Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
[181]M. Lafon de Fongaulfier, lieutenant de vaisseau.
[182]Depuis, à la suite d’une discussion, Ahmadou les a renvoyés tous, et ils ne mangeaient plus chez lui, à mon départ, que sur invitation.
[183]Village situé à six ou sept lieues de Ségou-Sikoro.
[184]12 à 14° centigrades.
[185]Paté Dali est un des hommes de confiance d’Ahmadou, qui lui a confié de grands troupeaux, ce qui lui donne une véritable fortune, qu’en vrai Diawandou il ne prodigue pas.
[186]Seïdou, ancien captif de la maison de Tierno-Abdoul kadi, talibé de Ségou, plus tard kadi de la ville, s’était racheté par son travail de tisserand. Il jouissait de l’amitié et de la confiance absolue de son ancien maître, grâce à l’influence duquel il pouvait s’employer en notre faveur. Il nous a rendu de la sorte, et presque en secret, de grands services. Il était, du reste, très-estimé d’Ahmadou.
[187]Ces quelques mots peuvent suffire à faire comprendre la différence entre Massassis et Kourbaris. Tous sont Kourbaris, mais les Massassis sont une branche de la famille.
CHAPITRE XXVII.
Le jour de l’an 1865. — Cadeaux à Ahmadou et à divers. — Visite du fils de Samba Oumané. — Les nouvelles qu’il apporte. — Nouvelles de Bakary. — Arrivée de Daouda Gagny. — Bakary est à Nioro. — Mari est à Toghou. — Tierno Alassane est battu. — Ahmadou va partir. — Je l’accompagne. — Munitions de l’armée. — Arrivée à Marcadougouba.
Janvier 1865.
Enfin le 1er janvier 1865 arriva, et, d’après ce principe que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, j’envoyai à Ahmadou 100 fr. d’argent, une filière d’ambre no 4 et une de corail no 6 (en tout environ cent quatre-vingts francs), en lui faisant expliquer que c’était le premier jour de notre année, et qu’il était d’habitude parmi les blancs de faire des présents ce jour-là.
Je fis distribuer cinq cents cauris à chacun de mes laptots et je leur donnai une calebasse de miel en ruche, qu’Ahmadou m’avait envoyée, puis je distribuai à toutes les femmes de la case deux cents cauris chacune, et aux captifs quelques centaines de cauris à partager.
Samba N’diaye, à sa grande joie, et d’autant plus qu’il ne l’espérait pas, eut un boubou de coton blanc, d’une valeur de six mille cauris au moins à Ségou ; et j’en donnai également un au vieil Abdoul, pour le remercier de la bonne hospitalité que nous avions reçue de lui à ses lougans.
Ahmadou avait paru enchanté de son cadeau, surtout de l’argent, et avait promis qu’il me ferait appeler, dès qu’il serait un peu dégagé des occupations qui l’accablaient. En effet, il y avait diverses questions pendantes, et d’abord celle de la formation de l’armée, qu’il cherchait à réunir sans succès ; puis, une querelle suivie de bataille, qui avait eu lieu au marché de Bamabougou, entre les Bambaras et les Talibés, qui avaient voulu prendre des marchandises sans payer, ce qui leur valut par la suite cinquante coups de corde à chacun, donnés par l’ordre d’Ahmadou. Enfin différentes razzias s’opéraient, et l’une avait ramené cent quatre-vingts bœufs, enlevés autour de Sansandig.
2 janvier 1865.
Le 2 janvier je reçus la visite du fils de Samba Oumané, qui a joué et joue encore un rôle dans les affaires du Toro (Sénégal). Samba Oumané, on le sait, avait fait assassiner par son fils le Lamtoro[188] nommé par le gouverneur, et voyant qu’il allait avoir maille à partir avec la justice des blancs, il s’était enfui. Il était venu à Nioro, et son fils arrivait à Ségou pour y chercher fortune. Il me disait que son père et lui aimaient bien les blancs, que leurs disputes étaient entre eux et les gens du Toro, noirs comme eux, mais qu’ils n’avaient rien contre nous ; au contraire. Je le reçus froidement, car, bien que de sa part ce fût plus excusable peut-être que de la part de tout autre, il s’était en somme rendu coupable d’un assassinat de sang-froid.
Il m’apportait quelques nouvelles, entre autres que l’armée de Koniakary, commandée par Tierno Moussa, était venue à Nioro, et qu’avec ces deux armées réunies on avait attaqué le Bakhounou révolté. Comme toujours, lorsqu’un noir raconte une bataille à laquelle il a pris part, on avait remporté la victoire, à Bollé et à Barsafé. Son père était resté avec l’armée de Nioro à Bagoyna.
Mais ce qu’il ne put me dire, c’est ce que venaient faire des envoyés de Tierno Moussa qui étaient arrivés depuis quelques jours.
A force de le faire causer, je finis cependant par savoir que Tierno Moussa, après avoir attaqué, avait été attaqué à son tour par les révoltés de Ouaïnka et de Bassakha et qu’il avait été forcé de se réfugier à Bagoyna. Il était donc probable que son envoyé venait apporter une lettre pour demander du renfort.
Ces bruits n’étaient qu’à demi rassurants, et le retard de Bakary compliquait notre situation. Ahmadou, à qui j’avais fait demander des cauris, avait, en me les envoyant, refusé de répondre à ma demande d’envoyer Seïdou au-devant de Bakary ; sa grande préoccupation était de faire faire de bons tatas dans tout le pays et il distribuait des cauris aux Talibés des maisons de Ségou.
8 janvier 1865.
Le 8 janvier, nous eûmes, par un individu qui avait accompagné Bakary jusqu’à Médina, près Koniakary, la certitude que celui-ci était arrivé au Sénégal. Cet homme disait avoir quitté Nioro le 13 décembre et n’avoir pas eu de nouvelle du retour de Bakary. Cependant, à Yamina, il avait entendu, dans les derniers jours de décembre, des hommes du Bakhounou dire que les envoyés des blancs étaient en route pour revenir et qu’on les avait vus à Serro.
Ceci nous donnait bien peu d’espoir et je commençais à croire que la route du Bakhounou était fermée et qu’on me le cachait, lorsque le 10 janvier Daouda Gagny, chef de Bagoyna, arriva à Ségou. Je mis Seïdou en quête de nouvelles, et tout d’abord il n’apporta rien de bon : on n’avait pas entendu parler de Bakary. Mais le 11 janvier, un de nos amis nègres, un Massassi de Bongourou, nommé Diocounda, député près d’Ahmadou par son père, vint nous faire le récit suivant : « Daouda Gagny, avant de se mettre en route, a envoyé son captif de confiance à Nioro, où il a trouvé, chez Mustaf, deux envoyés des blancs qui portent un bonnet comme on n’en a jamais vu dans le pays. Le lendemain ce captif a quitté Nioro, et trois jours après son arrivée à Bagoyna, Daouda est parti. » C’est au docteur que nous étions redevables de cette bonne nouvelle, car Diocounda était surtout son camarade à lui, et c’était lui qui l’avait envoyé en quête d’événements.
Tout compte fait, il y avait dix-neuf jours que nos messagers étaient à Nioro. Cette nouvelle nous fut confirmée par Samba N’diaye, qui alla voir Daouda Gagny en personne. Quant aux événements du pays, on disait que Tierno Moussa avait été battu à Bollé, et que, n’ayant pas voulu rentrer à Bagoyna, il était à Touroungoumbé, dans le Kingui. On disait aussi que la route de Nioro à Bagoyna était difficile à cause des pillages des Maures, et que de Bagoyna à Ouosébougou elle l’était à cause des Bambaras.
Avec tout cela nous ne soupçonnions pas la vérité et nous nous réjouissions. Sans doute Bakary allait arriver, chaque jour je l’attendais et je n’attachais plus d’importance aux fausses nouvelles qui arrivaient du Macina. Enfin, le 19 janvier, je fis de nouveau prier Ahmadou d’envoyer au-devant de Bakary. Il répondit qu’il l’attendait lui-même chaque jour, et que si dans quelques jours il n’arrivait pas on pouvait revenir lui parler.
Ce fut à ce moment que la situation changea de face à Ségou même, et qu’il nous fallut dévorer notre impatience en face des dangers qui venaient nous assaillir.
Au moment où Ahmadou cherchait de plus en plus à réunir son armée, luttant contre les nombreux mécontentements, surtout contre ceux de gens tels que Amadi Boubakar, Tambo, etc., qui, arrivés depuis peu, se plaignaient de n’avoir ni maison, ni femme, ni moyen d’existence, et de ne pouvoir rentrer chez eux, retenus qu’ils étaient comme moi par Ahmadou ; au moment où il venait de donner l’ordre que personne ne quittât la ville pendant deux jours parce qu’il avait des nouvelles à donner à l’armée, un cavalier arriva bride abattue de Koghé, annonçant qu’un homme, parti pour la chasse, avait rencontré une armée campée à Toghou, près de ce village.
Aussitôt le tabala battit à la mosquée, et dès qu’un peu de monde fut réuni, Ahmadou alla à la grande place des palabres, sous les grands arbres des Somonos, et l’armée partit, comme d’habitude, à la débandade.
Le soir, cette nouvelle, à laquelle peu de gens croyaient, était confirmée.
24 janvier 1865.
Le 24 janvier, on savait que c’était l’armée de Mari qui était venue à Toghou. On disait que ce village avait refusé de le recevoir. En attendant, il partait de nouveaux renforts pour l’armée. Ahmadou avait donné l’ordre de cerner le village, si l’ennemi s’y trouvait renfermé, et de le prévenir ; si, au contraire, on le trouvait dans la campagne, on devait le chasser et le poursuivre. Les uns disaient que Mari n’avait que ses captifs, les autres, qu’il avait une forte armée. Les uns racontaient qu’il était aux abois, ayant été chassé de Sarrau, de Sansandig, et qu’il n’osait plus rentrer dans le Baninko dont la population, fatiguée de ses exactions, lui était hostile ; d’autres que le village de Toghou l’avait appelé au nom de tous les Bambaras du pays.
Tout cela, ajoutai-je sur mon journal, ne m’amène pas Bakary, et si Tierno Moussa, comme on le dit, est retourné chercher des renforts à Koniakary, c’est notre seule chance de le voir bientôt. Malheureusement jamais je n’avais mieux jugé.
Dans l’après-midi, on vint demander de la poudre. Ahmadou fit partir cent vingt barils portés à tête d’homme. Le soir deux cavaliers arrivèrent et après avoir parlé avec Ahmadou, repartirent tout de suite avec ordre de ne dire mot à qui que ce soit. C’était mauvais signe.
Aussitôt Ahmadou fit appeler les chefs, et leur palabre dura une partie de la nuit.
25 janvier 1865.
Le 25 janvier, on disait que les Bambaras avaient repoussé l’armée en plaine après lui avoir enlevé son tabala et ses poudres, et étaient rentrés ensuite dans le village de Toghou. On disait aussi que le pavillon avait été pris et que Tierno Alassane, le chef de l’armée, ayant eu son cheval tué, avait failli être pris. Plus tard on niait la prise du pavillon, et on racontait qu’au premier choc le porteur du tabala ayant été tué, les Bambaras (Somonos), qui portent la poudre, avaient jeté leurs barils et s’étaient sauvés ; que c’est à cela qu’on avait dû la perte des poudres et du tabala ; mais que, dès que le gros de l’armée était arrivé, on avait chassé les Bambaras, qui s’étaient sauvés dans le village où se trouvait Mari.
On rapportait aussi qu’on avait tué cent Bambaras et pris vingt chevaux, et qu’on n’avait perdu que trois hommes.
Mais nous ne tardâmes pas à apprécier la gravité de la situation. Ahmadou, furieux de son nouvel échec et comprenant peut-être qu’il jouait sa dernière partie s’il la perdait, s’était décidé à prendre le commandement de l’armée en personne. Il avait envoyé chercher des renforts de tous côtés jusqu’à Kenenkou, où se trouvaient les Djawaras, et en attendant qu’il s’y rendît en personne, il avait envoyé Oulibo et Tierno-Abdoul à l’armée. Tout le monde, à part quelques vieillards impotents, faisait ses préparatifs de départ ; la situation était grave ; Ahmadou battu ne fût peut-être pas rentré dans Ségou, je n’aurais peut-être su sa défaite qu’en tombant au pouvoir des Bambaras, et dans ce cas ma mort eût été immédiate. Ces réflexions me décidèrent à lui demander de partir avec lui. Cela ne pouvait que lui être agréable, et, en cas de désastre, nous étions plus en sûreté avec son escorte que seuls et sans chevaux dans Ségou. Ahmadou accueillit notre demande avec plaisir ; il en fut même flatté, mais il ajouta qu’il ne partait pas encore.
Néanmoins je me préparai à tout événement. Je mis en état mes harnachements et tout mon bagage portatif de voyage ; je mis mes carnets de notes et mes papiers en bon ordre, donnant mes instructions à tout le monde pour le cas où il m’arriverait malheur, afin que ces papiers ne fussent pas perdus. Puis je rassemblai mon peu d’argent, d’ambre et de corail, avec un peu d’or que j’avais acheté pour avoir une valeur portative, et j’attendis.
Le 26, les sofas de Yamina et les Pouls de Ségou arrivèrent.
Le 27, les détachements de Kenenkou se rallièrent à leur tour, et Ahmadou demanda deux cents hommes de bonne volonté pour former une avant-garde. Quand il les eut choisis, il en prit cent pour garder la ville sous le commandement d’Oulibo.
28 janvier 1865.
Le 28 janvier, nous fûmes réveillés par le tabala ; nous nous hâtâmes de faire nos préparatifs. Le docteur, qui, quand il m’avait vu décidé à accompagner Ahmadou, m’avait simplement dit de demander aussi un cheval pour lui, était prêt ; on assurait qu’Ahmadou partait à deux heures, et, comme il avait dit à Samba N’diaye de me prêter son cheval, je lui en fis demander un second, et il répondit de le demander à Aguibou, mais qu’il allait d’ailleurs m’envoyer Oulibo.
En effet, vers une heure, Oulibo vint me dire qu’Ahmadou craignait pour nous les fatigues et les dangers de l’expédition, et que si nous voulions rester à Ségou, nous ne manquerions de rien ; que si nous voulions partir, il ne nous en empêcherait pas, mais qu’il fallait que nous sussions qu’il allait se battre jusqu’à la victoire et qu’il ne reculerait pas devant les Bambaras, Ché-Allaho.
Il était évident qu’Ahmadou ne demandait pas mieux que de nous voir l’accompagner ; les Talibés qui étaient avec Oulibo ne le cachaient même pas. J’insistai et ne trouvai pas de résistance. Il avait seulement voulu mettre sa responsabilité à l’abri en cas d’accident.
A deux heures, le second cheval arrivait, et à deux heures et demie nous allions rejoindre Ahmadou sous les arbres de la place, dont il ne bougeait plus depuis trois jours. On assemblait devant lui la poudre et les balles, et, à quatre heures, après le salam, on en fit la distribution aux porteurs qui commencèrent tout de suite à se mettre en marche. J’emmenais tous mes hommes, à l’exception de Boukary Gnian, qui, ayant un gros abcès, ne pouvait marcher.
Les munitions se composaient de :
140 barils de poudre du pays, d’environ 30 kilogrammes l’un ; soit 4200 kilogrammes.
33 sacs de poudre d’Europe de 15 à 20 kilogrammes.
27 paquets de 4 fusils chaque, pour rechange.
9 gros toulons de pierres à fusil.
150 sac de 1000 balles de fer chacun, soit 150,000 balles.
A cinq heures et demie, le tout était chargé et en route, sur la tête de plus de trois cents Somonos, dont quelques-uns ployaient sous le faix ; quelques-uns, plus riches, avaient chargé des ânes de leur fardeau et n’avaient que le soin de les conduire. Enfin, une douzaine d’énormes calebasses représentaient le bagage d’Ahmadou et ses provisions. Quant à nous, nous n’avions qu’un toulon de couscous, deux de bourakié ou couscous mélangé de miel et d’arachides pilées, un sac de sel et des peaux de bouc pour l’eau. La marche fut d’abord lente ; l’armée, qui accompagnait Ahmadou, occupait un immense espace, et à travers la poussière, éclairée des rayons du soleil couchant, les costumes bigarrés, cette énorme foule mélangée de piétons, de chevaux et même d’ânes, présentaient un coup d’œil magnifique. Je voulais d’abord me tenir près d’Ahmadou, mais comme il marchait au milieu de sa garde de Sofas à pied, il me fallut y renoncer sous peine d’en écraser quelques-uns.
