Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
Mes hommes se placent dans la cour d’entrée et sous la varandah, et pour plus de commodité on déloge le cheval de Samba N’diaye qui est attaché au milieu de la cour.
Une échelle de bois grossière, composée de deux morceaux torses en travers desquels on a attaché des bâtons avec des lanières de cuir non tanné, sert à monter sur la terrasse, où Samba N’diaye a établi une charpente qu’il a surmontée d’une toiture en nattes pour coucher au frais sans craindre l’humidité. Tout cela, bien que grossier, est intelligent ; il y a dans ces fermetures en fer des portes, et dans certains détails, des réminiscences de ce que Samba N’diaye a vu chez les blancs. Du reste, disons tout de suite ce qu’est notre hôte, bien que ce ne soit qu’à la longue que nous ayons appris ce qui le concernait.
Samba N’diaye était un Bakiri de Tuabo (Guoy, Sénégal), âgé aujourd’hui de quarante à cinquante ans. Otage pendant vingt ans à Saint-Louis, il n’avait quitté définitivement cette ville que sous le gouvernement de M. de Grammont, dont il conservait le meilleur souvenir.
Rentré dans son pays, il s’était mis à faire du commerce, avait eu un comptoir de traitant à Tuabo, dans son village, jusqu’au moment où El Hadj était venu dans le pays. Dès ce moment la religion musulmane s’empara de lui, et lorsque, deux ans après, El Hadj, vainqueur jusque là, vint à Farabanna, Samba N’diaye liquida ses affaires, et, suivi de celle de ses femmes qui voulut l’accompagner et de ses captifs, il vint grossir les rangs du conquérant. Dès lors sa connaissance des usages des blancs, son expérience en construction lui créèrent près d’El Hadj une position exceptionnelle. Il devint l’ingénieur de l’armée. Plus tard, quand El Hadj eut des canons, Samba en fut spécialement chargé, et c’est en partie grâce aux ressources qu’il inventa pour réparer sans cesse les affûts cassés, qu’El Hadj put pousser ses conquêtes jusqu’au bord du Niger, les obus aidant beaucoup, comme on le verra. Enfin lorsque El Hadj, maître de Ségou, se décida à partir pour faire la conquête du Macina, Samba N’diaye ayant désiré rester à Ségou, reçut le poste d’ingénieur en chef des fortifications et de gardien de la maison d’El Hadj.
Dès qu’il avait su que des blancs venaient trouver El Hadj, il avait sollicité d’Ahmadou l’honneur de les loger, alléguant sa connaissance de leurs usages, de leur langue, et lui disant que si son père avait été là, à coup sûr il les lui eût confiés.
Bien que Samba N’diaye ne jouisse pas près d’Ahmadou de toute la considération que le père lui accordait, il est écouté dans certaines questions et particulièrement dans ce qui regarde les blancs, et cette fois, il avait eu gain de cause sur les griots favoris du roi et sur d’autres chefs, qui se disputaient l’honneur de nous loger, uniquement en vue de l’intérêt.
Sachant en effet que, selon l’expression du pays, Ahmadou voulait nous recevoir, on prévoyait une abondance de vivres, de sel et de cadeaux de tous genres auxquels l’imagination des noirs ne donnait pas de bornes, et chacun se disait que celui qui nous logerait en aurait sa bonne part.
Samba N’diaye, bien entendu, en sa qualité de Bakiri, n’était pas moins intéressé que les autres ; mais son long séjour parmi les blancs lui avait donné un certain respect humain, et il était moins mendiant que la plupart de ses frères ou cousins, qui ont pris depuis longtemps l’habitude de regarder les blancs comme des gens qui doivent forcément donner. Il faut bien dire que le système déplorable de payer des coutumes[68] avant de commencer la traite, système qui a été si longtemps en vigueur, était très-propre à enraciner ces idées dans la tête des noirs du Sénégal, et il ne faut pas perdre de vue qui c’était à des Sénégambiens, en général, que j’allais avoir affaire.
J’étais à peine installé dans ma nouvelle maison que je vis venir Seïdou et Ibrahim, les deux courriers expédiés par le gouverneur pour annoncer mon voyage à Ahmadou. Ils étaient arrivés depuis cinq mois. Leur route s’était effectuée sans difficulté par Médine, Koniakary, Dianghirté et de là ils étaient venus avant la révolte par le chemin direct du Bélédougou. Bien reçus par Ahmadou, ils avaient demandé à aller au Macina trouver El Hadj ; on le leur avait refusé à cause de l’état de guerre du pays, et on ne les laissait pas repartir, en leur disant qu’il fallait qu’ils rapportassent au gouverneur la réponse d’El Hadj. On les avait logés chez un griot toucouleur, dont ils étaient fort contents, et que je connus bientôt ; c’était un nommé Samba Farba ou San Farba, brave homme dont je n’ai eu qu’à me louer. Il avait été à Saint-Louis, à Bakel et dans tous les postes du fleuve ; il connaissait un grand nombre de vieux traitants. Contre l’habitude des griots, jamais il ne me demanda rien, et, quand je lui faisais un petit cadeau, sa reconnaissance se traduisait de la façon la plus énergique. C’est certainement un des hommes dont je me souviens avec le plus de plaisir dans mon voyage.
Seïdou et Ibrahim, depuis leur arrivée à Ségou, avaient pu se mettre au courant de la politique, et eussent pu me rendre de grands services ; mais je ne parlais pas assez le yoloff, et pas du tout le toucouleur à ce moment ; il leur eût fallu prendre un interprète, et telle est la défiance des noirs qu’ils n’eussent pas osé confier à quelqu’un de mes laptots la vraie position d’Ahmadou, de crainte d’être accusés près de ce dernier, dont ils avaient pu apprendre à craindre la colère pendant leur séjour. Enfin, soit prudence, soit insouciance, ils ne me renseignèrent pas suffisamment, et bien qu’il y eût, de la part de Seïdou surtout, certains mots qui me donnaient à réfléchir, jamais il ne me fit connaître franchement et complétement ce qu’il savait, pas plus qu’il ne le fit plus tard à Saint-Louis, quand je le renvoyai au gouverneur. C’est à mes dépens et par un séjour prolongé, que je suis arrivé à connaître la vraie situation du pays, l’histoire d’El Hadj et le dernier mot de la politique locale.
L’hospitalité d’Ahmadou fut d’abord très-large. Le jour de notre arrivée, nous trouvâmes dans la case de Samba N’diaye un mouton gras, magnifique spécimen de l’espèce ovine, remarquable par sa taille, et surtout par sa graisse ; il n’était pas coupé, mais bien tapé suivant l’habitude des noirs. Au Sénégal on voit souvent dans le haut fleuve chez les traitants des moutons presque aussi beaux, engraissés pour la fête de la Tabaski ; ils valent de cinquante à soixante francs, mais je n’en avais jamais vu d’aussi gras.
Quelques instants après, on nous apportait deux grandes couffes de riz, une pierre de sel d’une valeur d’au moins 10000 cauris dans le moment, et qui plus tard en a valu jusqu’à 60000, c’est-à-dire 180 francs environ.
Un peu plus tard, on nous annonça un bœuf gras qu’on nous amenait ; mais comme il faisait une vive résistance on lui coupa les jarrets, de telle sorte que je fus obligé de le faire tuer ; et nous eûmes une telle masse de viande qu’il y eut forcément du gaspillage.
Le docteur, toujours critique mordant des noirs et surtout du système d’arbitraire inauguré par les musulmans, me fit observer que nous mangions au budget royal, et que nous prenions ainsi notre part d’impôts vexatoires, de pillages et autres mauvaises actions de ces malandrins de conquérants qui ont, au nom de Dieu, commis tous les crimes possibles ou imaginables.
Mais, tout en reconnaissant la justesse de son observation, je ne pouvais que me résigner ; car, après tout, du moment que j’étais venu en ambassadeur, il fallait en subir les conséquences, et refuser les présents royaux sous prétexte que c’était du bien mal acquis, eût été une singulière manière de concilier à mon pays les sympathies d’un roi qui n’était déjà pas trop bien disposé.
Je me résignai donc, trop heureux de pouvoir réparer nos forces abattues, par une nourriture plus substantielle que celle des derniers temps.
On nous fournissait, soir et matin, du lait en abondance ; Samba N’diaye avait reçu cinq mille cauris pour pourvoir à nos besoins en poules, œufs, poissons, etc., et en me l’annonçant, il me répéta trois ou quatre fois de ne pas me gêner ; que la bourse d’Ahmadou était large, et qu’il ne pardonnerait pas s’il venait à apprendre que nous manquions de quelque chose. Et il termina ce petit discours en nous donnant un magnifique mouton qu’il élevait dans sa maison pour la Tabaski[69].
On affecta une esclave de la case, nommée Maïram ou Marianne, à la cuisine des laptots. Les chevaux, mulets et ânes furent placés chez un Bakiri, ami de Samba N’diaye, et nommé Samba Naé, qui logeait dans le goupouilli. Enfin une garde de sofas fut placée à la porte sous le commandement d’un nommé Karounka Djawara, qui avait ordre de ne laisser entrer qui que ce fût sans ma permission, et qui s’acquitta de sa consigne avec une rigueur toute militaire, frappant, quel que fût leur rang, ceux qui, sans plus de façon, voulaient passer outre. Cette mesure contribua pour beaucoup à mon bien-être.
29 février 1864.
Le lendemain, mes laptots allèrent en corps saluer Ahmadou, qui leur fit bon accueil et leur donna un bœuf ainsi que 40000 cauris à distribuer entre eux tous.
Pendant la journée, je reçus un cadeau véritablement princier : c’était un panier de cinq cents gourous[70]. Fahmahra, notre guide, avait été causer avec Ahmadou et lui avait dit que les blancs aimaient beaucoup ces fruits ; il espérait que nous laisserions le présent à sa merci ; mais j’en savais trop la valeur pour le gaspiller : j’en fis une distribution, car, à cette époque, nous n’en étions pas aussi friands que nous le fûmes par la suite, mais j’en mis une partie en réserve.
J’employai tous les instants dont je disposais à mettre mes notes au courant, mais j’étais sans cesse interrompu par des visites que je ne pouvais refuser, et pour noter tous les événements, il m’eût fallu écrire dix heures par jour.
Avec Samba Farba, vint un autre griot d’Ahmadou, nommé Sontoukou ou Sountoukou ; c’était à la fois l’esclave et le plus intime ami d’Ahmadou, qui le comblait de richesses. Il était Diallonké d’origine, son père était griot du roi de Tamba, et quand ce village tomba au pouvoir d’El Hadj, Sontoukou, enfant, fut donné comme compagnon à Ahmadou, ainsi que Fali, fils du roi, qui devint esclave et fut plus tard chef des sofas d’Ahmadou. Samba Farba et Sontoukou étaient tous deux vêtus de tuniques de drap rouge, brodées d’or, par-dessus lesquelles ils portaient des boubous, lomas noirs, brodés en soie éclatante ; de vastes turbans blancs et des mouqués ou pantoufles en cuir du pays complétaient ce costume vraiment magnifique.
Nombre d’autres chefs vinrent nous faire visite, et dans le nombre, je mentionnerai particulièrement deux individus. L’un, qui a joué un grand rôle dans la conquête du Ségou, se nommait Tierno Abdoul ; c’était un Toucouleur : on l’appelait frère d’El Hadj, bien qu’il ne fût pas du tout son parent.
L’autre était un Arabe de la Mecque, qui se disait chérif Mahmodou, fils d’Abdoul Matalib. Il était accompagné d’un maître de langue, noir du Fouta qui avait été à la Mecque, et en était revenu en sa compagnie. Chérif Mahmodou avait beaucoup voyagé ; il a été dans le Khorassan et jusque sur les confins de la Chine, et, disait-il, il était allé dans sa jeunesse à Stamboul. Sa société m’eût été précieuse, s’il n’avait pas été aussi menteur que possible. Soit qu’il se fût fait de fausses idées des choses, soit qu’il crût se donner de l’importance, il donnait une tournure merveilleuse à tous ses récits. C’est ainsi qu’il racontait qu’il avait vu, en Perse, une fontaine d’où tout ce qu’on y trempait sortait doré, qu’elle appartenait au roi de Russie[71], qui nuit et jour la faisait garder, etc. Tout cela n’était rien, et je m’en serais amusé, mais ce qui devenait plus grave, car cela pouvait donner de fausses notions à Ahmadou sur la puissance de la France, et l’importance des musulmans en Europe, c’est quand il racontait la guerre de Crimée à sa manière, disant que les Turcs avaient ordonné aux Français et aux Anglais qui leur payent tribut de venir leur prêter main-forte et qu’ils avaient pris Moscou. Puis quand, plus tard, Ahmadou nous faisait attendre une audience, et que Samba N’diaye, notre intermédiaire obligé, faisait des observations, Chérif Mahmodou répondait : « Eh bien, Ahmadou, qu’est-ce que cela ? Quand les Français et les Anglais vont porter leur tribut à Stamboul, le sultan les fait attendre tout un jour, et souvent plus, avec leurs charges sur la tête. »
C’était, comme on le voit, un homme dangereux pour nous ; nous devions peut-être son inimitié à ce que tout d’abord j’avais mal accueilli ses merveilleuses histoires, et surtout à ce que je n’avais pas acheté sa protection par des cadeaux.
Sa figure, bronzée par le soleil, présentait un type arabe bien prononcé, avec le nez busqué en bec d’aigle et le regard très-perçant. Il portait de magnifiques cheveux noirs longs de plus d’un pied, luisants et fins, qui passaient sous son turban, disposé en pointe dans le genre des bonnets persans. Quant au reste du costume, il avait adopté les usages des noirs, à l’exception des pantoufles ou babouches dans lesquelles il mettait ses pieds et qu’il ne portait pas en savates. Il me parla quelquefois d’un blanc, nommé Abd-el-Kerim, qu’il avait vu à Djeïla : il ajoutait qu’il lui avait sauvé la vie en le faisant échapper ; mais, sans doute, comme une invitation, il me disait : C’était un bon garçon, il donnait beaucoup ; pour moi, il m’a donné plus de mille piastres.
Chérif Mahmodou, bien qu’écouté par le public, ne jouissait pas d’un grand crédit à Ségou. Grâce aux libéralités qu’Ahmadou se croyait obligé de faire à un chérif, il avait une fortune assez honnête, mais comme il ne donnait à personne, il ne se faisait pas beaucoup d’amis. Je ne tardai pas à savoir qu’à son arrivée dans le pays, il s’était fait fort de fabriquer des canons, et qu’El Hadj lui ayant fait fournir tout le cuivre qu’on avait pu ramasser, laiton, cuivre rouge et autres, il avait réussi la fonte, mais avait manqué la coulée, ce qui avait bien diminué son crédit aux yeux de tout le monde, et avait commencé à le faire passer pour hableur.
Du reste, pour notre part, nous n’eûmes pas directement à nous en plaindre, et il se comporta toujours très-poliment à notre égard. Il disait qu’il désirait venir à Saint-Louis, et sans doute il ne voulait pas s’y faire précéder par des inimitiés.
