devoir, que je m’efforçais de suivre en faisant sans cesse abnégation de moi-même.

Mais, d’un autre côté, faire de nouvelles concessions, attendre encore sans promesse de la part d’Ahmadou, et jusqu’à quand ? cela n’était pas admissible ; et quelles raisons eussé-je eu à donner pour avoir attendu ? Voilà ce que m’objectait Quintin, qui poussait au départ de toutes ses forces.

L’exposé que je viens de faire de nos deux manières de voir résume assez bien notre situation. Après avoir délibéré avec mon compagnon, je persistai dans mes préparatifs ostensibles de départ ; nous étions convaincus que cela amènerait une concession pour nous retenir, et, comme on va le voir, nous ne nous trompions pas.

Nos laptots, tout en se préparant aussi, étaient partagés d’opinion. Les uns obéissaient, mais semblaient désespérés de quitter Ahmadou sans qu’il nous y eût autorisés ; ils me faisaient entrevoir les beaux cadeaux que nous y perdions tous. Pauvres gens ! la manière dont ils ont quitté Ségou a été leur vraie punition, plus forte assurément que la plus grande peine que, dans un moment de colère, j’eusse osé leur infliger.

Ils se berçaient de l’espoir de partir tous montés à cheval, supérieurement vêtus de boubous lomas brodés, avec de beaux turbans[175] en Tamba Sembé ; et quant au docteur et à moi !!! C’était une fortune que nous devions emporter.

Quelques autres, espérant moins de la générosité d’Ahmadou, étaient indifférents. L’un, Boubakary Gnian, ayant un fort abcès, prévoyait des souffrances en route.

Enfin, d’autres encore pensaient qu’on ne nous laisserait pas partir. Ils s’en allaient quêter à ce sujet des renseignements en ville ; et soit que ce fût l’opinion générale, soit qu’on voulût m’intimider, ces bruits m’arrivèrent de plus en plus alarmants.

Or, si cela arrivait, que fallait-il faire ? Résister dix contre dix mille ? C’était risquer de perdre le bénéfice de tous nos sacrifices, d’être peut-être après cela traités en prisonniers au lieu de l’être en hôtes comme nous l’avions été jusqu’alors.

Nous en discutâmes donc encore Quintin et moi et, tout en reconnaissant la gravité de la situation, notre départ nous parut douteux, et nous convînmes d’aller en avant jusqu’au moment où l’ordre d’Ahmadou nous viendrait de ne pas sortir de la ville.

[Décoration]

[173]Diakhité, famille de Peuls du Khasso.

[174]Sambala Khoy (Sambala Blanc).

[175]Il ne faut pas oublier que le noir, quel qu’il soit, allie avec une propreté médiocre une grande vanité quant aux vêtements.


CHAPITRE XXV.

Samba N’diaye tente d’obtenir pour moi une audience secrète d’Ahmadou ; il échoue et s’allie avec Tierno-Abdoul, Oulibo et Mahmadou Dieber pour intervenir. — Je pose des conditions pour rester encore et j’obtiens le départ d’un courrier avec une lettre d’Ahmadou pour le gouverneur. — Départ de Bakary Guëye. — L’armée sort. — Expédition de Gouni contre Niansong. — Nouvelle défaite et ses causes. — Ahmadou sévit contre les Somonos. — Ce qu’ils sont. — Leur village. — Arrivée de Seïdou. — Lettres nombreuses. — Mauvaises nouvelles et souffrances morales. — Lettres du gouverneur. — Lettre de M. Perraud.

13 septembre 1864.

Samba N’diaye lui-même essaya de nous intimider, et, sachant fort bien que le docteur ne l’aimait pas, il me prit à part. L’occasion était belle ; j’étais seul avec lui. Je fis semblant de croire à ses craintes sur notre départ et je lui dis d’un air profondément triste que j’étais résolu à mourir plutôt que de rester à Ségou sans savoir jusqu’à quand j’y resterais ; que j’étais las et dégoûté de tous les mensonges de la ville, aussi bien de ceux qui concernaient les Bambaras que de ceux qui venaient du Macina ; que lui-même m’avait trompé en m’affirmant que je partirais pour Hamdallahi après l’arrivée de l’armée de Nioro, et que je ne resterais que lorsque Ahmadou lui-même, qui, disait on, ne mentait jamais, m’aurait donné une assurance au sujet de mon retour à Saint-Louis ou de mon départ pour le Macina.

Et pour exciter son zèle je lui fis confidence d’un projet que j’avais de remonter le fleuve avec des bateaux à vapeur, des canons et de venir donner un coup de main à Ahmadou pour soumettre tout le pays.

15 septembre 1864.

Samba N’diaye s’enflamma de nouveau pour notre cause, et alla chez Ahmadou pour obtenir une audience où nous ne fussions que nous trois ; Ahmadou la promit. Puis, le soir arrive, il fit appeler Samba N’diaye et lui dit que, toute réflexion faite, il lui déléguait le soin de causer avec moi. Samba N’diaye arriva l’oreille basse et triste. Voyant que ma ruse n’avait pas obtenu le résultat que j’en attendais (qui était d’avoir un entretien avec Ahmadou sans autre influence que celle de Samba N’diaye, que j’eusse gagné, tant par la parole que par un cadeau), je lui répondis qu’alors je n’avais plus qu’à partir quoi qu’il pût en résulter, car mourir tout d’un coup ou mourir des privations morales et physiques que j’endurais, cela se valait, et qu’en somme, j’aimais autant qu’Ahmadou me fît arrêter, qu’en ce cas je me sauverais, et qu’une fois prisonnier, toute ma responsabilité serait à couvert, car je n’aurais plus que le soin de moi-même.

Ce disant, je donnai l’ordre de faire des achats de couscous pour la route.

Cette fois Samba N’diaye s’émut ; il ne craignit pas de donner tort à Ahmadou, et me dit : « Je ne puis pas laisser les choses ainsi. Je vais aller parler à Abdoul Ségou, à Oulibo, à Alpha Ahmadou et à Mahmadou Dieber. »

En effet, le lendemain ces personnages arrivaient chez moi avec Samba N’diaye ; j’avoue que je ne les attendais pas. D’un commun accord ils avaient décidé de ne pas appeler Alpha Ahmadou à cause de l’aigreur de son caractère, et parce que Ahmadou n’aimait pas qu’il se mêlât de ses affaires[176].

J’ai déjà parlé de ces personnages. Mahmadou Dieber, que je voyais pour la première fois, est un homme âgé de cinquante ans passés, borgne ; c’est un Peuhl Fouta Diallonké ; son regard est profond, son nez légèrement crochu, ce qui, du reste, se voit quelquefois chez les Peuhls et dans leurs croisements avec certaines races comme les Massasis.

Je fis étendre deux nattes par terre, et nous entrâmes dans ma case, dont je fis défendre la porte.

Samba N’diaye me dit aussitôt qu’il les avait réunis pour se mettre comme intermédiaires entre Ahmadou et moi, que je n’avais qu’à leur répéter tout ce que j’avais à dire.

Je repris alors l’historique de mes griefs, ne me faisant pas faute de traiter tout le monde de menteur. Je dis que j’étais fatigué de toute cette comédie et que je voulais partir pour Saint-Louis ; qu’ils n’avaient qu’une chose à faire, c’était d’obtenir d’Ahmadou un guide et des chevaux pour moi ; que quant à m’arrêter comme quelques personnes le lui avaient peut-être conseillé, il en était libre, mais que ce serait brouiller à tout jamais ses affaires avec la colonie du Sénégal, et que, quant à moi, cela m’était fort égal, car au moins je saurais à quoi m’en tenir sur ses intentions.

Je rappelai les propositions que je lui avais envoyé faire par Samba N’diaye, de conférer avec moi des affaires qui m’avaient amené, propositions auxquelles il avait répondu en disant que le commerce pour lui n’était rien. Après cela, dis-je, je n’ai plus rien à faire ici, puisque je ne suis venu que pour le commerce.

Tierno-Abdoul prit alors la parole et dit qu’ils étaient venus me trouver parce que El Hadj, en partant, les avait laissés, eux, gens âgés et d’expérience, pour diriger son fils, et qu’ils ne cesseraient pas de travailler pour me mettre d’accord avec celui-ci.

Ils ne pouvaient pas accepter ce que je proposais, car Ahmadou n’y consentirait pas, mais ils pouvaient, si je le voulais, aller offrir à Ahmadou de faire une lettre pour le gouverneur, que j’en ferais une aussi, que les deux courriers partiraient tout de suite, et qu’au retour, si le gouverneur me rappelait, on me laisserait partir ; que, pour ce qui était des mensonges, il n’en fallait plus parler, que c’était fini, et que quant aux paroles d’Ahmadou relatives au commerce, il ne pouvait pas les avoir prononcées, ou qu’on m’avait mal rapporté ses paroles.

J’avais fort envie d’accepter, car je calculais qu’un courrier pouvait aller et revenir en trois mois, et qu’à son retour, nous serions dans la meilleure saison pour voyager. Mais après quelques mots échangés avec le docteur, je me décidai à persister dans ma première résolution. Il était évident qu’on craignait notre départ et qu’on allait faire des concessions. — Mahmadou Dieber dit quelques mots pour appuyer l’avis de Tierno-Abdoul. — Puis Oulibo parla et s’épuisa en protestations d’amitié et de bon vouloir, me comblant d’éloges pour m’attendrir. Mais je fus inflexible. Alors, à mon grand étonnement, ils sortirent, et n’allèrent même pas chez Ahmadou.

Plus tard, Samba N’diaye vint me demander pourquoi je n’avais pas accepté ce qu’on m’avait proposé, en demandant qu’on me fît partir pour le Macina ou qu’on me donnât une parole sûre à ce sujet. Je lui dis que je n’y avais pas pensé, mais que si Ahmadou s’engageait à me faire partir pour le Macina j’attendrais le retour du courrier, que j’expédierais tout de suite à Saint-Louis ; que, quant au courrier d’Ahmadou, ce serait une occasion de retard ; que d’ailleurs ce courrier serait assez mal reçu du gouverneur, qui ne serait pas content de me voir retenu.

17 septembre 1864.

Il alla rechercher les trois vieux diplomates, et, le 17 septembre, le palabre recommença, et nous arrivâmes promptement à poser les conditions suivantes :

1o Un courrier (l’un de mes hommes) partira de suite pour Saint-Louis avec mes lettres et une d’Ahmadou au gouverneur. On hâtera son voyage par tous les moyens possibles, chevaux, guides, etc. On donnera à Nioro des ordres pour hâter son retour quand il reviendra ;

2o Le jour de son retour, si je suis encore à Ségou, on me fera partir sans retard si le gouverneur me réclame, et on me fournira des chevaux et des guides pour le retour à Saint-Louis ;

3o Ahmadou alors arrangera toutes les affaires dont j’ai à lui parler pour le commerce ;

4o Ahmadou promet de s’occuper de nous envoyer au Macina, à son père, le plus tôt possible, et de nous dire en particulier ce qu’il va faire pour cela ;

5o A ces conditions j’attendrai le retour du courrier.

Ces conditions acceptées par nos ambassadeurs, ils allèrent les porter à Ahmadou, et tout d’abord je fus inquiet de ne pas les voir revenir ; mais je sus bientôt qu’après le salam de deux heures Ahmadou nous ferait appeler.