A Soninkoura, le premier village après Ségou, on fut obligé d’arrêter un instant. Là, deux Talibés se prirent de querelle et menaçaient d’en venir aux coups. Ahmadou mit le holà par ces simples paroles : « Ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut se battre. Gardez votre courage pour demain, cela vaudra mieux. »
En effet, nous supposions tous que le lendemain Ahmadou attaquerait l’ennemi.
Après Soninkoura, la marche devint plus facile ; je me décidai à m’en aller tout tranquillement, et comme, dans les ténèbres, mes laptots, en voulant me suivre, se déchiraient les jambes dans les épines, je les renvoyai, leur disant que je les retrouverais au campement. Le docteur était parti de son côté. Je laissai mon cheval marcher à son pas, et bientôt je rattrapai les porteurs de poudre de l’avant-garde. Nous passâmes successivement les villages de Koghou Mbébala, Banancoro, Nérecoro, Dialocoro, Bafoubougou, et là nous quittâmes le bord du fleuve que nous avions suivi jusqu’alors. Les sons d’une musique composée de tamtams et de flûtes se firent bientôt entendre ; puis nous aperçûmes de nombreux feux au milieu des arbres ; nous étions à Marcadougouba, où se trouvait campée en dehors du village l’armée de Tierno Alassane, et c’était Fali, le chef des sofas, qui se donnait un bal pour se distraire et se consoler de la défaite. Après avoir erré quelque temps au milieu de ces feux et des divers groupes, je finis par rallier mes laptots, puis enfin le docteur et nous campâmes au pied du premier arbre que nous trouvâmes sur le bord de la route. Le difficile était d’attacher les chevaux qui, animés par le grand air, par la vue des juments, s’échappaient et parcouraient le camp en hennissant. Par trois fois le mien s’échappa ; enfin je perçai un trou profond en terre en forme de cône renversé ; un bâton fut mis en travers au fond et une entrave fixée dessus nous fournit un point d’attache suffisant. Nos laptots trouvèrent un amas de cannes de mil dans le village, et sans plus de façon, imitant l’exemple des Talibés, ils s’en emparèrent, de telle sorte que nous eûmes un feu comme tout le monde. Au surplus, ce n’était pas du luxe, car la nuit était fraîche et nous n’avions emporté qu’une couverture pour tout campement, pensant que le lendemain serait jour de combat.
[188]Lamtoro, chef du Toro (province du Fouta).
CHAPITRE XXVIII.
Préparatifs d’Ahmadou et séjour à Marcadougouba. — Égards que l’on a pour nous. — Nous devenons populaires. — Causes de l’insuccès de Tierno Alassane. — Récit de Tambo. — Palabres d’Ahmadou. — Défi des Talibés aux Sofas. — Réponse des Sofas. — Visite d’Aguibou. — Impressions. — Départ pour Toghou. — L’ordre de marche. — Halte.
A peine Ahmadou fut-il campé dans les cases que Fali lui avait fait préparer, que nous en fûmes avertis par un sofa qui parcourait le camp en appelant Samba Yoro. C’était Ahmadou qui le faisait chercher pour s’informer de notre campement et pour lui remettre un demi-pain de sucre pour tremper le couscous de notre souper. Cette attention, en un pareil moment, avait bien son mérite. Peu après les griots à cheval parcouraient le camp, réclamant le silence, recommandant de tenir les chevaux. La musique de Fali cessa son bruit infernal, et chacun fut libre de dormir.
29 janvier 1865.
Dimanche, 29 janvier. — A cinq heures et demie du matin, la musique recommença à jouer et, à ce bruit, tout le monde se leva. Je sus tout de suite qu’on n’attaquerait pas de la journée. Notre premier soin fut alors de visiter le village pour chercher quelque nourriture et tenter d’acheter de la viande ou de la volaille afin de nous soutenir ; mais ce fut en vain. A l’approche de l’armée, les habitants avaient caché leurs bestiaux et leurs poules dans les coins les plus inaccessibles de leur maison, et si on entendait le bruit des animaux, on ne les voyait pas ; quand on demandait à acheter à la porte d’une maison, on ne vous répondait pas, et la personne à laquelle on s’adressait s’empressait de rentrer dans l’intérieur.
Marcadougouba est un très-grand village, mais fort peu habité. Son nom indique suffisamment que c’est un village de Soninkés[189], et deux mosquées à hautes tours en terre montraient que c’étaient des musulmans qui l’habitaient. L’une de ces tours, ogivale dans le haut, n’avait pas moins de quinze mètres. De nombreux puits, profonds de vingt-cinq à trente mètres, donnent de l’eau en abondance, et, malgré cela, vu le nombre considérable d’hommes réunis en ce lieu, ils ne suffisaient pas en ce moment. Aussi mes laptots, plutôt que d’attendre leur tour pour puiser l’eau, préféraient faire boire les chevaux à Somono Dougouni, village situé au bord du fleuve, à environ une demi-heure de route au Nord.
Autour du village, en dehors, et même dans quelques terrains vagues à l’intérieur, on cultivait du tabac.
Dès que nous fûmes bien convaincus qu’il n’y avait rien à acheter, nous revînmes au camp, et l’un des hommes de Samba N’diaye, un nommé Souleyman, vint me demander si je voulais qu’on me fît une case. Je n’eus garde de refuser, et, pendant que nous allions voir l’arrivée de divers détachements qui ralliaient l’armée, Souleyman, après avoir pris les ordres d’Ahmadou, dit à Fali de nous construire une case, ce qui fut fait par les sofas avec une promptitude remarquable. Nos laptots profitèrent de l’occasion pour se munir de sécos aux dépens du village, ainsi que de bois à brûler, et nous fûmes installés.
Les détachements qui arrivaient étaient composés de gens de Somono Dougouni, de Bamabougou, de Koghé ; il y avait des Talibés et des Toubourous. Enfin, Tierno-Abdoul arriva avec l’avant-garde, qui était restée en observation, les sofas seuls étant à Marcadougouba. Leur arrivée fut l’objet d’une courte fantasia, cérémonie indispensable en pareille occasion.
Une chose me surprenait, c’est qu’au milieu de ce tohu-bohu général, où chacun cherchait des ressources pour son compte, nous étions l’objet de politesses et d’égards de la part de tous ; et, dès ce moment, jusqu’à mon départ, il en a toujours été ainsi. Il semblait que le fait d’être venu à l’armée avec eux eût modifié ma position, et, de fait, il est impossible de dire à quel point cela me rendit populaire.
Peu après, un peloton de sofas, qu’on avait envoyés voir ce qui se passait, revint de Toghou. Ils avaient trouvé Mari campé avec son armée derrière la ville, et quand on les avait aperçus, un griot à cheval s’était avancé en leur criant : « Talibés, vous en avez goûté la première fois. Si vous y revenez, ce sera bien autre chose. »
Mari, disaient-ils, avait beaucoup de monde.
A peine mes laptots m’avaient-ils fait ce rapport, que Tambo vint me voir et me raconta la première attaque ainsi qu’il suit :
L’armée de Tierno Alassane est venue jusqu’à portée de fusil de Toghou ; l’armée de Mari était rangée. Tierno Alassane, sollicité d’attaquer par les Talibés, refusa, disant qu’Ahmadou avait défendu d’attaquer sans qu’il fût prévenu. Alors les cavaliers bambaras sont venus trois fois charger ; les Talibés à cheval se sont élancés à leur rencontre, et les Bambaras se sont sauvés. Mais à ce moment, un Poul Talibé, à cheval, alla se camper entre les deux armées pour faire preuve de courage. Les Bambaras chargèrent pour s’emparer de lui ; les Talibés allèrent à son secours, et la mêlée devint générale. Seulement, Tierno Alassane ne voulut pas y prendre part avec sa compagnie d’infanterie, et la panique s’étant mise dans les rangs, tous les porteurs de poudre s’enfuirent ; l’infanterie les suivit. Le porteur du tabala fut tué, et les Bambaras, après s’être emparés de la poudre et du tabala, rentrèrent dans le village. On dit, ajouta Tambo, que Mari a tout de suite envoyé le tabala à Sansandig, comme preuve de sa victoire.
D’après Tambo, les Talibés bien commandés eussent pu remporter la victoire ou au moins repousser les Bambaras dans le village ; car Mari n’avait, dit-il, que cinq cents chevaux et mille hommes à pied. Mais, depuis, il a reçu beaucoup de renforts et il lui en arrive constamment. Ceci confirmait ce que nous avions supposé. Tout le pays se levait en masse pour venir rejoindre son ancien maître, et un nouvel échec eût été la perte d’Ahmadou et de ses partisans.
Tambo, du reste, était un bon informateur ; il avait pris une part vigoureuse au combat du 25, et il était allé enlever des mains des Bambaras un jeune parent de Samba N’diaye, nommé Mahmodou, au moment où ce jeune homme venait de tomber blessé d’un coup de lance, qui, après lui avoir déchiré le cou sur dix centimètres de long, lui avait percé la main. Tambo, qui le suivait des yeux, s’était élancé sur son vigoureux cheval, présent d’El Hadj, qui, comme je l’ai dit, l’avait reçu lui-même du fils de Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou, et il avait eu le bonheur d’abattre d’un coup de fusil le Bambara qui allait achever son jeune parent. Il l’avait ensuite enlevé en croupe et l’avait ramené.
Le soir de ce même jour, Ahmadou partagea quatre-vingts barils de poudre entre les diverses compagnies, en recommandant de ne pas la gaspiller et défendant de tirer un seul coup en fantasia sous peine de coups de corde.
Dans cette journée, nous avions eu beaucoup de fatigues et nous avions peu mangé ; en dépit de nos efforts, jusqu’à deux heures, nous n’avions rien trouvé à acheter, lorsque Souleyman, plus heureux, réussit à nous procurer deux petits poulets gros comme le poing. Nous fîmes bouillir ce maigre régal pour en tremper le couscous ; mais je dois dire que j’ai rarement rien trouvé de plus mauvais. Un peu plus tard, Ahmadou nous envoya dix-huit poules magnifiques, que les gens du village étaient venus lui apporter sur la réquisition de Tierno-Abdoul, avec cent vingt calebasses de lack-lallo, destiné aux sofas. Mon premier mouvement fut d’accepter ; mais le docteur, croyant qu’Ahmadou se privait, insista pour que je n’en prisse que quelques-unes. Je renvoyai donc douze poules, en faisant remercier Ahmadou ; mais, ainsi que je m’y attendais, il ne voulut pas les recevoir et me dit que si j’en avais de trop, je pouvais les donner à qui je voudrais, que, pour lui, il les avait données, que c’était fini.
Mes laptots étaient enchantés. Je leur en donnai cinq, j’en pris deux pour notre souper ; et convaincu que le lendemain on attaquerait, ne voulant rien avoir qui gênât mes mouvements, je distribuai les autres entre les principaux chefs et ceux qui, tels que Fali et Souleyman, nous avaient été utiles. Mon ami Samba Farba vint demander sa part, et j’en envoyai à Tierno-Abdoul, à Mahmadou Dieber, à Sonkoutou et à Sidy-Abdallah. — Ce dernier cadeau était politique, je savais qu’avec les cadeaux on fait tout des Maures, et cette fois encore je ne me trompais pas.
Tous furent enchantés, et ils le furent bien davantage quand, le soir, Ahmadou, m’ayant envoyé par Mahmadou Dieber un superbe mouton gras, j’en fis la distribution, dans laquelle le nombre des élus fut encore plus considérable. Plusieurs vinrent me remercier en personne, Tierno-Abdoul et Tierno-Alassane, entre autres, qui vinrent la nuit, pendant mon sommeil, m’apporter la nouvelle qu’on ne partirait pas le lendemain. Si je l’eusse su plus tôt, j’avoue que j’aurais été moins généreux. Enfin, tout était distribué, et il nous restait encore de quoi vivre le lendemain à peu près : c’était plus que suffisant, et la Providence veillait sur nous.
Ce qui avait contribué à faire croire que le lendemain serait le grand jour, c’est que la lune paraissait ce soir même. Elle avait été accueillie aux cris de Yallah salam, Yallah tagui ballel, Yallah boni Keffirs[190], cris poussés par toute l’armée avec un entrain remarquable, et cette voix immense s’élevant dans la plaine de dessous les arbres avait bien sa grandeur. Les chevaux, effrayés, hennirent et se cabrèrent, et un frisson général sembla courir dans tout le camp.
30 janvier 1865.
Le lundi, 30 janvier, nous fûmes réveillés, comme d’habitude, par la musique de Fali, et presque aussitôt, malgré l’heure matinale, Ahmadou commença un palabre avec les Talibés. Ce fut d’abord la répétition du palabre de la fête du Cauri ; mais après la lecture, il leur reprocha de ne pas se battre, leur rappelant tout le bien qu’ils avaient reçu de son père et de lui ; leur disant que depuis le départ de son père ils ne faisaient rien ; que les Sofas se battaient ainsi que les Toubourous, et qu’eux se reposaient ; que s’ils avaient agi de la sorte avec son père, ils n’eussent pas pris le pays qu’ils ont conquis. Puis après, il invita chaque compagnie à nommer cent hommes intrépides pour marcher en avant. Cela se fit sans peine, et alors Ahmadou, continuant son palabre, commença à demander la restitution des kouloulous (objets pillés à la guerre et soustraits au partage général), disant qu’il fallait, si l’on mourait, aller vers Dieu les mains vides du bien de ses frères. Cette opération fut longue ; personne ne se décidait à parler. Enfin, lentement, très-lentement, on en vit se lever : l’un restituait un pagne, l’autre une peau de bouc pour l’eau, un couteau, un chapelet ; enfin, l’un avoua un fusil qu’il avait vendu cinq mille cauris, disant que s’il était tué il avait un esclave qui représenterait plus que cette valeur, un autre avoua un captif qu’il avait mangé ; ce fut du moins ce qu’il répondit quand Ahmadou lui demanda ce qu’il en avait fait.
Cette scène était vraiment curieuse, et elle dura longtemps. Une fois terminée, Ahmadou alla à chaque compagnie s’assurer lui-même du nombre d’hommes, qu’on comptait par les fusils mis en rang, par terre, à côté les uns des autres. Il assigna à chacune des grandes compagnies son campement pour la nuit, afin qu’on fût prêt à partir au premier signal. Puis il retourna faire un nouveau palabre avec les Sofas, qu’il venait de voir faire de la fantasia, ayant à leur tête Aguibou, son frère, qui défilait en caracolant sur le beau cheval d’Arsec, le chef de Sofas, garde-magasin, cuisinier, barbier d’Ahmadou et bourreau à l’occasion[191].
Aux Sofas, il ne fit pas de longs discours. Il leur dit qu’il comptait sur eux ; il leur rappela ses bienfaits et ceux de son père, les cadeaux qu’ils recevaient de lui, leur recommanda de ne pas s’arrêter à piller, mais de se battre jusqu’à ce que la victoire fût complète ; il leur dit qu’il voulait s’avancer jusqu’à dix pas de l’ennemi sans tirer, et leur recommanda d’avoir soin de mettre beaucoup de poudre et dix balles dans chaque canon de fusil, et de ne jamais reculer.
A ce moment du palabre, un Talibé se présenta. Il s’avança aux deux tiers du rond formé par les Sofas accroupis, et là, debout, appuyé sur son fusil, il demanda à parler aux Sofas de la part des Talibés. C’était un grand Fouta Diallonké présentant un type Peulh passablement pur ; sa couleur était assez claire, sa pose était digne. Il prit la parole, et, d’une voix très-nette, salua les Sofas et leur dit : « Demain nous allons marcher au combat. Sofas ! les Talibés m’envoient vous dire que demain, si l’on rencontre l’ennemi dans la plaine, ils vous montreront comment on doit le combattre et le chasser ; si on l’attaque derrière des murailles, ils vous apprendront à les escalader. » Puis, ce défi porté, il resta immobile et calme au milieu d’un cercle bruyant, qui, à ces paroles, s’était levé furieux et gesticulant.
Ahmadou, à grand’peine, rétablit le silence et l’ordre, et jeta un peu de calme sur les passions haineuses qu’on venait de surexciter ; car il ne faut pas oublier qu’entre Sofas et Talibés, bien que servant la même cause, le même homme, il y a une haine immense.