En somme, presque tous les hommes importants à un titre quelconque, ayant une position, vinrent nous saluer ; trois personnes seules s’en abstinrent avec affectation : Sidy Abdallah, Maure de Tichit, maître de langue arabe, qui devait, après avoir été notre plus cruel ennemi, devenir un de nos plus intimes amis ; Mohamadou Bobo, Peul du Fouta Djallon, ami intime d’Ahmadou, qui, bien qu’affectant des formes polies, resta notre ennemi, et Oulibo, Poul du Kaarta, chef de tous les Bambaras et des esclaves d’El Hadj, qui était, à vrai dire, le second chef de Ségou et dont nous n’eûmes jamais qu’à nous louer, surtout quand nos relations avec Ahmadou devinrent difficiles[72].
J’aurai, par la suite, l’occasion de parler de chacun de ces individus avec lesquels j’ai été en rapport, et qui jouent un rôle très-important dans la politique, car ils sont, en quelque sorte, les ministres d’Ahmadou, si tant est qu’un autocrate ait des ministres.
Le 29 février, je fis une seconde visite à Ahmadou, et, selon le désir qu’il en avait témoigné, je la lui fis annoncer par Samba N’diaye, qui lui dit que ce n’était qu’une visite de politesse. Dès cet instant, je commençai à voir qu’Ahmadou semblait reculer quand il s’agissait de traiter l’objet de ma mission.
Il y avait beaucoup de monde chez lui ; je fus fort questionné, et mon étonnement ne fut pas médiocre en m’entendant faire la question suivante :
« Est-ce que votre roi actuel vaut Napoléon ? » Ainsi, ce nom dont on ne peut évoquer le souvenir sans un mouvement d’orgueil, a devancé la civilisation, et a marché avec les bandes à demi-sauvages du Sénégal au Niger. J’avoue que j’étais stupéfait.
Un sujet de conversation qui intéressa vivement Ahmadou et tous les assistants, fut mon revolver. Le roi me demanda de le tirer ; j’envoyai les six balles à environ soixante pas dans un lit en bois, qu’elles traversèrent en brisant les bambous, et elles s’enfoncèrent profondément dans la muraille de terre ; Ahmadou, bien qu’il affecte en toute circonstance un grand calme, et veuille ne paraître s’émouvoir de rien, était un peu abasourdi. Il y avait bien à Ségou un revolver, mais c’était un revolver Colt à capsule ; il fallait le charger comme toute autre arme, tandis que mon Lefaucheux, avec ses petites cartouches en cuivre, lançant des balles aussi loin qu’un fusil ordinaire, leur semblait une chose impossible.
On parla aussi de nos habillements. Bien des gens qui avaient expliqué à Ahmadou comment s’habillaient les blancs à Sierra-Leone et à Saint-Louis, avaient été désappointés en nous voyant venir avec un costume plus que simple, et dont les broussailles avaient un peu délabré toutes les pièces. Heureusement nos laptots se chargèrent d’expliquer que nous avions laissé nos uniformes et les décrivirent. Mais il est probable que nous aurions gagné en considération si nous fussions arrivés mieux vêtus.
Un griot, nommé Diali Mahmady, qui avait été fort longtemps à Sierra-Leone, parlait des vêtements des Anglais, indiquant que leurs pantalons étaient collants. J’en portais, au contraire, un fort large ; Ahmadou ne manqua pas cette occasion de me dire qu’il préférait nos vêtements.
A la suite de cette entrevue, dans laquelle Ahmadou s’était informé de l’état de nos provisions de sucre et avait appris que nous n’en avions plus, il nous en envoya un pain de 4 kilogrammes[73], et une grande calebasse de beau miel rouge bien épuré et bouilli. Plus tard, je reçus deux énormes giraumons, et le 1er mars, le vieil Abdoul (frère d’El Hadj à la mode du pays) commença à nous fournir le beurre, que nous reçûmes toujours régulièrement et en abondance pendant notre long séjour. De plus, il nous donna un couple de pigeons et des poules.
Pensant à cette époque rester peu de temps à Ségou, je me hâtai de recueillir l’histoire d’El Hadj de la bouche des Talibés. Les premiers récits que j’obtins de Samba N’diaye, notre hôte, furent bien incomplets. Par la suite, tant dans les conversations que par des questions, je recueillis une série de faits que j’intercalai dans ce premier récit, de même que j’en éliminai tout ce qui n’était pas confirmé d’une manière positive. Je ne prétends pas donner ce récit comme une histoire d’El Hadj Omar, car je sais combien, notamment dans ses guerres avec nous, le vrai est souvent dénaturé. Mais je le donne comme la vie d’El Hadj telle qu’on la raconte à Ségou, telle que pendant des générations on se la racontera, amplifiant peut-être sur les détails, mais conservant le fond qui a la tournure qu’El Hadj a tenu à lui donner. Dans les événements dont Samba N’diaye a été le témoin, j’ai la conviction d’avoir eu la vérité quant aux faits ou aux paroles prononcées, surtout dans la partie relative à la conquête de Ségou. J’arrêterai ce récit aux événements qui s’étaient passés jusqu’à mon arrivée à Ségou, bien que ce ne soit guère qu’à la fin de mon séjour que je sois parvenu à débrouiller le vrai du faux au milieu du chaos dont on enveloppait les affaires du pays.
[68]Coutumes. On appelle ainsi les cadeaux qu’on est convenu par traité de payer à un chef avant de commercer avec lui.
[69]Fête musulmane (Tabaski) pour laquelle tout chef de famille qui en a le moyen tue un mouton.
[70]Fruit du Sterculia acuminata (Palisot), nommé généralement Kolat.
[71]Les noirs ne connaissent que le mot Roi. Chérif Mahmodou disait le Sultan.
[72]Parmi les visites que je reçus, je dois mentionner celle que me fit une princesse Massassi Mahmodou-Penda, fille de Makansiré, chef de Foutobi, chez lequel Raffenel avait logé et dont il se loue fort peu. Elle avait eu, lors de la conquête, le sort de presque toutes ses parentes et, devenue esclave d’El Hadj, elle était tombée au pouvoir d’un Talibé Toucouleur, d’un Torodo, qui en avait fait sa femme. Elle était devenue mère, et, grâce au privilége que la loi musulmane accorde aux esclaves mères par le fait de leur seigneur, elle vint demander sa liberté à El Hadj, faisant l’abandon de son enfant. Depuis cette époque elle habite Ségou, où, contrairement à ce que font en général ses parentes, elle tient une conduite qu’on dit régulière.
[73]Sucre de fabrique anglaise (d’après l’étiquette qu’il portait).
CHAPITRE XIV.
HISTOIRE D’EL HADJ OMAR.
El Hadj. — Sa naissance, sa jeunesse. — Son voyage à la Mecque. — Son retour à Ségou vers 1837 ou 1839. — Il s’établit dans le Fouta Djallon. — Son voyage sur les bords du Sénégal de 1846 à 1847. — Il rentre dans le Fouta Djallon. — Construit Dinguiray. — Prise de Labata, de Tamba, de Ménien. — Sa route vers le Bambouk et le Gadiaga. — Il entre dans le Kaarta. — Pille des Français. — Guerre dans le Kaarta.
El Hadj Omar est né dans le Fouta sénégalais, au village d’Aloar, vers 1797[74]. Sa famille appartenait à la classe des Torodos, qui sont les principaux chefs du Fouta, et parmi lesquels est toujours choisi l’almami[75].
Son père Seïdou, marabout fort instruit, l’éleva dès son jeune âge dans les principes de la religion de Mahomet, et les dispositions extraordinaires qu’il montrait dès lors, pouvaient faire présager ce qu’il serait un jour. Le fait suivant, qu’El Hadj se plaît à raconter, permet d’en juger :
« Une dispute s’était élevée entre mes parents et les habitants d’Aloar, au sujet d’une mosquée que mon père voulait construire dans sa maison pour ne pas être troublé dans ses prières. Les gens du village la lui rasèrent et on le battit, disant qu’il devait venir faire sa prière à la mosquée. Et comme il refusait, ses adversaires (les marabouts du village) le traduisirent en justice (saria) devant un marabout très-renommé, je l’accompagnai au village où devait se prononcer le jugement.
« Quand il eut entendu l’affaire, l’almami Yousouf[76] (le marabout en question) réfléchit, et, me prenant par la main, dit aux deux parties : « Que vous sert-il de disputer ? Restez en paix ; rentrez chez vous, et surtout, regardez bien cet enfant, car il vous commandera un jour. »
Cette histoire est-elle vraie ? Elle ne serait pas très-extraordinaire. « Que d’enfants à qui l’on a prédit un grand avenir dans leur jeunesse, parce qu’ils montraient un peu d’intelligence ! Mais ce qui est certain, c’est qu’avec la disposition des noirs à croire tout ce qui est surnaturel, il n’en faut pas davantage pour que par la suite bon nombre aient vu dans El Hadj un vrai prophète de Dieu, reconnu dès son enfance par un de leurs marabouts les plus vénérés.
El Hadj Omar était le quatrième des enfants de la première femme de son père. Il eut par la deuxième et dernière femme un autre frère nommé Alioun. Les trois premiers étaient Élimane Guédo[77], Alpha Ahmadou[78], Tierno Boubakar.
On sait combien le voyage de la Mecque à travers tout le Soudan est pénible pour les noirs[79]. Ils n’avancent que lentement, mendiant, s’arrêtant des mois entiers, souvent des années, à faire du commerce pour gagner de quoi continuer leur voyage, quand la générosité publique ne leur vient pas en aide. La plupart meurent avant d’arriver, beaucoup restent établis sur la route, ne se sentant pas le courage de revenir ni d’aller plus loin.
Il paraît cependant qu’El Hadj, bien qu’on ait peu de détails sur cette partie de sa vie, accomplit son voyage sans trop de difficultés, grâce à son instruction. Marabout instruit déjà par les leçons de son père, il n’eut jamais à souffrir de la misère, et dans quelques localités, aux libéralités qu’il recevait, comme dans le Haoussa, on joignait un autre bien : c’étaient des enfants d’un certain âge qui devaient l’accompagner dans sa pieuse mission, comme élèves et domestiques, suivant l’usage musulman.
On n’a pas non plus de notions bien certaines sur le temps qu’il passa à la Mecque, et lorsque j’interrogeais à ce sujet ses enfants ou neveux à Ségou, leurs réponses étaient toujours évasives, peut-être de parti pris et par défiance. Cependant, j’ai lieu de croire qu’il y passa un très-long temps et qu’il voyagea dans l’Égypte, car il est certain qu’il resta quelque temps au Caire et à Djeddah, et les récits de plusieurs personnes qui ont vécu dans son intimité, entre autres ceux de Samba N’diaye, m’ont donné à penser qu’il avait apprécié une civilisation plus avancée que celle de l’Afrique, puisqu’il répétait souvent que depuis le Sénégal jusqu’au Bornou, il n’y avait pas d’hommes, mais des bœufs et des moutons.
Toujours est-il que quand il eut séjourné à la Mecque, et qu’il prit la route de retour, il fut reçu dans le Bornou et le Haoussa avec les plus grands égards. Il prit femme dans chacun de ces pays, et eut trois enfants d’une femme du Bornou, qui le suivit et est aujourd’hui fixée à Dinguiray. Au Haoussa, El Hadj épousa une princesse de la famille royale qui resta dans son pays, mais dont il a eu Abibou, chef actuel de Dinguiray. Ahmadou est également le fils d’une femme de Haoussa ; il est le seul enfant de cette femme qui, aujourd’hui, est à Dinguiray.
Ahmadou, étant né au Haoussa en 1833 ou 1834, d’après l’âge qu’il se donne, on peut en conclure qu’à cette époque El Hadj était en route pour venir au Sénégal, il avait alors trente-six à trente-sept ans ; mais je le répète, il séjourna longtemps au Haoussa, assez longtemps même pour qu’on apprît au Sénégal, par des pèlerins qui rentraient dans leurs foyers, qu’il s’y trouvait, et qu’un de ses frères, Samba Ahmadou ou Alpha Ahmadou, partit au-devant de lui afin de le ramener.
Ce fut pendant ce séjour au Haoussa que, riche par le commerce qu’il faisait d’amulettes et d’objets sacrés rapportés de la Mecque, par les générosités royales des souverains de Bornou[80] et de Haoussa[81], il acquit ces esclaves qui furent ses premiers soldats, et qui aujourd’hui, bien que non affranchis, sont des chefs puissants, comme Dandangoura à Farabougou, Moustafa à Nioro, etc.
En voyant son frère, El Hadj Omar se décida à continuer son chemin ; il prit la route du Macina, la même que suivent toutes les caravanes, celle qu’a suivie le docteur Barth lorsqu’il se dirigeait sur Tombouctou, et, accompagné de toute sa smala de femmes, d’enfants et d’esclaves, il traversa le Macina et arriva dans le Ségou. Là des tribulations l’attendaient. Les Bambaras étaient idolâtres, et s’ils supportaient au milieu d’eux les Soninkés musulmans, ils en vivaient séparés, grâce à une tolérance réciproque et aux nombreux impôts qu’ils prélevaient sur des musulmans qui ne dédaignaient pas l’eau-de-vie de mil et même les alcools européens qui arrivaient quelquefois de la côte ; mais, si tolérants qu’ils fussent, les Bambaras, vrais maîtres du pays, repoussaient victorieusement l’islamisme, et avaient toujours résisté aux tentatives de conversion à main armée faites par le Macina. El Hadj Omar, qui partout suivait sa religion avec ferveur et exagération, ne tarda pas à être l’objet d’accusations, et on me dit même qu’il fut mis aux fers par le roi régnant Tiéfolo[82], qui, d’après mon estimation, devait régner de 1837 à 1839 ; El Hadj avait alors de quarante à quarante et un ans.
A cette époque venait d’arriver à Ségou le nommé Abdoul, Talibé du Fouta, que je retrouve sous le nom de frère d’El Hadj et de qui je tiens quelques-uns de ces renseignements. Il venait s’établir là et y fit long séjour, comme on le verra. Après un court emprisonnement, El Hadj fut relâché et continua sa route ; il remonta le cours du Niger, vint passer à Kankan, et de là à Bagareya[83].
De là il se rendit à Mamounian et Sarécoula[84], villages du Fouta Djallon, et alla voir l’almami du Fouta Djallon. Ce dernier le reçut parfaitement et vint l’accompagner à Fodé Agui, et de là à Diégunko, où il lui donna, sur la demande qu’il en fit, de vastes terrains pour y installer sa maison.
El Hadj Omar, en venant fonder sa colonie dans le Fouta Djallon et non dans son pays, nourrissait déjà des pensées ambitieuses. Sachant fort bien que nul n’est prophète en son village, il voulait utiliser ailleurs son expérience, ses richesses et sa science, décidé à ne reparaître chez lui qu’avec le prestige de la puissance. Aussi, pendant deux ans, il ne s’attache à Diégunko qu’à former des élèves ; de loin, dans le Fouta Djallon, les Talibés accourent auprès du pèlerin de la Mecque, qui ne se contente pas d’enseigner, de prêcher, mais qui utilise le fanatisme naissant pour s’enrichir ; il fait un commerce incessant de fusils, de poudre, avec Sierra-Leone et les comptoirs du Rio-Nunez et du Rio-Pongo. Les Talibés partent en caravane, ou vont à la rencontre des Diulas ; il achète, vend la poudre d’or qu’il tire du Bouré, arme ses Talibés, cultive, remplit ses greniers de mil, se fortifie, et mûr alors pour la grande œuvre qu’il médite, part à la tête de son monde, laissant sa maison, femmes et enfants derrière lui à la garde de ses fidèles esclaves.