Je n’y allais pas sans une certaine émotion, que l’on comprendra quand on saura que nous étions tous deux, Quintin et moi, assez malades et assez faibles pour craindre de ne pouvoir résister six mois encore à la vie que nous menions.

Chez Ahmadou la convention passa sans plus de difficultés, sauf l’article relatif au voyage au Macina, qui fut enveloppé de tant de réticences, que je crus de plus en plus qu’Ahmadou ne voulait pas ou ne pouvait pas m’y envoyer ; néanmoins, désireux d’éclaircir ce fait, je le pressai tellement qu’il remit au lendemain sa réponse à ce sujet. Quant au reste, il me répéta lui-même par trois fois le sens de ce qu’il promettait, et notamment que le jour où le courrier reviendrait, si le gouverneur me rappelait, je partirais le soir si le courrier arrivait le matin.

Cette condition à elle seule, mise en regard de la perspective de partir sans secours ni protection à travers un pays en proie à une grande anarchie, valait bien trois mois d’attente, délai auquel nous avions fixé la durée de ce voyage.

Je rentrai donc à la case, et ce fut mon fidèle compagnon du désert, Bakary Guëye, que je chargeai d’aller porter ces lettres. Il ne parlait que le yoloff, mais je lui adjoignis Sidy comme interprète, en lui disant de ne pas le ramener.

J’écrivis longuement au gouverneur ; je lui expliquai en détail la situation du pays et l’urgence qu’il y avait à rentrer avant que les choses ne s’aggravassent ; je lui demandai de me renvoyer deux laptots avec Bakary pour remplacer Sidy dont j’étais mécontent, et Yssa qui était parti avec Seïdou.

Je fis le calque de mes travaux géographiques et notamment de ma carte d’ensemble. Puis j’écrivis aux commandants de divers postes pour qu’ils hâtassent le plus possible le voyage de mes deux hommes.

Après cela, je donnai de longues heures à ma famille et à quelques amis qui me suivaient de leurs vœux ; j’émettais l’espoir de rentrer vers le mois de mars ou d’avril 1865, espoir que je partageais et qui se fût réalisé peut-être, si les circonstances politiques ne s’étaient pas modifiées.

Ces lettres furent terminées le 19 septembre, et le même jour j’allai chez Ahmadou qui fut plus aimable qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Il avait préparé sa lettre, tout allait bien ; mais je crus devoir le prévenir que j’allais plus que jamais être à sa charge, parce que mes ressources étaient presque épuisées, que les marchandises qui me restaient ne se vendaient pas (ambre et corail menu, cornaline), et que je serais obligé de lui demander des cauris pour attendre le retour de mon envoyé. Il répondit que cela n’était pas une difficulté et qu’il m’en fournirait tant que j’en demanderais ; et de fait, bien qu’il m’ait quelquefois fait attendre, il m’en a toujours donné quand je lui en demandai par la suite.

20 septembre 1864.

Enfin, le 20 septembre, je fis partir Bakary, après lui avoir fait mes recommandations de se hâter. Avec lui partaient Sidy et trois hommes du Guidimakha envoyés par Ahmadou. Un ordre d’Ahmadou prescrivait à Tierno Alassane, qui se trouvait avec l’armée à Yamina, de les mettre en route, c’est-à-dire de les habiller et de leur fournir un cheval et des vivres pour le voyage. Cet ordre que j’ignorais fut ponctuellement exécuté, mais il causa cinq ou six jours de retard à Yamina, retard que j’appris peu après et dont j’allai me plaindre à Ahmadou. Nous avions ainsi calculé notre affaire : quinze jours de Yamina à Nioro, sept de Nioro à Médine, quinze de Médine à Podor, et trois jours de retard : total quarante jours ; cinq jours à Saint-Louis, puis le même temps pour le retour que pour aller : en tout quatre-vingt-cinq ou quatre-vingt-dix jours, pendant lesquels nous étions sûrs de rester à Ségou-Sikoro ; car aller au Macina devenait bien peu probable, après l’embarras qu’Ahmadou avait témoigné au sujet de cette demande.

Jeune fille Peulh.

Pour tuer le temps pendant ces longues journées, je me mis à travailler ; j’avais fait jour par jour le lever de ma route en venant, mais lorsque ces levers à la boussole ne s’accordaient pas avec mes observations, je m’étais contenté de le noter. Je mis tout ce travail au net, réduisant mes routes proportionnellement ; puis je refis quelques dessins qui n’étaient qu’esquissés. Je fis le portrait de diverses personnes, entre autres de deux jeunes filles Peuhls remarquables par leurs coiffures, et je me remis de plus belle à questionner sur le Macina pour compléter la carte de ce pays dressée par renseignement, et la moindre de mes conquêtes géographiques n’a pas été de chercher, au milieu de la foule de renseignements contradictoires, le véritable cours du Niger entre Ségou et Tombouctou. Je parvins ainsi, quelques promenades à cheval aidant, à tuer les heures.

Jeune fille Peulh.

Ce fut à cette époque que je déterminai par les distances luni-solaires la longitude de Ségou, que je trouvai peu différente de celle donnée par le lever à la boussole.

Octobre 1864.

Cependant Ahmadou rassemblait une armée, on ne savait trop pourquoi ; aussi, montrait-on généralement peu d’empressement. Dans chaque compagnie, c’était à qui ne marcherait pas, et dans celle de Samba N’diaye (les Soninkés du Galam[177]), cela occasionnait des disputes, qui naturellement avaient lieu dans notre case, puisque c’était en même temps celle de Samba. Je n’ai jamais vu dans ma vie des gens se disputer avec une telle énergie ; c’était à croire qu’ils allaient s’arracher les yeux, mais tout se passait en paroles.

Cela m’était d’autant plus pénible que j’étais malade, et que j’aurais eu grand besoin de repos. Bien que le fleuve baissât depuis le 15 septembre, l’hivernage n’était pas terminé ; les nuits étaient souvent accablantes, et le matin, quand on aurait pu goûter un peu de repos, nos braillards arrivaient.

10 octobre 1864.

Enfin, l’armée partit le 10 octobre, et nous apprîmes qu’elle allait dans l’ouest au secours de l’almami de Kénenkou[178], qui était menacé par les Bambaras révoltés, réunis à une demi-journée de marche de son village, et fortifiés à Gouni sous le commandement de Nionsong, chef des anciens captifs de Ségou, qui, lors de la prise de Ségou-Sikoro, avait fui, mais ne s’était jamais rendu. Ce Nionsong opérait, du reste, pour son compte.

Pendant quatre jours, on n’entendit parler de rien. Comme d’habitude, Ahmadou s’était renfermé et attendait le résultat. Enfin, le 16, on reçut deux nouvelles contradictoires, ce qui était mauvais signe :

1o Les Bambaras ont pris la fuite ; l’armée a détruit le village ;

2o On a pris la moitié du village, et ensuite on en a été chassé.

Aucune des deux nouvelles n’était vraie. La vérité, c’était que l’armée avait refusé d’obéir à Tierno Alassane. Les Talibés, tous cavaliers à peu près, avaient refusé de descendre de cheval et d’aller à l’assaut, qui n’avait été donné que par les sofas, et au premier coup de fusil, les cavaliers ayant pris la fuite, tout le monde les avait imités, trop heureux que les Bambaras ne les poursuivissent pas.

Du reste, si les Talibés étaient mécontents et disaient qu’Ahmadou les avait fait partir de force et qu’on ne les ferait pas battre de force, il y avait deux autres faits encore plus sérieux : l’un, que j’ai signalé, était la persistance d’Ahmadou à donner le commandement à Tierno Alassane, homme du Toro, peu populaire ; l’autre, le mécontentement de voir qu’il n’y avait de cadeaux de la part d’Ahmadou que pour Sidy Abdallah, Bobo, et ses intimes qui ne se battaient pas, tandis que la partie active de l’armée manquait du nécessaire.

Quant à Ahmadou, il était furieux et avait défendu sa porte aux Talibés.

Pour ce qui est de nous, je souffrais moi d’un atroce mal de dents, et le docteur avait la fièvre.

20 octobre 1864.

Les choses en étaient là quand je reçus, le 20 octobre, la visite du fils du chef de Marconnah, qui, alors enfant, nous avait servi de guide jusqu’à Banamba, lors de notre arrivée, et qui aujourd’hui, devenu presque un homme, venait de la part de son père voir Ahmadou et lui demander des armes et des pierres à fusil pour se défendre, car le pays était bien agité. Il avait apporté en présent, à Ahmadou, une belle tamba-sembé de la part de son père ; car, même quand on vient demander du secours contre l’ennemi commun, il est de règle, en pays nègre, de ne se présenter devant le roi qu’un cadeau à la main. J’appris par lui que le Bakhounou, dont on parlait un peu, n’était pas encore révolté, sauf le village de Bassakha dont le chef Maoundé s’était prononcé ouvertement.

Pendant que ces nouvelles, assez inquiétantes au point de vue du retour de mon courrier, m’arrivaient, à Ségou même on n’était guère tranquille, et Ahmadou, craignant la révolte des Somonos (pêcheurs), venait de leur enlever leurs pirogues et leurs fusils ; les privant ainsi des moyens de fuir et aussi de leurs principaux moyens d’existence, puisqu’ils ne pouvaient plus pêcher que de dessus la terre ferme.

Ces Somonos sont Soninkés d’origine. On prétend que c’étaient dans l’origine des pêcheurs qui, tombés comme esclaves entre les mains du roi de Ségou, lui proposèrent de faire des pirogues et de pêcher pour lui. Ils réussirent très-bien, et le roi enchanté leur donna des captifs pour qu’ils leur apprissent ce métier. Puis, par la suite, à chaque expédition, il leur donnait une partie des captifs qui lui revenaient dans le partage, et les Somonos se répandaient sur le littoral, formant dans chaque village une espèce de corporation, vivant à part, travaillant, faisant les transports par eau au moyen des pirogues, dont ils avaient le monopole et qui leur rapportaient beaucoup de cauris, surtout les jours de marché.

Ils devinrent très-riches ; mais aussi quels travailleurs ! Ils ne se contentaient pas de la pêche ; leurs femmes vendaient un peu de tout au marché. Ils faisaient le commerce du sel, de verroteries, d’étoffes ; ils étaient tisserands, teinturiers et tous maçons.

Quant à leurs charges envers leur maître, le roi de Ségou, c’étaient : 1o un impôt de cauris ; 2o des contingents à fournir à l’armée ; 3o le service des pirogues par ordre du roi ; 4o la réparation et la construction de toutes les murailles des villes fortifiées ou des palais du monarque.

Les Somonos ont encore, dans leurs villages, gardé les mêmes charges, mais ils n’ont pas les mêmes ressources. Ils ne reçoivent plus de captifs en dépôt après les expéditions, dans lesquelles ils portent la poudre et les armes de rechange sur leur tête. Mais en revanche, quand un prince a besoin de manger un captif, soit pour en donner la valeur en détail, soit pour payer ses dettes à un forgeron ou au cordonnier qu’il a fait travailler, il s’en va chez un Somono un peu riche enlever le captif qui lui convient, et si l’on ne veut pas le donner ou si le maître du captif se plaint, on le bat.

C’était l’habitude du jeune prince Mahmadou Abi d’agir ainsi à Ségou, et Ahmadou, pour l’en empêcher, fut obligé de le menacer de le mettre aux fers : ni plus ni moins. Il n’avait pas vingt ans !