Puis, dès que le silence fut complet, il répéta ses instructions et donna la parole aux chefs des Sofas pour répondre au défi de Tierno-Moussa. Le premier qui parla fut le jeune Fali, le Sofa le plus brave, prince et fils de roi, élevé à côté d’Ahmadou après la mort de son père. Il avait toujours vécu dans le luxe et le bien-être ; malgré cela, il n’était pas obséquieux pour son maître ; il le servait, mais, comme je l’ai déjà dit, ne paraissait pas l’aimer ; et Ahmadou ne s’y trompait pas, car un jour Aguibou me dit : « Crois-tu que Fali oublie que mon père a tué le sien ? »
Fali se leva, à côté d’Ahmadou, avec son air nonchalant, la tête couverte d’un bonnet rouge, le corps habillé d’un boubou de mousseline blanche. Il se redressa lentement, et, appuyé sur son fusil, il dit :
« Salut aux Talibés ! Je ne leur dis qu’une chose : ils ont menti ! » Puis il se rassit.
Ce fut alors à Yougoucoullé de parler. C’était un vieux Sofa qui avait fait toutes les guerres. Il portait un de ces grands chapeaux de paille du pays, dont toutes les pailles réunies au sommet, sans être tressées, forment un immense plumet. Ses boubous étaient ramassés dans sa ceinture comme en temps de guerre ; il portait toutes ses armes et était couvert de grisgris. Il parlait avec calme ; son attitude était magnifique.
« Talibés, dit-il, je vous salue. J’ai bien entendu vos paroles : vous avez raison, et ce n’est pas aux esclaves à parler autrement que leurs maîtres. Je ne vous contredirai pas. Vous savez cependant que souvent dans un combat un homme en prend un autre plus brave que lui.
« Moi, quoique esclave, j’ai fait toutes les guerres d’El Hadj, depuis Dinguiray jusqu’à Ségou. Partout je me suis bien battu, et personne n’a pu dire qu’il m’avait vu reculer. Talibés, nous allons nous battre demain ; je ne vous dis qu’une chose : celui qui me verra reculer, ne verra pas la lune le soir ! »
Après plusieurs discours de ce genre, le palabre fut rompu, et Ahmadou alla palabrer avec les Toubourous. Après eux, il parla aux Peuhls, puis aux Djawaras, et à quatre heures seulement rentra dans son gourbi, et, comme la veille, reçut toute la soirée des visites, répondant à tout, s’occupant de tout avec une activité vraiment merveilleuse, surtout de la part d’un homme habitué à la mollesse. J’envoyai, dès qu’il fut rentré, Samba Yoro le saluer de ma part. Il répondit qu’il m’avait vu dans tous ses palabres et que cela lui avait fait plaisir. Il fut très-gracieux, et le soir il m’envoya, par le Sofa de sa porte, nommé Moussa, deux grands paniers de poissons que le village avait fait pêcher pour lui.
Peu après, je reçus la visite d’Aguibou, qui fut plus affectueux pour moi que de coutume. Entre autres choses, il me demanda, quand je serais rentré dans mon pays, de lui écrire. Puis il me dit : « Quand tu partiras, je te prierai de m’envoyer un fusil comme le tien ; j’en ai bien un pareil (à piston), mais il n’est pas joli et je n’ai plus de capsules. » J’avais depuis longtemps songé à lui donner le mien, qui ne me servait à rien, puisque je ne pouvais pas chasser à cause de l’état d’anarchie du pays, mais je ne me décidai pas encore. Le soir chacun fit ses préparatifs.
31 janvier 1865.
Ahmadou avait annoncé le départ pour quatre heures du matin. A deux heures, je me réveillai, et, travaillé par une impression qui m’a toujours dominé la veille d’un combat, il me fut impossible de me rendormir. Je fis chauffer un peu de bouillon qui restait, et, profitant des derniers moments d’isolement, j’écrivis sur mon carnet ces notes :
« Dans une heure on va se mettre en marche. J’espère que nous aurons la victoire ; mais si je suis tué, que ma femme sache bien que ma dernière pensée se sera partagée entre elle, mon frère et ma sœur. Dans tous les cas, j’aurai fait mon devoir, ou ce que je croyais l’être, et maintenant, à la grâce de Dieu[192] ! »
D’après les précautions que je voyais prendre à Ahmadou, d’après le déploiement de toutes ses forces, il était évident que la partie qui allait se jouer sur l’échiquier de la guerre était un véritable va-tout.
Si la victoire était seulement balancée par Mari, tout le pays allait se rallier autour de lui. Les Sofas eux-mêmes trahiraient, la route de Nioro, déjà fermée, ne serait plus ouverte, et nous étions indéfiniment retenus à Ségou.
Si Mari remportait la victoire, les Talibés étaient à tout jamais perdus, et les murailles de Ségou ne les auraient pas protégés contre les Bambaras. Dans ce cas, notre position eût été critique, et, n’ayant nul espoir de recueillir le fruit de la neutralité, je m’étais décidé à jeter dans le côté de la balance qui me semblait offrir le plus de garanties, le poids moral de ma présence et à l’occasion celui de neuf hommes courageux.
Cette résolution m’avait coûté, mais elle était indispensable et, par la suite, je n’ai eu qu’à m’en applaudir.
Dès que j’eus fini d’écrire, je réveillai les hommes, j’envoyai remplir d’eau les peaux de bouc, car je savais qu’on n’en trouverait plus qu’une fois le village pris, je fis boire les chevaux, et je sellai et bridai le mien moi-même avec le plus grand soin.
A trois heures et demie, un des princes, Alioun, vint prendre son cheval, qui était attaché près de nous, et me dit qu’Ahmadou était déjà aux avant-gardes. Je m’empressai de l’y rejoindre au moment même où la musique de Fali sonnait le réveil dans la plus grande obscurité. A quatre heures, on se mettait en marche sur plusieurs colonnes et au milieu d’un désordre apparent ; à la lueur de grands feux, on pouvait déjà distinguer à peu près des compagnies groupées, se formant par colonnes, sur les flancs et en avant.
Jusqu’au jour, il ne me fut pas possible de me bien rendre compte de l’ordre de marche. A sept heures et demie, nous arrivâmes devant un petit village bambara, désert et en ruines. Tous ceux qui manquaient d’eau en prirent dans une grande mare et on alla faire halte à petite distance. Alors les compagnies se rangèrent en ordre de bataille.
Sur un demi-cercle se trouvaient les quatre grandes colonnes de Talibés ; les Sofas et les Djawaras étaient à la gauche. Quant aux Pouls, ils avaient disparu, ou plutôt ils étaient allés par une une autre route fermer le chemin de l’Est.
[189]Marca veut dire Soninké en langue bambara.
[190]Yallah salam est un salut à Dieu. — Yallah tagui ballel, nous a-t-on dit, signifie : « Dieu protége ses serviteurs. » — Yallah boni Keffirs : « Dieu fasse périr les Keffirs. » — Boni est un mot peulh qui signifie gâter, abîmer.
[191]Ce cheval, gris pommelé, d’une belle taille, avec une forte encolure et un large poitrail, réalisait l’idée que je me fais du cheval de guerre du temps des croisades.
[192]Si je reproduis cette note entière, c’est qu’elle me paraît pouvoir faire apprécier la situation comme je l’appréciais moi-même et qu’elle me rappelle et peut montrer au lecteur que j’envisageais le danger sans trouble.
CHAPITRE XXIX.
Revue d’Ahmadou. — Arrivée devant Toghou. — La bataille et l’assaut du village. — Incidents divers. — Exécution. — Ali le bourreau. — Alioun Penda blessé. — La nuit du combat. — Massacre de 97 Bambaras. — Le sourire des morts. — Tournée de visite aux blessés. — On entre au village. — Départ de Toghou. — 3500 captifs. — Massacre de vieilles femmes. — Retour à Ségou. — Entrée triomphale. — Mort d’Alioun. — Son enterrement.
31 janvier 1865.
Ahmadou, quittant sa garde, alla passer la revue de toutes ses compagnies, parlant à chacune rapidement. Je le suivis dans ce mouvement et je m’applaudis de l’avoir fait, car sans cela je ne me serais pas bien rendu compte de ses forces. Il y avait bien là quatre mille chevaux et six mille fantassins au moins. Ahmadou donna ses ordres pour la formation des colonnes d’assaut, et on se remit en marche. Les colonnes se formaient rapidement en ordre grossier et plutôt groupées qu’alignées. A neuf heures, on faisait halte en vue du village de Toghou, dans une grande plaine. Je me portai à l’avant-garde d’Ahmadou, suivi du docteur et de mes hommes. Nous n’étions pas à six cents mètres de l’ennemi. Mari, sorti du village, avait rangé son armée à cinquante pas en avant de la face des murailles. La ligne des fantassins était très-grande ; trois à quatre cents cavaliers occupaient la gauche, et, derrière cette armée, on voyait sur les murailles et sur les toits des maisons une deuxième ligne de défenseurs. Je fis aussitôt offrir à Ahmadou de démonter à coups de carabine les cavaliers qui faisaient de la fantasia, mais il avait son plan et me fit prier de ne pas tirer avant qu’il eût donné le signal des coups de fusil.
Cinq colonnes de fantassins s’étaient formées, composées des hommes à pied et d’une grande partie des cavaliers qui avaient mis pied à terre.
A la droite, c’était une colonne de Talibés Irlabés, au pavillon noir, commandée par Tierno-Abdoul. Venaient ensuite : une colonne de Sofas, au pavillon rouge, conduite par Fali et Yougoucoullé ; la colonne du milieu du Toro, au pavillon rouge et blanc, commandée par Tierno Alassane, et devant laquelle marchait aussi Mahmadou Dieber, le Fouta Diallonké ; puis la colonne de Toubourous, sans pavillon, et enfin, à la gauche, les Talibés du Gannar, conduits par Tierno Abdoul Kadi, l’un des Talibés les plus braves de l’armée, dont j’ai déjà parlé.
Ces colonnes, aussitôt qu’elles furent formées, s’avancèrent vers l’ennemi, en marchant au pas, et les Talibés chantant en cadence : Lahilahi Allah, Mohammed raçould y Allah[193].
L’ennemi ne bougeait pas. Les Bambaras étaient accroupis par terre, attendant sans doute qu’on tirât pour se lever et se précipiter sur les Talibés désarmés ; mais on ne leur en laissa pas le temps. Les colonnes s’avancèrent jusqu’à moins de cent pas de l’ennemi et se précipitèrent en courant, jusqu’à ce que les Bambaras effrayés se levassent en masse. La fusillade commença alors, au signal donné par un homme désigné à l’avance par Ahmadou dans chaque compagnie. On tirait à bout portant sur une foule folle de terreur, qui cherchait à rentrer dans le village. Entassés aux portes et surpris par la mitraille que vomissait chaque fusil des Talibés, achevés à l’arme blanche, les Bambaras tombaient en rangs serrés les uns sur les autres, et les Talibés, entrant sans coup férir, poursuivaient sur les toits, dans les rues, les nombreux fuyards. Quant à la cavalerie, au premier coup de fusil elle avait pris la fuite, en tournant le village de toute la vitesse de ses chevaux, et était allée rejoindre Mari, qui, au milieu d’une garde peu nombreuse, était sur une colline, laissant à ses esclaves le soin de sa cause.
En moins de trois minutes, les cinq colonnes étaient dans le village et les Bambaras défendaient en vain leurs maisons. Dès que je vis ce résultat, je revins au galop vers Ahmadou lui annoncer la victoire, puis je partis à la recherche de mes hommes, qui, eux aussi, emportés par l’ardeur guerrière et par l’amour-propre, s’étaient avancés au premier rang. Je n’en trouvai d’abord aucun.
La défense du village était plus sérieuse que je ne l’eusse cru.
Les Bambaras et, entre autres, toute une compagnie de Sofas de Mari, réfugiée dans une case, faisaient arme de tout. Sachant, par l’exemple du passé, qu’ils n’avaient pas de quartier à attendre, ils se défendaient jusqu’à la mort. Un instant la colonne des Djawaras et des Toubourous fut repoussée en désordre. En vain, avec quelques chefs, je me portai devant eux pour les ramener à l’ennemi ; ils étaient effrayés, et ce ne fut qu’après un quart d’heure qu’ils se remirent.
Quelques bandes de Bambaras s’enfuyaient sur la gauche, où je m’étais placé pour voir à mon aise. Ils allaient se réfugier, en déroute, dans des broussailles épaisses ; personne n’osait les y poursuivre. Entraîné un instant par des cavaliers qui semblaient les charger, je partis avec le docteur, qui s’exposait beaucoup et qui, sous prétexte qu’il avait la vue basse, s’approchait sans cesse, malgré mes prières ; mais bientôt nous fûmes abandonnés de tous les cavaliers, et comme j’étais à bonne portée de pistolet, voyant toute une bande qui s’enfuyait de mon côté, je la détournai en lui envoyant les six coups de mon revolver ; un homme tomba blessé, mais quelques instants après il parvint à se sauver.
On avait fait des prisonniers, qui semblaient hébétés et fous de terreur ; les uns disaient que Mari était dans le village, d’autres qu’il avait fui. On prit une de ses griotes qui, à la suite de la prise de Ségou par El Hadj, avait déjà été prisonnière, puis s’était enfuie ; elle était couverte d’or et elle se mit à chanter Ahmadou, qui lui fit grâce. En revanche, deux chefs du village, faits prisonniers dans leur propre maison, entre autres celui qui portait le titre d’Almami de Toghou, furent exécutés tout de suite. Je n’étais pas là, et, quand je revins, j’aperçus devant Ahmadou deux corps sans tête, étendus sur le ventre, avec les jarrets et les articulations coupés et un coup de sabre en travers sur les reins, qui leur avait tranché l’épine dorsale. Ces mutilations avaient été faites après coup. Mais la journée ne se passa pas sans que je visse l’atroce spectacle d’une exécution, et ce souvenir restera gravé dans ma mémoire. J’en vois encore les moindres détails. C’était un jeune Sofa de Mari, qu’on avait retiré vivant de dessous un tas de cadavres. Au lieu d’être rasé comme tous les musulmans, il portait les cheveux tressés en casque, comme ceux des femmes, et à la mode bambara ; on lui avait attaché les coudes derrière le dos de manière à lui disloquer en partie les épaules. Il était debout. Après qu’on l’eut dépouillé de tout vêtement, un Sofa, accroupi, se plaça derrière lui. Il regardait de tous côtés d’un air inquiet, quand Ali Talibé, en grand honneur à Ségou, et qui alors était bourreau en titre, homme athlétique, mais à la figure bestiale et à l’œil féroce[194], s’avança par derrière, et d’un seul coup de sabre lui fit voler la tête. Le corps tomba en avant ; deux longs jets de sang s’élancèrent du col ; quelques convulsions agitèrent encore ce qui avait été un homme, et pendant qu’Ali essuyait son sabre dans l’herbe avec un calme atroce, tout mouvement cessait.
Cependant je m’inquiétais de ne pas voir revenir mes hommes ; dans le village on se battait toujours, une case se défendait, et malgré le feu qu’on introduisait par les toitures, l’ennemi ne se rendait pas encore ; ce ne fut que lorsqu’ils furent attaqués par les flammes que les malheureux défenseurs essayèrent de fuir et tombèrent un à un en sortant de leurs cases, frappés par la mitraille des fusils.
Vers une heure, je vis Samba Yoro rentrer épuisé, portant deux fusils ; je devinai un malheur. Alioun, le plus brave peut-être de mes hommes, était tombé ; il avait une balle dans le crâne. Cependant il respirait encore, il fallait le secourir. Je dis à Samba Yoro de chercher ses compagnons, il ne tarda pas à les réunir dans le village ; Dethié avait reçu une brique sur la nuque, il avait été contusionné par l’explosion d’un baril de poudre, avait eu ses vêtements traversés par les balles, mais c’était tout ; les autres n’avaient que des balles mortes. Vers trois heures, on m’apporta Alioun sur une porte de case qui servait de brancard. Il avait repris connaissance, mais il souffrait beaucoup ; la balle était logée dans l’os du crâne au beau milieu de la tête, et tellement encastrée, que d’abord le docteur crut qu’elle n’avait fait que déchirer la peau.