Il avait déjà une véritable armée qui chaque jour se grossissait : il se disait inspiré. Il descendit ainsi des montagnes de Fouta Djallon, dans les plaines du Khabou, où il trouva des Soninkés musulmans. Cultivateurs, trafiquants, gens paisibles par-dessus tout, ils accueillirent bien le prophète, mais ne se laissèrent pas enrôler. Il franchit alors le Rio-Grande, qui fertilise de son cours ce beau pays si peu connu, et vint traverser, presque sans s’y arrêter, la Gambie, pour entrer dans le Sine, le Saloum, le Baol, et dans le Cayor. Dans ces différents pays, où dominent les races Yoloff et Serrère, c’est-à-dire les races les mieux douées de l’Afrique, il séjourna un peu de temps, et s’il ne fit pas grand nombre de prosélytes, il dut recevoir une assez grande quantité de présents.
Il entra ensuite dans le Oualo, où il trouva un assez grand nombre de marabouts et vint à Podor. Ce fut à cette époque qu’il eut une entrevue avec M. Caille[85], au village de Donnay, en 1846. Il annonçait alors des vues auxquelles le gouvernement ne pouvait qu’applaudir : c’était de pacifier le Sénégal, de rétablir l’harmonie entre les diverses races, le commerce et la sécurité dans tous les pays. Il reçut des cadeaux et alla passer quelque temps au village qui l’avait vu naître, à Aloar. Il passa ensuite à travers le Fouta et vint voir l’almami Mahmoudou, au village de Boumba, sa résidence ; il resta aussi quelques jours à Kobilo et retourna au Toro. Tout cela ne lui avait pas pris grand temps, puisque en 1847 nous le retrouvons à Bakel, où il passa quatre jours, très-bien reçu par M. Hecquart, commandant du poste, de 1846 à 1847. El Hadj était alors suivi d’une foule considérable de Talibés de tous pays. Chaque jour cette suite augmentait ; l’enthousiasme, le fanatisme aidant, c’était une véritable armée qu’il emmenait, ramassant à la fois des hommes et des présents[86]. Dans chaque village, on subvenait à tous ses besoins ; les chefs lui offraient des captifs, lui donnaient ou offraient leurs filles en mariage.
C’est à Bakel, me dit Samba N’diaye, qui fut présent à l’entrevue, qu’il quitta M. Hecquart dans les meilleurs termes, en annonçant qu’il reviendrait sous peu pour faire la guerre aux infidèles et soumettre tout le pays[87]. De Bakel il se dirigea sur le Bondou, par Samba Counté, Youpé et Dialloubé, où il rencontra l’almami Saada, père de l’almami actuel, Boubakar Saada (chevalier de la Légion d’honneur). Suivant quelques Talibés, l’almami Saada lui aurait alors promis son concours. Quoi qu’il en soit, El Hadj entra dans le Bambouk, vint à Courba, redescendit au Niocolo et prit la route du Fouta Djallon, par Tamqué et Labé (route du capitaine Lambert en 1860).
Il s’avança ainsi jusqu’à Kankalabé ; mais alors l’almami du Fouta Djallon, effrayé sans doute de sa force et de l’armée qui l’accompagnait, lui fit défendre d’entrer sur son territoire. El Hadj, sans l’écouter, retourna aussitôt à Diégunko, où il retrouva sa maison[88] en bon état. Il fit là un séjour de dix-huit mois sans être inquiété, instruisant et fanatisant ceux qui l’avaient suivi ; mais, inquiet de l’animosité que lui témoignait l’almami et de son voisinage, il alla s’établir à Dinguiray, sur la frontière du Fouta Djallon et du Diallonka Dougou.
Il construisit là une véritable forteresse, imprenable aux noirs, comme celles qu’il a plus tard fait construire à Koundian, à Nioro, etc., etc.
Dès ce moment, sa seule préoccupation est d’organiser son armée, et il ne cache plus du tout son intention de faire la guerre aux Keffirs.
Ce projet, hautement annoncé, lui amène encore des partisans de tous les coins du pays, non-seulement les fervents musulmans, qui espèrent ainsi gagner le paradis de Mahomet, mais aussi tous ceux (et ils sont nombreux en ce pays) qui, ne possédant rien, espèrent s’emparer d’une portion du butin et devenir ainsi riches sans travail.
C’est sur Tamba qu’El Hadj va concentrer ses vues.
Tamba était la capitale du Diallonka Dougou dont le Bouré était tributaire. Son roi passait pour le plus fort et le plus cruel de tous les noirs.
A l’exemple de Barka, le chef de Makhana[89], ou par suite d’une communauté d’idées horribles, lorsqu’il voyait par un beau jour d’été les vautours planer à une grande hauteur dans l’azur des cieux, il lui arrivait, sans crainte de celui qui plane encore plus haut, d’appeler son chef des captifs, et les lui montrant : « Il ne faut pas, disait-il, que les vautours de mon père manquent de nourriture, » et, séance tenante, il faisait tuer un captif qu’on leur abandonnait.
Le voisinage seul d’El Hadj et l’annonce de ses intentions étaient une menace pour l’autocrate de Tamba, et sans attendre l’attaque d’El Hadj, il leva son armée, et confiant dans le succès qui avait toujours couronné ses entreprises, alla attaquer Dinguiray. Mais déjà il était trop tard, les murailles de Dinguiray étaient trop épaisses, et il dut retourner chez lui après des pertes sérieuses.
Ce fut alors El Hadj qui songea à prendre l’offensive ; mais ses Talibés, bien que fanatisés, n’osaient pas aller se heurter à Tamba, qui avait soutenu dix attaques sans être sérieusement menacé[90].
Sentant, du reste, le besoin de débuter par un succès, afin d’inspirer la confiance à ses élèves, il tomba sur un petit village nommé Labata, dépendant de Tamba, et commandé par le nommé Guimba. En tout, El Hadj avait à peine sept cents fusils ; il emporta Guimba sans résistance, et alors, enhardi par la victoire, il n’hésita plus, et mit le siége devant Tamba, qu’il ne prit qu’au bout de six mois. Les premières attaques avaient été vaines et les Talibés voulaient reculer ; mais El Hadj, avec l’entêtement qui le caractérise, déclara qu’il ne bougerait pas. Il y avait dans Tamba plus de trois mille fusils, et le siége traînait en longueur, lorsque Bandiougou, chef de Ménien[91], vint du village de Goufoudé avec une armée pour secourir le village assiégé. Les gens de Tamba les voyant arriver, firent une sortie, mais déjà l’armée de Ménien, incapable de résister en rase campagne aux Talibés, était en déroute ; on se retourna sur les gens de Tamba et on occupa une partie du village, qui fut pris la même nuit.
El Hadj, après le partage du butin et le massacre des prisonniers[92], rentra à Dinguiray. Son armée se grossit immédiatement dans des proportions colossales, car le bruit de cette victoire et du massacre qui la suivit, se répandit rapidement, et tous les hommes aventureux n’hésitèrent plus à se ranger sous les ordres d’un tel chef.
Après une victoire aussi éclatante, El Hadj se reposa un peu : il en attendait l’effet. Néanmoins, un an ne s’était pas écoulé qu’il reprenait l’offensive sur le Ménien ; il emporta Goufoudé, coupa la tête à son chef et à tous les hommes, établissant ainsi la terreur qui a été partout son système.
Ces deux victoires l’avaient mis en possession des trésors d’or accumulés par les chefs de ces pays ; mais elles eurent un autre résultat : ce fut d’amener la soumission du Bouré, qui lui envoya payer le tribut. Dès lors, si la soif des richesses eût été son unique pensée, il pouvait se reposer ; les mines lui eussent fourni amplement tout ce qu’il eût pu désirer et davantage. Mais tel n’était pas son but ; il affectait même, par la simplicité de sa mise et sa générosité, de ne faire que peu de cas de tout cet or, dont il disait ne vouloir que comme d’un moyen de continuer son œuvre. En effet, après quelques mois de repos, il descend le long des bords du Sénégal, le traverse à Tamba, parcourt un pays presque désert, où son armée ne vit que de gibier, qui y foisonne et du couscous qu’elle a emporté.
Ses coups sont alors très-rapides ; il a affaire à des villages incapables d’une grande résistance : Soulou, Santankoto et Khakhadian (trois villages riches en or), tombent les premiers entre ses mains. Il se dirige alors sur Koundian, dont le chef vient faire sa soumission[93]. Tournant alors les montagnes, il revient au cœur du Bambouk, à Baroumba et à Dialafara, où il pose son quartier général, pendant qu’une armée, sous les ordres de Mahmady Dian[94], va ravager le Diébédougou (province du Bambouk) et rase les deux villages de Elimalo et Keniéko.
Alors El Hadj quitte Dialafara et se dirige vers le Gadiaga, en passant par Diokhéba, Sirmana et Farabannah, où il n’éprouve qu’une résistance médiocre, et où de nouveau il s’installe, pendant qu’une de ses armées (car l’affluence de partisans est telle qu’il divise ses forces) va attaquer Makhana et Solou[95].
Ce fut pendant ce séjour à Farabannah, que les traitants musulmans de Bakel, qui comptaient de nombreux comptoirs échelonnés dans les villages du fleuve, effrayés pour leur commerce, lui envoyèrent une députation, pour connaître ses intentions à leur égard, et au besoin traiter avec lui. Quelques-uns se rendirent eux-mêmes[96] auprès d’El Hadj ; il les reçut d’une façon toute bienveillante, et leur affirma qu’ils n’avaient rien à craindre de lui, qu’il n’avait affaire qu’aux infidèles[97], et surtout aux Bambaras. Ils rentrèrent alors chez eux, et l’armée conquérante continua à se grossir. Ce fut à ce moment que Samba N’diaye alla se joindre au prophète.
Les Bambaras, qui suivaient les mouvements d’El Hadj, ne voulurent pas attendre qu’on vînt les attaquer ; ils réunirent leur armée, et les Massassis vinrent camper à Kholou[98].
El Hadj avait quitté Farabannah et s’était dirigé sur Dramané ; de là, il avait campé à Moussala et à Bongourou, où il résidait depuis près d’un mois. Quand il fut prêt, il partagea son armée en deux parties, et, traversant avec l’une le fleuve à Bongourou, il envoya l’autre passer à Diakandapé, village situé entre Bongourou et Tambokané. El Hadj attaqua immédiatement, et les Bambaras, au plus fort du combat, furent pris entre deux feux et battus. Après cette affaire, on détruisit Soutoukhollé et Kholou. El Hadj resta dans ce dernier village huit jours, pendant lesquels le premier acte d’hostilité contre la France se produisit. Alpha Oumar Boïla, qui était venu du Fouta avec une armée se joindre à El Hadj, fut chargé (sur les instances des Toucouleurs, disent les Talibés à Ségou) de piller tous les traitants de Bakel à Médine, et il s’acquitta de sa mission en vrai Toucouleur. Du reste, il n’éprouva pas de résistance, et même, chose bien regrettable, il se trouva des traitants qui livrèrent volontairement les marchandises qui leur avaient été confiées par des négociants. Ce fut heureusement le petit nombre.
El Hadj, après ce pillage, se rendit à Koniakary, où il entra sans résistance ; dès ce moment, on fuyait devant lui[99].
Pendant qu’il y séjournait, un traitant de Bakel, N’diaye Sour, connu par son brillant courage, alla le trouver et lui demanda hardiment pourquoi il avait faussé la parole qu’il avait donnée aux traitants.
El Hadj répondit que c’était parce qu’un traitant, nommé Samba Sarracolet, avait cherché à lui faire du mal en vendant de la poudre et des fusils aux Bambaras, au moment où il était en guerre avec eux.
Comme on le voit, dès ce moment El Hadj professait cette maxime : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Du reste, il est probable que ce fait, quoique vrai, n’était qu’un prétexte ; d’autres personnes m’ont dit qu’El Hadj, qui avait besoin des Toucouleurs, ennemis de la France en ce moment, et pillards avant tout, avait dû céder à leurs obsessions ; d’autres, enfin, qu’il avait voulu se venger par là d’un refus qu’avait fait le gouverneur du Sénégal, M. Protet, de lui laisser acheter à Bakel de grandes quantités de poudre et de fusils.
Quoi qu’il en soit, dès ce moment, la guerre était déclarée entre la France et El Hadj.
Sans s’arrêter longtemps à Koniakary, El Hadj se dirigea vers le Diafounou, pays de Soninkés et Bambaras, soumis au joug des Massassis : il n’y trouva pas de résistance. Élimané tomba sous ses coups, et peu après ce fut le tour de Médina. Ce village était commandé par un Massassi nommé Mana, fils de Samba Bilé, qui tomba en son pouvoir et qu’il fit tuer suivant son habitude.
Ce fut là, je crois, que Oulibo Poul, d’une grande famille du Kaarta et allié aux Massassis, vint se rendre et demanda la place de chef des sofas, de sorte que, quoique libre, il prenait un poste d’esclave. Ce fait, bien commun en Afrique, montre assez combien les races africaines ont peu le sentiment de la dignité personnelle ; j’en aurais bien d’autres à ajouter à l’appui de cette assertion.
A cette époque, l’empire d’El Hadj sur l’esprit des noirs prenait une puissance incroyable ; chaque jour son armée se grossissait des contingents du Fouta, et, disons-le aussi à regret, de nègres français, d’hommes de Saint-Louis, traitants, maçons ou autres, conduits, les uns par le fanatisme, les autres par ce défaut qui est le plus grand obstacle à la civilisation de l’Afrique : l’horreur du travail et le désir de s’y soustraire.
[74]En juillet 1864, ses parents, à Ségou, lui donnaient soixante-neuf ans ; c’étaient des marabouts ; il y a donc lieu de compter ces années comme années musulmanes et de retrancher deux ans, ce qui fait environ soixante-sept ans.
[75]L’almami est le chef de cette république du Fouta. C’est à la fois un chef religieux et militaire. Son pouvoir est très-limité.
[76]Almami Yousouf était le grand-père d’Alpha Oumar Boïla, l’un des généraux les plus remarquables d’El Hadj Omar et au mérite duquel, ainsi qu’à son courage et à son influence sur les Talibés du Fouta, ce dernier a dû une grande partie de ses succès.
[77]Élimane Guédo (Élimane est un titre en religion comme Tierno et Alpha), vivants aujourd’hui encore à Dinguiray.
[78]Alpha Ahmadou et Tierno Boubakar, tous deux vivants à Nioro, où ils m’ont fait bon accueil à mon retour.
[79]Ce voyage est souvent impossible, comme par exemple au moment où je me trouvais à Ségou. Les Maures eux-mêmes n’obtenaient pas d’Ahmadou la permission de franchir son territoire ; il les enrôlait dans ses armées pour l’aider dans sa guerre, disant, du reste, que, avant longtemps, ce ne serait plus à la Mecque qu’on irait faire le pèlerinage, mais bien à Ségou-Sikoro. Ceci peut donner la mesure de son fanatisme et de sa croyance en lui-même.