Les Somonos occupent à Ségou-Sikoro le faubourg à l’Est de la ville, faubourg qui s’étend plus sur le fleuve que la ville elle-même, dont la façade riveraine n’a pas mille mètres de développement. Irrégulier au suprême degré, malpropre par endroits, ce village des Somonos est cependant bien plus intéressant que la ville.

Tout le long, sur le bord du fleuve, les cordiers, qui ne sont que les Somonos eux-mêmes, après avoir amassé en tas l’herbe qu’ils emploient comme textile et qu’ils appellent nda-dou (bissab-bouki des Yoloff), la font pourrir dans l’eau, puis la battent et en tirent un chanvre assez blanc, qu’ils peignent, qu’ils filent eux-mêmes et tressent en cordes qui étonnent par leur régularité, et dont les plus grosses atteignent deux centimètres de diamètre. Plus loin, ce sont eux encore qu’on voit travailler à l’intérieur d’une pirogue avec leur petite herminette de moins d’un pied de manche, au fer épais et large de deux ou trois centimètres.

La maison commune des Somonos.

Dans un autre endroit, vous en trouvez raccommodant des filets ou les faisant sécher ; d’autres captifs, hommes ou femmes, arrosent les champs de tabac qu’ils plantent au bord du fleuve et qu’ils entremêlent de champs de melons[179], de haricots dont les feuilles servent à faire le bouillon de ceux qui ne peuvent acheter de viande, pour tremper le couscous ou le lack-lallo. Puis, au milieu de tout cela, le bruit des métiers de tisserands se fait entendre. Dans un coin, de vieux Somonos comptent des cauris sur une peau de bœuf, et des myriades d’enfants, entièrement nus, jouent à terre ou dans l’eau. En un mot, partout l’activité, le travail, quelquefois l’aisance, au lieu de la paresse et de la misère mal déguisée du village des Talibés.

Du reste, les Somonos recueillent le fruit de leur travail ; ils vivent bien relativement aux Talibés. L’usage des boucheries au marché démontre assez que la viande et le poisson sont pour eux les aliments ordinaires, tandis que chez bon nombre de Talibés c’est un extra assez rare.

En outre, ils ne dédaignent pas le confortable. Le docteur a visité quelques-unes de leurs maisons, qui ne le cèdent pas à celles des chefs les mieux installés à Ségou. En dehors, ils plantent de beaux arbres, généralement des fromagers ou des doubalels, pour s’abriter du soleil, et leur maison commune, dont j’ai pris le dessin, sorte de hangar qui sert à réparer les filets et à faire le partage du poisson, est, par son architecture, qui rappelle les palais égyptiens, une des plus curieuses de la ville.

31 octobre 1864.

Tandis qu’au milieu d’alternatives de santé et de maladie, pris de rhumatismes dans les genoux, j’observais, je notais tout ce qui me paraissait intéressant, on vint, le 31, me dire que Seïdou, le courrier que j’avais expédié à Saint-Louis, était de retour et qu’il venait s’établir dans le pays. On comprendra sans peine l’émotion que me causait cette nouvelle. Il me semblait impossible que Seïdou fût parti, même pour venir s’établir à Ségou, sans en avoir averti le gouverneur, sans avoir pris des lettres pour moi.

Vieux bambara somono.

Néanmoins, comme on m’affirmait qu’il n’avait rien dit pour moi et qu’il était allé directement chez Ahmadou, j’envoyai à sa recherche pour le prier de passer chez moi le plus vite possible. La seule nouvelle qu’il eût donnée, c’est qu’il avait croisé Bakary Guëye à Nioro. C’était déjà quelque chose, et, à l’heure qu’il était, mon courrier devait avoir dépassé Bakel. Mais qu’on se figure mon impatience, qui, comme bien on pense, ne fut guère diminuée quand Samba N’diaye vint m’annoncer qu’il y avait un plein toulon de lettres pour moi. Enfin, après une autre demi-heure d’attente, Ahmadou, qui était dans la maison de son père, sortit et m’envoya Seïdou.

Je le fis entrer et nous commençâmes à dépouiller un volumineux courrier. Quelle joie était la nôtre ! et cependant elle ne devait pas être longue. Ces lettres, si impatiemment désirées, ne nous apportaient que le deuil et la tristesse.

Mon compagnon Quintin n’en avait pas une seule. Celui qui avait été chargé de recevoir sa correspondance à Saint-Louis n’avait pas été informé du départ du courrier, et moi, quelque répugnance que j’éprouve à faire entrer le public dans les souffrances de ma vie privée, il faut bien que je le dise pour qu’on puisse apprécier toutes les douleurs qui m’ont assailli, moi, j’étais frappé par une nouvelle affreuse. L’enfant sur lequel j’avais compté pour apaiser les chagrins de ma femme, cet enfant si désiré dont on m’annonçait la naissance avec des élans de joie indescriptibles, on m’apprenait aussi sa mort, et au milieu de ses angoisses, ma jeune femme ne trouvait qu’un cri : « Reviens, j’ai besoin de toi pour me consoler. »

Que le ciel préserve toute créature d’une souffrance pareille à celle que j’éprouvai et qu’il me fallut refouler ; car je sentais que je devais, au lieu d’attrister encore de mes chagrins mon compagnon privé de nouvelles, lui apporter plutôt des consolations. Du moins pour lui on pouvait dire (nous le sûmes plus tard), ce que je lui répétais avec amertume : « Pas de nouvelles valent mieux que de mauvaises. »

Mais ce n’est pas tout, la mort avait frappé de rudes coups dans ma famille, et des parents que j’aimais avaient été moissonnés à la fleur de l’âge.

Et parmi mes amis même, j’en avais à regretter ; car un des officiers de la garnison du Sénégal, avec qui j’étais le plus lié, le capitaine Laurens, du génie, venait de tomber en brave avec quatre autres officiers sur le champ de bataille, et sur cent cinquante hommes qui l’accompagnaient dans ce triste épisode des guerres du Cayor, c’est à peine si vingt-cinq avaient échappé !

Au milieu de toutes ces lettres, de ce courant de nouvelles, de journaux dont quelques-uns donnaient des nouvelles plus ou moins exactes de notre position, les uns l’exagérant, les autres ne se rendant pas compte de sa gravité, par la raison qu’ils ne connaissaient pas le pays ; au milieu, dis-je, de ces nouvelles tristes ou gaies, le gouverneur, malade lui-même, ne m’avait fait écrire que quelques lignes, et les voici :

« Bakel, 15 août 1864.

« Mon cher capitaine,

« J’ai reçu les lettres que vous m’avez envoyées par le courrier Seïdou ; mais depuis son arrivée je n’ai reçu aucune nouvelle de vous, soit directes, soit indirectes. Comme, d’un autre côté, je sais que les partisans d’El Hadj Omar sont en guerre ouverte avec les Bambaras révoltés, je suppose que vous êtes bloqués dans Ségou et que les communications sont interrompues avec le haut Sénégal. D’ici à peu de jours, le courrier Seïdou partira pour essayer de vous rejoindre, et il vous portera, s’il arrive, quelques marchandises peu encombrantes que je lui ferai remettre pour vous ; car vous devez commencer à être un peu à court d’argent. De plus, j’enverrai un courrier qui portera une lettre au chef des Bambaras qui assiégent Ségou, afin qu’il vous facilite le moyen de revenir le plus tôt possible à Saint-Louis, si vous tombez entre ses mains. J’espère que cela pourra se faire bientôt.

« Recevez, mon cher capitaine, etc.

« Le gouverneur.

« Signé : Faidherbe. »

Et plus bas de sa main :

« Je suis bien malade, au moment où je vous signe cette lettre, revenant de Médine. Ce courrier vous portera des lettres de France à votre adresse.

« Signé : Faidherbe. »

En effet, le gouverneur était allé se renseigner à Médine, et à peine fut-il revenu à Saint-Louis, que le courrier qui l’avait accompagné dans ce voyage fut expédié avec tout ce qu’on trouva à la poste à mon adresse, et une somme de cinq cents francs représentée par deux cents francs d’argent et une filière d’ambre no 1, de trois cents francs.

Comme on peut le voir, le gouverneur était bien au courant de la situation politique de Ségou. Il appréciait l’impossibilité dans laquelle nous étions, non-seulement de revenir, mais même de correspondre ; heureusement on lui avait exagéré les choses en lui laissant supposer que nous étions assiégés dans Ségou, car alors nous eussions dû dire adieu à la vie, à moins d’un miracle.

De toutes nos lettres, dont quelques-unes étaient cependant consolantes, il y en avait une qui m’alla au cœur. Elle était d’un officier que j’avais à peine entrevu à Saint-Louis, mais qui, ayant tenté un voyage au désert pour se rendre à Tombouctou, avait pu, dans les quelques jours qu’il avait passés en route, apprécier à leur juste valeur les mérites et les difficultés des explorations en Afrique. Cette lettre, empreinte d’un enthousiasme exagéré pour notre œuvre, me combla de joie. Au moins, me dis-je, il y a quelques personnes qui ne me décrieront pas, qui ne me jetteront pas la pierre au retour, et cette pensée fut consolante entre toutes.

La lettre en question (je me plais à en citer l’auteur, pour le moment agréable que je lui ai dû, au milieu de mes peines) était signée Perraud[180], lieutenant de spahis, commandant le fort de Médine.

[Décoration]

[176]A cause de sa parenté, qui pouvait, d’après les usages peuhls, lui donner le droit de lui parler irrévérencieusement.

[177]Pays compris, sur les bords du Sénégal, de Matam à Médine.

[178]Grand village de Soninkés musulmans, sous le commandement d’un almami, chef cumulant le pouvoir civil et le pouvoir religieux.

[179]Ou plutôt de pastèques, bien que le melon existe aussi dans le pays, en petite quantité il est vrai.

[180]Quelques mois plus tard, M. Perraud venait à notre recherche et s’avançait, le premier Européen, jusqu’à Nioro, sillonnant un pays vierge d’explorations.


CHAPITRE XXVI.

Je fais un cadeau à Ahmadou. — Les repas et la cuisine d’Ahmadou. — Le miel et la manière de le récolter. — Promenades aux environs de Ségou. — Arrivée d’Amadi Boubakar, de Tambo et de Massiré. — Samba N’diaye me fait une avanie. — J’obtiens gain de cause auprès d’Ahmadou. — Visite à Tierno-Abdoul à Diofina. — Histoire de Ségou. — Conversation avec Tambo. — Température du mois de décembre à Ségou. — Ahmadou distribue des fusils. — Bruits divers. — Scènes de mœurs. — Le Diomfoutou d’El Hadj. — Je demande en vain à envoyer Seïdou au-devant de Bakary Guëye.

Novembre 1864.

En m’envoyant cinq cents francs, le gouverneur avait bien jugé de ma position et de mes ressources, et les deux marchandises (argent et ambre no 1) étaient peut-être celles dont l’écoulement était le plus facile. Seulement, comme quelques jours auparavant j’avais reçu d’Ahmadou quatre-vingt mille cauris (cent mille du pays), qui devaient amplement me suffire jusqu’en janvier, où j’attendais le retour de Bakary, je me décidai à ne conserver que l’argent pour un cas imprévu, et à donner la filière d’ambre à Ahmadou. Ce n’était qu’un faible dédommagement des dépenses qu’il faisait pour nous ; mais en raison de la grande valeur du gros ambre et de la beauté de celui qu’on m’avait envoyé, ce cadeau prenait une proportion dont l’effet devait m’être utile plus tard.