Vers quatre heures, les Bambaras avaient tous succombé ou à peu près ; dans le village on ne tirait plus que de rares coups de fusils. Quelques ennemis étant encore cachés dans les cases, on n’osait y pénétrer à cause de l’obscurité qui y règne, et on attendait qu’ils s’échappassent. Ahmadou se porta sur la gauche, puis derrière le village, sur la colline où la veille encore campaient les Bambaras. Je lui fis demander s’il y passerait la nuit, afin d’y transporter mon pauvre blessé, et sur sa réponse affirmative, j’envoyai chercher celui-ci ; mais presque aussitôt on commença la fusillade sur les broussailles. Les Bambaras qui s’y trouvaient avaient essayé de fuir dans l’Est, mais ils avaient rencontré les Peuhls, qui les avaient rejetés sur le village. Ils ne cessèrent de tirer que vers la nuit, et le tabala résonna constamment. Néanmoins on était harassé, on n’avait rien mangé depuis la veille, à l’exception de quelques gourous, ressource précieuse qu’on avait trouvée en abondance dans les cases du village. Malgré l’effet excitant de cette nourriture, chacun de ceux qui ne gardaient pas le village ou qui n’étaient pas au combat d’avant-garde dormaient d’un profond sommeil. A minuit on eut une alerte : deux Bambaras venaient d’être saisis ; ils poussaient des cris perçants. On crut un instant à une attaque du camp par les Bambaras ; une immense rumeur s’éleva au milieu des chevaux frissonnants. Quelques-uns s’échappèrent et leur galop à travers le camp ajouta à l’illusion. Surpris dans notre sommeil, la main sur nos armes, nous fûmes aussitôt debout, et mon premier soin fut de sauter près de mon cheval qui était tout sellé, afin de l’empêcher de s’échapper. Mais bientôt tout se calma, et la voix des griots s’éleva dans le calme de la nuit, criant de rester en repos. Dès lors le silence ne fut plus troublé que par quelques coups de fusil dans le village ou aux avant-postes, par le son redoublé du tabala ; et la fusillade des Bambaras se ralentit, indiquant l’épuisement de leur poudre.
Mon pauvre blessé allait mieux, nous conservions encore l’espoir de le sauver et j’achevai ma nuit sans me réveiller, malgré les impressions d’horreur dont j’avais fait provision pendant cette journée.
1er février 1865.
Le jour paraissait à peine que toute l’armée se transportait dans les broussailles pour en finir ; on y trouva les Bambaras sans défense et on en fit une horrible boucherie. Une bande de quatre-vingt-dix-sept, espérant peut-être dans la clémence des vainqueurs, posa les armes et sortit d’une broussaille en criant : Pardon ! (Toubira !)
Ils furent aussitôt conduits à Ahmadou, entre deux rangs pressés de Sofas. On les interrogea longuement. Ils dirent qu’ils avaient été envoyés de Sansandig ; d’autres avaient dit être venus de Boushé, de Sarrau et même de Ségou-Sikoro. Tous furent livrés au bourreau, et Ahmadou, supposant que ce spectacle pouvait m’intéresser, envoya un Talibé me prévenir afin que je pusse y assister ; mais je ne me sentais pas le cœur de supporter une pareille émotion. Les exécutions déjà trop nombreuses de la veille m’avaient agité et je me privai de ce spectacle ; seulement le soir, en voulant me rendre compte du nombre des morts, je passai près du champ des suppliciés ; on les avait conduits là, tous bien serrés par la foule et tenus simplement par des bras humains ; au milieu du cercle s’était placé le bourreau, qui avait commencé à abattre les têtes, au hasard, sans ordre, comme elles passaient à portée de son bras. Quelques-unes n’étaient même pas détachées du tronc, et, chose curieuse, elles avaient presque toutes le sourire aux lèvres. Les yeux qui n’étaient pas fermés avaient dans leur immobilité une expression indéfinissable qui me fit longtemps réfléchir. Faut-il donc croire qu’au seuil d’une autre vie, ces martyrs de la barbarie et de l’islamisme, qui se battaient sans savoir pourquoi, qui ont été massacrés si cruellement, ont eu une apparition, qu’une lueur immense s’est produite dans leur intelligence et qu’un horizon nouveau s’est étendu devant leurs yeux ?
Cette pensée m’obséda longtemps et je ne me détachai pas facilement de ce lieu d’horreur.
Au jour j’avais commencé avec le docteur une tournée de blessés ; déjà la veille il en avait opéré bon nombre ; malheureusement, manquant d’instruments et réduit aux ressources de sa trousse, il y en avait beaucoup pour lesquels il ne pouvait rien. Je l’aidais de mon mieux dans ces extractions de balles toujours si douloureuses pour le patient. J’eus là l’occasion de remarquer encore une fois combien le système nerveux des noirs est moins développé ou moins sensible que le nôtre ; c’est à cela qu’ils doivent de supporter facilement les opérations, de même qu’ils doivent au climat d’en guérir d’une façon merveilleuse et dans des cas désespérés.
Tout en secourant les blessés, nous visitâmes le village, opération non sans danger, car dans quelques rares maisons on tirait encore et on était exposé à recevoir une balle destinée à un Bambara fuyant. Mais depuis la veille trop de balles avaient sifflé à nos oreilles pour que cela nous arrêtât, et bien que leur musique m’ait toujours fait secouer la tête ou saluer, comme on dit vulgairement, elle ne m’a jamais empêché d’aller où j’avais l’intention de me rendre.
Il est impossible de décrire le spectacle que présentait Toghou. Dans les maisons, dans les rues, les cadavres étaient étendus dans toutes les positions. Dans le réduit où l’on s’était si longtemps défendu, chaque case était transformée en un charnier infect. Les toitures enflammées par le haut avaient brûlé des centaines de malheureux, dont les cris sourds avaient seuls révélé l’agonie. Dans quelques cases on s’était pendu de désespoir ; à une porte de la ville plus de cinq cents cadavres étaient couchés les uns sur les autres ; c’était la porte attaquée par les Talibés. Plus tard j’allai dans les broussailles ; on peut dire que tout le village et ses environs n’étaient qu’un champ de morts, et le lendemain, lorsque de dessous les décombres enflammés du village on eut tiré ces cadavres à demi brûlés et qu’on les eut portés dans la plaine, l’odeur infecte qui s’en exhalait empestait l’air à une longue distance. Certes, c’est rester au-dessous du vrai que de dire que deux mille cinq cents Bambaras avaient péri là, et plus tard, quand les Peuhls revinrent à cheval, leurs lances encore sanglantes témoignèrent des coups portés par eux aux fugitifs. Ahmadou envoya visiter le terrain de leurs exploits, et on m’affirma qu’ils en avaient tué beaucoup. En somme, d’une voix unanime on reconnaissait que depuis le commencement des guerres d’El Hadj, sauf à Oïtala, on n’avait pas vu pareil massacre. Quant aux pertes d’Ahmadou elles étaient presque insignifiantes : on ne comptait pas cent morts et deux cents blessés.
Il faut, du reste, avoir vu les fautes commises par les Bambaras pour comprendre cette disproportion de pertes. S’ils eussent attendu derrière leurs murs, le résultat eût été bien différent, et Ahmadou fût peut-être retourné à Ségou avec un échec de plus, car ce village était prodigieusement riche et pouvait soutenir un long siége. Il y avait de la poudre et du mil en quantités immenses, sans compter toutes les autres substances nutritives, telles que haricots, riz, etc.
Pendant toute la première nuit, on avait mangé dans le village les poules, les chèvres et les moutons, et quand on songe qu’une armée de plus de dix mille hommes avait vécu là-dessus, on ne s’étonnera pas que le lendemain je n’aie pu trouver un seul poulet. En revanche, tout le monde mâchait des gourous. Beaucoup avaient rempli leurs sacs de cauris, et le butin était tel, qu’on ne pouvait l’emporter.
Ahmadou entra dans le village vers dix heures, et vint s’installer dans la case du chef. Nous habitions en face de lui, et on disait qu’il allait passer là trois jours. Chacun appréciait à sa manière le résultat de la victoire ; l’opinion générale était que Mari était à tout jamais perdu et qu’il ne pourrait plus réunir d’armée. C’était aussi la nôtre, mais nous comptions sans les fautes d’Ahmadou. Si, profitant de sa victoire, il fût allé en ce moment avec une armée enthousiaste tomber sur Sansandig, il l’eût sans doute enlevé, et alors il était maître du pays ; mais dès le lendemain, cédant aux sollicitations de tous ses amis, avides de partager le butin, il rentrait à Ségou.
Ahmadou m’avait fait remercier de ce que j’avais fait pour sa cause et il s’était occupé de nous procurer de quoi manger, ce qui n’était pas facile dans un village pareil. Après nous avoir envoyé une jambe de bœuf, il donna sa canne à Souleyman pour qu’il parcourût le village et prît pour nous ce qu’il trouverait, sel ou autre chose. En somme, nous n’eûmes qu’à nous louer de lui, et, au moment du départ, il nous fournit une compagnie de Sofas pour porter mon pauvre Alioun, que je fis placer sur un lit (tara) du pays. Sans doute, tout cela ne se faisait pas facilement, mais cela se faisait, et c’était beaucoup. Le départ du village fut difficile. Chacun se chargeait de bagages ; quelques-uns avaient envoyé chercher des ânes pour porter le butin, et c’était un spectacle bien curieux que ces guerriers de la veille transformés en marchands de vieille ferraille. Tout leur était bon : ceux-ci portaient des calebasses de hautes formes, ceux-là des sacs de mil, des chandeliers du pays, tiges de fer munies d’une ou plusieurs coquilles, dans lesquelles on brûle une mèche de coton qui trempe dans l’huile d’arachides ou le beurre de Karité ; d’autres enlevaient une porte, des fusils, des lances, des haches ou des outils de forgeron et de tisserand. Les uns avaient du coton, d’autres du tabac ou des boules d’indigo ; et puis venaient la file ou plutôt les files de captifs. Dire ce qu’il y en avait, je ne le pus qu’à Ségou quand on fit le partage. Environ trois mille cinq cents femmes ou enfants étaient là, attachés par le cou, lourdement chargés, marchant sous les coups des Sofas. Quelques femmes, trop vieilles, tombaient sous leur fardeau, et refusant de marcher, furent assassinées. Un coup de fusil dans les reins et ce fut fini ; je fus contraint de voir cela et il me fallut rester calme et ne pas faire sauter la tête au misérable qui venait de commettre ce crime. Nos laptots et quelques Talibés même en étaient indignés, mais c’était l’exception, et la masse passait, et avec un geste de dédain ne trouvait que cette épitaphe : Keffir ! Et ceux qui commettaient ces atrocités, qu’on le sache bien, c’étaient eux-mêmes des Keffirs, des Bambaras, des esclaves de père en fils, d’anciens esclaves des Massassis du Kaarta ou des Courbaris de Ségou qui avaient eu leur sauvagerie et leur cruauté doublées d’une teinte d’islamisme tel qu’on le prêche en Afrique. Que ces quelques mots puissent servir à faire apprécier la situation intérieure de ces pays et soient utilisés par ces philanthropes qui veulent laisser la civilisation marcher d’elle-même et se refusent à l’imposer par la force ! Nous passâmes ce même jour devant Marcadougouba. Ahmadou refusa de s’y arrêter ; on entendait pleurer dans le village : c’étaient les mères et les veuves des Bambaras révoltés, car ce village avait, comme tous les autres, fourni ses contingents à Mari, et du moins les vainqueurs n’empêchaient pas, comme nous l’avons vu faire en Europe, les sœurs et les mères de pleurer leurs frères et leurs enfants. On continua la marche jusqu’à Bafoubougou, où l’on campa dans les broussailles. Mon premier soin fut de me baigner au fleuve ; puis après, il fallut préparer le souper, assez maigre d’ailleurs. Une poule tuée in extremis trempa notre couscous, et telle était notre fatigue que le soir, Ahmadou nous ayant envoyé un superbe poisson, personne n’eut le courage de le faire cuire. Au milieu de ses épreuves, notre pauvre blessé allait mieux et nous avions bon espoir.
3 février 1865.
Le 3 février au jour, on se mit en route ; la marche était triomphale : à chaque village on faisait de la fantasia ; des députations venaient féliciter Ahmadou, et les griots s’égosillaient à chanter sa victoire. Tandis que les coups de fusil des villages répondaient en sourdine aux coups éclatants des fusils des Sofas qui, chantant et dansant, tourbillonnaient autour du roi ; tandis que les Talibés venaient à tour de rôle le saluer, Ahmadou, à cheval, son turban relevé sur la bouche, restait calme, et un pied passé par-dessus la selle, récitait son chapelet ; mais son œil brillait et la joie du triomphe illuminait ce qu’on voyait de sa figure.
Enfin, à Ségou-Sikoro, où nous arrivâmes vers dix heures, Oulibo sortit avec tous ceux qui étaient restés à la garde de la ville et vint au-devant d’Ahmadou. La ville était en délire : sur le toit des maisons, les esclaves chantaient, dansaient, battaient des mains, et c’est à peine si, au milieu de la joie générale, on faisait attention à celles qui pleuraient un frère ou un époux. La fusillade devenait de plus en plus vive et dangereuse, car les fusils chargés outre mesure rendaient le bruit du canon, mais éclataient et blessaient ceux qui les tiraient, ainsi que leurs voisins. Je me séparai de la foule, et, suivi de Boubakary Gnian qui était venu au-devant de moi, je tournai le village et rentrai par la porte de l’Ouest. Dans la rue, les femmes et même celles qui jusqu’alors nous avaient à peine regardés, nous donnaient la main par-dessus les murs de leurs maisons ; d’autres, des voisines, venaient nous saluer ; enfin, on peut dire que ce jour on n’aurait trouvé personne à Ségou qui ne nous fût sympathique, sauf peut-être Mohammed Bobo.
10 février 1865.
Ce ne fut que vers deux heures qu’Alioun arriva avec ses porteurs. Je le fis installer immédiatement. Avec les tentes, on lui fit une chambre sous le hangar ; le docteur le pansa, et ce ne fut qu’alors qu’on reconnut l’existence de la balle dans le crâne où elle s’était incrustée. — Le lendemain, elle fut extraite, mais, hélas ! notre pauvre compagnon ne devait pas aller loin ; le 10, après une mauvaise nuit, une hémorragie terrible se déclara, le cerveau s’embarrassa, peu à peu le froid gagna les extrémités ; à 11 heures, il était sans connaissance, et à 1 heure 3 minutes, la respiration sifflante, le hoquet disparurent, et le cœur cessa de battre. J’envoyai tout de suite prévenir Ahmadou. Il répondit qu’il prierait Dieu pour Alioun, qui était mort, comme un musulman doit mourir, en combattant pour Dieu ; et vers deux heures et demie, arrivèrent deux marabouts qui n’étaient rien moins que Tierno Alassane, chargé de laver le corps et de l’ensevelir, et Alpha Ahmadou, qui devait faire les prières. On traitait mon pauvre compagnon comme un chef ; il allait être conduit en terre par un général et un prince. Je donnai une belle pièce de coton blanc pour servir de suaire ; on enleva le corps et on le porta en plein air près de la petite mosquée d’Alpha Ahmadou. Il fut posé sur une claie au-dessus d’un grand trou, et pendant qu’on creusait une fosse très-étroite d’un mètre de profondeur, Tierno Alassane lava le corps avec ses adjoints. Puis, il l’enveloppa dans l’étoffe de manière à former une espèce de bonnet sur la tête. La prière alors commença : le vieil Alpha se mit devant, debout ; tous nos amis qui avaient suivi le corps se placèrent sur deux rangs derrière lui. Il récita les prières à haute voix, et je remarquai que, si on les accompagne de mouvements analogues à ceux du salam, il n’y a pas de génuflexions. Puis, une fois cela terminé, on descendit le corps dans la tombe, en le plaçant sur le flanc droit et la figure tournée vers l’Est ; ensuite, on remplit la fosse de terre qu’on pila fortement, et on mit des épines dessus. Pendant toute la cérémonie, je m’étais tenu un peu à l’écart ; je suivais des yeux la dépouille de mon pauvre compagnon, et c’est un devoir pour moi de rendre à sa mémoire un hommage mérité.
Alioun était doux, fidèle, dévoué, c’était un modèle sous tous les rapports ; musulman fervent, il avait apporté dans le combat où il avait succombé, un courage qui avait fait l’admiration de tous, et son souvenir restera parmi tous ceux qui l’ont connu comme celui d’un brave.
Une fois mon pauvre compagnon en terre, je rentrai à la case, où j’eus à acquitter les frais de son enterrement, qui, discutés par Samba N’diaye, furent ainsi réglés :
2000 cauris à Alpha Ahmadou pour les prières ;
3000[195] à Tierno Alassane et aux gens qui avaient lavé le corps ;
1500 à ceux qui avaient creusé la fosse.
Dès le 4 février, on avait commencé à compter le butin et à en faire le partage. Ahmadou fit durer ce partage, car il réclamait des captifs volés par les Sofas ; après les captifs, on partagea les chiffons, satalas et ustensiles qui avaient été rapportés. Pour moi, je fis remettre à Ahmadou les lances, fusils, haches pris par mes hommes aux Bambaras tombés sous leurs coups, et, de plus, deux captives ramassées par Dethié N’diaye. Ahmadou voulut nous en faire cadeau, mais je lui répondis que je ne pouvais autoriser mes hommes à vendre des captifs pour s’en partager la valeur. Il dit alors qu’il leur ferait un cadeau, et plus tard, les deux captives furent données à Samba N’diaye.