[80]Mohamed el Kanemi, au Bornou.
[81]Mohamed Bello, roi de Haoussa.
[82]Tiéfolo, le deuxième des fils de Mansong qui régnèrent.
[83]De Kankan à Bagareya, route de caravane indiquée sur la carte, passant à Saréya. (Route de Caillé.)
[84]Je n’ai pu voir la position exacte de ces villages, dont le deuxième pourrait bien être Sarébowal. (Voyez la carte.)
[85]M. Caille était alors gouverneur par intérim du Sénégal.
[86]Les traitants de Podor lui firent des cadeaux d’une richesse incroyable ; c’était à qui serait le plus généreux, et on cite des traitants qui donnèrent plus d’une balle de guinée (1000 francs).
[87]Le Gadiaga, le Guoy, causaient alors des difficultés continuelles à notre politique.
[88]Maison, tata, fortifications ; ainsi on dit Maison d’El Hadj, pour tout village où il s’est installé une case fortifiée où il a une partie de sa famille, ne fût-ce qu’une femme, comme à Koundian.
[89]Ce trait est raconté par les noirs de tout le Sénégal, qui accusent ce Barka d’avoir fait piler un enfant vivant par sa propre mère dans un pilon à couscous pour en faire une amulette. Il est inutile de dire qu’on n’entend plus parler de pareilles horreurs sur les bords du Sénégal.
[90]Les Bambaras du Kaarta étaient venus trois fois l’attaquer en vain.
[91]Ménien, pays dont le chef-lieu est Goufoudé, au N. E. de Dinguiray, à petite distance.
[92]Fali, que je retrouve à Ségou chef des sofas d’Ahmadou, était fils du chef de Tamba ; son père avait été tué par El Hadj, et lui, donné enfant à Ahmadou, il le servait ; mais, bien que dans un rang élevé, il conservait sa haine pour son maître, et ses manières étaient loin d’être affectueuses. Il semblait qu’il dît en lui-même : « Je te sers pour ne pas avoir le cou coupé. »
Sontoukou le griot, esclave et ami d’Ahmadou, était le fils du griot du roi de Tamba, qui partagea le sort de son maître ainsi que tous les hommes adultes.
[93]Ceux qui se soumettaient étaient épargnés, mais ils devaient fournir un contingent d’armée, payer des impôts, etc. ; en un mot, le moins qui pouvait leur arriver était d’être ruinés.
[94]Ce fut le premier de ses chefs d’armée. Il est mort de maladie au siége de Médine, en 1857.
[95]Villages riverains du Sénégal.
[96]On cite parmi ceux qui se rendirent auprès de lui : Jacques, Samba-Niakanate, Nafa, frère de N’diaye Sour (traitant important à Bakel), Koté-Tiam, Sambou Talibé, Gora Fagnian.
[97]La plupart des traitants sont musulmans et savent lire et écrire l’arabe.
[98]Massassis, famille princière du Kaarta. — Kholou, sur la rive droite du Sénégal.
[99]Peu après ce pillage, El Hadj envoyait, dit l’Annuaire du Sénégal, à Saint-Louis une lettre adressée aux habitants musulmans pour chercher à les séparer de nous. Et, de fait, il avait de chauds partisans dans Saint-Louis même. Il terminait ainsi cette épître adroite et perfide : « Maintenant, je me sers de la force et je ne cesserai que quand la paix me sera demandée par votre tyran (le gouverneur), qui devra se soumettre à moi, selon les paroles de notre maître : Fais la guerre aux gens qui ne croient ni en Dieu, ni au jugement dernier, ou qui ne se conforment pas aux ordres de Dieu et de son prophète au sujet des choses défendues, ou qui, ayant reçu une révélation (les juifs et les chrétiens), ne suivent pas la vraie religion, jusqu’à ce qu’ils payent la Djezia (tribut religieux) par force et qu’ils soient humiliés.
« Quant à vous, enfants de N’dar (Saint-Louis), Dieu vous défend de vous réunir à eux ; il vous a déclaré que celui qui se réunira à eux est un infidèle comme eux en disant : Vous ne vivrez pas pêle-mêle avec les juifs et les chrétiens ; celui qui le fera est un juif ou un chrétien comme eux. Salut. »
Il envoyait en même temps, ajoute l’Annuaire, l’ordre au Guoy, au Bondou et au Fouta de nous bloquer dans Bakel et Podor.
J’ai cette note en regard du récit fait à Ségou, pour bien faire apprécier le caractère politique d’El Hadj, disant à ses fidèles qu’il ne veut pas la guerre avec les blancs, afin de pouvoir en rejeter les conséquences en cas de défaite, ce qu’il a fait.
CHAPITRE XV.
El Hadj, maître du Kaarta. — Les Massassis sont détruits ou soumis. — Guerre contre les Djawaras. — Première hostilité du Macina. — El Hadj prend Diangounté. — Lettre à Toroco-Mari, roi de Ségou. — Tierno-Abdoul. — Mort de Toroco-Mari. — Ali, roi de Ségou. — El Hadj retourne sur les bords du Sénégal. — Guerre de Médine. — Délivrance du poste. — El Hadj fuit vers Koundian. — Passage du Galamagui. — Séjour à Koundian. — Conquête des pays Malinkés. — El Hadj retourne au Bondou, au Fouta. — Il expédie à Nioro les canons pris à Ndioum. — Séjour difficile au Fouta. — Il quitte le Fouta. — Attaque du Pilote par Sirey Adama. — El Hadj à Nioro. — El Hadj à Marcoïa.
Dès lors rien ne pouvait plus résister à El Hadj ; tous étaient entraînés dans le tourbillon de la conquête, et ceux qui auraient voulu résister se trouvaient à la tête d’esclaves démoralisés pour résister à des hommes libres et fanatiques. Aussi les Massassis tombaient comme les épis sous la faux du moissonneur. Vainement ils fuyaient ; à chaque station, ils étaient suivis par l’armée du conquérant, qui, sans leur laisser le temps de se reconnaître, les forçait à s’éloigner encore. De Médina, El Hadj vint à Fanga dans le Guidi-Oumé ; il y resta deux ou trois mois et passa à Khoré, Diakha, Goumouké, Bidadj, Simbi et Kharkharo. C’est alors qu’effrayé sérieusement, le Kaarta comprit que pour ne pas périr il fallait se rendre. Mahmady Kandia le roi du Kaarta et chef des Massassis, Karounka, chef des Djawaras, Noue et Sambouné, chefs des Pouls du Kaarta et du Bakhounou, et Maoundé, chef des Bambaras Kagorotas[100], vinrent ensemble faire leur soumission. El Hadj les accueillit et prit de suite la route de Nioro, capitale actuelle du Kaarta et résidence de Mahmady Kandia. En arrivant devant le tata, Mahmady s’en fit apporter les clefs et les remit à El Hadj, ni plus ni moins qu’on l’eût fait en Europe ; mais ce dernier les refusa, ce qui ne l’empêcha pas de s’installer chez Mahmady Kandia et de faire faire bonne garde par ses Talibés et sofas.
CARTE DU NIGER. entre KOULIKORO et SANSANDIG levée et dressée par E. MAGE Lieutenant de Vaisseau. 1867.
Gravé par Erhard 12 rue Duguay-Trouin.
(T. grande : p. gauche, p. droite)
Dès lors El Hadj semble s’être occupé d’organisation ; mais, peut-être à cause des vexations que la nouvelle loi apportait dans le pays, peut-être à cause de l’arbitraire et des pillages des Talibés, peut-être aussi par suite d’un plan conçu depuis longtemps, un mois et demi à peine après la soumission, le pays se leva en masse, assassinant tous les Talibés qui couraient le pays, et on vint mettre à la fois le siége devant Nioro où était El Hadj, et devant Kolomina où était campé Alpha Oumar Boïla avec une partie de l’armée.
Nioro était si étroitement gardé et par un cercle d’une telle épaisseur, que pendant quinze jours âme qui vive ne put sortir du village. On commençait à y souffrir ; alors les Talibés, craignant que les nombreux Bambaras du village qui étaient enfermés comme eux ne vinssent à trahir, formèrent un complot à l’insu d’El Hadj, qui, m’a-t-on affirmé, ne l’eût pas permis, et le lendemain matin au petit jour ils commencèrent le massacre des Bambaras. Plus de quatre cents furent assassinés sans défense, et Mahmady Kandia, ainsi que son griot, trouvèrent seuls un refuge dans les bras d’El Hadj.
Bien que le massacre eût été commencé à l’arme blanche, les coups de fusil s’en mêlèrent, et au premier coup de feu l’armée assiégeante, croyant à une sortie, prit la fuite, emmenant sur son passage hommes, femmes, enfants et bestiaux et se sauva jusqu’à Mbougoula (?)
El Hadj ne perdit pas de temps ; il fit sortir quinze cents Talibés et sofas sous le commandement d’Élimane Donaye (le chef de Donaye, village près de Podor, qui était venu se joindre à lui) et les envoya courir le pays et ramasser les traînards. Alpha Oumar, dégagé du même coup à Kolomina, tint aussi la campagne.
Cependant les Kaartans étaient allés de Mbougoula à Lakhamané ; on les y poursuivit, mais l’armée d’El Hadj, égarée par son guide, un Bambara nommé Daba, vint tomber sur Kandiari, village fortifié, où elle fut fort mal reçue ; non-seulement elle ne le prit pas, mais elle perdit cinq cents hommes. Les survivants se rallièrent et bloquèrent le village à distance, puis envoyèrent demander du renfort. El Hadj n’avait plus beaucoup de monde avec lui : il envoya huit cents hommes avec de la poudre ; mais à l’arrivée de ce renfort, l’armée, encore sous le coup de sa défaite, n’osa pas recommencer l’attaque. On resta en présence du village pendant sept à huit jours. Alors une armée de Bambaras vint à son tour compliquer la situation. Ils attaquèrent les Talibés, qui les repoussèrent, d’abord, mais ne purent cependant empêcher la plus grande partie d’entrer dans le village.
Trois jours après cet événement, au beau milieu de la nuit, le village entier, profitant des ténèbres, s’enfuyait. On poursuivit les fuyards, on fit quelques prisonniers, mais le gros échappa, et l’armée, après avoir détruit le village, rentra à Nioro. Pendant les quelques mois qui suivirent, El Hadj se borna à repousser les razzias qui venaient l’inquiéter et à faire piller lui-même par ses troupes.
Les vivres manquaient à Nioro ; les captifs n’y avaient plus de valeur, on en vendait jusqu’à quatre et cinq pour avoir un bœuf. Si quelqu’un abandonnait son cheval, les Bambaras le découpaient et il n’en retrouvait même pas le squelette ; le mil était fini : il fallait sortir de cette position. El Hadj se mit lui-même à la tête de toutes ses forces et alla chercher les Massassis à Lakhamané. Ils n’essayèrent pas de résister et s’enfuirent à Kharéga. El Hadj, sans prendre un instant de repos, les y suivit par une marche forcée et en fit un grand massacre. Ceux qui échappèrent passèrent le Bakhoy et s’enfuirent, qui au Foula Dougou, qui à Ségou, qui, enfin, sur les bords du Sénégal ou au Bondou. Quant aux captifs on en ramassa un si grand nombre qu’on ne savait plus qu’en faire. Chaque Talibé pour sa part en avait dix ou douze après le partage.
Cette fois c’en était fait de la puissance des Massassis. Ils n’avaient jamais été aimés dans le pays, où leur joug de fer pesait durement, ainsi que l’a constaté par lui-même notre compatriote Raffenel ; maintenant ils n’étaient plus craints. Les Bambaras se résignèrent facilement à obéir à leur nouveau maître. El Hadj passa alors à Sakhola, où il resta trois mois, puis à Farabougou, à Guémoukoura, et il revint à Nioro où il séjourna quatre mois, faisant construire, sous la direction de Samba N’diaye, le tata en pierre, sa maison, et commençant là, comme à Dinguiray, à entasser les trésors des vaincus.
Cependant le pays était loin d’être tranquille. Les Djawaras, qui de tout temps ont formé dans le Kaarta une bande indépendante et en hostilité presque permanente avec le roi, ne virent pas plutôt El Hadj maître, qu’ils voulurent continuer leur rôle et débutèrent par enlever les bœufs de Nioro. El Hadj prépara son armée, leur fit dire de venir se rendre, et sur leur refus alla les attaquer à Diabigué ; il n’y eut pas de résistance, et dans une journée Siracorot Seÿ, Guiné-Makambougou, Kodiation, Dinetié, Touroungoumbé, en un mot, tous les villages du Kingui qui étaient habités par les Djawaras furent livrés aux flammes. El Hadj entra alors à Ménéméno où il demeura quelques jours, et, apprenant que les Djawaras avaient trouvé un refuge chez Maoundé, chef de Bassakha (Bakhounou), il alla détruire ce village pendant que Alpha Oumar s’attaquait successivement à Diongoye et à Koli (Bakhounou).
Ce fut à ce moment qu’on apprit qu’une armée arrivait du Macina à travers le Bakhounou. Quel motif pouvait la pousser à venir si loin de son territoire au devant d’El Hadj ? C’est ce que je n’ai pu bien éclaircir. Il y aurait bien une explication, ce serait d’admettre qu’alors le Macina exerçait sur le Ségou une grande influence, une espèce de protection, et que voyant cet État menacé par El Hadj, il avait voulu défendre contre ce dernier une proie qu’il convoitait pour son propre compte depuis près d’un siècle.
Toujours est-il que El Hadj envoya Alpha Oumar à la rencontre des Maciniens, et qu’il y eut à Kassakaré (Kaskaré) un combat meurtrier, après lequel l’armée du Macina décimée regagna ses foyers.
Alpha Oumar vainqueur rentra à Bassakha.
Voyant de nouveau les Djawaras se réunir à Diangounté, et comprenant que tant qu’il n’en serait pas venu à bout il n’aurait pas de repos, El Hadj alla les attaquer en personne. Il n’en trouva qu’un petit nombre, les autres ayant pris la fuite. Il emporta le village d’assaut, et après un court séjour revint à Guémou-Koura (le nouveau Guémou), laissant Abdoulaye Haoussa avec quinze cents Talibés pour reconstruire le village dans l’état où je l’ai trouvé.
Toutes ces victoires remportées facilement par El Hadj ne pouvaient lui faire perdre de vue qu’en prenant Diangounté, il avait commis une agression contre le roi de Ségou, dont ce pays était tributaire ; et ici nous allons voir et juger sa politique. Apprenant que les Djawaras venaient de se réfugier sous la protection de Ségou, il envoya Mahmady Célaré, un de ses Talibés, trouver le roi de Ségou qui était alors Toroco-Mari ou Torocoro-Mari, pour lui dire qu’il n’avait rien à faire avec lui, qu’il n’en voulait qu’aux Djawaras, que c’étaient eux qu’il poursuivait, qu’il laissait quinze cents hommes à Diangounté, qu’il ne fallait pas chercher à leur faire du mal.
Torocoro-Mari reçut bien l’envoyé d’El Hadj, et, en réponse à sa mission, renvoya avec des instructions secrètes Tierno-Abdoul (le même que je trouve à Ségou), qui était depuis longtemps dans le pays. Tierno-Abdoul alla trouver El Hadj ; après sa mission remplie il revint à Ségou, et là déclara qu’il quittait le pays ; il partit en effet avec toute sa maison rejoindre El Hadj, qui était alors dans le Fouta.