Ce ne fut que le 4 novembre, lorsque j’eus lu tout ce qui m’était arrivé, jusqu’aux almanachs comiques qu’un de nos camarades[181] m’avait envoyés, que je vis Ahmadou. Vers huit heures et demie, j’allai à sa porte et Samba N’diaye entra pour lui faire savoir que nous étions là. Il était sorti ; ce qui veut dire qu’il n’était plus chez ses femmes ; mais dans la cour où il se trouvait, il n’y a qu’un petit nombre de personnes qui aient leurs entrées, et je dus attendre un peu. Samba N’diaye, du reste, revint tout de suite me dire que, comme c’était vendredi (le dimanche des musulmans, jour de grand salam à la mosquée), Ahmadou se faisait raser la tête et la barbe, et qu’il me priait d’attendre parce qu’il allait déjeuner.

Le déjeuner d’Ahmadou nécessiterait à peine un plus grand couvert que celui de ses moindres sujets, n’était le nombre d’individus qui y prennent part. En effet, les chefs Fouta Djallonkés, Bobo, Boubakar Mahmady Diam et son frère Billo, chefs du Tabala, Sonkoutou le griot intime, Sidy Abdallah, Ngour le forgeron d’Ahmadou, son cordonnier, et quelquefois un de ses chefs de captifs, tous les princes de sa famille en outre y avaient encore à cette époque table ouverte[182]. Sadhio, esclave d’Ahmadou qui l’accompagne depuis son enfance, était l’intendant en chef de ces repas, qui se composent d’un certain nombre de calebasses de couscous, de riz cuit avec de la volaille, de lack-lallo, de mafé et à peu près de toutes les variantes de ces nourritures dont le riz, le mil et maïs sont l’unique base, et qui sont la nourriture de tous les nègres à quelque rang qu’ils appartiennent.

Du reste, à en juger par deux plats d’une sorte de poule au riz que Sadhio m’avait envoyés à mon arrivée à Ségou, la cuisine n’était pas désagréable. Lorsque Ahmadou est prêt, Sadhio fait envoyer par les gadas (femmes esclaves de la maison) les calebasses en nombre proportionnel aux convives qui sont là. On se range à l’entour, après s’être lavé les mains, et on mange à même avec les mains. Après quoi, on se lave de nouveau les mains, la bouche, et bien que ces plats soient gras, on ne se lave qu’à l’eau claire et on s’essuie en se frottant les mains, soit sur la tête, soit sur ses vêtements, soit même pas du tout, ce qui est le cas le plus général.

Quand Ahmadou eut déjeuné, il nous reçut, et, avec une grâce parfaite, me demanda si j’avais des nouvelles de ma famille et du gouverneur. Après cette conversation, qui dura assez longtemps, je lui dis que le gouverneur m’engageait à rentrer. Aussitôt sa figure devint inquiète et il me répondit : « Mais nous sommes convenus d’attendre Bakary. » Je vis qu’il serait inutile d’entamer cette question, puisque le gouverneur n’avait pas songé à écrire en arabe à Ahmadou, pour le prier de hâter mon retour, et je me décidai à attendre.

Je lui fis présent de la filière d’ambre, ce qui fut l’occasion de nombreuses questions sur l’origine de l’ambre, sur le pays d’où il venait, puis sur sa valeur, et de là sur le commerce en général, puis sur tous les pays, et enfin sur la forme de la terre ; et quand j’affirmai qu’elle était ronde, tout le monde témoigna une notable incrédulité, sauf Bobo qui dit « Gonga » (c’est vrai), et Ahmadou, qui généralement s’efforçait de ne rien laisser voir sur sa figure.

En somme, je fus très-content de cette entrevue. Ahmadou, en exécution d’une promesse faite au moment du départ de Bakary, avait donné l’ordre de m’envoyer des chevaux pour me promener aux alentours de Ségou. De plus, chose remarquable, il ne leva pas l’audience sans nous faire donner un pain de sucre qu’il avait envoyé chercher dans les magasins d’El Hadj.

Depuis longtemps nous en étions privés, Ahmadou nous ayant dit qu’il n’en avait plus à lui, et nous étions réduits au miel, qui en ce moment était fort mauvais.

Les Bambaras, qui ont la spécialité de récolter le miel, établissent de nombreuses ruches dans les arbres, aux abords des villages, et chaque mois, au moment de la pleine lune, ils vont retirer une partie du miel pendant la nuit et aux flambeaux. Les abeilles effarées quittent leur ruche, dont on enlève le couvercle au milieu du bourdonnement et non sans piqûres, puis on la referme et l’essaim y rentre petit à petit.

Ces ruches sont des paniers en paille tressée, ouverts par un bout et pointus par l’autre ; l’extrémité ouverte est bouchée avec un couvercle en calebasse, que l’on fixe au moyen de terre glaise, après avoir pratiqué un trou au milieu.

Quant au miel, tantôt blanc, tantôt rouge et quelquefois noir, il est de temps en temps très-bon mais souvent aussi détestable.

A la suite de cette entrevue avec Ahmadou, je restai quelque temps sans le voir. Je lisais et relisais les journaux d’Europe qui m’étaient parvenus ; lettres, revues, journaux, je les sus bientôt par cœur, et ce fut alors que, voyant combien la lecture était un baume efficace à mes souffrances, je me mis à étudier les trois seuls livres que possédait le docteur : une géologie, une botanique et un formulaire de médecine.

Ces lectures devenaient l’objet de conversations instructives entre mon compagnon et moi, et j’appris ainsi bien des choses que jamais je n’avais eu le temps ni l’idée d’étudier.

Nous faisions aussi de nombreuses promenades dans la campagne. Nous partions le matin de bonne heure. Un de nos hommes emportait de quoi déjeuner et nous ne rentrions que le soir.

La campagne était magnifique. Le mil était mûr ; on le récoltait dans les champs et on le mettait en grands tas sur des places nettoyées à l’avance, bien unies, où on devait battre celui qui était destiné à rentrer à la ville. Les fruits des karités mûrs couvraient encore les arbres, qui abondent dans la plaine et s’élèvent çà et là dans les lougans.

A peu de distance de la ville, le terrain, d’abord plat et uni comme au cordeau, s’accidente légèrement. La ligne bleuâtre des collines qu’on apercevait de Ségou n’est plus qu’un horizon peu étendu et bientôt on se trouve au milieu de collines dont la plus élevée n’atteint guère plus de 20 mètres d’élévation au-dessus de la plaine. Encore quelques lieues et on ne voit plus rien devant soi qui annonce des montagnes vers le Sud, et si l’on continuait à marcher dans cette direction, on ne tarderait pas à voir le Bakhoy.

Malheureusement le pays n’était guère tranquille. Ahmadou qui ne voulait pas, par prudence, disait-il, et de crainte qu’il ne nous arrivât du mal, nous laisser aller au Macina, ne se souciait pas que je m’éloignasse de Ségou-Sikoro, et toutes mes demandes pour aller jusqu’au Bakhoy ou même jusqu’à Dougassou, le village de Talibés le plus au Sud, échouèrent. Je ne dépassai pas Dougadougou[183], et c’est à l’obligeance de Samba N’diaye que je dus de m’avancer aussi loin un jour que nous étions allés passer l’après-midi dans ses lougans à Bandiougoubougou.

17 novembre 1864.

Sur ces entrefaites arriva, le 17 novembre, une caravane de gens de Kouniakary qui venaient apporter à Ahmadou de la poudre et des fusils ; quelques Diulas étaient dans le nombre, mais les chefs de cette bande étaient un Toucouleur, nommé Amadi Boubakar, et Tambo, Bakiri de Lanel.

Cet Amadi Boubakar, de la famille des Li, était apparenté à tout ce qu’il y a de distingué parmi les Toucouleurs résidant à Ségou ; c’était un Torodo.

Quant à Tambo, il parlait le français. Dans sa jeunesse, il avait habité Saint-Louis et les comptoirs du fleuve où il avait fait la traite ; il avait même tenu, pour le compte d’un traitant de Bakel, un comptoir de traite à Lanel. C’était un très-brave garçon, aimant beaucoup les blancs ; il nous témoigna une grande amitié et par la suite il nous rendit des services dans les expéditions où nous nous trouvâmes de compagnie.

Massiré, l’un de ses hommes, Sarracolet qui avait servi comme laptot sur la flottille du Sénégal, s’attacha tout de suite à nous et nous fut utile en ce sens que je le chargeai souvent d’aller me vendre différentes marchandises, dont, avec la facilité qu’il avait de se promener dans le pays, il se défaisait plus avantageusement que moi.

Massiré avait, du reste, servi sous mes ordres quelques jours, lorsque, en 1861, je fus appelé à commander l’aviso à vapeur le Griffon ; il s’y trouvait embarqué, mais, effrayé de quelques sévérités auxquelles je fus obligé d’avoir recours pour remettre ce navire sur un pied plus militaire que celui où je l’avais trouvé, il avait demandé son débarquement, et depuis cette époque il s’était fait Diula.

Tambo, qui avait laissé sa maison (femmes, serviteurs, chevaux, captifs et fortune) à Tiguine, près de Kouniakary, était aussi pressé que nous de rentrer dans ses foyers et nous avions en lui un bon informateur ; il nous rapportait fidèlement les nouvelles qui circulaient. Bien que dévoué à Ahmadou et très-attaché à sa religion, Tambo eût été incapable de nous tromper par des mensonges, et de plus nous avions l’avantage de pouvoir converser avec lui.

Il jouissait, du reste, de beaucoup de considération auprès des chefs de Ségou, et sa bravoure comme soldat lui donnait son franc parler, même, dans une certaine mesure, vis-à-vis d’Ahmadou, qui a besoin de ménager de tels auxiliaires.

Bien entendu, Tambo croyait aux nouvelles de Macina comme tout le monde, et comme moi-même j’y crus longtemps encore.

18 novembre 1864.

Ce fut à cette époque (18 novembre) que devint enfin certaine pour nous la nouvelle de la mort des principaux chefs qu’El Hadj avait emmenés au Macina, et entre autres de ses deux meilleurs chefs, Alpha Oumar Boïla, auquel il avait dû, comme je l’ai dit, non-seulement des victoires, mais souvent la soumission des Toucouleurs mécontents, et Alpha Ousman, qui avait conquis la plupart des pays malinkés à l’époque où El Hadj était dans le Fouta ou dans le Kaarta. En apportant cette nouvelle, un Khassonké, qui disait venir de l’armée de Tidiani (qu’il avait laissé à Poremane avec vingt-cinq mille Pouls du Macina), ajoutait que mille à quinze cents hommes de l’armée du Macina étaient en train de ravager le pays entre Sarrau et Djenné. Le lendemain, un autre homme annonçait que Sidy Ahmed Beckay s’était soumis à El Hadj, et que son fils Sidy faisait la guerre à Balobo pour le compte d’El Hadj.

Femmes pilant le mil.

Tout en recevant ces nouvelles, Ahmadou ne réussissait pas à faire sortir l’armée ; le tabala battait toute la nuit, quelques cavaliers partaient le matin et rentraient le soir. Personne ne croyait aux prétendus mouvements de Mari.

Ce fut à ce moment que je reçus la seule avanie que j’aie eu à souffrir pendant mon voyage : aventure incompréhensible, mais dans laquelle il me fallut déployer une certaine énergie sous peine de voir mon caractère officiel ruiné dans l’esprit de tous.