Dès que nous fûmes rentrés à Ségou, je m’inquiétai d’avoir des nouvelles de Nioro et de Bakary Guëye, et rien de bon n’apparut de ce côté. Une ou deux fois on nous dit qu’une caravane arrivait de Nioro, et nous espérions que Bakary serait avec elle ; mais au bout de quelques jours, la caravane devenait un conte, comme il s’en fait tant dans ce pays. Ce qu’il y avait de plus positif, c’est que les caravanes qui, de Yamina, allaient faire du commerce à Touba et à Kiba, étaient souvent attaquées par les rôdeurs bambaras, qui ne craignaient pas de s’avancer jusqu’auprès des villages d’Ahmadou.
Le vieil Abdoul, que nous allions voir de temps à autre, nous affirmait que Bakary était avec l’armée de Tierno Moussa, et que si ce dernier ne craignait qu’il fût pillé, nous l’eussions vu arriver depuis longtemps ; mais toutes ces paroles ne l’amenaient pas, et nous connaissions maintenant assez le vieux Tierno pour savoir ce que valaient ses assurances. Pendant de longs mois, nous attendîmes en vain, toujours bercés d’espérances qui s’évanouirent peu à peu jusqu’au jour de la délivrance.
[193]Prière musulmane : « Dieu est grand ; Mahomet est son prophète. » Je l’écris comme on prononce à Ségou.
[194]Il est assez intéressant d’étudier la mobilité de la physionomie des noirs. Cet Ali, qui, dans ce moment, m’avait paru avoir le regard féroce, était habituellement l’homme le plus calme de Ségou, et son regard voilé avait une douceur incroyable.
Il en était de même d’Ahmadou, qui, dans certains moments, avait une grande douceur, dans d’autres, une grande dureté de physionomie.
[195]On donne généralement un bœuf, qui vaut au moins 5 à 6000 cauris.
CHAPITRE XXX.
Difficulté d’obtenir une audience pendant le partage du butin. — Le fils de Maoundé est mort. — Ce qu’il était. — Désertion de Soulé Kandi. — Le docteur est malade de la fièvre. — Nouvelles de Bakary Guëye et du Bakhounou. — Fausse alerte. — Je suis pris d’hépatite. — J’entre en relations avec Sidy Abdallah. — Pluie vers la fin de février. — Massiré apporte des certitudes fâcheuses sur l’état de la route de Nioro. — Fête du Cauri. — Je n’ai plus de quoi faire aucun présent à Ahmadou. — Samba Yoro pris d’hémoptysie. — J’obtiens une audience d’Ahmadou et je demande à partir. — Promesse d’expédier un courrier. — Diverses nouvelles. — On prépare une expédition. — J’apprends la mort de Cheick Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou.
13 février 1865.
Mon pauvre Alioun était mort et une tristesse immense s’était emparée de moi. Je sollicitai une entrevue d’Ahmadou ; mais, occupé du partage des dépouilles des Bambaras, il refusa en m’ajournant.
Ce partage n’en finissait jamais, parce que chacun cachait les captifs qu’il avait ramassés et n’en livrait qu’une partie. Alors Ahmadou se fâchait, faisait appeler les Sofas chefs et leur ordonnait de livrer, qui 8 captifs, qui 10, qui 40, en proportion de ce qu’il supposait qu’on avait volé. Mais les captifs n’avaient garde d’obéir et opposaient un non possumus, qui est la grande force des noirs, comme de bien des blancs, force d’inertie qui paralyse tout.
Pendant ce temps, nous recevions des détails sur Mari. On l’avait d’abord dit réfugié à Sansandig, mais ce bruit fut bientôt démenti ; il avait fui dans le Kaminian Dougou, en faisant un grand détour, et il avait donné pour motif de sa défaite la stupidité de ses hommes qui n’avaient pas voulu se battre et avaient jeté des briques aux Talibés au lieu de leur envoyer des coups de fusil.
La vérité est qu’on n’avait jeté des briques que lorsqu’on avait manqué de poudre et de flèches, car les Bambaras se servent encore de l’arc et des flèches, qui ne sont pas empoisonnées, bien qu’on l’ait souvent prétendu.
A ce combat, un déserteur des rangs d’Ahmadou avait succombé. C’était le fils de Maoundé, le chef des Kagoros du Bakhounou.
Lorsque El Hadj s’empara du Bakhounou à son premier séjour dans le Kaarta, Maoundé s’étant rendu, il l’emmena avec lui en quelque sorte comme otage, et Maoundé le suivit au siége de Médine, à Koundian et dans le Fouta ; puis, de retour à Nioro, El Hadj, pensant que désormais ce chef lui serait dévoué, le replaça comme chef dans le Bakhounou et emmena à sa place son frère, chef de Bagoyna, et père de ce Daouda Gagny que je retrouve à Ségou, venant solliciter des secours et retenu comme moi. Le fils de ce Maoundé était dans la caravane avec laquelle j’étais arrivé au Niger, et là, il lui avait pris fantaisie de venir saluer Ahmadou, qui, suivant son habitude actuelle, l’avait prié de lui tenir compagnie. Maoundé fils, pris dans son piége, sollicita souvent de retourner dans ses foyers ; mais n’ayant pu l’obtenir et apprenant que son père s’était révolté depuis peu dans le Bakhounou, il avait déserté et était allé se joindre à Mari au moment où on avait appris qu’il était à Toghou. Son corps avait été reconnu parmi les morts.
Il avait été décapité par Mari, qui, en entrant à Toghou, y avait trouvé l’Almami de Boushé et quelques Talibés et les avait fait tuer tout de suite ; puis, Maoundé étant arrivé, il l’avait accusé d’être un espion, et sans plus informer, il l’avait fait tuer.
Du reste, ce Maoundé n’était pas le seul déserteur ; quelque temps auparavant, un griot nommé Soulé Kandi, un des plus riches de Ségou, et en quelque sorte un des plus choyés d’Ahmadou, avait disparu ; on le savait aussi chez Mari ou à Sansandig. Ce Soulé Kandi, bien qu’homme libre, s’était fait griot et sofa d’Ahmadou ; il couchait toutes les nuits devant la porte de son maître. Le motif de sa désertion était un mystère sur lequel on donnait beaucoup d’explications et entre autres celle-ci : on prétendait qu’il avait eu des relations avec une femme de l’intérieur de la maison d’Ahmadou, et qu’elle était enceinte ; qu’il s’était effrayé de la colère d’Ahmadou, et s’était sauvé.
D’autres disaient qu’il avait trahi en secret Ahmadou, et que celui-ci furieux avait fait venir deux sofas, avait fait creuser une fosse dans sa cour intérieure en leur défendant de le dire ; que Soulé Kandi l’ayant su, avait pensé que c’était pour lui, s’était sauvé, et qu’en l’apprenant, Ahmadou avait fait couper le cou aux deux sofas qui avaient dû, l’un ou l’autre, commettre une indiscrétion.
Ces bruits circulèrent en ville, mais rien ne fut démontré.
En attendant, soit contre coup de toutes nos émotions, soit fatigue extraordinaire causée tant par l’expédition que par les soins qu’il donnait aux blessés, le docteur était tombé malade ; il avait une fièvre lente, et les chaleurs qui arrivaient à grands pas nous fatiguaient beaucoup.
15 février 1865.
Le 15 février, un homme arriva de Bagoyna avec toute sa famille ; il venait s’établir à Ségou. Il confirmait de la plus triste façon le bruit de la révolte de Bakhounou, entre Bagoyna et Nioro. On y était menacé par les Maures Askeurs et Oulad el Rhouizi, auxquels s’était allié Amady Sambouné, chef des Peulhs à Hofara. De Bagoyna jusqu’à Yamina, cet homme avait été réduit à passer par les broussailles, presque tout le pays étant révolté ; il disait que nos envoyés étaient toujours à Nioro. Ces nouvelles si tristes pour nous étaient accompagnées d’espérances. Ainsi, on disait qu’Amady Sambouné voulait se soumettre, qu’il ne s’était révolté que par crainte des pillages des Maures, contre lesquels il n’était pas assez fort, ses villages n’étant que des goupouillis et sa fortune étant en troupeaux, mais qu’il voulait payer le tribut à Ahmadou, etc., etc. Tout cela était fait pour entretenir la confiance du public ; mais le fait certain c’était qu’Amady Sambouné, qui était fils d’une Mauresque et d’un Peuhl et n’avait jamais caché ses sympathies pour les Maures, venait enfin de jeter le masque.
Quelques jours après, nous avions une alerte à Ségou : on prétendait qu’une armée attaquerait Bamabougou. Cette nouvelle était invraisemblable, et en effet elle fut démentie le lendemain ; c’étaient, au contraire, les gens de Velentiguila qui, voyant quelques chevaux de Talibés paître sur les bords du fleuve, avaient cru à la présence d’une armée d’Ahmadou et avaient battu le tabala. De là venait l’émotion qui s’était produite.
A ce moment, Quintin allait mieux et moi plus mal : j’étais repris par les douleurs hépatiques et mon état se compliquait d’un rhumatisme du genou qui me faisait horriblement souffrir ; je commençais à me décourager.
Cette expédition si meurtrière n’amenait pas la soumission du pays comme je l’avais espéré, et on commençait à parler d’une autre expédition qui devait avoir lieu après le Cauri.
22 février 1865.
Comme pour confirmer ce bruit, Ahmadou faisait des dons à l’armée : le 22 février, il donnait aux Talibés 200 bœufs et 1 million de cauris. Quelque temps après, il en donnait autant aux Sofas.
Ce fut à cette époque que j’entrai en relations avec Sidy Abdallah. J’allai lui faire une visite pour avoir quelques nouvelles que devaient apporter des Maures venus de Tichit ; mais je ne pus rien savoir. Ils étaient venus avec leurs chameaux à travers les broussailles et sans passer à Nioro. Sidy Abdallah me reçut très-bien, et dès cette époque, nos relations devinrent de plus en plus amicales. De temps à autre, il me donnait des dattes qu’il recevait de Tichit, et quelquefois des gourous, et moi je lui donnais pour ses femmes de l’ambre, du corail ou de la cornaline, parfois un peu d’argent. Je le reconnaissais d’ailleurs comme un des hommes les plus intelligents du pays ; je savais qu’il avait un grand empire sur Ahmadou, par cela même qu’il affectait de n’en pas avoir : il était donc de bonne politique de bien vivre avec lui.
A mon grand chagrin, on commença alors à diminuer le lait qu’on devait nous fournir journellement, et malgré mes réclamations et les ordres qu’elles provoquèrent de la part d’Ahmadou, le lait n’augmenta plus ; je me vis contraint d’en acheter très-souvent, car c’était la meilleure partie de notre nourriture, et cela vint ajouter à la gêne que j’éprouvais.
La fin de février fut remarquable par une grande pluie, qui rafraîchit le temps, au point de nécessiter de notre part l’emploi de vêtements de drap ; l’année précédente, à Banamba, à la même époque, nous avions eu une petite pluie, mais ici c’étaient de belles et bonnes averses.
L’effet le plus désagréable de ces pluies anormales était sans contredit de faire fuir les vendeurs du marché, qui devenait désert et sur lequel nous ne pouvions rien trouver à acheter. Les bouchers n’avaient pas tué, les Somonos n’avaient pas pêché, et sans un mouton qu’Ahmadou nous avait donné quelques jours auparavant, nous eussions été condamnés à jeûner ou à peu près.
26 février 1865.
Le 26 février 1865, Massiré, qui était allé vendre diverses marchandises sur les marchés des environs de Yamina, revint. Il nous apportait de fâcheuses certitudes sur l’état politique du pays. Outre que personne ne venait de Nioro et que la route était coupée ; aux environs de Yamina, les Bambaras, par leurs razzias, ne justifiaient que trop la garnison qu’Ahmadou maintenait dans cette ville. Massiré, pour sa part, l’avait échappé belle quelques jours auparavant, en venant de Kiba à Yamina avec une quarantaine de Diulas, leurs captifs et leurs ânes chargés de pagnes et autres marchandises ; ils avaient été attaqués par des Bambaras et des Maures entre Kiba et Kéréwané, et bien qu’armés de fusils, ils n’avaient pas tenté de résistance. Les Maures en avaient tué quatre, en avaient pris plusieurs, ainsi que la plupart des femmes, les armes et les bagages, et Massiré, lourdement chargé de peaux de bouc et de cauris, n’avait dû d’échapper qu’à la rapidité de sa course. On supposait que ces Maures, qui avaient déjà commis d’autres pillages dans les environs, étaient des Tchappatos[196] de Goumbou (Bakhounou).
La pluie dura jusqu’au 28 février, jour de la fête du Cauri. Je profitai de cette occasion solennelle pour envoyer saluer Ahmadou, mais je n’avais plus de quoi lui faire un cadeau. La fête fut une répétition de celle de l’année précédente, à l’exception des costumes de la garde d’Ahmadou, qui n’étaient pas bariolés, sans doute à cause du mauvais temps de la veille, qui n’avait pas laissé le temps de sortir les défroques des magasins.
Les princes étaient habillés. Ahmadou avait un manteau de drap blanc brodé de soie bleue et jaune, Aguibou, un manteau de velours jaune safran, et les autres à l’avenant.
Je ne restai à la fête que jusqu’au moment du palabre, et alors je rentrai en ville, non sans difficulté, car Ahmadou avait donné l’ordre de ne laisser entrer personne, afin d’empêcher qu’on ne le quittât après le salam. Mais on finit par comprendre que cet ordre ne me concernait pas et j’obtins de passer. Pendant ce temps, Ahmadou réclamait les Kouloulous et disait qu’il voulait réunir une armée ; que toutefois il ne le ferait que quand on aurait rendu tout ce qu’on avait volé, et que, par conséquent, si on ne remettait pas les Kouloulous, c’est qu’on voudrait l’empêcher de former une armée et qu’il saurait alors qu’on avait peur d’aller se battre. Puis après, passant à un autre ordre d’idées, il dit qu’il ne fallait pas faire de coupure à la figure des enfants qui naissaient, comme le faisaient les Keffirs, qu’il ne convenait pas que les femmes se fissent des coiffures hautes avec des chiffons à l’intérieur[197], qu’on ne devait pas laisser les femmes mariées aller dans la rue ni au marché, et enfin que les Talibés devaient venir faire le salam à la mosquée au lieu de le faire chez eux, qu’on abandonnait la mosquée et que ce n’était pas bien.
Comme on le voit, c’était, à peu de variantes près, le palabre de l’année précédente ; mais un fait qui m’avait bien fait rire s’était produit au début. Ahmadou, voulant faire dégager la place du palabre pour les Talibés, avait dit de faire écarter les Bambaras, et ceux-ci se prenant de peur et croyant peut-être qu’on allait les fusiller, s’étaient sauvés de toute la vitesse de leurs jambes dans le village des Somonos.
Le soir, Samba Yoro fut pris d’hémoptysie. Il vomissait du sang. Heureusement le docteur avait du perchlorure de fer et il parvint à arrêter le mal assez rapidement.
Mars 1865.
Le 1er mars, nos laptots allèrent souhaiter la fête à Ahmadou, qui les reçut bien, leur donna 20000 cauris, et, sur ma demande, me fixa une audience pour le vendredi 3 mars. Mais quand je m’y présentai, Ahmadou trouvait, avec juste raison d’ailleurs, que le temps était froid, et il ne voulut pas sortir de sa case. Plus tard, il vint sous les arbres de la porte de son père, mais je ne pouvais lui dire là ce que j’avais à lui demander. Je lui fis rappeler mon audience ; il me remit au lendemain matin, puis le lendemain matin je fus renvoyé à l’après-midi.
Enfin, le 4, je fus reçu, et après qu’il eut réglé une affaire de Bambaras, j’échangeai les politesses et lui exposai que depuis deux mois et demi les courriers étaient à Nioro, que j’étais malade et que je pouvais tomber d’un jour à l’autre pour ne plus me relever ; que lorsque j’avais accepté d’attendre le retour de Bakary, j’avais entendu que la route était libre et qu’ils reviendraient sans difficulté ; que si je venais à mourir, on dirait que c’était sa faute et que je demandais à partir.
J’insistai longuement, lui disant que, dans l’état du pays, je ne pouvais partir sans son secours et son consentement, et qu’en me retenant il prenait une grande responsabilité.