Quelques personnes pensent que la négociation de Tierno-Abdoul avait pour but d’assurer El Hadj du dévouement de Torocoro-Mari et de l’intention qu’il avait de se rendre ; le fait est peu probable ; ce qu’il y a de certain, c’est que, dès que Tierno-Abdoul eut quitté le pays, les chefs d’esclaves ou Kountiguis[101] se réunirent et, accusant Torocoro-Mari d’avoir voulu les livrer aux marabouts, ils lui coupèrent le cou et allèrent chercher Ali, son frère, pour le nommer roi, après lui avoir fait jurer qu’il ne les trahirait pas[102].
Comme on le voit, El Hadj affectait de présenter la violation du territoire de Diangounté, la prise de ce village et le massacre des chefs comme une suite de sa guerre avec les Djawaras, et se mettait en position, si le roi de Ségou vengeait cet outrage, de se dire à son tour attaqué par les Keffirs. Comme on le verra plus tard, il agit de même vis-à-vis du Macina.
En quittant Diangounté, El Hadj, maître non-seulement du Kaarta, mais des provinces limitrophes, le Bakhounou à l’Est et le Diangounté au Sud, maître aussi du Diafounou, du Kaniarémé et du Diombokho, alla placer une garnison à Guémoukoura, puis à Diala, chef-lieu du Diala Fara, où il plaça Souleyman Babaraqui (un de ses esclaves du Haoussa), avec cinq cents hommes, et où il laissa aussi Samba Diakhanate, maçon de Saint-Louis, pour bâtir son tata et sa maison.
De Diala il passa au Tomora, laissant des ordres pour construire le tata de Koniakary, et descendit à Sabouciré, sur les bords du Sénégal, décidé à en finir avec les Khassonkés, qui s’étaient alliés avec les blancs contre lui et avaient donné asile aux Massassis.
Nyamody, le chef du Logo, avait fui (avril 1857) ; Sabouciré ne fit aucune résistance ; tous les petits villages furent pillés ; le Natiaga était en fuite ou soumis ; restait Médine, Médine qui renfermait Sambala, roi du Khasso, et qui était protégé par les canons d’un fort français, construit depuis un an à peine (en septembre 1855).
El Hadj, enivré par la victoire, hésitait cependant à attaquer ; il voulait, en cas de l’insuccès qu’il semblait craindre, ne pas assumer la responsabilité d’une défaite, il voulait se faire forcer la main. Les Toucouleurs, poussés par leurs vieilles haines, fous d’orgueil de leurs victoires passées, le pressèrent ; il résista, mais mollement, et, quand ils se furent décidés à attaquer sans ordre et que repoussés ils revinrent vers lui à Sabouciré, il leur déclara que maintenant qu’ils avaient voulu commencer, il fallait en finir[103].
L’histoire du siége de Médine est une des pages les plus brillantes des fastes militaires au Sénégal ; c’est un de ces faits qui ne seront jamais assez connus, parce qu’ils se sont passés au Sénégal, pays qui semble exciter bien peu d’intérêt en France ; mais il n’en est pas moins vrai qu’on peut chercher dans l’histoire de France et dans les faits les plus mémorables des guerres d’Algérie, on trouvera autant d’héroïsme, mais plus, non, c’est impossible.
Pendant quatre mois, une poignée d’hommes, parmi lesquels les Européens étaient en petit nombre, commandés par Paul Holl, un mulâtre de Saint-Louis, y tint tête à une armée de vingt-trois mille hommes[104], car tel était à cette époque le chiffre de l’armée d’El Hadj.
Après avoir repoussé des assauts à l’arme blanche, au moment où, manquant de poudre, l’héroïque chef de la petite garnison calculait déjà l’instant où il ne lui resterait plus qu’à se faire sauter, le gouverneur, le lieutenant-colonel Faidherbe, par des prodiges d’énergie et le dévouement de la marine, parvenait, grâce à une crue inespérée, à remonter à Khay, et, débarquant à la tête d’une poignée de laptots, après avoir canonné l’armée d’El Hadj, qui fit une belle résistance, délivrait le fort entouré d’une ceinture de cadavres qui témoignaient assez de son énergique défense. On poursuivit les fuyards jusqu’au Félou ; mais, avec si peu de forces, il n’eût pas été prudent d’aller plus loin, et l’armée d’El Hadj, fortement éprouvée par ce débarquement, alla retrouver son maître à Sabouciré.
L’étoile d’El Hadj commençait à pâlir, et cependant, avant de s’éteindre, elle devait briller d’un bien vif éclat. Nous sommes arrivés au mois de juillet 1857[105].
Lorsque l’armée fut arrivée à Sabouciré (Logo), annonçant à El Hadj que les sakhars (bateaux à vapeur) venaient et qu’il n’y avait plus moyen de résister, le marabout leur répondit : « Eh bien ! vous l’avez voulu, vous êtes allés attaquer les blancs, et les voilà qui vous chassent. Cependant je n’avais pas affaire à eux ; je n’ai affaire qu’aux Bambaras et aux noirs Keffirs. Vous fuyez ; eh bien, moi, je ne fuirai pas, et si les blancs viennent jusqu’ici, ils me trouveront. »
Mais, au bout de quelques jours, la famine se mit de la partie, et quand on entendit raconter que tous les bateaux à vapeur étaient allés à Saint-Louis chercher des troupes, la désertion des Toucouleurs commença à s’opérer dans de larges proportions. Bientôt El Hadj s’en aperçut : les chefs de l’armée vinrent le trouver ; alors il les rassembla et leur demanda ce que signifiait cette désertion. « Nous mourons de faim, El Hadj. » Telle fut la réponse, et quand il demanda l’avis des chefs, ils le supplièrent de monter sur les montagnes et d’entrer dans le Bambouk ; c’était à la fois le moyen de se ravitailler et de fuir le gouverneur. Vingt jours s’étaient écoulés depuis la prise de Médine ; El Hadj compta l’armée, réduite à sept mille hommes, et partit pour Dinguira (Natiaga), lançant comme dernière forfanterie qu’il ne fuyait pas, mais qu’il allait chercher des vivres et que si on le cherchait, il serait facile de le trouver[106].
Il passa une nuit à Dinguira, et, s’enfonçant dans la montagne, arriva à Courba[107] (Bambouk) et prit la route de Koundian ; mais, avant d’y arriver, il fallait passer le Galamagui, dont les eaux étaient en ce moment grossies. Ce passage lui coûta plusieurs centaines d’hommes et d’animaux, qui, entraînés par le courant, se brisèrent sur les roches ou se noyèrent.
A l’approche d’El Hadj, tout le monde fuyait ; le chef de Koudian, Coura, le même qui s’était rendu quelques années auparavant, ne se sentant pas sans doute la conscience en repos quant à l’observance de la religion musulmane, prit la route du Sud avec tout son monde et alla chercher dans les montagnes un abri plus sûr.
En entrant à Koudian, El Hadj y trouva des provisions de mil très-abondantes ; quelques razzias lui fournirent des bestiaux, et il s’installa dans ce lieu[108].
Pendant cinq mois et dix jours, il n’eut qu’une occupation, faire construire, sous la direction de Samba N’diaye, le redoutable tata que nous avons vu à notre passage. On raconte à ce sujet que, manquant de bras, il demanda aux Talibés de porter des pierres de la montagne, et que ceux-ci ayant refusé, il donna lui-même l’exemple en portant une pierre sur sa tête.
Pendant ce séjour de cinq mois, il détacha deux armées, l’une de deux mille cinq cents hommes, commandée par Mahmady Sidy Yanké, et l’autre par Mahmodou Yoroba, pour ravager le Konkadougou et les provinces avoisinantes, dont il acquit ainsi tout l’or.
Lorsque ces travaux furent terminés (décembre 1857), El Hadj se remit en marche à travers le Diébédougou et alla camper à Yatera, village situé sur une montagne, puis à Diantintian, qui se rendit ; ensuite à Guibouria, dont les habitants prirent la fuite, ainsi que ceux de plusieurs petits villages. Il s’arrêta dix-sept jours pour faire démolir les villages des fugitifs ; il passa alors le Konkadougou et vint à Sekhokoto (visité par Pascal), puis à Khakhadia sur le Falémé, village qui se sauva et qu’il détruisit ; il passa cette rivière et campa à Toumboura (Bondou), qui se rendit.
De là, il alla à Goundiourou, où il assembla les Pouls Sissibés pour les exciter à se révolter contre leur almami[109] (Boubakar Saada), et, comme ils refusaient de faire la guerre, il leur ordonna de quitter le pays et d’aller à Nioro, ce à quoi ils consentirent.
Il se rendit alors lui-même à Boulébané (Bondou) (15 avril 1858), pour les faire partir sous forte escorte, et, en même temps, il expédiait, sous le commandement de Samba N’diaye, les deux obusiers de 0m,12, abandonnés peu auparavant, à l’échauffourée de N’dioum, par le commandant de Bakel[110].
Pendant ce temps, le Fouta essayait de barrer le fleuve du Sénégal à Garli, et, au dire des Talibés, El Hadj laissait faire tout en disant à ses intimes qu’il ne croyait pas la chose possible[111].
De Boulébané, où il resta quelque temps, il passa à Samba Kholo, à Somsom Tata, à Borndé, et vint sur les bords du Sénégal, à Djawara, où il célébra le Cauri[112]. Il entra alors dans le Fouta central, annonçant l’intention de l’organiser, et vint se camper à Oréfondé, d’où il commença à envoyer ses émissaires dans tout le pays.
Il y resta jusqu’en avril 1859 ; il n’était pas content des gens du Fouta, mais, à cause des chefs de son armée, qui étaient Toucouleurs, il ne pouvait rien faire contre le Fouta, sans quoi il l’eût certainement brûlé de fond en comble.
A cette époque, Alpha Oumar Boïla, à Nioro, se battait contre les Maures de la tribu des El Bodel, tribu très-nombreuse et puissante, qu’il réduisit après de nombreuses razzias.
Pendant qu’il était dans le Fouta, El Hadj s’avança jusqu’à N’dioum, dans le Toro, mais il n’y resta pas, et, après l’avoir brûlé, commença à reculer, rappelé par la nouvelle de la révolte entière du Kaarta.
Il n’avait pas de temps à perdre ; aussi réunit-il tout le monde possible, emmenant hommes, femmes et enfants, la plupart malgré eux, et il remonta le cours du Sénégal ; il vint passer en vue de Bakel, où le commandant lui fit lancer des obus ; mais El Hadj défendit d’attaquer[113]. Il avait bien alors quarante mille personnes avec lui. Il avait célébré le Cauri à Djawara (mai 1859).
El Hadj alla passer le fleuve à Diaguila, et, remontant sur la rive droite, se rendit à Diougountouré et de là à Guémou (Guidimakha), où il donna ses ordres pour la construction d’un tata en pierres.
Pendant ce temps, une partie de l’armée avait continué à remonter le fleuve sur la rive gauche et, à Arondou, rejoignait un neveu d’El Hadj, Sirey Adama[114], qui, parti du Fouta, et marchant sur la rive des Maures, avait eu avec les Douaïch un combat à la hauteur de Djawara[115] ; de là, il était allé achever la destruction de Dramané et de tous les villages du Kaméra qui avaient tenté de se reconstruire, à l’exception de Lanel, qui avait toujours été dévoué à El Hadj et se rendit.
Les deux armées se rendirent à Arondou et attaquèrent le Pilote[116]. Voyant une corde qui attachait le bâtiment au rivage, tout le monde vint haler le navire à terre ; ils croyaient déjà le tenir quand tout d’un coup le canon tonna à mitraille et leur tua bien du monde. Ce fut le signal de la retraite. Après cette attaque, Sirey Adama alla à Guémou rejoindre El Hadj ; ce dernier lui donna le commandement du village et se rendit à Sollou, puis à Guidingollou (Guidimakha), à Sérénate, et revint à Khabou ; il longea en suite le fleuve jusqu’à Somonkidé, alla à Khollou (Khasso), et de là à Serro, où il laissa l’armée, pendant qu’il se dirigeait sur Koniakary avec six hommes. Il n’y passa qu’une nuit, revint à Serro prendre l’armée et entra dans le Diafounou. Il passa à Khérisingané, Komonwollou et à Tambakara, où il célébra la Tabaski (juillet 1859), et où il fit construire un tata, à la garde duquel il laissa son captif Sulman (Bambara du Kaarta) avec une garnison.
De là, il se rendit à Yaguiné, puis à Niogomera, dans le Guidioumé, d’où il alla à Nioro, par le Kaniarémé, en passant par Khodée, Krémis, Kéranné, Khorigné, Nioro-Tougouni, Kamandapé et Nioro.
Tous les Djawaras du Kingui s’étaient enfuis à la nouvelle de son arrivée et avaient été chercher un refuge à Ségou ; ils fuyaient l’orage. Mais El Hadj avait cette fois son plan bien arrêté : il avait déclaré qu’il ne tenterait plus rien contre les blancs, à moins qu’ils ne l’attaquassent, et qu’il n’avait affaire qu’aux Bambaras. C’est en effet contre eux que nous allons le voir agir.
Après un mois et demi de séjour à Nioro, il en sort avec son armée, suivi de la cohorte de femmes, d’enfants, de bœufs porteurs, ânes, etc., qui l’encombrent depuis le Fouta. Il traverse le Kingui à l’Est, passe Touroungoumbé et s’avance jusqu’à Bagoyna. Tous les révoltés fuyaient. Il revint sur ses pas jusqu’à Kouroutté, village alors désert. Il entra dans les broussailles, et, tournant Diangounté à l’Ouest, vint, en dix jours de marche, tomber à Marcoïa, capitale du Bélédougou[117] et centre actif d’où les révoltés du Kaarta dirigeaient leurs coups contre lui. Il y avait là une grande quantité de Pouls du Bakhounou, de Djawaras du Kaarta et de Massassis, qui, après s’être rendus et avoir suivi El Hadj au Fouta, s’étaient enfuis.
Le siége de Marcoïa ne fut pas long. El Hadj y avait amené les deux canons obusiers qui étaient en son pouvoir. Il tira quelques coups avec des boulets qu’il avait fait ramasser au siége de Médine et envoya un obus qui éclata au-dessus du village. La panique s’empara des Bambaras, qui dirent qu’El Hadj les fusillait sur terre et que le ciel les fusillait d’en haut. Un mouvement de terreur indicible s’empara d’eux ; El Hadj en profitant, lança son armée, et le village fut pris après un grand massacre. Le roi, entre autres, fut pris vivant et tué. On s’établit dans le village après l’avoir débarrassé des cadavres, qui furent abandonnés aux hyènes.
[100]On prétend que c’est Oulibo qui les engagea à se soumettre, en leur faisant un tableau effrayant des forces de son nouveau maître.
[101]Les Kountiguis, quoique esclaves, étaient investis de grands commandements territoriaux et militaires.