Le 23 novembre, je fis demander à Ahmadou un guide pour aller à Dougassou. Il ne répondit pas, ce qui signifiait pour nous qui étions au courant de ses usages : « Je ne me soucie pas que tu y ailles. »

Du reste, c’était logique et je m’y attendais. Du moment qu’il ne voulait pas m’envoyer au Macina pour ne pas m’exposer, il ne pouvait m’autoriser à m’éloigner de Ségou jusqu’à Dougassou, théâtre ordinaire des razzias des Bambaras du Baninko, où j’eusse pu me trouver tout aussi exposé qu’en plein Macina. Aussi n’insistai-je pas pour aller à Dougassou, mais seulement pour aller me promener à cheval n’importe où, soit à Velengana, soit ailleurs, Samba N’diaye m’ayant répondu que si je voulais aller à Velengana, Ahmadou consentirait. Le 26 novembre arriva. Le soir, convaincu que Samba mettait de la mauvaise volonté à demander les chevaux, je lui dis que je me décidais à faire l’excursion, monté sur les mules. Mais alors, à mon grand étonnement, il me déclara qu’Ahmadou ne voulait pas que je sortisse du tata, qui, disait-il, était bien assez grand pour me promener.

J’entrai en colère et le reçus fort mal, lui déclarant que je ne me laisserais pas traiter ainsi, que je prétendais être libre de mes mouvements, et, après une courte scène, je me retirai.

27 novembre 1864.

Le lendemain dimanche, 27 novembre, je fis seller les mules au jour et me disposai à sortir comme je le faisais habituellement. Pendant que je me préparais, j’entendis Samba N’diaye qui parlait en yoloff à mes laptots et les engageait à ne pas me laisser sortir. Je parus alors et lui dis qu’il était inutile qu’il se mêlât de cette affaire et que j’allais à Siracoro. Il me pria d’attendre qu’il eût été prévenir Ahmadou, mais cela sur un ton qui ressemblait à un ordre. J’étais peu disposé à l’écouter.

« Va prévenir Ahmadou, si tu veux, lui dis-je, moi je pars me promener. » J’enfourchai ma mule, le docteur la sienne et nous nous dirigeâmes vers la porte du village la plus rapprochée. Au moment où j’y arrivais, je trouvai, sur la petite place, Samba N’diaye qui m’y avait précédé au lieu d’aller chez Ahmadou, et qui saisit ma bride pour m’arrêter en me disant : « Où vas-tu donc ? Allons, retourne ! » Cette fois, je ne fus plus maître de ma colère : « Lâche ma bride, lui dis-je énergiquement. Lâche, lâche donc ! » et voyant qu’il tenait bon : « Tant pis pour toi, » m’écriai-je, et je piquai des deux éperons la mule. C’était une vigoureuse bête ; peu habituée à sentir l’éperon, elle se précipita en avant assez fortement pour que Samba N’diaye fût obligé de la lâcher, et faisant volte-face, elle se mit à distribuer une série de ruades qui eurent bientôt fait dégager la place aux curieux qui s’assemblaient malgré l’heure matinale.

Je m’élançai alors vers la porte ; mais Samba N’diaye avait crié au porte-clefs et gardien de la fermer, et, si je franchis la première, je me heurtai à la deuxième que je trouvai close.

De plus, on envoyait l’ordre de fermer toutes les portes. J’étais donc prisonnier dans la ville et il ne me restait plus qu’à savoir si c’était par ordre d’Ahmadou. A l’air de Samba N’diaye j’en doutais ; il me semblait embarrassé. L’acte assez grave qu’il venait de se permettre paraissait avoir été accompli dans un moment de rage, plutôt qu’en exécution d’un ordre.

Cela me rendit tout mon sang-froid. Après tout, il fallait savoir à quoi s’en tenir. Je descendis de ma monture et je me dirigeai sans retard vers la maison d’Ahmadou. Il n’était pas sept heures, et de plus il faisait bien froid[184] ; sur la route je ne rencontrai presque personne. Je savais que je ne verrais pas Ahmadou, mais ma présence à sa porte à une telle heure et en costume de promenade, c’est-à-dire botté et éperonné, devait attirer l’attention et me faciliter le moyen de le voir.

En effet, j’arpentais sa cour depuis cinq à six minutes, quand son frère Aguibou sortit de la maison où il habitait et tout surpris de me voir, vint à moi.

Je le suppliai de dire à son frère que je désirais le voir sans retard pour une affaire de la plus haute importance. J’étais ému, très-ému même, une certaine altération pouvait se remarquer sur mes traits. Aguibou, qui déjà la veille avait sans doute entendu parler de cette affaire, me demanda s’il s’agissait des chevaux. « Oui, lui dis-je, mais il y a autre chose. Dis à Ahmadou que je tiens à le voir le plus tôt possible, que je ne puis rester aujourd’hui sans le voir. »

Aguibou entra tout de suite chez son frère, car seul des princes il a ses entrées, et il ressortit un instant après avec Samba N’diaye. Ahmadou me faisait souhaiter le bonjour et donnait l’ordre, en envoyant sa sandale comme preuve que cet ordre émanait de lui, de me délivrer sur-le-champ deux chevaux pour aller me promener. C’était une victoire, mais il me fallait plus. Je renvoyai Aguibou le remercier, lui dire que j’avais renoncé à ma promenade, mais qu’il était important que je lui parlasse le jour même.

La réponse ne se fit pas attendre, Ahmadou me renvoyait à l’après-midi. Ainsi nous n’étions donc pas prisonniers ; Samba N’diaye, par entêtement ou dans un excès de zèle, dont à coup sûr il avait été blâmé, avait pris sur lui cette mesure violente qui m’avait causé cet émoi. Du reste, il était pâle et visiblement troublé.

Je rentrai à la maison tranquilliser mes hommes ; puis, comme le bruit commençait à se répandre dans le quartier que j’avais voulu me sauver de chez Ahmadou, que j’étais mourti (révolté, en fuite), j’allai, afin de bien faire voir qu’il n’en était rien, me faire ouvrir par Samba N’diaye les portes de la ville, où la foule attendait depuis une heure sans pouvoir passer, et, accompagné du docteur et de l’un de mes hommes, je me rendis à la maison de Tierno-Abdoul, située à environ deux mille cinq cents pas du mur du tata, au lieu qu’on appelle Douabougou, sorte de petit village qui termine le goupouilli de Ségou, sans avoir de limites bien nettes.

Tierno-Abdoul occupe là un grand terrain ; sa maison personnelle est un vaste carré garni d’un tata sur lequel on a placé des piquets de bois, comme autour du tata d’El Hadj, pour le garantir contre l’escalade ; la porte est ornée de sculptures en terre, analogues à celles qui garnissent toutes les belles maisons du pays. Le bilour ou corps de garde d’entrée sert de prison ; c’est là qu’Abdoul met aux fers tous les individus suspects qu’Ahmadou lui confie. Quant à la disposition intérieure, c’est toujours le système ordinaire, une suite de cours dont les entrées ne sont jamais en face l’une de l’autre, et que séparent des hangars ou bilours qui servent de corps de garde aux sofas.

Autour de cette maison particulière, de nombreux terrains appartiennent à Abdoul, qui les fait occuper par ses fils, ses serviteurs et cette classe d’individus qui, bien que libres, sont comme vivant à ses dépens, en quelque sorte ses vassaux. Cela a créé, grâce à l’autorité de ce vieillard, le noir le plus travailleur de tout le Ségou, une sorte de petite ville bien bâtie, propre, sur la place de laquelle la nature a planté depuis de longues années deux immenses benténiers entre les racines et à l’ombre desquels se tiennent bien des palabres, sans compter l’école du marabout, auquel est confiée l’éducation des jeunes fils de Tierno-Abdoul, et de Hiaïa, cousin germain d’Ahmadou, spécialement confié par El Hadj à Tierno-Abdoul.

Nous ne trouvâmes pas Abdoul, mais à dessein nous prolongeâmes notre promenade jusqu’à l’heure de déjeuner. Puis à midi et demi j’allai chez Ahmadou ; il réglait une affaire qui dura longtemps, et comme l’heure du salam approchait, il me fit prier d’aller attendre chez moi, qu’il me ferait appeler après la prière.

Ce ne fut qu’à trois heures que je le vis. Il était en petit comité de chefs. Après les politesses, j’exposai mes griefs à Ahmadou dans des termes polis, mais énergiques et avec une émotion que je ne pouvais dominer, et que personne à Ségou ne m’avait encore vue. Après tout, il s’agissait du succès de ma mission ; il fallait me faire respecter coûte que coûte. Aussi je lui dis que c’était à lui de prendre des mesures pour empêcher dorénavant pareille avanie de m’être faite ; que, quant à moi, je ne saurais la supporter, et que, si pareil fait se renouvelait, je me ferais respecter en me servant de mes armes, si je ne pouvais y arriver par la douceur.

Samba N’diaye prit à son tour la parole, et expliqua qu’il avait voulu m’empêcher de sortir sur les mules, parce que cela était presque faire un affront à Ahmadou. Il broda sur ce thème, entassant mensonge sur mensonge. Pendant son discours, de nombreuses et violentes interruptions m’échappèrent, ainsi qu’au docteur, habituellement si calme, et dès qu’il eut fini, je lui répliquai de la façon la plus vigoureuse, le traitant de menteur, lui reprochant son ingratitude envers les blancs, dont il n’avait reçu que des bienfaits dans sa jeunesse et qu’il trahissait aujourd’hui. Ensuite je me plaignis à Ahmadou que Samba N’diaye, qu’il m’avait donné comme intermédiaire, ne fît pas mes commissions, ne vînt pas lui dire lorsque je désirais une audience, et ne me répétât pas ce qu’Ahmadou disait pour moi. Enfin je demandai à changer de maison.

Ahmadou alors prit la parole, et dès son premier mot je vis que ma cause était gagnée. Il me donna sa parole que pendant tout le temps que je resterais à Ségou, je serais respecté de tout le monde ; que, quant à lui, il n’était pour rien dans ce qui s’était passé le matin, et que jamais pareille chose ne se renouvellerait.

Il me raconta que le matin seulement Samba N’diaye était venu lui dire que je voulais sortir, bon gré mal gré, et qu’en envoyant Aguibou pour me faire donner les chevaux, il avait bien vu qu’on ne lui avait pas tout dit, mais que tout était expliqué.

Après d’autres protestations, il me pria de rester logé où j’étais, disant que la maison était à moi, et non à Samba N’diaye, et que dorénavant je n’aurais qu’à envoyer Samba Yoro (l’un de mes noirs) avec Samba N’diaye quand je donnerais une commission à faire près de lui.

Samba N’diaye chercha ensuite à s’excuser, mais ses explications n’avaient pas de sens ; aussi refusai-je pour le moment de lui pardonner, et je dis à Ahmadou qu’il était fort heureux que, depuis mon arrivée dans le pays, j’eusse pris l’habitude de marcher sans arme et même sans bâton, parce que, dans ma colère du matin, j’aurais certainement corrigé Samba si je ne l’eusse pas tué sur le coup. Cela ne souleva pas d’objection, car jusqu’à un certain point les noirs ont le respect de la liberté individuelle et la conscience du cas de légitime défense.

28 novembre 1864.

Cette scène était terminée et j’y avais plutôt gagné que perdu.