Ahmadou répondit qu’un homme était venu de Nioro, le mois précédent, et qu’il ne croyait pas que Bakary y fût ; qu’il ne pouvait m’autoriser à partir, mais que nous pouvions envoyer un autre courrier.
Je répondis que j’étais sûr que mes envoyés se trouvaient là ; et comme avec la même vivacité que moi, il me dit qu’il était sûr du contraire, je lui répétai ce que je tenais de Daouda Gagny.
« Quant à cela, dit Ahmadou, tu as peut-être raison. J’ai reçu une lettre de Nioro, de Mustaf[198] ; il me dit que trois blancs sont là, envoyés par le gouverneur, qui leur a ordonné de ne pas partir avant de m’avoir vu ; que ces blancs portent deux fusils magnifiques, deux burnous, deux bonnets et un sabre ; que ces objets sont tellement beaux, qu’on n’a jamais vu les pareils dans le pays ; que Mustaf demande s’il faut envoyer ces hommes à Ségou et que lui n’a pas encore répondu. Mais, ajouta-t-il, ce ne sont pas tes envoyés, mais des blancs, et tant que la réponse du gouverneur à la lettre que je lui ai écrite ne sera pas venue, il ne peut être question de partir. »
Je discutai longtemps ; Ahmadou, comme d’habitude, ne cédait rien, et j’en vins à lui demander de faire partir Seïdou pour aller chercher ces envoyés, promettant qu’alors j’attendrais son retour.
Il accorda, mais sans fixer l’époque du départ, sous prétexte de chercher un guide.
Malgré ces assurances, une fois rentrés chez nous, nous finîmes par nous convaincre que c’était bien Bakary qui était arrivé, accompagné de deux laptots supplémentaires que j’avais demandés dans ma lettre au gouverneur. C’était, du reste, l’avis général, et considérant que les noirs écrivent, avec des caractères arabes, des lettres où sont mêlés le plus souvent des mots arabes avec des mots peuhls ou soninkés et bambaras, je pensai qu’on pouvait avoir commis un contre-sens en lisant la lettre de Mustaf.
Cependant, puisque Ahmadou ne voulait pas nous lâcher, il fallait essayer de faire partir notre courrier Seïdou, et j’écrivis différentes lettres ; puis le 6 mars, je fis demander à Ahmadou si son intention était de faire venir tout de suite les envoyés qui étaient à Nioro, parce que, si la route était trop mauvaise, ils pourraient laisser leurs bagages et marchandises à Mustaf, et que, en définitive, je croyais bien que ce devaient être mes hommes.
Ahmadou me fit répondre de ne pas me presser ; que l’homme qui devait accompagner Seïdou n’était pas prêt, ayant quelques affaires à régler, et que, quant aux cadeaux, il verrait cela au moment du départ. Et il dit cette fois qu’il était sûr qu’il y avait deux blancs et trois laptots ; que ces blancs n’étaient pas, du reste, des blancs comme nous, mais de race mélangée.
Ceci me donna à réfléchir ; je me pris à penser que, poursuivant ses idées d’extension vers le Niger par le moyen de consulats, le gouverneur avait peut-être envoyé deux mulâtres pour continuer ma mission tout en faisant du commerce ; et, de fait, c’eût été une excellente idée si le pays eût été plus tranquille. Mais nous étions dans l’erreur, et nous n’eûmes que bien longtemps après la clef de cette énigme. Aujourd’hui encore je me demande si, dans tout ceci, Ahmadou a été bien sincère, s’il a eu l’intention de faire partir mon courrier. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce courrier, comme on le verra, remis de semaine en semaine, de mois en mois, resta à Ségou.
Pendant quelques jours, diverses nouvelles des plus contradictoires circulèrent sur les affaires du Macina, où l’on disait que Tidiani avait pris Kaka, que Balobo était en fuite et El Hadj à Jenné.
Le jour même où l’on m’annonçait cette nouvelle, des hommes du Baninko venaient faire leur soumission. Ahmadou les recevait très-bien, et après avoir fait écrire sur un aloa[199] une formule de serment terrible, il la fit laver avec de l’eau qu’il fit boire aux Bambaras, en leur disant que, s’ils manquaient à leur serment, cette eau les ferait mourir. Cela était-il de la vraie religion musulmane ou du fétichisme ?
Les jours suivants, on annonçait que les Peuhls de Ségou avaient fait des razzias de certaine importance, et que les Bambaras ayant voulu, à leur tour, venir les attaquer, s’étaient fait chasser avec des pertes considérables.
Le fait était vrai, car on rapportait les fusils pris à l’ennemi.
10 mars 1865.
Le 10 mars, Sidy Abdallah me confiait, sous le sceau du secret, que Seïdou allait enfin partir, mais dans quinze jours seulement, avec des Maures de Tichit, qui étaient à Yamina. Cette bonne nouvelle était malheureusement inexacte, comme on va le voir, et cela ne prouvera nullement que Sidy Abdallah ait voulu me tromper ; car j’ai tout lieu de croire qu’Ahmadou changeait souvent d’avis, et il peut très-bien se faire qu’après avoir adopté cette idée, il n’ait plus voulu la mettre à exécution, comme cela arrivait en mainte occasion, au dire de tous ses conseillers, qui prétendaient que Bobo seul lui faisait faire ses volontés.
En attendant, nous apprenions que les Djawaras, casernés à Kenenkou (haut Niger), avaient été attaqués par les Bambaras. Ils les avaient chassés, disait-on, et on rapportait des fusils. Mais, peu après, le 17 mars, Ahmadou ordonnait à l’armée de se préparer à partir avec lui, et recommandait de faire du couscous pour la route, de préparer des sandales et des peaux de bouc pour l’eau.
Pour achever de brouiller toutes nos idées sur l’état du pays, on annonçait qu’Amady Sambouné, qu’on avait dit révolté, arrivait à Ségou se joindre à Ahmadou avec toutes ses bandes, et quelque improbable que fût ce fait, il prenait du crédit.
Presque à la même époque, on nous apprenait une nouvelle qui ne fut pas, comme la précédente, démentie après peu de jours, mais qui se trouva confirmée par tous les récits : c’était la mort de Sidy Ahmed Beckay, mort à Tenenkou (Macina), pendant la lune précédente.
Il paraît que la guerre, qui ne cessait pas dans le Macina, l’avait appelé à cet endroit et qu’il y était mort six jours après son arrivée. A ce sujet, on forgeait des nouvelles du Macina, où, comme toujours, El Hadj se reposait et Tidiani marchait de victoires en victoires.
Cette mort m’attrista. Sidy Ahmed Beckay avait été le protecteur, l’ami du docteur Barth ; c’était un homme éclairé et bon. Ces gens-là sont malheureusement rares en Afrique, surtout chez les Maures, et leur mort est un deuil pour ceux qui désirent de tous leurs vœux la civilisation de l’Afrique et voudraient y travailler de tout leur pouvoir.
[196]Maures mélangés de sang nègre.
[197]Pour soutenir le casque de cheveux.
[198]Mustaf, esclave d’El Hadj, gouverneur de Nioro.
[199]Aloa, planchette qui sert à écrire les prières arabes et tient lieu, pour les Talibés à l’école, de cahier d’écriture et de lecture.
CHAPITRE XXXI.
Lenteurs des préparatifs de l’armée. — Je me décide à partir. — Ahmadou sort. — Séjour à Ségou Koro. — Dispute de Talibés et de Sofas. — Influence de Tierno Abdoul Kadi qui apaise la querelle. — Départ définitif. — Une soupe de poulet mort. — Aspect de Fogni. — Kamini. — Les Karités ou Sché. — Les Khads. — Nombreux gibier. — Chasse à courre à la gazelle, à la pintade et à la perdrix. — Nous allons au secours de Kenenkou. — Dispute de Billo, chef du tabala, avec un Talibé. — 25 chevaux en éclaireurs. — J’arrive à Kenenkou. — L’almami. — Départ pour Dina. — Assaut. — Je monte à l’assaut. — Belle conduite de Dethié. — Panique. — Deuxième assaut. — Deuxième panique. — Je reçois une balle morte. — Troisième retraite. — On cerne le village. — Fuite du village. — Nombreux prisonniers. — Exécutions nombreuses. — Conduite héroïque et cruelle d’un Kagoro. — Ahmadou me fait supplier de ne plus m’exposer.
20 mars 1865.
Cependant, comme Ahmadou se préparait à partir avec l’armée, je lui fis demander à partir aussi. J’avais tiré un trop grand parti de ma première expédition, au point de vue de la popularité, pour n’en pas faire une seconde. C’était d’ailleurs un moyen unique de voir le pays. Personne ne savait encore de quel côté irait l’armée. Tambo et Amady Boubakar disaient que c’était du côté de Nioro, pour dégager cette route ; d’autres, que c’était du côté du Baninko, à la poursuite de Mari qui rentrait à Touna.
Je fis dire à Ahmadou que je désirais l’accompagner. Il refusa d’abord, disant qu’Alioun avait été tué, que c’était trop déjà ; mais il finit, sur mon insistance, par consentir, et même si facilement qu’il était clair qu’il n’avait refusé que pour la forme. Il me fit dire de préparer beaucoup de couscous, et je me décidai, prévoyant de longues marches, à emmener une mule chargée de divers bagages.
Quant au départ de Seïdou, on n’en parlait plus, et à mes demandes Ahmadou ne répondait pas.
21 mars 1865.
Le 21 mars, tout le monde se préparait à partir. On ne devait laisser à Ségou qu’un homme sur cinq dans chaque compagnie. Pendant que cela occasionnait bien des disputes de la part de gens qui, étant désignés, ne se souciaient pas de partir, le docteur et moi nous raccommodions nos guêtres, nous recousions nos seuls souliers européens, gardés pour les grandes occasions, car depuis longtemps, dans la ville, nous portions les pantoufles du pays.
Je fis offrir à Ahmadou de lui prêter une mule et deux cantines pour ses bagages. Samba N’diaye m’avait demandé de faire cette démarche, mais Ahmadou, en remerciant, refusa ; je lui faisais aussi demander des gourous pour la route ; à ce moment ils étaient hors de prix à Ségou, Ahmadou lui-même n’en avait pas assez et faisait acheter tout ce qu’on en trouvait à des prix exorbitants ; à la place, il m’envoya un pain de sucre.
24 mars 1865.
Les divers corps se préparaient lentement ; les Bambaras surtout. Ahmadou, le 24, leur déclara qu’il saurait se passer d’eux, mais qu’il les retrouverait. Ils demandèrent quelques jours, et d’après cela nous pensions que le départ n’était pas très-proche, quand le samedi, 25 mars, à deux heures et demie, le tabala battit à la mosquée. Je hâtai mes préparatifs, tout en envoyant chercher un cheval pour le docteur. Ahmadou était déjà sorti. Samba N’diaye monta sur son cheval sellé pour moi, et fort mal à son aise sur ma selle et dans mes longs étriers, il courut demander le cheval du docteur. Ahmadou fit démonter un Sofa et envoya un petit cheval maigre, en disant qu’à Ségou Koro, où il allait camper, il en fournirait un autre.
Nous ne fûmes prêts à partir qu’à cinq heures et demie. La mule était très-chargée, nous marchions lentement. A Ségou Koro je rejoignis Tambo, qui m’avait demandé de lui porter son couscous et de faire cause commune pendant cette expédition ; il avait un contingent de huit hommes, au nombre desquels étaient Massiré et quelques autres Diulas, emmenés bien à contre-cœur par Ahmadou. Massiré avait si peu envie de se battre, qu’il s’établit d’avance gardien de la mule pendant les affaires qu’on pourrait avoir. Ces Soninkés étaient bien les plus grands paresseux que j’aie jamais vus, et il fallut toute l’amitié que m’inspirait Tambo pour que, vingt fois dans l’expédition, je ne me séparasse pas d’eux. Une fois campés, ils ne remuaient plus, laissant à mes hommes et aux esclaves de Tambo le soin de faire la cuisine, d’aller chercher de l’eau, du bois, de la paille, etc., etc. Tambo lui-même ne parvenait pas à les faire bouger, et j’obtenais quelquefois plus par l’ascendant que j’avais sur tous ; mais, en somme, à part Tambo et ses captifs, qui se débrouillaient bien, et au jeune neveu de Samba N’diaye nommé Mahmodou, les autres ne me servaient à rien, bien au contraire.
A notre arrivée à Ségou Koro, la nuit était close, et comme personne n’avait préparé nos logements, nous fûmes trop heureux de trouver un arbre inoccupé ; c’était un beau fromager, situé au centre de ce qui avait été un enclos et qui aujourd’hui renfermait à peine quelques misérables cases en paille. Des pilons à couscous, plantés en terre, nous servirent jusqu’au lendemain à attacher nos chevaux, qui se détachèrent plus d’une fois et hennirent toute la nuit, en raison du va-et-vient dont ce camp de nuit fut le théâtre. Aussi, nous ne pûmes dormir un seul instant ; de nombreux ânes, qui suivaient l’expédition comme porteurs de bagages, ou même comme monture, vinrent ajouter leur musique à celle des chevaux, et quand le jour arriva, j’étais déjà fatigué.
Mon premier soin fut de faire l’inventaire des vivres que chacun portait et d’en prendre l’administration ; car si j’eusse laissé faire, avec l’insouciance des noirs on aurait tout mangé en deux jours, et après, dans les marches, on eût crié et souffert. Cela ne se fit pas sans soulever quelques orages. Le jeune Mahmodou, bien que Samba N’diaye m’eût remis toute autorité sur lui, ne se pliait pas facilement : il avait le caractère très-indépendant et il me fallut avoir quelquefois recours à Tambo, qui avait sur lui une double autorité comme parent et comme sauveur à l’affaire de Toghou. C’était, du reste, un bon enfant, qui avait assez de cœur, et en le prenant par les sentiments, on pouvait en tirer beaucoup.
Le 27 mars il n’était pas encore question de départ. C’est à peine si l’armée se rassemblait. Sur la route de Ségou à Ségou Koro, c’était un va-et-vient continuel ; les captives et même les femmes venaient apporter à manger à leurs maîtres ou à leurs maris. Nous ne trouvions rien à acheter, et j’allais partir pour Ségou, à cheval, suivi de Boubakar sur la mule, quand Ahmadou nous envoya une jambe de bœuf, je ne parle pas d’un panier d’œufs sur lequel (il y en avait 100 au moins) nous n’en pûmes trouver une douzaine de bons. C’était déjà quelque chose ; mais afin de m’assurer des ressources pour quelques jours, je partis pour Ségou et j’y arrivais au moment où Bara, que sur sa demande j’avais laissé à la garde de la case, partait avec Marianne, la cuisinière des laptots, pour leur porter un couscous. — Je laissai Marianne continuer sa route et je remmenai Bara que j’envoyai m’acheter des poules, des oignons, du laloo pour le couscous ; puis je réparai quelques oublis : je laissai des cauris pour acheter de la paille pour les ânes, je pris un sac de mil, et, après m’être baigné, je retournai au campement, où je rentrai vers trois heures, ayant un bien beau coup de soleil sur les mains et le bas de la figure, qui du jaune étaient passés au rouge brique. Le soir, Ahmadou m’envoya trois poules et je dirais que tout allait bien, sauf le docteur qui s’était trouvé indisposé.
Quant au but de l’expédition, rien ne transpirait ; on savait seulement qu’Ahmadou avait emmené tous les forgerons, ce qui fortifiait tout le monde dans l’opinion qu’on irait très-loin.
28 mars 1865.
Le 28 mars, le docteur n’allant pas mieux, se décida à se purger. Rien n’annonçait encore le départ. Ahmadou avait renvoyé les contingents de Bamabougou et de Koghé qui n’avaient pas le chiffre voulu et étaient composés seulement de jeunes gens. — Cependant le soir les griots parcouraient le camp en criant à tue-tête : Hé Conou ouatambo dali diango Khoy ! ce qui veut littéralement dire : Eh ! l’armée, que personne ne sorte demain surtout ! et le 29, le tamtam de guerre résonna. Ahmadou fit le palabre ordinaire, le même qu’il avait fait à Toghou (c’est-à-dire lecture des guerres de Mahomet), suivi de la demande de restituer les Kouloulous volés dans les dernières expéditions. La restitution la plus importante fut une somme de 30000 cauris pris par un Talibé à Toghou et 200 boules d’ambre prises par un Poul.
Nous pensions qu’on allait enfin se mettre en route, mais le lendemain on se remit à compter les compagnies, et les griots le soir dirent de faire chercher les retardataires. Sur ces entrefaites, il s’éleva entre Ahmadou et les Talibés une querelle qui retarda encore le départ.