[102]On raconte à ce sujet un fait qui est en contradiction avec le caractère que Raffenel prête aux griots, dont il veut faire de nouveaux Blondel. Lorsqu’Abdoul quitta Ségou, le griot du roi le chargea de dire à El Hadj qu’il savait bien qu’avant peu il serait le vrai maître du pays, et que le jour où cela arriverait, il se souvînt du griot qui lui était tout dévoué.
Quand El Hadj, plus tard, se fut emparé de Ségou, ce griot s’enfuit d’abord chez le roi du Macina, Ahmadi-Ahmadou ; mais sa femme tomba aux mains d’El Hadj. Elle se réclama de Tierno-Abdoul, et elle fut très-bien traitée. Un peu plus tard, ce griot voyant El Hadj se soutenir malgré les attaques du Macina, vint le trouver ; il fut très-bien reçu, et, quand il eut chanté son nouveau maître, on lui donna une maison, des chevaux, des esclaves, et il fut installé dans l’intérieur même de Ségou-Sikoro. Quand, plus tard, El Hadj partit pour le Macina, le même griot, au lieu de le suivre, demanda à rester avec Ahmadou à Ségou, et tant que le pays fut tranquille, il ne bougea pas ; mais aux premiers symptômes de révolte, il servit d’espion aux Bambaras. Chaque jour, il tenait les chefs révoltés au courant de ce qu’on préparait à Ségou. Quand Sansandig fut révolté, il y envoyait des courriers, mais il en fit tant qu’il fut surpris ; on le surveilla ; il s’en aperçut et prit la fuite vers Bamakou ; mais Ahmadou, informé à temps, le fit poursuivre, et cette histoire finit comme toutes les autres, on lui coupa le cou.
[103]Le siége de Médine commença le 20 avril 1857.
[104]Ce chiffre de vingt-trois mille paraît exagéré ; il m’a été donné par Samfarba, qui s’y trouvait ; mais, d’après d’autres renseignements, je pense qu’il faudrait le réduire à quinze mille, beaucoup de Talibés ayant quitté El Hadj après la prise de Sabouciré pour retourner chez eux avec leur butin, qui étai considérable.
[105]La délivrance de Médine est du 18 juillet 1857.
[106]Je ne saurais trop répéter que ce récit renferme des inexactitudes volontaires, des oublis de tous genres ; c’est ainsi qu’il ne fait pas mention d’un beau combat livré par le gouverneur Faidherbe, à toute l’armée d’El Hadj et à un immense convoi qui arrivait du Fouta faire la jonction avec le marabout. Ce combat eut lieu cinq jours après la délivrance de Médine.
J’aurais pu rétablir ces faits, mais j’ai voulu laisser le récit tel qu’il m’a été fait par les Talibés ; tel quel, il contient des renseignements utiles.
[107]De Courba, El Hadj expédia Alpha Ousman (un de ses meilleurs généraux), avec une armée de mille cinq cents hommes pour ravager le Bambouk, le Ba Fing, le Gangaran, le Bagniaka Dougou, le Gadougou, le Nabou, en un mot tous les pays Malinkés non soumis. Une fois cette besogne faite, Alpha Ousman remonta au Birgo ; il y fonda Mourgoula, place forte, d’où il opéra sur le Foula Dougou, pendant le temps qu’El Hadj était dans le Fouta (1858).
[108]Ce fut à Koundian qu’El Hadj apprit que Somsom Tata, dans le Bondou, avait été enlevé par le gouverneur, ainsi que Kana Makhounou (Khasso, rive droite).
[109]Après la délivrance de Médine et l’affaire de Somsom Tata, le Bondou s’était soumis à Boubakar Saada ; le Logo et le Natiaga avaient été réoccupés par leurs chefs.
[110]N’dioum (Ferlo), dans le Bondou, était révolté. Boubakar Saada alla l’attaquer avec deux mille hommes ; il ne pouvait pas le prendre ; le commandant de Bakel alla le secourir avec deux obusiers et vingt hommes. L’armée ayant attaqué et commencé à brûler le village, trouva une grande résistance, se débanda, et M. Cornu, abandonné avec ses quelques hommes, fut forcé de prendre la fuite (novembre 1857).
[111]C’était par son ordre qu’on le faisait, mais c’est toujours la même tactique.
[112]Cauri, fête musulmane.
[113]Son armée avait déjà été repoussée quelques jours avant, à Matam, fort construit en 1857.
[114]Fils d’Adama, sœur d’El Hadj.
[115]En décembre 1859, me rendant à l’oasis du Tagant, j’ai visité ce champ de bataille, qui était encore couvert d’ossements. Les deux partis s’attribuent la victoire.
[116]Brick alors stationnaire à Arondou.
[117]Le Bélédougou, pays tributaire de Ségou, habité par les Bambaras Béléris, situé sur la rive gauche du Niger, de Bamakou à Yamina.
CHAPITRE XVI.
Séjour à Marcoïa. — Attaques des Bambaras. — On chasse les femmes. — Entrée dans le Fadougou. — Prise de Damfa. — Bataille en rase campagne. — Entrée à Yamina. — Prise de Diabal. — Prise d’Oïtala. — El Hadj entre à Sansandig, qui se rend. — Correspondance avec le roi du Macina. — Guerre et victoire d’El Hadj sur les armées réunies de Macina et Ségou. — El Hadj entre à Ségou-Sikoro.
Presque le même jour, à peu de distance, Alpha Ousman, que nous avons laissé à Mourgoula, réussissait, après une première attaque infructueuse, à s’emparer de Bangassi, capitale du Foula-Dougou, qu’il détruisait, et, apprenant que El Hadj était à Marcoïa, il laissait une petite garnison à Mourgoula et allait rejoindre son maître.
El Hadj resta cinq mois à Marcoïa ; il y était depuis peu de temps, lorsqu’il apprit par un Bakiri, nommé Tambo, la prise de Guémou[118] par les Français, et la mort de Sirey Adama. Ce Bakiri avait lui-même pris part à la lutte avec une bande de cavaliers qui avaient été chassés par les volontaires de Bakel.
El Hadj avait trouvé à Marcoïa une grande quantité de mil, mais il avait beaucoup de monde à nourrir. Aussi commença-t-on tout de suite à ravager le Bélédougou. Pendant ce temps, les Djawaras qui s’étaient réfugiés à Ségou y trouvèrent Ali, nommé depuis peu roi à la place de Toroco-Mari, assassiné par les captifs révoltés ; ils lui dirent que, s’il n’y prenait pas garde, El Hadj avant peu viendrait l’attaquer. Ali n’écouta pas d’abord, mais quand il vit le marabout maître de Marcoïa, il s’indigna de son audace et donna une armée à Karounka[119] et à ses Djawaras. Ils vinrent attaquer El Hadj, qui les repoussa, et ils rentrèrent à Ségou ; alors le Fadougou réunit une armée à laquelle vint se joindre tout le pays, à l’exception des Soninkés musulmans, avec lesquels El Hadj avait des intelligences.
Cette armée n’eut pas plus de succès que la première.
Cette fois, Ali s’effraya sérieusement, et il rassembla lui-même une armée qu’il confia à deux de ses Kountiguis, Bagui et Bonoto ; ils ne furent pas plus heureux et firent des pertes nombreuses.
Le temps s’écoulait et les vivres devenaient plus rares à Marcoïa ; on en manqua bientôt tout à fait. El Hadj rassembla les chefs et leur dit qu’il fallait sortir, que s’il se sauvait à Nioro tout le pays allait se lever et qu’ils succomberaient, qu’on prendrait leurs femmes et leurs enfants ; que, d’ailleurs, le Ségou était venu l’attaquer, et que Dieu lui commandait de faire la guerre aux Keffirs. Les chefs acceptèrent de faire la guerre avec le Ségou ; mais, au moment de rassembler l’armée, El Hadj déclara qu’il fallait abandonner toutes les femmes, qui étaient trop gênantes pour une pareille campagne, que lui-même donnerait l’exemple. Cette proposition souleva un orage indicible ; mais, après le premier mouvement, chacun réfléchit, un certain nombre consentirent, d’autres profitèrent du moment pour déserter un drapeau qu’ils servaient malgré eux et se frayèrent un chemin vers le Sénégal. Un grand nombre périt en route, mais là, comme à l’époque de la famine de Nioro, on vit revenir sur les bords du Sénégal des bandes d’individus, où femmes et enfants dominaient, véritables squelettes ambulants[120] qui n’avaient depuis un mois, quelquefois plus, que des herbes pour se nourrir.
Le sacrifice ordonné fut accompli, et l’armée se mit en marche, suivie d’une autre véritable armée de femmes qu’on chassait pour les maintenir à distance. Un grand nombre de ces malheureuses, qui ne suivaient qu’à peine, manquant de tout, furent ramassées par les Bambaras qui, rencontrant chez elles de plus beaux types que chez eux, en firent leurs femmes et leurs esclaves[121].
El Hadj alors se dirigea sur Séguébala (Saknabala) et entra à son tour dans le Fadougou, d’où on était venu l’attaquer. Ce fut à Marconnah, village de Soninkés musulmans, dans le Lambalaké, qu’il alla d’abord. Là, Barada Tunkara, chef de Toumboula, vint se rendre à lui ; El Hadj lui fit des cadeaux et le renvoya, lui disant de bien garder les Soninkés, qu’il mit tous entre ses mains.
El Hadj se rendit ensuite à Damfa, où il éprouva assez de résistance ; mais les canons ayant été mis en batterie, la panique, dès le deuxième coup, s’empara du village dont les habitants prirent la fuite par l’extrémité opposée à l’attaque ; on en fit un grand massacre, et le chef, nommé Dombé, pris vivant, fut décapité ; après cela, les fortifications furent rasées. Damfa était le chef-lieu du Damfari, et Dombé portait le titre de roi de ce pays.
El Hadj passa vingt-cinq jours à Damfa ; puis, apprenant que deux formidables armées arrivaient à sa rencontre, sous le commandement de Bagui et de Bonoto, renforcées de tous les Bambaras du Fadougou et des Djawaras, il sortit et passa entre les deux armées qui voulaient le prendre entre deux feux. Les armées se mirent à sa poursuite et l’attaquèrent le lendemain matin ; El Hadj était prêt, tandis que les Bambaras arrivaient débandés ; après une demi-heure de combat, ces derniers étaient en fuite dans toutes les directions ; on ne les poursuivit pas, et El Hadj, par une marche forcée, arriva le lendemain matin à Dioni. Sans s’y arrêter, et trouvant tous les villages déserts, il arriva à Yamina, que ses habitants venaient d’abandonner en grande partie. Il y entra et s’y installa aussitôt pour s’y défendre. Peu de jours après, il célébra le Cauri (avril 1860).
Tout d’abord il se trouva tranquille ; les habitants de la ville y rentrèrent peu à peu et se rendirent. El Hadj les accueillit bien puis, apprenant que le village de Diabal rassemblait une armée, il envoya Tierno Ousman pour le détruire, ce qui se fit sans grande difficulté. Les habitants se jetèrent dans le marigot qui porte le nom du village et un grand nombre s’y noyèrent.
El Hadj resta ainsi à Yamina quatre à cinq mois ; mais les vivres étant épuisés, il fallut songer à marcher en avant, et on alla occuper le village désert de Tamani, dont les habitants avaient fui, abandonnant toutes les provisions. Il laissait derrière lui, à Yamina, une forte garnison et les femmes qui avaient pu suivre.
Le Ségou en entier se prit alors de peur quand il vit qu’El Hadj en voulait au territoire de Ségou proprement dit (de Yamina à Sansandig sur les deux rives du fleuve). Les populations se soulevèrent en masse et vinrent se rassembler en armée à Oïtala, sous le commandement de Tata, fils d’Ali et premier prince de Ségou.
El Hadj, dès qu’il l’apprit, se disposa à les attaquer.
Quelques jours après, en effet, il était en marche avec l’armée et arrivait devant Oïtala, où plus de 15000 hommes d’armée étaient rassemblés ; à neuf heures du matin on attaqua, mais cette fois la fusillade des défenseurs fut tellement vive que les Talibés reculèrent, laissant près de 300 morts sur les remparts du village ; les canons furent abandonnés, et Samba N’diaye, en allant avec 30 Yoloffs les rechercher, eut 7 hommes blessés mortellement et 15 atteints plus ou moins gravement. Les roues étaient d’ailleurs cassées. El Hadj, à la vue de la retraite de ses compagnies démoralisées, s’approcha un peu du village et descendit s’asseoir au pied d’un arbre. On vint alors l’entourer : — « Où voulez-vous aller ? leur dit-il ; retourner à Nioro ? Ne savez-vous pas que vous périrez tous en route, de faim ou par les attaques de Ségou, qui vous poursuivra. Je vous le dis (m’bimi), il faut mourir ici ou vaincre. »
Ces paroles ranimèrent un peu les Talibés, mais il ne put les décider à retourner à l’attaque, et on cerna à peu près le village ; puis, ayant reconnu un petit village de forgerons abandonné, on y entra et, pendant cinq jours, on travailla à réparer les affûts des canons qui n’avaient pu tirer qu’un seul coup le jour de l’attaque. Le cinquième jour, El Hadj rouvrit le feu avec ses canons et, s’apercevant que la déroute était à l’intérieur du village par suite des éclats d’obus, il lança ses troupes à l’assaut, et à six heures et demie du matin le village fut pris. On fit un grand massacre ; Tata, le défenseur, fut tué ainsi que ses frères, et leurs mères, sœurs, femmes et griotes devinrent le butin d’El Hadj. On fit entrer les nombreux blessés dans le village et on s’y établit ; on enterra les morts et on se prépara à de nouvelles luttes[122].
Ce fut à ce moment qu’un marabout de Sansandig, nommé Koro Mama, écrivit à El Hadj de venir sans retard et d’entrer dans la ville qui se rendrait à lui. Koro Mama était le chef des Couma[123], qui fondèrent Sansandig et en furent longtemps les chefs ; qui l’étaient même probablement au moment du passage de Mongo Park. Depuis peu, le commandement était dévolu aux Cissey, autre famille soninké qui avait chèrement acheté cette faveur au roi de Ségou. Tous ces marchands, très-riches d’ailleurs, étaient musulmans, et, voyant un coreligionnaire aussi puissant que l’était à ce moment El Hadj, ils pensèrent sans doute qu’en se soumettant à lui ils auraient le bénéfice de la suppression d’impôts ; mais, bien loin d’atteindre ce but, dès qu’El Hadj fut entré chez eux, ils virent bien qu’ils n’avaient fait que changer de maître et, au lieu d’un maître éloigné, auquel une fois le tribut payé on ne doit plus rien, c’était un maître incessamment présent qu’ils s’étaient donné.
El Hadj, dès qu’il reçut la lettre de Koro Mama, se mit en marche ; c’était vingt-six jours après la prise d’Oïtala ; en trois jours on fut à Sansandig, qui ouvrit ses portes au marabout, au milieu du chant des griots et de toutes les fantasias imaginables.
El Hadj passa cinq mois dans les murs de Sansandig, organisant les impôts, supprimant à son profit ceux que percevait le chef de la ville, aussi bien que ceux qui autrefois étaient touchés par les différents chefs bambaras et le roi de Ségou.