Le lendemain nous allâmes passer la journée sous les beaux arbres de Kounébougou, village situé à quelques lieues au Sud de Ségou. Nous nous installâmes sous les grands fromagers, et nous nous rendîmes au village pour emprunter de quoi faire cuire notre déjeuner (une soupe de poule avec du couscous). Nous comptions acheter du mil pour les chevaux ; mais le chef, vieux Bambara, habitué à voir les Talibés prendre au lieu de demander à acheter, refusa de nous en vendre. Nous étions à discuter avec lui, lorsque vint à passer Paté Dali, Talibé (Poul Diawandou), qui jouit d’une grande influence à Ségou, et qui se rendait à ses lougans et à ses troupeaux[185]. Il s’interposa en ordonnant au vieux Bambara de délivrer immédiatement un panier de mil pour les chevaux, de nous donner un coq pour notre souper, le menaçant de faire un rapport de ceci à Ahmadou s’il n’obéissait pas ; puis il emmena un de mes hommes pour lui faire donner du lait au troupeau ; mais comme il était déjà tard, on n’en put avoir, et il m’envoya de son côté une belle poule. Alors nous commençâmes notre cuisine. Dans un grand vase on fit cuire les volatiles à grand bouillon, avec du sel, du poivre indigène et des oignons. Puis, au bout d’une heure, on y versa du riz que nous avions apporté. Nos laptots firent griller de la viande sur les charbons, et comme tout cela se passait par une belle journée, à l’ombre des plus beaux arbres du monde, arbres séculaires dont une douzaine eussent suffi pour abriter un corps d’armée, nous revînmes le soir à Ségou enchantés et reposés.

29 novembre 1864.

Le 29 novembre Samba N’diaye vint me souhaiter le bonjour, et, comme on peut le croire, je le reçus assez mal. Alors il m’expliqua qu’Ahmadou lui avait dit de me retenir, de m’empêcher de sortir, et qu’il avait dû exécuter cet ordre. Samba Farba, qui arriva sur ces entrefaites, trouva le moyen de me faire rire avec ses farces de griot, et le calme se rétablit ; mais bien longtemps encore je gardai une froideur très-grande avec Samba N’diaye. Je savais maintenant ce que je pouvais attendre de lui, et cependant par la suite encore il m’a rendu des services assez importants.

Décembre 1864.

Enfin décembre arriva ; c’était le mois où j’attendais Bakary Guëye et ma délivrance. La température était rafraîchie ; un rhumatisme du genou, qui m’avait fait cruellement souffrir, paraissait enfin céder à l’application constante de cataplasmes très-chauds. Les affaires du pays n’allaient pas plus mal ; on faisait rentrer une partie de l’armée d’observation de Yamina, ce qui semblait indiquer moins de danger de ce côté. Tout semblait donc tourner en notre faveur. Depuis l’arrivée de Seïdou, Ahmadou se montrait plus affable ; il semblait qu’on eût enfin abjuré toute défiance à notre égard, et si ce n’était pas tout à fait exact il s’en fallait de peu[186].

7 décembre 1864.

Le vieux Tierno-Abdoul, au milieu de tous ses mensonges, qu’il avait faits du reste sans intention de nous nuire, avait du bon, et sérieusement il eût été fâché de nous voir arriver malheur. C’était l’homme de Ségou qui pouvait le mieux me donner des renseignements sur le pays, et quand je lui en demandai il m’invita à venir passer une journée à ses lougans. Nous y fûmes admirablement reçus : outre un magnifique repas, il nous avait fait cadeau d’un mouton vivant resté à Ségou. Son fils alla nous conduire à quatre lieues plus au Sud jusqu’aux ruines d’une ancienne capitale du pays, Ngoy Tomassa, village dont on ne voit plus que quelques buttes de terre indiquant la place des murailles, entre lesquelles de nombreux arbres fruitiers du pays croissent, sans que personne, à cause de l’état d’anarchie, se hasarde à aller couper les fruits. Nous ne nous étions nous-mêmes avancés jusque-là que bien armés, et sous l’escorte de quinze à vingt cavaliers. A notre retour, après avoir copieusement déjeuné, nous fîmes cercle, et le vieux nous raconta l’histoire de Ségou depuis Bitto ou Tiguitto, qui semble être le fondateur de la puissance de l’empire bambara.

Feuilles et noix de l’arbre à beurre. (Bassia Parkii.)

Certes le récit de Tierno-Abdoul était loin d’être complet, et j’eusse bien voulu lui adresser des questions. Mais tous les noirs sont les mêmes à cet égard ; ils racontent leurs histoires toujours de la même manière, comme un conte qu’ils ont appris par cœur ou forgé d’après des souvenirs quelquefois un peu vagues, et toute question n’aboutit qu’à leur faire recommencer par le commencement, comme ces élèves en musique qui ne peuvent reprendre une phrase musicale qu’à la première note.

Au reste, cette histoire du royaume de Ségou ressemblait assez à certains abrégés de l’histoire de France. Tel roi régna tant d’années et fit telle chose, tel autre le remplaça et fit..., etc.

Mais tel quel ce récit trouve sa place dans nos études, car il contient une assez grande quantité de faits nouveaux.

HISTOIRE DE SÉGOU.

L’histoire de Ségou, est-il besoin de le dire, n’est écrite nulle part. Il n’existe même pas un seul griot qui puisse la raconter en entier. Quelques griots bambaras, conservateurs par état des légendes et des hauts faits de leurs concitoyens, vous diront bien ce qui s’est passé depuis Bitto, en entremêlant leur récit d’exagérations semblables à celles que Raffenel nous a si poétiquement rapportées.

Ces mêmes faits nous ont été racontés par Tierno-Abdoul qui, à une instruction musulmane assez avancée, joignait le jugement acquis par de longs voyages et un séjour assez prolongé près des Européens.

Plus tard, le docteur Quintin obtint d’un vieux pêcheur fort riche quelques détails sur l’arrivée des Bambaras dans le pays, et, en rapportant les faits et discutant les dates, je suis arrivé à faire le résumé suivant :

Les Bambaras sont originaires d’un pays situé au Sud des montagnes de Kong, et désigné sous le nom de Torone ou Torong. Ils arrivèrent dans le Ségou sous la conduite d’un chef nommé Khaladian, s’expatriant, dit-on, pour ne pas embrasser l’islamisme, que les Malinkés, qui dominaient dans leur pays, venaient d’adopter. Il n’y a aucune donnée qui permette de fixer exactement l’époque à laquelle Khaladian arriva ainsi dans le Ségou, mais cependant, comme on sait qu’il fut aïeul de Bitto, le fondateur de la puissance bambara, qui régnait vers l’an 1700, il n’est guère possible de faire remonter cette entrée des Bambaras sur le territoire de Ségou au delà de 1600.

Les Bambaras entraient dans le pays des Soninkés qui étaient commandés par une famille de Koïta. Ces Soninkés étaient musulmans, et ce sont leurs descendants qui peuplent encore les villages soninkés et musulmans de Ségou ; ils étaient en guerre avec les peuplades environnantes, Malinkés à l’Ouest dans le Manding et le Bélédougou, Soninkés non musulmans au Nord dans le Ouagadou, et Pouls du Macina, dans l’Est.

Cultivateurs de mœurs douces et commerçants, ils accueillirent les Bambaras qui venaient leur demander l’hospitalité et qui, étant plus aguerris, leur devenaient de précieux auxiliaires.

En effet, les Bambaras jouèrent de suite un rôle très-important, et s’ils ne commandaient pas le pays, ils y avaient du moins une grande influence.

La capitale du pays avait été longtemps à Kangaba, où les Soninkés étaient mélangés de Malinkés (et de fait les Koïta sont, je crois, d’origine Malinké, ou du moins il y a des Malinkés-Koïta).

Le dernier roi des Soninkés de Ségou fut Siramakha Koïta, qui vivait à Marcadougouba. Lorsqu’il mourut, telle était l’influence des Bambaras, que tout le pays était entre leurs mains et qu’on ne renomma pas de chef.

Khaladian Kourbari eut sept fils qui se dispersèrent dans tout le pays, s’en partageant pour ainsi dire le commandement. Parmi ses petits-fils, on en cite particulièrement deux : Massa, qui fut le père de tous les Massassis (littéralement Massa-si, graine de Massa), et Souma, qui fut père de Bitto.

Jusqu’à ce que ce dernier chef se fît connaître, le pays fut en proie à l’anarchie. Après la mort de Siramakha Koïta, les fils et les petits-fils de Khaladian se disputaient, se battaient. Bitto, qu’on appelle aussi Tiguitto, fut le fondateur de Ségou-Koro ; c’est là qu’il organisa son armée et qu’il commença la guerre acharnée qu’il fit à tous ses parents. On estime son règne à quarante ans. Il soumit tout le pays, en chassa tous les Massassis ses cousins, et entre autres Sey Bamana, qui alla fonder le royaume de Kaarta, dont il fut le premier roi Kourbari[187]. Lorsque Bitto mourut, il était maître de toute la fortune possible. Ses magasins regorgeaient de trésors, d’étoffes d’or, de cauris et de sel, et ses captifs se comptaient par milliers.

Ce fut Dékoro, son fils, qui lui succéda. Dès cette époque, les captifs de Ségou étaient organisés par grands commandements, à peu près comme je retrouve aujourd’hui les sofas : c’est-à-dire que lorsqu’un captif avait la confiance du maître, on lui donnait des esclaves, des trésors, qu’il devenait chef puissant tout en restant esclave. Ces captifs composaient toute la force armée du pays. C’étaient eux qui allaient à la guerre faire des razzias, enlever des villages, dont les femmes et hommes se vendaient à Tombouctou et à Sansandig, en échange des marchandises apportées d’au delà du désert par les Maures, tandis que les enfants étaient dressés à ce métier de sofas du roi, en attendant qu’ils fussent en âge d’aller grossir les rangs de l’armée et de marcher à de nouveaux massacres.

On prétend que les Kourbaris se montraient fort cruels et que, par simple caprice, ils faisaient souvent couper un nombre considérable de têtes, et que Dékoro qui montait sur le trône, dépassait tout ce qu’on avait vu jusqu’alors dans ce genre.

Fit-il, comme nous l’a rapporté Raffenel dans un récit émouvant, tuer dix mille esclaves pour arroser de leur sang les fondations naissantes de Ségou-Sikoro, ou projeta-t-il simplement d’accomplir cette monstruosité, comme Tierno-Abdoul nous l’a affirmé ? Avait-il, comme le dit un autre informateur, projeté la mort de cent grands chefs d’esclaves et deux cents petits chefs, afin de diminuer leur puissance ? Toujours est-il qu’un beau jour les chefs de captifs de Ségou complotèrent de l’assassiner, et qu’ayant séduit par leurs promesses le nommé Bilal, son esclave de confiance, ils entrèrent dans sa maison pendant qu’il se baignait et s’en saisirent, le mirent à mort ainsi que tous ceux de ses enfants qui ne prirent pas la fuite. Et loin de tenir leurs promesses, ils tuèrent aussi Bilal, qui fut ainsi puni de sa trahison.

On nomma alors roi un deuxième fils de Bitto, nommé Bakary ; mais quinze jours après il disparut et nul ne sait ce qu’il est devenu.