30 mars 1865.
Le 30 mars, plusieurs Talibés de haut parage, tels que Saada Bané, Amadi Boubakar et quelques autres Torodos des premières familles du Fouta, voulurent entrer chez Ahmadou ; et les Sofas de garde à la porte ayant voulu s’y opposer, ils voulurent forcer la consigne. Les Sofas de garde appelèrent les autres, qui vinrent à leur secours, et une bataille à coups de poings, qui allait devenir sanglante, s’engageait, quand Ahmadou vint en personne et ordonna aux Talibés de sortir de chez lui. Ceux-ci sortirent furieux et humiliés de voir qu’on leur donnât tort et d’avoir eu le dessous avec les Sofas qui, je dois le dire, les traitent parfois assez insolemment, imitant en cela les domestiques de bien des maisons européennes. Le soir ces Talibés allèrent trouver Ahmadou pour s’excuser, mais en faisant des conditions que celui-ci ne voulut pas même écouter. Aussi le lendemain, les choses s’aggravaient. Les cinq chefs mécontents ralliaient à eux de nombreux partisans mécontents depuis longtemps. Ahmadou ayant voulu faire un palabre, ne put obtenir d’eux aucune réponse, même en les interpellant directement. A ses questions, ils baissaient la tête et murmuraient des prières en défilant leur chapelet, opposant à la volonté de leur chef la force d’inertie dont il donne si souvent l’exemple.
Or, il s’agissait d’une chose capitale, c’était d’obtenir des Talibés la parole de descendre de cheval pour aller à l’assaut du village.
2 avril 1865.
Cette querelle dura jusqu’au 2 avril dans l’après-midi et ne fut apaisée que par l’intermédiaire de Tierno Abdoul Kadi[200] devenu chef de la justice.
Ce même jour je reconduisais à Ségou Samba Yoro qui était pris de dyssenterie. Le lendemain on distribua la poudre aux Talibés. On désigna dans chaque compagnie une avant-garde, hommes de bonne volonté destinés à monter des premiers à l’assaut, et le soir, à quatre heures et demie, on se mettait en marche avec une vitesse d’environ 5400 mètres à l’heure. On se dirigea d’abord un instant au Sud, puis on tourna progressivement vers l’Ouest, de manière à revenir vers le fleuve. A huit heures et demie, on campa sur le bord d’un grand marigot, près d’un village appelé Ourotigui Toma[201], qui est voisin de Boumoundo.
Il faisait nuit, et depuis le matin nous étions à jeun ; il fallut d’abord nous rallier, chose plus difficile à faire qu’on ne pourrait le croire. Dans tout le camp on s’appelait de tous côtés. En marche il est impossible de ne pas se quitter ; d’ailleurs il est d’habitude que les cavaliers ne se mêlent pas aux piétons, qui marchent souvent en compagnie, en chantant le Lahilahi, Allah ; et les bagages passent derrière ; au bout d’une demi-heure nous fûmes réunis, mais alors grand mécompte : deux poules que j’avais emportées vivantes, dans l’espoir d’en faire ma soupe, étaient mortes en route, et bien qu’on les eût saignées, comme on ne les avait pas vidées, elles s’étaient gâtées. Nous prîmes la moins mauvaise, et comme nous avions bien faim, nous en fîmes du bouillon pour tremper le couscous ; mais quelque affamé que je fusse, il me fut impossible d’en manger, et je préférai le bouillon des laptots fait avec de la viande séchée. Quant à Quintin, il paraît qu’il avait encore plus faim que moi, puisqu’il se décida à avaler cette maigre pitance. Depuis, il m’est arrivé quelquefois de me passer de manger vingt-quatre heures, mais je n’ai plus renouvelé l’expérience du bouillon de poulet mort.
Le lendemain, à cinq heures et demie, on reprenait la marche, qui fut d’abord très-lente. Elle était réglée par le tabala placé en avant sous la direction de Billo, Fouta Diallonké, frère de Boubakar Mahmady Diam. Personne n’a le droit de dépasser ce tabala sans la permission de Billo, qui ne l’accorde pas facilement, et me fit une faveur en m’autorisant à le faire.
Notre marche longeait le fleuve, à quelque distance dans l’intérieur ; nous passions à côté de villages pouls et nous apercevions sur notre droite les différents villages au bord de l’eau. La chaleur devenait écrasante, et à neuf heures du matin, tout le monde tirait la jambe, lorsque notre route vint rejoindre le bord du fleuve afin de permettre à chacun de boire à sa soif.
Nous ne fîmes halte que vers trois heures et demie ; nous étions à Fogni, et je pouvais juger par les squelettes et les ossements blanchis qui jonchaient la plaine, par les crânes qui roulaient sous les pas de nos chevaux, combien grand avait été le massacre des Bambaras. Cet immense village, qui se composait de trois tatas séparés, n’était plus qu’une ruine au milieu de laquelle s’élevaient quelques huttes en paille, habitées par des Djawaras, qu’Ahmadou y avait envoyés pour repeupler cette étape naturelle de la route de Yamina.
Nous campâmes près du village, dans l’intérieur et au pied d’un arbre, et, suivant l’exemple des Talibés, nous dévalisâmes une case pour fournir notre campement d’ustensiles, de bois à brûler et de tout le nécessaire. Je répugnais à ces mesures, mais j’avais reconnu l’impossibilité de me faire vendre quoi que ce fût, et il fallait vivre. Je ne pouvais continuellement tourmenter Ahmadou de ces menus détails, dont il ne s’occupe même pas pour son propre compte.
Le matin, il m’avait envoyé un mouton que le village de la veille lui avait donné. Cela nous fournit un souper excellent dont nous avions le plus grand besoin, après une marche pareille faite à jeun, et après le souper de la veille ; le soir, nous reçûmes un autre mouton que je fis réserver pour l’étape suivante. Le docteur en arrivant s’était étendu malade ; j’avais craint un instant qu’il n’eût une insolation, mais cette indisposition n’était que le résultat d’une fatigue trop grande ; le soir, il allait mieux, et le lendemain, après avoir dormi dix heures d’un sommeil profond, il s’éveillait dispos pour recommencer avec nous une marche tout aussi longue que celle de la veille et toujours en longeant le fleuve. Vers neuf heures et demie, nous apercevions Yamina et nous allions, en continuant vers l’Ouest, camper à Kamini ou plutôt à 2000 mètres de ce village sur le bord du fleuve.
Le pays offrait le même aspect que la veille : une grande plaine limitée au Sud par une chaîne de collines, qui semblaient s’élever à mesure que nous avancions vers l’Ouest ; les grands espaces cultivés n’étaient plantés que de schés (Karités), dont quelques-uns étaient d’une taille remarquable ; ils atteignaient jusqu’à quarante centimètres de diamètre en dessous des branches ; autour du village nous avions vu comme à l’ordinaire quelques benteniers et des khads, arbres de la famille des légumineuses, dont la gousse sert à l’engrais des bestiaux. Dans les broussailles, assez clairsemées d’ailleurs, on trouvait différents fruits sur lesquels on se précipitait. Ils sont en général mauvais, mais quand on a bien faim, on est heureux de les avoir, et l’acidité de quelques-uns ne laisse pas d’être agréable.
Mais ce qui dominait, c’était le gibier. Comme l’armée occupait une grande largeur, elle le rabattait en quelque sorte ; les perdrix et pintades, quand elles ne fuyaient pas vers l’Ouest, ne tardaient pas à être cernées : elles s’envolaient pour aller tomber dans une broussaille, où elles étaient bientôt prises vivantes, et nous en avons vu qui ont été forcées à la course par de jeunes Talibés. Les lièvres, par un préjugé musulman ou autre, étaient respectés ou plutôt méprisés ; mais ce qui m’attirait et m’enchantait, c’était la chasse aux biches et aux antilopes. En les voyant se lever à quelques pas de nous, nous les poursuivions et la plupart étaient forcées. D’abord je me bornai à regarder ce spectacle avec intérêt ; voulant ménager mon cheval, je ne me décidais pas à me livrer à ce violent exercice ; mais enfin, le charme l’emporta sur la raison et je me lançai sur une biche qui se levait à quelques pas de moi : quelques Sofas me suivirent.
L’animal nous gagna d’abord, et mon cheval, dont la course était peu rapide, perdit du terrain sur les Sofas ; mais bientôt je les rattrapai et je pris la tête ; la biche commençait à se fatiguer, elle courait en zigzags et était visiblement haletante. Une grande mare bordée d’herbe était devant nous, elle s’y jeta ; je m’arrêtai, mais les Sofas sautèrent à bas de cheval et attrapèrent le gibier. J’eus la naïveté de croire que nous allions le partager, et je leur passai mon couteau. On accourait de toutes parts, chacun empoigna un membre, dépeçant et emportant ce qu’il pouvait accrocher, et je restai en face des intestins et de mon couteau sanglant, que j’eus bien de la peine à me faire rendre. Des Talibés, qui arrivaient trop tard pour prendre leur part, voulurent s’interposer en ma faveur et me faire rendre une partie de l’animal, espérant sans doute en avoir un morceau ; mais on ne les écouta pas, et chacun partit au galop pour rejoindre la colonne.
Je rentrai un peu vexé, mais me promettant d’avoir ma revanche. Aussi, après avoir laissé souffler mon cheval une bonne demi-heure, je me lançai à la poursuite d’une autre biche, que je parvins à faire rouler par terre en faisant passer mon cheval sur elle ; trois fois elle se releva, et repartit en faisant un crochet, et la troisième fois elle fut abattue, clouée en terre par la lance d’un Sofa. Cette fois je ne perdis pas de temps : mon cheval ruisselait de sueur, il était haletant, je ne craignais pas qu’il s’échappât ; je sautai à terre, et dès qu’on eut coupé la gorge de l’animal avec mon sabre, je dépeçai un quartier comme si je n’avais fait que cela toute ma vie et, le suspendant à ma selle, j’allai reprendre mon poste en colonne, me promettant un bon souper pour le soir.
En effet, aussitôt campé, je mis moi-même la main à la boucherie, et pour commencer, pour la première fois de ma vie, j’écorchai très-proprement le mouton que les laptots amenaient, pendant que l’un d’eux faisait le feu pour la cuisine. Le bois ne manquait pas, et bientôt nous sentîmes le fumet délicieux de mon gigot de biche qui rôtissait, pendant que la grande marmite, empruntée un peu de force au village, faisait bouillir le mouton pour tremper un excellent couscous.
Cette vie au grand air m’avait rendu mon énergie, je me sentais revivre, je n’étais plus, comme à Ségou, indifférent à tout ; ici la moindre chose attirait mon attention, et, malgré les fatigues de la route, je trouvais le temps de noter mes impressions.
C’était la première fois de ma vie que je faisais une chasse à courre ; j’en éprouvai les émotions violentes, et, je dois le dire, cette journée demeure un des souvenirs agréables de mon voyage.
6 avril 1865.
Le lendemain 6 avril, avant le jour, on battait le tabala, et à 6 heures on était déjà en marche, longeant le fleuve qui s’incline au S.-O. On commençait à être fatigué, et comme tout le monde savait qu’on camperait le soir à Kénenkou et qu’on venait au secours de ce village, chacun se proposait de s’y rendre le plus directement possible ; aussi, le service de l’avant-garde était-il très-pénible, car les Talibés, qui y secondaient Billo, ne cessaient de courir après piétons et cavaliers, qui, se glissant sur les bords du fleuve ou dans les broussailles, cherchaient à devancer la colonne, dont la marche fort lente était trop fatigante. Cela occasionnait des disputes, et il arriva que Billo ayant voulu arrêter un Talibé du Fouta, et celui-ci s’étant obstiné à passer de force, Billo, exécutant les ordres d’Ahmadou, le frappa d’une petite badine ; l’autre prit son fusil et donna un coup de crosse dans la figure de Billo, qui, tout ensanglanté, fit arrêter le tabala et déclara qu’il ne bougerait plus jusqu’à ce qu’Ahmadou fût venu ; puis il se cramponna sur le boubou de ce Talibé, disant qu’il ne le laisserait pas partir. La marche menaçait d’être interrompue longtemps, quand Tierno Alassane arriva avec sa colonne du Toro. On porta l’affaire devant lui, et, séance tenante, il ordonna de donner cinquante coups de corde au Talibé récalcitrant, de par la loi du Coran interprétée par lui.
On commença à frapper ce malheureux ; mais au septième coup, Billo, qui au fond était un bon diable, pria de faire grâce, et l’on se remit en marche.
Dès lors, nous passâmes plusieurs villages déserts, quelques marigots, que nous laissions sur notre droite et un peu dans l’intérieur ; de l’autre côté du fleuve, à l’Ouest jusqu’à l’O.-N.-O., nous apercevions les montagnes du Bélédougou, dont la chaîne ne paraît pas avoir plus d’une centaine de mètres dans les endroits les plus élevés. La plaine, sur notre gauche, se limitait par des montagnes élevées et qui se rapprochaient insensiblement du fleuve. A 8 heures 45 minutes, on entendit sur le devant quelques coups de fusil et le son du tabala. Aussitôt Ahmadou envoya 25 chevaux en éclaireurs. Je m’empressai de profiter de l’occasion et je partis avec eux ; nous passâmes d’abord un village désert, et après une course rapide d’environ deux lieues et demie, nous arrivâmes en vue de Kenenkou. Personne ne paraissait sur les murs du village ; on resta quelque temps à se disputer, trois personnes voulant prendre le commandement de cette petite troupe, à laquelle plus de 50 cavaliers étaient venus se joindre.
Enfin, nous nous approchâmes du village, qui était préparé à la défense ; une double palissade garnie d’épines abritait les Peuhls campés en dehors des murs, entre le village et le fleuve. Toutes les portes du village étaient fermées, garnies de créneaux. On voyait qu’il avait dû être sérieusement menacé.
Le vieil almami, Soninké blanchi par l’âge, proprement mis, était sorti sous un arbre pour se préparer avec tous les jeunes gens à recevoir Ahmadou. J’allai le saluer avec Souleyman, homme de la compagnie de Samba N’diaye, qui s’était joint à moi et ne me quittait pas. Il se leva avec empressement et vint me serrer la main. C’était encore un vieux Diula qui, dans sa jeunesse, avait vu les blancs sur la côte et était heureux d’en revoir.
Ce village était depuis plusieurs mois harcelé par les Bambaras, qui, d’abord réunis à Gouni, y avaient été attaqués sans succès par l’armée d’Ahmadou, et venaient de se rapprocher en se fortifiant au village de Dina.
Presque tous les chefs de Sofas révoltés, les chefs de Bamakou de Manabougou, Nionsong, chef de Sofas de Ségou, qui, depuis la conquête du pays, ne s’était jamais rendu et s’était maintenu indépendant, des Massassis réfugiés dans le pays et nombre d’autres insoumis s’étaient réunis là, et la position de Kenenkou devenait de jour en jour plus critique. La dernière fois que l’almami était venu demander du secours à Ahmadou, il lui avait déclaré que si on ne le dégageait pas, il serait perdu et que, pour sauver sa tête, il serait obligé de mourtir (se révolter). Quant au tabala entendu le matin, il avait été battu à Kenenkou, parce qu’on entendait quelques coups de fusils tirés par les Djawaras, dans les lougans récoltés, sur les Bambaras qui venaient pour piller.
Ainsi le but de l’expédition n’était plus un secret : c’était Dina, et le lendemain nous partions pour nous y rendre.
7 avril 1865.
Le 7 avril, à quatre heures et demie, la colonne, grossie des Djawaras et d’un fort contingent de gens de Kenenkou, se mettait en marche. Pendant une heure on longea le fleuve, marchant très-rapidement et toujours au S.-O. On était alors en vue des ruines de Khassa ; on fit halte et les colonnes s’organisèrent. On en forma trois. A cinq heures cinquante minutes, on reprenait la marche ; à six heures, on passait le village désert de Khoughou. La chaîne de montagnes de gauche, qui se rapprochait visiblement du fleuve, s’élevait en même temps ; à six heures et demie, nous étions resserrés entre le fleuve et une colline qui fut tournée par la colonne de gauche ; à six heures quarante-cinq minutes, nous passâmes trois villages, appelés Niélébalé, et à sept heures quarante minutes, on s’arrêtait devant Dina.
Les colonnes d’assaut s’organisèrent immédiatement.
A gauche, il y avait la compagnie des Talibés avec son drapeau noir.
Au milieu, l’armée de Ségou (Toro), avec son drapeau rouge et blanc.