Mais le Macina commençait à s’inquiéter et à se remuer ; soit que réellement le roi de ce pays eût accepté le rôle de protecteur, à la condition qu’Ali se ferait musulman, soit qu’il fût contrarié de voir que le Ségou qu’il avait longtemps convoité allait lui échapper, soit enfin rivalité de métier qui le poussait à regarder El Hadj comme un pauvre mendiant, disait-il, il écrivit à ce dernier, l’engageant dans son intérêt à abandonner le pays de Ségou, qui était sa propriété, puisque ce pays s’était rendu à lui, et qu’il l’avait converti à l’islamisme.
Ce fut un grand ennui pour El Hadj, mais il était trop adroit pour se donner l’apparence d’un tort ; aussi répondit-il à Ahmadi-Ahmadou, roi du Macina : « Je me suis battu avec le Ségou qui est venu m’attaquer ; je l’ai chassé depuis Marcoïa jusqu’ici ; je ne puis le laisser maintenant ; si tu veux le bien, voici ce que je te propose : Fais[124] ton armée, mettons-nous ensemble, comme deux bons musulmans, pour écraser les Keffirs, et alors nous partagerons le pays et ses dépouilles. »
Ahmadi-Ahmadou, en dépit des victoires d’El Hadj Omar, ne pouvait croire à sa force, et il regarda sa proposition comme une insulte ; il ne répondit qu’en lui envoyant l’ordre de sortir de Sansandig, au plus vite, lui disant que s’il n’obéissait pas on l’en chasserait par force, et, ce disant, il rassembla une armée de 8000 cavaliers et 6000 hommes à pied, tous armés de lances, à l’exception de 1000 fusiliers, sous le commandement de Balobo[125]. Cette armée vint camper à Koni[126] sur le bord du Niger.
Il n’était plus temps de parlementer, et cependant El Hadj envoya encore une lettre à Balobo pour lui dire que, s’il faisait un pas de plus sur le territoire de Ségou, lui, El Hadj, irait prendre Hamdallahi.
Pour toute réponse, Balobo envoya à Ségou-Sikoro 500 cavaliers pour prévenir Ali, dont l’armée vint se réunir à celle de Balobo, sur le bord du fleuve à Tayo, petit village en face même de Sansandig.
El Hadj ne bougea pas ; pendant deux mois on resta dans cette position. Cependant un jour, les pêcheurs des deux camps échangèrent, de leurs pirogues, quelques coups de fusil ; aussitôt les Talibés, croyant à une attaque, se précipitent dans le lit du fleuve, qui était guéable à ce moment : ils avaient de l’eau jusqu’aux aisselles et portaient leurs fusils et leur poudre sur la tête. Vainement El Hadj les fait rappeler ; l’armée est pleine d’ardeur ; elle a été depuis peu renforcée de contingents venus depuis Nioro au bruit des victoires. Avant que ses ordres, qu’il fait porter par ses chefs, envoyant sa sandale, son chapelet, son satala même en témoignage de la source d’où ils émanent, avant que ses ordres soient entendus, 500 hommes ont traversé le fleuve et sont tombés sur les Maciniens. Ceux-ci cèdent le terrain ; les Talibés s’engagent, et, lorsque les troupes du Macina reviennent sur eux, aucun n’échappe : ils sont, les uns après les autres, cloués à terre par les lances du Macina, que les cavaliers manient avec une adresse merveilleuse. Le lendemain, El Hadj ne pouvait plus contenir son armée, frémissante du désir de venger les victimes de la veille.
Il partagea cependant son monde en deux colonnes : l’une, commandée par Alpha Oumar Boïla, l’autre par Alpha Ousman. Pendant que le premier traversait à Sansandig même le fleuve, Alpha Ousman était allé le traverser à quelques lieues plus bas.
Aussi, lorsque les Maciniens, qui attendaient que l’armée d’Alpha Oumar fût passée pour l’attaquer, s’ébranlèrent, ils furent pris entre deux feux, et, au premier choc, se débandèrent, les Maciniens reprenant le chemin de leur pays de toute la vitesse de leurs chevaux et les Bambaras la route de Ségou-Sikoro.
El Hadj, pendant ce temps, était resté en prières dans Sansandig. Il fit camper ses deux colonnes victorieuses à Kragno[127], village abandonné, et, cinq jours après le combat, vint se mettre à leur tête, laissant une garnison de mille Talibés à Sansandig sous le commandement de Bakar Tako. Puis il demeura encore deux jours à Kragno.
Pendant ce temps d’arrêt, Alpha Oumar avait été avec une armée jusqu’à Sarrau, s’assurer que les Maciniens étaient bien en fuite. Lorsqu’il revint, El Hadj, rassuré de ce côté, s’avança jusqu’à Bamabougou. L’armée de Ségou, au lieu de se renfermer dans les murs, commit la faute si souvent répétée de sortir. Elle vint se former à Banancoro ; mais, dès qu’elle apprit qu’El Hadj approchait, elle ne se sentit pas le courage d’attendre et prit la fuite avant que le marabout fût en vue. Deux ou trois chefs seulement, dévoués à leur maître, allèrent à Ségou-Sikoro prévenir Ali qu’il n’avait plus d’armée et qu’il n’avait que le temps de fuir.
Il monta tout de suite à cheval et sortit par la porte de l’Ouest.
Le même jour, El Hadj entrait à Ségou-Sikoro à neuf heures et demie du matin, ne s’étant pas arrêté une minute depuis Bamabougou ; c’était un mois et deux jours avant le Cauri (le 10 mars 1861).
[118]La prise de Guémou, le 25 octobre 1859, est un des beaux faits d’armes accomplis au Sénégal : sur mille cinq cents hommes, volontaires compris, nous eûmes trente-neuf tués, dont un officier et quatre-vingt-dix-sept blessés, dont six officiers ; on tua deux cent cinquante hommes à l’ennemi et on fit mille cinq cents prisonniers.
[119]Karounka, chef des Djawaras, fut peu après surpris par une colonne dirigée par les espions d’El Hadj et tué après une énergique défense.
[120]Pour ma part, j’en recueillis quelques centaines à Makhana, en mai 1860.
[121]Plus tard, quand El Hadj fut vainqueur, il les fit restituer ; la plupart étaient enceintes des Bambaras, et on raconte que quelques-unes désertèrent pour retourner chez les Bambaras, ce qui ne nous étonne pas, car elles devaient y trouver plus de bien-être.
[122]La prise d’Oïtala passe à Ségou pour le combat le plus meurtrier qu’aient jamais vu les Talibés. Plus tard, sous le rapport des pertes de l’ennemi, on y a comparé la prise de Toghou, à laquelle j’assistais et dont je donne plus loin le récit.
[123]Grande famille soninké.
[124]Expression du pays comme quelques autres plus ou moins bizarres que j’emploie à dessein, afin de donner une idée du style nègre.
[125]Balobo était l’oncle d’Ahmadi-Ahmadou.
[126]Koni est aujourd’hui détruit. Je n’ai pu en savoir au juste la position, qui devait être à une dizaine de lieues en aval de Sansandig.
[127]Kragno ; d’autres prononcent Kérangou, Kérano, Kérango.
CHAPITRE XVII.
El Hadj à Ségou. — Il envoie à la recherche d’Ali. — Le Macina vient l’attaquer à Ségou. — Correspondance entre Ahmadi-Ahmadou et El Hadj. — El Hadj remet le commandement à Ahmadou, son fils, et part pour le Macina le 13 avril 1862. — Combat de Konihou. — Bataille de Saéwal. — Conduite héroïque d’Ahmadi-Ahmadou. — El Hadj entre à Hamdallahi. — Ahmadi-Ahmadou est fait prisonnier. — Sa mort. — Soumission du Macina. — Ali prisonnier. — El Hadj est maître du pays de Tombouctou au Sénégal. — Motifs qui lui ont facilité la conquête du Macina et coup d’œil sur le passé de cet État. — Ahmadou vient à Hamdallahi. — Projet de révolte découvert au Macina.
C’est le 10 mars 1861 qu’El Hadj Omar entrait en maître dans Ségou, prenant possession du palais et des trésors accumulés depuis des siècles par les divers rois qui s’étaient succédé dans ce pays. Les femmes et les enfants de la famille royale, leurs griots et leurs captifs étaient en son pouvoir.
Il s’occupa aussitôt de bâtir sa maison, c’est-à-dire de fortifier un réduit dans lequel se trouvèrent enfermés tous les magasins à or, à poudre, à étoffes, à sel, à cauris ou autres marchandises.
Peu à peu les différents chefs de captifs écrivirent ou plutôt firent écrire par des marabouts de l’intérieur qu’ils voulaient se rendre à El Hadj. Celui-ci les engagea à venir et les reçut très-bien ; dès lors tous se rallièrent, et moins de trois mois après son entrée à Ségou-Sikoro on comptait les quelques Kountiguis qui n’étaient pas soumis. Cet exemple, du reste, trouvait dans le Baninko des imitateurs, et bientôt on vint de tous côtés ; et depuis Tengrela jusqu’au désert, El Hadj put se dire le maître de ce vaste pays. El Hadj imposait à tous de se raser la tête, de ne plus boire de liqueurs fermentées, de faire le salam, de ne plus manger de chiens, de chevaux ni d’animaux morts de maladie ; il prenait des otages pour en faire des sofas ; puis, lorsque le pays fut bien soumis, il fit construire, toujours sous la direction de Samba N’diaye, les fortifications de la ville.
Tout était pour le mieux, mais Ali vivait encore, et El Hadj, qui avait pour principe de tuer tous ses ennemis, comprenait que tant que ce roi vivrait, il ne pouvait y avoir de sécurité pour lui.
Aussi, peu de jours après son entrée à Ségou, il avait expédié Alpha Oumar et sa colonne à la poursuite d’Ali dans le Baninko. On disait qu’Ali était alors à Touna, mais il fut prévenu, on ne le trouva pas et on rentra à Ségou. Cette fois, ce monarque détrôné, suivi de tous ceux qui avaient bien voulu lui rester fidèles, était allé chercher secours et refuge dans le Macina.
Dans ce pays, il y avait une grande animosité contre El Hadj, et le roi expédia tout de suite une armée avec l’ordre de reprendre Ségou-Sikoro. Cette armée était, dit-on, de plus de trente mille hommes, dont au moins dix mille cavaliers. Elle vint se camper dans les environs de Koghou, c’est-à-dire en vue de Ségou-Sikoro, où elle resta quatorze jours sans attaquer : le quinzième jour, quatre à cinq cents hommes d’El Hadj, qui étaient partis par l’intérieur, rencontrèrent un parti de Maciniens qui venaient d’enlever des bœufs et l’attaquèrent. Chaque jour, l’armée d’El Hadj sortait sous les murs de la ville, s’avançant quelquefois jusqu’à Soninkoura ; puis, quand venait le soir, les Maciniens reculaient jusqu’à Banancoro et El Hadj rentrait à Ségou. Cette fois encore, en entendant des coups de fusil, El Hadj voulut empêcher les Talibés de s’élancer ; mais sa patrouille, après avoir chassé le parti des Maciniens jusqu’à son camp, revenait chassée à son tour. L’armée d’El Hadj s’élança et fit reculer les Maciniens. Ceux-ci revinrent à la charge et le combat dura, avec des chances diverses, de deux heures de l’après-midi jusqu’à la nuit. Les Maciniens alors lâchèrent pied, et El Hadj ayant donné l’ordre de les poursuivre, l’armée presque entière se mit à leur poursuite, pendant deux jours, faisant un grand massacre des traînards. Ali, qui était là, et les chefs de l’armée, échappèrent avec les meilleures troupes. El Hadj rentra à Ségou, et apprenant qu’Ali était à Docou, près de Kouna dans le Macina, il envoya Mahmadi Sidy Yanké pour l’attaquer ; Ali se sauva encore et alla à Fomponna ; puis, de là, il rejoignit Ahmadi-Ahmadou, roi du Macina, qui le plaça à Konikou près de Poremane où Babolo tenait garnison à la tête de son armée.
Mais alors, soit que les Maciniens fussent intimidés par leur défaite, soit qu’une partie des marabouts se fût déclarée pour le nouveau prophète, soit qu’il leur répugnât de faire la guerre contre des musulmans en faveur de Keffirs, soit enfin par suite de dissensions intestines[128], il arriva que, sur la demande de plusieurs chefs, Ahmadi-Ahmadou envoya quelques hommes à El Hadj Omar, pour lui proposer de régler leur différend à l’amiable. « Il espérait, me dit Samba N’diaye, que El Hadj se contenterait du bien qu’il avait acquis et quitterait le pays qu’Ahmadi-Ahmadou eût pris alors, car Ali ne comptait plus pour rien. » Mais El Hadj répondit (et à ce moment tout le pays lui était soumis) qu’il ne pouvait accepter cette proposition, que le Macina était venu l’attaquer au Bakhounou depuis longtemps, qu’il était revenu l’attaquer à Sansandig, lui, bon musulman, suivant la loi et faisant la guerre aux Keffirs ; qu’alors il lui avait offert de se mettre ensemble et qu’il eût dans ce cas loyalement partagé le bénéfice de la victoire ; mais que Ahmadi-Ahmadou avait refusé, qu’il s’était mis contre lui avec les Keffirs, et que maintenant il voulait la paix. Cela n’est pas juste, ajoutait El Hadj. « Si tu veux venir en justice (saria), nous ferons prononcer un jugement par un bon marabout, et ce qu’il dira sera bien dit. »
Ahmadi-Ahmadou, petit-fils du fondateur du Macina, était dans son pays une espèce de prophète ; d’après la coutume de tous les États musulmans, il joignait l’autorité religieuse à l’autorité civile, et outre l’humiliation de traiter avec El Hadj, il ne pouvait le considérer comme un marabout aussi fort[129] que lui. Aussi sa réponse fut-elle provoquante au dernier point. « Si je t’ai demandé la paix, c’est que les gens de mon pays la désiraient ; quant à moi, j’ai toujours souhaité de me battre avec toi, et si tu ne viens pas m’attaquer, je marcherai contre toi. »
Tout cet échange de lettres ne se faisait pas avec une très-grande rapidité, bien qu’on ne compte que six jours de marche de Ségou-Sikoro à Hamdallahi ; le temps se passait, et près d’un an s’était écoulé depuis le jour où El Hadj avait pris possession de Ségou. Il rassembla tous les Bambaras, qui, depuis qu’ils s’étaient rendus, n’avaient pas tenté la moindre révolte, et il leur dit qu’il laissait son fils aîné, Ahmadou[130], pour les commander ; que, du reste, c’était à Ahmadou qu’appartenaient toutes ses richesses, tout ce que Dieu lui avait donné, et qu’il fallait lui obéir comme à lui-même. Tous promirent d’obéir. Du reste, depuis qu’il avait fait venir Ahmadou près de lui, El Hadj l’avait fait connaître de l’armée, disant qu’il lui donnait tous ses biens et ne se réservait que le commandement de l’armée. Et depuis ce temps, lorsqu’un chef ou quelqu’un des fils d’El Hadj venait lui demander un présent, un cheval, un captif, de l’or ou autre chose, le plus souvent le marabout le renvoyait à son fils aîné, qui, disait-on, avait la main plus serrée que son père. De là, violentes disputes entre Ahmadou et ses frères, surtout Mackiou, le second fils d’El Hadj, qui était aussi bouillant que son frère était calme, et aussi généreux, prodigue même que ce dernier était économe et parcimonieux.