C’est alors qu’un des chefs de captifs prend le pouvoir. Cet esclave de la veille, roi aujourd’hui, se nomme Tomassa. Quelques années avant, tout jeune encore, il était esclave d’une femme fort riche du village de Nérékoro : il quitta sa maîtresse, vint trouver Bitto et lui demanda de le prendre comme esclave en l’achetant à sa maîtresse ; il disait qu’il aimait le travail et que sa maîtresse était une femme de vie déréglée qui buvait et gaspillait tout son bien.

Bitto le racheta et le donna à une de ses femmes favorites. Quand l’époque des semailles arriva, celle-ci envoya Tomassa cultiver en lui confiant six esclaves ; il travailla tellement qu’une fois le mil coupé, il vint dire à sa maîtresse qu’à eux sept ils ne pouvaient suffire à transporter toute la récolte, et, une fois cela fini, il fallut plus de trois mois pour creuser et préparer toutes les calebasses qu’il avait plantées sans parler du coton et des autres graines. Il demandait chaque jour du monde pour l’aider. Cela vint aux oreilles du roi qui, enchanté de voir un si rude travailleur, le fit appeler et le nomma de suite chef de captifs. Alors, dit Tierno-Abdoul, qui, comme tous les noirs, ne se fait pas faute d’exagérer, la première année, le roi lui confia tous les captifs pris à la guerre au nombre de 10000, la deuxième année, ce fut 20000, la troisième 40000 et la quatrième 60000. Ce fut alors que Bitto mourut et que Dékoro lui succéda.

Il y avait au village de Pérenguilé un autre chef de captifs (Poul Bari) nommé Kagnoubagnouma, il avait reçu de Bitto autant de chevaux que Tomassa d’esclaves.

Lorsque Dékoro, trahi par ses esclaves, fut assassiné, Kagnoubagnouma vint trouver Tomassa à N’goy et ils s’entendirent entre eux pour venger leur maître, dit Tierno-Abdoul, mais en réalité pour s’emparer du pouvoir. Ils tombèrent sur les esclaves de Ségou, et Tomassa, d’après ses conventions avec Kagnouba-gnouma, fut nommé roi (vers 1744).

Mais bientôt il fut en dispute avec les chefs de captifs qui voulurent le forcer à venir habiter à Ségou-Koro, comme les rois, ses prédécesseurs. Tomassa qui, chez lui, à N’goy, se sentait indépendant, refusa en disant qu’il ne voulait pas habiter le lieu où son maître avait été tué. On lui dit alors : « Mais tu manques d’eau. » « J’en aurai », dit-il, et il donna à chaque chef de compagnie d’esclaves l’ordre de percer un puits, on en fit 349, et il alla se construire un petit village à côté où, pour lui seul, il fit faire 60 puits.

Alors on revint à la charge et on lui dit :

« Là où tu es, tu ne peux avoir de poisson, rien qu’en te l’apportant il a le temps de se gâter. »

(N’goy n’est guère qu’à quatre ou cinq heures des bords du fleuve.)

« C’est bien, dit-il, je ferai faire un canal, et les pirogues viendront me le porter jusqu’ici. »

Et il fit commencer le canal.

Alors les chefs, voyant qu’ils n’auraient pas gain de cause, se réunirent, le trahirent et le tuèrent.

Kagnoubagnouma était-il pour quelque chose dans ce meurtre ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il appela le fils de Tomassa et lui dit :

« J’avais nommé ton père roi, il est mort, c’est à moi de le remplacer, vous me remplacerez à ma mort. »

Le fils aîné de Tomassa ayant refusé cet arrangement, la guerre fut déclarée entre eux. Kagnouba roi alla l’assiéger dans son village et l’enferma pendant huit mois. Le village fut pris, 20000 hommes furent massacrés et les autres partisans de Tomassa furent obligés de passer le Bakhoy pour se soustraire à la fureur du vainqueur. Ils retournèrent au Bendougou, pays de Monga, sous la conduite des fils de Tomassa, et partout sur leur passage dévastèrent le pays en brûlant les villages et en emmenant le peuple en esclavage.

Kagnoubagnouma, quatrième roi, Bambara, fut alors définitivement nommé (1747) ; il gouverna trois ans et mourut naturellement.

1750. C’est alors Kafa Diougou, un des esclaves, chef de la conspiration contre Dékoro, qui prend le commandement et, après environ trois ans de règne, meurt naturellement.

1753. Alors paraît N’golo, le vrai fondateur de la monarchie bambara. Ce n’était qu’un esclave né au village de Niola, près Boghé (Ségou). Il avait été donné au roi en payement de coutumes (impôt) et était arrivé, par son mérite et par sa bravoure, à être chef de sofas. Dès qu’il voulut prendre le pouvoir, il trouva un compétiteur dans un autre chef de captifs nommé Sangué. Mais il triompha de son rival et commanda 37 ans.

Il se battit surtout avec le Macina et repoussa ses tentatives d’envahissement et d’indépendance. Il fut alors maître de tout le pays depuis le Manding jusqu’à Tombouctou qui lui payait tribut.

Un Kalari, nommé Sidy Baba, qui voulut rester indépendant, soutint contre ce roi une guerre qui dura huit ans, mais il fut défait et tué à Sologna, près de Ségala (Sarnari).

N’golo, maître alors sur les bords du fleuve, se dirigea vers le Sud et alla jusqu’au Mosi. Il y était depuis un mois et dix jours quand il tomba malade et mourut.

Ce fut un grand deuil : on tua un bœuf noir, on en prit la peau et on y cousit le corps du roi qu’on ramena à Ségou-Sikoro (que le premier il avait habité comme roi) où on l’enterra (1790).

Le fils aîné de ce grand roi était mort dans un combat au Macina. Ce fut Mansong qui monta sur le trône. Il était, lui, fils d’une femme esclave prise à la guerre, et son frère Niénancoro était fils d’une femme libre qui était fille ou petite-fille de Bitto, et qui était d’ailleurs la première femme de N’golo.

Niénancoro refusa d’obéir à son frère et la guerre civile fut dans le pays. Mansong était à Ségou-Sikoro et son frère à Ségou-Koura avec une armée. Mansong alla attaquer, mais il fut chassé jusque près de la maison d’Abdoul (Douabougou). Le chef de l’armée de Niénancoro était Marca Bemba (Marca est l’équivalent de Soninké). Chaque fois qu’il faisait une sortie, ses ennemis étaient pris de panique, tant il maniait sa lance avec force et adresse.

Mansong alors, pour entraîner ses esclaves, leur distribua de l’or et Niénancoro appela à son secours les chefs du Kaarta, dont Daisé Courbari était alors roi. Daisé vint camper dans Yamina et dit à Niénancoro :

« Tu m’as donné de l’or, mais Bitto a tué mon grand-père et a pris son crâne dont il a fait un grisgris. Si tu veux que je vienne à ton secours, il faut me rendre la tête de mon aïeul. »

Niénancoro accepta, mais Marca Bemba lui fit observer que les grisgris de N’golo étaient dans cette tête et qu’il ne pouvait pas la donner sans déshonneur. Ils arrangèrent alors une autre tête semblable et la livrèrent à Daisé qui, satisfait, retourna chez lui.

Mansong continuait à distribuer de l’or à ses chefs de captifs, et ceux-ci en envoyèrent aux chefs de captifs de Niénancoro, qui consentirent alors à trahir leur maître. On convint qu’à la première bataille, on ne mettrait pas de balles dans les fusils.

La bataille eut lieu suivant le plan convenu, l’armée de Mansong se sauva, on la poursuivit et, pendant ce temps, une autre armée faisant le tour vint prendre Niénancoro à Diofina. On le mit en pirogue et on le conduisit à Mansong qui le mit aux fers (1792).

Après ces événements Mansong commanda seize ans, et ce fut dans cette période qu’il reçut, en 1796 et en 1805, les deux visites de Mongo Park. Si l’on se reporte au récit de ce voyageur, on voit qu’au moment de son premier voyage, les armées de Mansong ravageaient le Kaarta gouverné par Daisé ; c’étaient sans doute des représailles de la visite de Daisé à Yamina et du secours moral que sa présence avait apporté à Niénancoro.

Mansong fut malade à Ségou et alla habiter Siracoro, qui était en quelque sorte sa maison de campagne.

Ce fut là qu’il mourut, mais on l’enterra à Ségou-Sikoro. C’est alors que se succèdent ses enfants.

1808. C’est Dah qui ouvre la liste. A peine nommé, il se vit obligé de faire une armée et de porter la guerre au Bendougou, où il s’empara de Khoré.

1818. Après dix ans de règne, il vit le Macina qu’il commandait encore, dit-on, à Ségou, lui échapper. Amadou Amat Labbo, marabout peuhl, était alors à la tête de ce mouvement politique et religieux et fondait l’empire du Macina, où il eut pour successeurs Amadou Cheickou (Sego Ahmadou, de Caillé) et Amadi Amadou, ses fils et petit-fils.

Le règne de Dah finit en 1827, et ce monarque est remplacé par son frère Tiéfolo. Ce dernier était né le même jour que Dah, mais d’une autre mère. Mansong était alors malade et couché ; la mère de Tiéfolo, dès qu’elle fut délivrée, envoya un esclave prévenir le roi de la naissance de ce fils, mais l’esclave en route trouva des gens qui dînaient et s’arrêta à manger, si bien qu’il arriva chez Mansong après le captif qui venait d’un autre côté annoncer la naissance de Dah, qui pourtant était né quatre heures plus tard que son frère.

Le lendemain, il y eut grande discussion pour savoir quel était l’aîné. Bien qu’il ne fût pas musulman, Mansong consulta les marabouts ; mais, malgré leur avis, il dit : « Dah a été annoncé le premier, ce sera l’aîné. » Et il fut fait ainsi qu’il avait décidé ; seulement Tiéfolo une fois grand tua de sa main le captif qui, par sa négligence ou sa faim, lui avait fait perdre son droit d’aînesse.

1827. Tiéfolo régna environ douze ans ; c’est sous son règne qu’Abdoul, mon informateur, vint dans le Ségou pour y habiter, après la défaite de Dilé dans le Oualo (1833). C’est également à cette époque qu’El Hadj passa dans le pays revenant de son pèlerinage à la Mecque.

1839. Tiéfolo mourut et fut remplacé par son frère Niénemba, qui était à Oïtala. Il ne régna que deux ans et quelques mois et mourut.

1841. Kragno Beuh, qui le remplaça, régna huit ans et mourut. Il avait habité Kragno ou Kerango avant d’être roi, d’où son surnom.

1849. Nalouma Kouma, de Sani, son frère, le remplaça, mais vécut deux ans à peine sur le trône.

1851. Massala Demba, qui le remplaça, règne trois ans.

1854. Torocoro Mari règne quatre ans et quelques mois, et nous avons raconté sa mort, qui a lieu en 1859. Il est assassiné par les esclaves, et son frère Ali, qui le remplace, est détrôné par El Hadj en 1861 et tué au Macina en 1863.

Il reste encore, comme descendant de Mansong :

Mari, qui a lui-même des enfants et soutient une lutte acharnée contre Ahmadou, et deux fils de Torocoro Mari, qui sont Sofas d’Ahmadou, à Ségou, et en plus, quelques enfants en bas âge.