A droite, les Sofas et Toubourous, avec leur drapeau rouge.
Ahmadou était comme d’habitude en arrière du centre, avec les Talibés et les Sofas du Diomfoutou, les porteurs des bagages et les captifs gardant les chevaux de leurs maîtres qui allaient monter à l’assaut.
Lorsque nous arrivâmes en vue du village, les Bambaras étaient en grande partie montés sur les toits des maisons et les murs de la ville ; on leur voyait des fusils à la main, ce qui montrait assez leur intention de se défendre.
Le village n’avait guère qu’un kilomètre de tour ; il était situé sur le haut de la berge, en bas de laquelle se trouvait un banc de sable et d’herbes qui doit être couvert aux hautes eaux. La face parallèle au fleuve, à part quelques endentements en crémaillère, était sensiblement droite, celle de gauche également[202] ; mais celle de l’intérieur était irrégulière et formait un angle rentrant, bien défendu par de nombreuses meurtrières croisant leurs feux.
Dans cet angle, mais séparés du village et sur la droite, se trouvaient deux petits tatas ruinés et abandonnés, qui devenaient de merveilleux abris pour nous, si on eût raisonné un plan d’attaque. De là aux murailles, on avait à peine quelques pas à franchir.
Le simple bon sens indiquait d’occuper ces positions avec des tirailleurs qui eussent empêché les Bambaras de rester sur les toits, et d’attaquer à l’assaut la face de gauche, sensiblement droite, et sur laquelle on eût pu lancer trois colonnes. Mais dans l’armée d’Ahmadou, chaque colonne attaque où bon lui semble, et comme il lui plaît. Aussi, lorsque le tabala battit pour indiquer le moment d’attaquer (il s’était arrêté en vue du village, battant la marche qu’on remplaçait par le roulement lent), les trois compagnies vinrent attaquer à la même place, et à la plus mauvaise, dans l’angle rentrant, où elles étaient prises entre des feux croisés.
La colonne de gauche et les Bafales[203] de la colonne du centre, escaladèrent les murs avec un vrai courage et malgré une vive résistance. Ces murs avaient 4 mètres de haut ; il fallait monter sur les épaules d’un homme pour y atteindre, et les premiers qui tentaient d’escalader étaient abattus à coups de sabre ou de fusil par les Bambaras couchés à plat ventre sur les toits. Malgré cela, les murailles étaient emportées sur la gauche de l’angle rentrant ; mais à la droite, les choses n’allaient pas aussi bien. Les Toubourous, pressés les uns contre les autres, pliés en deux et suant la peur, n’avançaient que sous les coups de fouet des Sofas. Singulière manière de mener des gens au combat !
Au début, j’avais supplié mes hommes de ne pas trop s’exposer, mais c’était peine perdue ; les voyant s’élancer avec les Bafales, je les avais suivis à cheval à travers les balles qui sifflaient dru, et j’étais arrivé au pied de la muraille ; mais là, mon cheval, effrayé des coups de fusil qu’on échangeait sous son nez à travers les meurtrières, se jeta sur la droite et m’emmena malgré moi au milieu des Toubourous. J’avais cependant eu le temps de voir l’un de mes hommes, Déthié N’diaye, qui, monté, je ne sais comment, un des premiers sur la muraille, avec une agilité de vrai matelot, enlevait les Talibés et les Sofas par les bras, avec autant de force et de sang-froid que si les balles n’eussent pas passé à ses oreilles, tuant à droite et à gauche autour de lui.
Ce spectacle m’enflamma ; je mis toute prudence, toute raison de côté, et, mû par l’amour-propre, par une force instinctive, par un besoin impérieux, sans réfléchir, je m’approchai de la muraille qui était la plus proche, et, montant debout sur mon cheval, que j’abandonnai, je sautai sur le mur et commençai à y faire brèche, cassant la terre à coups de poing, arrachant les briques, et je fis entrer par là deux de mes hommes qui, jusqu’alors, avaient vainement tenté d’escalader ; puis, une fois que j’eus enlevé une douzaine de compagnons, je me plaçai sur le toit de la case, mon revolver à la main, guettant le premier ennemi que je verrais. Mais c’est à peine si en ce moment un coup de fusil partait sur les toits du côté de l’ennemi, qui s’était réfugié dans un réduit séparé du reste du village par une grande rue. Dans le bas on se battait toujours, l’ennemi reculait de case en case, mais il semblait qu’il fût perdu, de telle sorte qu’après avoir attendu un petit quart d’heure, voyant près de 1500 de nos hommes dans le village, je redescendis, et retrouvant mon cheval, je me mis à me promener, regardant ce qui se passait.
Certes, dans notre armée, il se trouvait des gens braves, mais à côté d’eux, que de lâcheté et quel manque d’intelligence ! Il y avait là au pied des murailles 3000 à 4000 hommes, et c’est à peine si quelques-uns songeaient à démolir les cases abandonnées de l’ennemi ou à faire de nouveaux trous dans la muraille défendue. La plupart ne songeaient qu’à s’abriter, d’autres enfonçaient leurs fusils dans les meurtrières jusqu’à la crosse avant de faire feu, et de l’intérieur on leur prenait le canon qu’on cassait.
En descendant des murailles je retrouvai le docteur qui, pour bien voir, avait imaginé de venir se placer à bonne portée de balle du village, sous un arbre où déjà pas mal de gens avaient été blessés. Je l’en fis partir, et, convaincus que le village était pris, nous allâmes nous promener au pied des murs.
A peine y étions-nous, que le Diomfoutou s’avisa de pousser le cri de guerre et de malédiction : Yallah tagui ballel. Yallah Boni Keffirs !
L’effet en fut prodigieux, mais tout autre qu’on pouvait le supposer. A 8 heures 10 minutes on avait attaqué, il était 9 heures 30 minutes au moment où on poussa ce cri ; à 9 heures 53 minutes c’est à peine s’il restait 100 hommes de notre armée dans le village.
Pris d’une panique subite, les Toubourous s’étaient laissés dégringoler des murailles comme des paquets et en poussant les cris perçants qu’ils ne cessent de proférer en se battant, surtout en cas d’alarme. Les Talibés effrayés, ceux même qui gardaient les trous de la muraille, suivaient cet exemple ; mes hommes, sortant éperdus du village, vinrent me demander ce qu’il y avait, et me voyant les questionner sur cette panique, ils me répondaient par des mots entrecoupés.
Les Bambaras, au premier signal de fuite, étaient remontés sur les toits des maisons, et après avoir massacré quelques retardataires blessés, ils dansaient tout en lançant des coups de fusil aux fuyards, dont bon nombre furent ainsi blessés dans le dos.
Cependant comme le tabala d’Ahmadou s’était mis à rebattre avec plus d’intensité, on ne fut pas long à se remettre. En quelques instants les Talibés eurent regagné le terrain qu’on venait d’abandonner, et, cette fois, instruits par l’expérience, ils commencèrent à faire de grands trous dans les murailles conquises pour pouvoir se ménager une retraite. Car telle avait été la précipitation et l’encombrement de la première fuite, qu’on se battait à qui passerait et que plus d’un y laissa son fusil ; l’un de mes hommes y avait eu sa baïonnette arrachée.
A 1 heure 15 minutes, tout le monde pensait qu’enfin les Bambaras étaient aux abois, quand tout à coup, soit qu’ils aient fait un mouvement, soit qu’un cri ait été poussé dans l’intérieur du village, soit enfin plan concerté et trahison, les Toubourous s’enfuirent de nouveau.
Mais les Talibés, cette fois, ne les imitèrent pas, ce qui me confirma dans la pensée que les Bambaras en étaient à la dernière extrémité. Ils essayèrent un instant de remonter sur les toits, mais ce fut en vain. C’est à ce moment qu’en me promenant avec le docteur, à environ 200 mètres des murailles, je reçus dans le bras droit un coup qui m’engourdit. C’était un caillou en forme de balle d’un assez fort volume qui venait en ligne droite de chez les Bambaras, mais qui n’avait pas assez de poids pour me casser le bras ou même percer la peau à cette distance. Je fus heureux, car si au lieu d’un caillou j’eusse reçu une vraie balle, j’avais, à en juger par les gens qui furent blessés dans nos environs, grande chance de perdre le bras, tandis que j’en fus quitte pour une forte contusion.
Le combat continua dans le village jusqu’à 3 heures et demie, une troisième retraite eut lieu alors, et cette fois tout le monde sortit. Il y avait là des hommes qui depuis le matin n’avaient pas bu et n’en pouvaient plus. A ce moment le tabala cessa de battre.
Ahmadou descendit de cheval et alla sous un arbre palabrer avec les chefs. Différents prisonniers et prisonnières, dont quelques-uns étaient sortis du village volontairement, certifièrent qu’il ne s’y trouvait pas de puits et que la provision d’eau devait être épuisée. Alors Ahmadou décida qu’on allait cerner le village pendant la nuit. Il y eut bien quelques chefs qui opinèrent pour une attaque le soir, mais cette opinion eut peu d’écho, quoique chacun pensât que les Bambaras fuiraient dans la nuit.
J’appris alors que le chef du village en était sorti la veille, était venu se rendre à Ahmadou à Kénenkou, et qu’il avait le premier donné des renseignements sur le village, dans lequel se trouvaient Niansong et les chefs de Bamakou, Koulicoro et Manabougou, sans compter plusieurs autres.
Nous avions de nombreux blessés, le docteur en secourut le plus possible, mais les moyens de pansement manquaient, et, à part l’extraction des balles, il pouvait peu de chose.
Je remarquai un grand nombre de blessures par coups de sabre, qui avaient été reçues en escaladant les murailles. Heureusement, à part un homme de la compagnie de Tambo, nommé Bouna, qui avait une balle dans le dos, personne de nos compagnons n’était blessé.
A la nuit tombante, on cerna le village, mais auparavant, chose qui peint bien le caractère des noirs, les Talibés du Toro et quelques autres, tout fatigués qu’ils étaient et quoique se trouvant à quelques pas de leurs blessés, se mirent à faire leur danse guerrière, rangés en demi-cercle et chantant leur chant de guerre du Fouta, pendant que les plus adroits dansaient en faisant voltiger leurs fusils en l’air devant les rangs de leurs compagnons.
Nous étions assez nombreux pour pouvoir cerner étroitement le village, mais cette manœuvre fut mal faite et cela comme à dessein pour laisser un passage ; les compagnies laissèrent entre elles de grands intervalles, seulement elles préparaient des amas de paille afin qu’on pût les allumer et éclairer toute la scène. Au bord du fleuve on n’occupa pas la berge devant le village et, comme tout le monde était exténué de fatigue, on se coucha où l’on se trouvait. Nous devions avoir un superbe clair de lune ; mais le temps se couvrit, et à minuit il était tout à fait noir, quand, aux coups de fusil espacés qui avaient montré qu’on veillait aux avant-postes, succéda une fusillade assez vive. Aussitôt chacun de seller son cheval ; on criait que les Bambaras se sauvaient. On alluma aussitôt les feux préparés, ce qui avait le grave inconvénient d’éclairer toute la scène et de montrer aux Bambaras l’endroit le plus favorable pour la fuite[204].
Le docteur et moi nous allâmes au bord du fleuve : de la rive gauche du fleuve on tirait un assez grand nombre de coups de fusil, mais nous nous demandions si c’étaient les Bambaras du Bélédougou qui venaient faire diversion, ou si c’étaient des fugitifs. Dans tous les cas, il n’y avait rien à faire. La fusillade avait cessé, les feux s’éteignaient, je revins au camp. On ne voyait rien : dès que je fus passé, je vis tous les Bambaras passer si près de moi, que le docteur, qui était resté un peu en arrière, se trouva au milieu de leurs cavaliers et des coups de fusil, et Tambo reçut une balle dans le bras.
Aussitôt, sur la droite du village, on entendit une vive fusillade ; c’étaient les hommes à pied qui cherchaient à gagner les broussailles.
Ahmadou lança sur-le-champ les Djawaras et les Massassis à la poursuite des cavaliers. On fit beaucoup de prisonniers et on prit presque toutes les femmes. Les prisonniers, interrogés sommairement, furent exécutés immédiatement à la lueur des feux du camp.
Presque aussitôt on vit sortir du village 17 Talibés, qui y ayant été abandonnés lors de la dernière retraite, s’étaient enfermés dans une case, et, grâce à l’énergie d’un Yoloff qui se trouvait avec eux, avaient tenu tête aux Bambaras. Ces malheureux avaient failli être massacrés par les Sofas qui, entrés tout de suite dans le village pour piller, avaient cru tomber sur une case de Bambaras.
Le village était en notre pouvoir. Je me recouchai en me félicitant, ainsi que Quintin, de n’avoir cette fois aucun malheur à déplorer.
Il y a un vieux proverbe qui dit : Qui dort dîne. Nous avions alors doublement besoin de dormir, car depuis la veille au soir, nous n’avions eu pour toute nourriture qu’un peu de couscous trempé à l’eau.
8 avril 1865.
Le 8 avril, j’allai visiter le village : il n’y restait absolument rien, tout avait été enlevé par les Sofas et les Toubourous dans la nuit, et ils n’y avaient pas eu grand mal, car le village, qui s’attendait être attaqué, n’avait presque pas de vivres et n’eût pu soutenir un siége de huit jours. Du reste, prévoyant une attaque et décidés à tenter le sort des armes, les habitants avaient éloigné les femmes et les enfants, ne gardant que quelques esclaves pour faire la cuisine et servir les chefs.
Les rues avaient été coupées par des maçonneries, les portes du village étaient murées, mais assez légèrement pour qu’en quelques minutes on ait pu les ouvrir. Au bord du fleuve, une large brèche, faite en abattant un pan de muraille, indiquait par où on avait commencé à faire fuir les piétons. Enfin tous les murs étaient percés de meurtrières.
Un assez grand nombre de Bambaras avaient été tués sur les toits ou dans les cours, mais je vis aussi un certain nombre de Talibés et de Sofas auxquels on donnait une sépulture grossière en les couvrant de nattes, sur lesquelles on amassait des blocs de terre desséchée provenant du village.
Ahmadou alla camper dans le village avec quelques fidèles, mais en défendant au public d’y entrer. Moi j’allai chercher un arbre donnant un peu d’ombre.
Toute la journée se passa à donner la chasse aux fugitifs, dans les broussailles épaisses situées sur la droite du village.
Beaucoup sortirent pressés par la soif ou manquant de poudre et vinrent se rendre ; dans le nombre se trouvait un Maure : ils furent tous exécutés et le Maure fut souffleté par le fils de Sidy Abdallah avant d’être tué, ce qui est la plus grande injure qu’un Maure puisse faire à un autre. Cependant plus tard son corps fut enlevé et je pensai que Sidy Abdallah l’avait fait enterrer.
En revanche, si ceux-là venaient se livrer, un Kagoro, réfugié dans les broussailles avec sa femme, refusait obstinément de se rendre ; il avait tué plusieurs de ses agresseurs, et voyant qu’il succomberait, il avait, au dire d’un de ses camarades qui vint se rendre, assassiné sa femme qui voulait aussi sortir, disant qu’au moins en mourant il serait sûr que personne ne l’aurait après lui pour femme.
Un incident comique, il faut le dire, dans son atrocité, ce fut la venue d’un Bambara arrivant avec un panier de mil sur la tête, et qui, tombant au milieu des Toubourous et croyant avoir affaire aux gens de Niansong, leur avait demandé où était ce chef auquel il venait se réunir ; on le conduisit à Ahmadou et son compte fut vite réglé.
Au nombre des victimes de l’ennemi était encore un chef dont on avait mutilé le corps après l’avoir décapité. Je ne pus en savoir le nom.
Peu à peu les gens partis à la poursuite des cavaliers revinrent de Gouni, où ils avaient rejoint et tué quelques fuyards ; ils ramenaient les uns des chevaux, d’autres des bœufs et des captives. Le soir, le convoi des pirogues, expédiées de Ségou en même temps que nous, nous rejoignit pour prendre les blessés, qui étaient nombreux, mais dont en général l’état n’était pas très-grave.
Quant à nous, le soir, Ahmadou me faisait dire qu’il m’avait vu monter sur les murs du village, que c’était très-bien, mais qu’il en était très-mécontent, qu’il ne voulait pas que je m’exposasse ainsi, et que si je ne lui promettais pas de rester près de lui dans toutes les affaires, dorénavant il ne m’emmènerait plus à l’armée. Après tout, cette recommandation me devenait un prétexte pour retenir mes laptots : c’était tout ce que je demandais. Le nombre total des morts tués au combat ou exécutés était d’au moins 300 chez les Bambaras.