El Hadj annonça le départ de l’armée, et dix jours après le cauri de 1862, c’est-à-dire le 13 avril, il quitta Ségou-Sikoro, et opérant avec l’activité que nous lui avons toujours vu déployer, il parvenait, la même année, à faire la fête de Tabaski[131] (fête des moutons) à Hamdallahi.
En quittant Ségou-Sikoro, El Hadj, suivi de ses fils Mackiou, Adi, Maï, Mountaga, de quelques enfants en bas âge et de quelques-uns de ses neveux, entre autres de Tidiani, fils d’Alpha Ahmadou, son frère, et de Seïdou Abi et Ibrahim Abi, fils de Tierno Boubakar, le plus jeune de ses frères aînés, alla camper près de Dougassou, village qu’il avait fait occuper par des Talibés, ainsi que Bamabougou, Koghé et les villages riverains, tels que Mbébala et Banancoro. Il y a près du village de Dougassou un lac nommé Déba ; ce fut là qu’il s’établit pour organiser son armée.
Il prit avec lui les meilleurs chefs : Alpha Oumar Boïla, Alpha Ousman, Mahmady Sidy Yanké, Mahmady Yoroba et nombre d’autres, tous morts aujourd’hui. Il réunit trente mille hommes, tant sofas que Talibés, ne laissant à Ségou-Sikoro que quinze cents Talibés et un certain nombre de Djawaras, de Massassis, c’est-à-dire de quoi défendre la ville. Il descendit alors au Sud, passa le Bakhoy et cheminant à travers les broussailles sans s’arrêter, passant en vue de Touna, il vint par une marche continue et rapide à Konihou. Là Balobo l’attendait, et il y eut un choc meurtrier ; mais l’armée du Macina ne put tenir contre la fusillade, et Balobo fut obligé de se replier sur Jenné, où se trouvait Ahmadi-Ahmadou avec une grosse colonne de troupes. Ce dernier, en apprenant cette nouvelle victoire d’El Hadj, ne put cacher son mécontentement ; il traita fort mal son oncle Balobo, lui reprochant d’avoir eu peur, et disant : « Moi, je n’aurais pas reculé, je me serais fait tuer. » Et immédiatement il fit battre le tam-tam de guerre et il sortit en personne avec toute l’armée. Il rejoignit avec El Hadj à Saéwal, sur les bords du Bakhoy. El Hadj avait bien rangé son monde pour se défendre, car il ne voulait pas attaquer. En effet, l’armée du Macina se précipita sur les Talibés ; les terribles lanciers maciniens, le chapeau sur les yeux pour n’être pas effrayés par le feu des fusils, se précipitaient, chargeant côte à côte comme de vieux bataillons et avec un ensemble admirable ; mais mis en déroute par les décharges à bout portant des fusils d’El Hadj, ils ne parvenaient pas à faire brèche dans les rangs épais des Talibés : les morts tombaient sur les morts, la victoire demeurait indécise. On se battit ainsi toute la journée et la plus grande partie de la nuit. Alors Ahmadi-Ahmadou ne parvenant pas à ébranler l’armée d’El Hadj, résolut de l’affamer. Disposant de forces très-considérables, plus de cinquante mille hommes, il cerna l’armée du marabout, groupée très-serrée et en cercle. Fatale résolution, qui lui fit perdre son pays !
En effet, El Hadj avait, dans les vingt-quatre heures de combat, épuisé ses balles ; il avait bien de la poudre, mais les balles manquaient, et si le combat eût continué, c’en était fait de l’armée conquérante. Il employa activement le répit qu’on lui donnait, et pendant cinq jours et cinq nuits les forgerons n’arrêtèrent pas[132]. On avait trouvé du fer à Poremane, on fabriqua dix mille balles par jour. Le cinquième jour, El Hadj fit palabre et déclara qu’il allait se mettre en route et que le lendemain (si bon Dieu voulait, Ché Allaho), il coucherait à Hamdallahi. Personne n’y croyait ; mais El Hadj était décidé à jouer le tout pour le tout ; depuis plusieurs jours on jeûnait quoiqu’on eût un troupeau de bœufs ; il les fit tous abattre, et chacun put manger à son appétit.
Ce qu’on ignorait dans l’armée, c’est que pendant la nuit un des chefs d’Ahmadi-Ahmadou était venu se rendre à El Hadj, et que celui-ci l’ayant accusé d’être un espion, il était monté sur un arbre et avait indiqué la disposition du campement des Maciniens, l’endroit où étaient le roi et les principaux chefs. Aussi, au jour, El Hadj appela ses chefs, dressa aussitôt son plan de bataille, chargeant telle ou telle compagnie d’attaquer tel ou tel point, et se réservant d’attaquer lui-même Ahmadi-Ahmadou, à la tête des Torodos. A six heures du matin, les dispositions étaient prises. Et, chose qui montrait sa confiance, El Hadj fit mettre les canons et leurs affûts sur le dos des chameaux, disant que, Ché Allaho, cela ne servirait pas. Puis le signal de l’attaque ayant été donné, il s’avança en personne : les Torodos formaient son avant-garde ; il venait ensuite avec les poudres et ses sofas, son diomfoutou[133], puis les femmes et sa smala, et enfin une compagnie de sofas et ses Haoussankés (Haoussanis). Ahmadi avait vu le mouvement et se préparait de son côté : il avait mis sa cavalerie en arrière et l’infanterie couchée en avant.
El Hadj avançait toujours, défendant de tirer, malgré la fusillade des Maciniens et la grêle de traits, de flèches, de sagayes qui pleuvait sur ses hommes ; enfin, quand il ne fut plus qu’à cinquante pas, les Maciniens ayant fait une nouvelle décharge, El Hadj leva les mains en l’air, et d’une voix puissante s’écria : Awa ! awa ! (en avant ! en avant !) Le choc eut lieu, violent, irrésistible. L’infanterie du Macina fut culbutée ; plus de la moitié de la cavalerie prit la fuite, mais Ahmadi-Ahmadou ne bougea pas. Quand il vit que ses efforts ne pouvaient rallier l’armée, pleurant de rage et entouré de ses fidèles, il s’élança en avant, faisant une terrible charge. Semblable au lion qui, blessé mortellement, effraye encore ses ennemis et, dans les derniers moments de son agonie, fait de nombreuses victimes, Ahmadi-Ahmadou, blessé à la poitrine et un bras cassé par une balle, faisait pleuvoir la mort sous ses coups. Pénétrant au milieu des rangs des Talibés, il planta trois lances dans la poitrine de trois chefs, disant : « Pour mon grand-père, pour mon père et pour moi ! » C’étaient, en effet, les lances de sa famille, héritage précieusement gardé dont il s’était armé pour ce combat suprême.
Tant d’héroïsme devait être vain. Il ne lui restait plus qu’une poignée d’hommes ; il fallut fuir, plutôt entraîné par son cheval que de son propre gré, et telle était la frayeur de ceux qui avaient été témoins de ses hauts faits que personne n’osa le poursuivre. Aujourd’hui encore, on ne parle pas sans respect de ce roi aussi brave que malheureux.
Quand on songea à le poursuivre, ses hommes l’avaient jeté dans une pirogue, et il échappait, porté par les eaux rapides du Bakhoy. El Hadj ramassa ses blessés, enterra ses morts et continua à s’avancer. A quatre heures et demie du soir, il campa devant Hamdallahi, immense ville sans fortifications que sa population avait abandonnée. Le lendemain matin, on entrait s’y loger. Ce fut dans l’ordre suivant : le Gannar, compagnie du pavillon blanc ; les Irlabés au pavillon noir ; le Toro au pavillon blanc et rouge, et enfin El Hadj et son monde, qui allèrent occuper la maison du roi. El Hadj alors défendit de poursuivre les Maciniens ou de leur faire aucun mal, disant que c’étaient des musulmans, qu’ils lui reviendraient et qu’il n’avait eu affaire qu’à Ahmadi-Ahmadou. Seulement, sur les indications qui lui furent données, il envoya Alpha Oumar avec une armée à la poursuite de cette infortuné prince, pendant qu’une autre colonne de sofas le cherchait d’un autre côté, sous les ordres du nommé Naréba Moussa. On ne tarda pas à le rejoindre ; il fuyait du côté de Tombouctou avec quatre pirogues, dont l’une contenait sa mère, sa grand’mère avec leurs biens ; la deuxième, sa propre fortune et les livres de son père et de son grand-père ; la troisième, les chefs et ceux de sa famille qui le suivaient. Dans la quatrième, il était seul avec quelques serviteurs. Dès qu’il vit qu’il était prisonnier, il se voila la face et dit qu’il préférait êtré tué tout de suite que de retourner voir El Hadj. On le mit alors sous bonne escorte et on le fit remonter jusqu’à Mopti (Isaaca de Caillé). Pendant ce temps un courrier allait prévenir El Hadj de cette prise importante. La réponse ne se fit pas attendre, et on lui coupa le cou. Quant à Ali, le roi détrôné de Ségou, il tomba aussi au pouvoir d’El Hadj, qui, cette fois, eut un mouvement de clémence et se borna à le mettre aux fers.
Trois jours après son entrée à Hamdallahi, tout le Macina, chefs en tête, venait faire sa soumission à El Hadj, qui se trouvait ainsi maître de la plus vaste étendue de territoire qu’un chef nègre ait jamais eue en son pouvoir. De Médine à Tombouctou et de Tengrela au désert, tout était soumis à sa loi.
Nous sommes à la fin de juin 1862, et à partir de ce moment, le récit qui va suivre sera le résultat de nos recherches, de renseignements obtenus à la longue à force de patience ; quelques-uns des événements que nous allons rapporter ne nous ont été connus que dans les derniers mois de notre séjour.
D’après un traité conclu entre le cheik du Macina et celui de Tombouctou, l’impôt de la ville et du marché était partagé entre ces deux chefs. El Hadj s’empressa donc d’envoyer une colonne vers Tombouctou pour y ramasser tout ce que Ahmadi-Ahmadou y avait en dépôt. Cette opération se fit sans difficultés au dire des Talibés, et l’armée rentra à Hamdallahi ; et dès lors le pays fut tranquille. Balobo, Abdoul-Salam[134] et leurs enfants vinrent vivre près d’El Hadj, surveillés, mais libres. Au fond du cœur ils espéraient qu’El Hadj, un jour ou l’autre, leur remettrait le commandement du pays, et ils prenaient patience. Pendant ce temps de tranquilité, El Hadj appela Ahmadou à Hamdallahi. Il venait, profitant du calme du pays, de faire construire des fortifications à l’instar de celles de Ségou. Ahmadou s’y rendit, laissant, suivant les ordres de son père, le commandement de Ségou-Sikoro à Oulibo, chef des Bambaras, secondé par Tierno-Abdoul, qui, en arrivant dans le pays, y avait, grâce à sa connaissance parfaite des gens et des affaires, conquis un rang important. Ahmadou resta un mois et demi ou deux mois à Hamdallahi, et rentra à Ségou, où aucun désordre ne s’était produit.
Quel était le but de ce voyage ? Était-ce simplement pour voir son fils, lui donner des instructions, ou bien pour voir comment se comporterait le pays en son absence ? Personne n’a pu me donner d’indications à ce sujet. Mais au bout de quelques mois, El Hadj fit de nouveau appeler Ahmadou. C’était au commencement de 1863, et cette fois il annonçait l’intention de lui remettre le commandement du Macina, comme de tous les pays conquis, et de continuer à opérer contre les infidèles à la tête de ses troupes grossies de celles du Macina.
C’est alors qu’éclate la révolte du Macina, contre-révolution qui semble avoir anéanti El Hadj, ses espérances et une partie de sa famille. Mais pour l’intelligence de la suite du récit, il est nécessaire de se reporter à ce qu’était le Macina, de connaître sa constitution, et de comprendre comment El Hadj en était devenu si facilement le maître.
C’est vers 1770 que fut fondé le Macina par un Peuhl nommé Ahmadou Amat Labbo, qui, de même que Othman Dan Fodio, dans le Haoussa, et que El Hadj Omar plus tard, s’était posé en prophète. Tous ces Peuhls, du reste, et c’est un fait remarquable, sont originaires du Fouta sénégalais.
Lorsque Caillé, en 1828, passait à Jenné, cette ville et les districts qui l’environnent avaient été conquis sur le Ségou par Ahmadou Cheik, fils du fondateur du Macina, qui lui succédait et qui, suivant l’habitude des Peuhls, eût dû avoir pour successeurs ses frères Balobo et Abdoul Salam. Mais Ahmadou Cheik, voulant laisser le trône à son fils, avait inventé un subterfuge, et de son vivant, avait abdiqué en sa faveur, comme El Hadj le faisait lui-même en faveur de son fils Ahmadou, afin de lui éviter les compétitions de ses propres frères, lors de sa mort. Tant que Cheik Ahmadou vécut, les frères dépossédés se soumirent, et plus tard, quand il fut mort, se voyant impuissants à saisir la couronne, ils se résignèrent, mais avec une secrète envie. Quand El Hadj se présenta, le pays était donc en proie aux factions, et c’est ce qui fit, prétendent quelques Talibés, que Balobo et Abdoul Salam le virent venir avec plaisir, car ils espéraient qu’une fois leur neveu Ahmadi-Ahmadou détrôné, ils reprendraient le commandement qui leur revenait.
Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la cause de la fuite de la cavalerie au premier choc, lors de la bataille de Saéwal, qui livra le Macina à El Hadj. Mais à coup sûr, ce fut le motif de la soumission immédiate de Balobo et d’Abdoul Salam, qui ne protestèrent pas un instant contre la mort de leur infortuné neveu.
Toujours est-il que, dès que ces chefs perdirent l’espérance de se voir conférer par El Hadj le rang qu’ils convoitaient et que ce dernier manifesta l’intention de remettre à son fils Ahmadou le gouvernement du pays, ils commencèrent à former un complot de révolte. Mais ne se sentant pas assez puissants, ils sollicitèrent l’appui du cheik de Tombouctou, Sidy Ahmed Beckay.
Voici comment ce complot fut découvert :
Pendant qu’El Hadj conférait avec Ahmadou pour lui donner ses instructions, un Talibé, nommé Modibo Daouda, talibé (élève) de Cheik Ahmed Beckay dans sa jeunesse, et qui était venu se joindre à El Hadj Omar depuis Nioro, reçut secrètement une lettre de Sidy Beckay, son premier marabout. Celui-ci, confiant dans le dévouement qu’il supposait avoir inspiré à son ancien talibé, écrivait que les chefs du Macina lui demandaient son appui pour chasser El Hadj ; mais qu’avant de réunir son armée, il voulait savoir au juste quelles étaient les forces d’El Hadj, quelle était sa manière de combattre, de ranger son armée, et il lui disait de venir lui rapporter la réponse à ses questions.
Modibo Daouda, qui avait quitté Sidy Beckay en l’appelant son père, en lui jurant qu’il était toujours à son service, qui peut-être lui avait écrit des protestations de ce genre, dont les noirs, surtout les musulmans, sont si prodigues, ne se crut sans doute pas engagé envers son ancien maître et protecteur, et vint montrer la lettre à El Hadj Omar.