Telle est l’histoire de Ségou. Le jour où j’obtins ces renseignements j’eus avec Tambo un entretien sérieux. Cet homme était celui qui, en 1859, après l’expédition de Guémou, était allé porter à El Hadj, alors à Marcoïa, la nouvelle de la prise du village et de la mort de son neveu Sirey Adama, l’héroïque défenseur de cette ville. L’année suivante, revenu vers le Sénégal, il s’était établi à Tiguin, et au mois de juillet venait sans crainte à Bakel faire des achats. Là il avait rencontré le gouverneur, M. Faidherbe, auquel il n’avait pas craint de se présenter, lui donnant l’assurance des bonnes intentions d’El Hadj au sujet des blancs, et faisant ainsi décider un voyage, pour lequel M. Faidherbe me désigna tout d’abord, malgré les demandes nombreuses d’officiers de bonne volonté qui sollicitaient cette mission comme une faveur.

Malheureusement le conseil d’administration de la colonie fit des difficultés et le voyage n’eut pas lieu. Je dis malheureusement, car à cette époque il se fût effectué sans peine ; on serait arrivé, avec El Hadj vainqueur, jusqu’au Ségou, et peut-être au Macina, et à coup sûr la science eût eu une plus large part dans les résultats. Quoi qu’il en soit, Tambo me raconta ces détails, que je connaissais depuis longtemps, et ajouta, ce que je savais aussi, que Sambala, roi du Khasso, cherchait, par tous les moyens possibles, à susciter des difficultés entre les partisans d’El Hadj et le gouverneur, soit en pillant à l’occasion les Talibés, afin de les pousser à des représailles sur les traitants, soit en faisant courir de fausses nouvelles. C’est ainsi que, d’après Tambo, et Seïdou confirmait ce fait, Sambala avait répandu le bruit de notre mort, nous disant tués par El Hadj. C’est encore ainsi qu’au moment de mon départ, il avait envoyé, si j’en crois Tambo, prévenir son frère Khartoum Sambala, qui réside à Médina, près Kouniakary, que j’allais à Bafoulabé pour y construire un poste, disant qu’il l’en avertissait afin qu’on le fît savoir à El Hadj, etc.

Au même moment, Sambala envoyait son armée piller Courba, village soumis à El Hadj près de Koundian, ce qui, comme je l’ai dit au commencement de cette relation, nous avait suscité bien des difficultés.

Il était assez singulier, il faut en convenir, de venir étudier la politique du Sénégal, à Ségou-Sikoro, mais je ne pouvais faire autrement que de reconnaître beaucoup de justesse dans tous ces faits et ces appréciations.

A cette époque de l’année, le temps se refroidit considérablement à Ségou. Souvent le matin jusqu’à dix heures, la température ne dépasse guère 15° à 18° centigrades, et à quatre ou cinq heures du matin dans la campagne, il n’est pas rare de la voir à 10° ou 11°. Les habitants gèlent, ils restent dans leur case, enveloppés de couvertures de coton, accroupis autour d’une sorte de marmite en terre (les cuisines du pays), où ils brûlent de petits morceaux de bois, se chauffant et s’enfumant tout à la fois, et en les voyant se plaindre du froid, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler les Péruviens de Lima, qui ne voyant jamais de pluie, mais ayant quelquefois une rosée assez forte qui se prolonge en brume jusqu’à neuf ou dix heures du matin, s’accostent dans les rues en se plaignant de cette affreuse pluie.

Néanmoins, telle quelle, la température de Ségou qui, à cette époque de l’année, passerait en Europe pour fort agréable, est dans ce pays la cause de bien des souffrances. Les pauvres, qui ne peuvent se chauffer, car il faut acheter le bois, les captifs qui couchent dans des cours ou des hangars non fermés, et qui n’ont pas toujours des vêtements, et à plus forte raison des couvertures, tous ces gens souffrent. On entend des enfants tousser, pleurer ; les malades abondent, et les blessés, qui sont nombreux, souffrent de leurs plaies cicatrisées, aussi bien que de celles qui ne sont pas encore guéries.

Quant à nous, nous avions froid, et nous sortions nos derniers vêtements d’Europe, réservés pour les occasions exceptionnelles de maladie. Nous allions nous promener dans les rues désertes de la ville, combattant la fraîcheur du temps par l’exercice, mais ne trouvant pas d’imitateurs.

J’ai dit qu’au nombre de nos voisins se trouvait une pauvre femme dont le mari avait été tué à Tocoroba ; la malheureuse veuve était encore enceinte, et la misère pesait de tout son poids sur elle. Un matin elle n’avait rien à manger, et rien pour se chauffer ni couvrir sa petite fille qui pleurait. Je lui fis donner quelques morceaux de bois par-dessus le mur, et nos laptots, plus humains que les trois quarts des Talibés de Ségou, lui firent passer, n’ayant rien autre chose à donner, une portion de leur repas de couscous. Ce repas, cependant, était diminué chaque jour par les nombreux parasites qui venaient régulièrement à l’heure s’asseoir dans la cour jusqu’à ce qu’on les eût invités à faire comme nous, c’est-à-dire à manger. Aussi nos pauvres laptots, victimes de leur hospitalité et d’ailleurs un peu rationnés pour leur mil par Oulibo, leur fournisseur habituel, se plaignaient-ils souvent d’avoir l’estomac creux.

Plus l’époque probable du retour de Bakary approchait, plus je m’efforçais de recueillir des renseignements sur les pays que je ne pouvais plus espérer de visiter. J’atteignis dans ces occupations le 18 décembre, quatre-vingt-dixième jour depuis le départ de nos lettres. A cette époque on réunissait une armée ; on disait que Mari était à Holocouna, et on se préparait.

Ahmadou distribua six cents fusils aux Talibés. C’étaient ceux qui provenaient du désarmement des Bambaras ; ils étaient très-mauvais, car, bien entendu, les bons n’avaient pas été livrés. Pour les cacher, les Bambaras emploient une grande habileté : ils font une rigole dans la muraille ou le sol de leur case, et après avoir bien enveloppé le fusil, ils le mettent dedans et maçonnent pardessus, de telle sorte, qu’à moins de démolir la case, il est impossible de rien trouver. C’est, du reste, de la même manière, dit-on, que les Malinkés du Bambouk cachaient leur or : si bien qu’on raconte que lorsque El Hadj entrait dans un village, on en défonçait entièrement le sol et les maisons, non pas tant pour le détruire que pour découvrir l’or, dont on trouva, de cette façon, des quantités considérables.

Nous comptions les jours avec impatience, et cependant ils n’étaient pas vides pour nous, mais remplis de scènes de mœurs au moins bizarres.

Le 23 décembre, j’apprenais que quelques jours auparavant le jeune Mahmadou Abi, cousin germain d’Ahmadou, ayant besoin d’un esclave, avait envoyé quatre sofas chez un Somono assez riche, et qu’après l’avoir mis aux fers dans sa propre maison, il avait fait faire une razzia de ses captifs et en avait envoyé vendre deux au marché.

Ahmadou, en ayant été prévenu, avait fait appeler son cousin devant tout le monde et l’avait traité très-durement, le menaçant, s’il recommençait, de le mettre aux fers comme le premier venu, puis il l’avait forcé à restituer sa prise ; et, comme il fallait une victime, les quatre sofas qui avaient fait le coup avaient reçu cent coups de cordes chacun. Le plus joli, c’est que le malheureux Somono, appelé à son tour, et vivement interpellé pour s’être laissé piller sans porter plainte à Ahmadou, avait reçu aussi cent coups de corde, afin qu’il sût dorénavant qu’on lui rendrait justice même contre les princes.

Presque au même moment, un Diula qui était venu faire une réclamation, me racontait ceci : « Je vais depuis plusieurs années acheter des marchandises à Bakel, je les porte à Nioro, où je les change contre du sel, que je vais vendre au Bouré ; j’achète de l’or, que je rapporte à Bakel, ainsi que des bœufs que j’achète aux Maures. Or, l’année dernière, comme j’allais à Bakel avec ma caravane d’or, de dents d’éléphants et de gomme du Bakhounou, Tierno Moussa (Talibé, chef à Kouniakary,) n’a pas voulu me laisser passer, alléguant la défense d’El Hadj de faire commerce avec les Keffirs. Mais ce n’est qu’un prétexte, car lui, il fait ce commerce, et il ne veut pas que d’autres le fassent, parce que c’est le moyen d’être seul et de vendre les marchandises le prix qu’il veut. »

Enfin, pour clore cette série d’anecdotes, le 25 décembre les princesses prisonnières au Diomfoutou, les femmes d’El Hadj comme on les appelle ici, étaient convaincues d’avoir formé un complot, d’avoir défoncé un magasin de cauris et d’en avoir volé une assez grande quantité. Ahmadou était allé avec un nerf de bœuf à la main, décidé à faire lui-même une distribution à ses mères comme il dit, que seul il peut visiter avec Samba N’diaye et Aguibou ; mais en route l’influence d’Oulibo l’avait décidé à en rester aux menaces, et il avait reçu comme excuse ce simple mot : « Nous mourons de faim et nous avons pris ces cauris pour acheter de quoi manger. »

Le Diomfoutou, on le sait, est le harem d’El Hadj, ou son sérail. Il y a là de tout, non-seulement ses propres femmes, mais encore toutes les femmes ou filles de chefs qu’il a vaincus et qui sont tombées en son pouvoir. Ce sont ces dernières qu’on désigne sous le nom de princesses. La plupart ont un certain nombre de femmes esclaves affectées à leur service et qui vont chercher l’eau, faire les achats au marché, vendre le coton filé par les nobles mains de leurs maîtresses, ou les gourous (noix de colats) qu’Ahmadou leur a fait distribuer.

Le total de ces femmes est d’au moins huit cents. Elles reçoivent pour leur entretien du mil en quantité suffisante, du poisson, que les Somonos fournissent régulièrement à certains jours de la semaine, du lait et du beurre une fois la semaine. Voilà pour la nourriture. Ce qu’elles veulent en plus, elles sont obligées de se le procurer par leur travail, qui se borne généralement à filer le coton, qu’elles font ensuite tisser en pagnes, quand elles ne le vendent pas tel quel : quelques-unes font de la teinture, d’autres tissent en paille des ronds fort jolis, nuancés de différentes couleurs et destinés à servir de couvercles de calebasse.

De temps à autre, Ahmadou fait à ses mères une distribution de cauris ou de gourous, puis deux fois l’an elles reçoivent un grand pagne et un petit ; les femmes adultes et les vieilles reçoivent de plus un dampé ou couverture de coton.

Les jours de fête, Ahmadou envoie un certain nombre de bœufs et de moutons, qu’on abat pour ces dames, qui souvent s’arrachent les morceaux, car chez elles les disputes ne sont pas rares.

Quelques-unes doivent aux générosités d’Ahmadou ou de son père (celles qui ont été honorées de ses faveurs) un certain nombre d’esclaves, ou bien des vaches qu’elles confient au berger du village, et dont on leur porte le lait chaque soir. Voilà ce qu’est le Diomfoutou, qui, malgré la parcimonie d’Ahmadou, coûte fort cher à entretenir, eu égard au peu de revenus de la couronne.

Cependant les jours passaient et Bakary n’arrivait pas. J’essayai de voir Ahmadou, mais il était très-préoccupé avec les Talibés de divers villages. Je lui fis demander l’autorisation d’envoyer Seïdou au-devant de Bakary, mais je n’obtins d’autre réponse que celle-ci : « Bakary ne peut pas être encore revenu. » Et de fait Ahmadou ne l’attendait pas encore, ne pouvant supposer que le gouverneur se fût hâté au point de le faire repartir aussitôt arrivé.

Chargement de la publicité...