Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
Que cette accolade fraternelle me fit de bien !
Il serait superflu de dire quelle fut notre réception. A Médine, à Bakel, partout sur notre route, nous marchâmes d’ovations en ovations jusqu’à Saint-Louis. La nouvelle de notre arrivée nous avait précédés de quelques jours, et sur les murs de la ville, de tous côtés, nous trouvâmes affiché l’avis suivant :
Saint-Louis, le 15 juin 1866.
MM. Mage et Quintin sont arrivés à Médine le 28 mai, de retour de leur voyage dans l’intérieur de l’Afrique.
Le Gouverneur s’empresse d’annoncer cette heureuse nouvelle à la colonie, persuadé qu’elle l’accueillera avec les sentiments qu’inspirent à tout homme de cœur le courage, la persévérance et le dévouement déployés dans les entreprises grandes, périlleuses et qui intéressent au plus haut degré l’humanité.
Signé : Le colonel du génie, gouverneur,
Pinet Laprade.
Notre voyage de Bakel à Saint-Louis s’était fait dans un chaland, que nous avions dû armer en guerre à cause de la situation politique du Fouta, travaillé par les marabouts ; il s’était opéré lentement, mais sans accidents.
31 mai 1866.
Arrivé le 28 mai à Médine, j’avais quitté ce poste le 31, dans un canot qui nous portait à peine, pendant que mules et chevaux allaient par terre à Bakel. Cette partie du voyage fut très-pénible, mais j’y eus cependant un moment agréable : ce fut celui que je passai à Makhana : ce village que j’avais fait reconstruire en 1859 et dans lequel je fus reçu avec une véritable effusion. Un mot suffira pour montrer ce que je pouvais obtenir dans l’endroit.
Sur le désir que j’en exprimai, Sulman Kama, le chef de ce village, qui avait eu tous les siens tués par El Hadj, envoya son propre fils au-devant de l’envoyé d’El Hadj pour le recevoir.
Par contre, j’avais eu à regretter une scène qui s’était passée au village de Khay, où nous étions allés par terre pour embarquer dans notre canot, les eaux étant trop basses pour permettre de passer les rapides avec l’embarcation chargée.
Diogou Sambala, le chef de Khay, cousin de Sambala de Médine, était un peu ivre, et quand, accompagnés de Béliard et de Ali Abdoul, nous allâmes le saluer, il se leva et se mit à parler violemment à Ali en lui disant qu’El Hadj était mort et que lui et tous les Talibés qui disaient le contraire avaient menti. Ali s’emporta et le traita de menteur, et il me fallut intervenir avec Béliard ; nous réussîmes enfin à calmer cette scène, qui fût devenue grave sans notre présence, puisqu’un griot de Diogou Sambala ne craignit pas de dire à Ali : « Si les blancs n’étaient pas là, je te couperais la tête. » Du reste à peine fûmes-nous sortis du village que le fils de Diogou vint nous faire ses excuses, alléguant l’état d’ivresse de son père. Sambala de Médine, au contraire, s’était comporté très-convenablement, et bien que je lui gardasse rancune des embarras qu’il m’avait causés à mon départ, je lui dois rendre cette justice.
5 juin 1866.
Je quittai Bakel le 5 juin, et le 8, à une heure du matin, malgré une brise très-forte et contraire, j’arrivai à Matam où je réveillai le commandant du poste, M. Richard, chirurgien de la marine, qui nous fit, à cette heure indue, le meilleur accueil. Mais, malgré cela, le même jour à midi nous reprenions notre route, et le 10 à onze heures du soir nous entrions dans le poste de Saldé, où la fatigue de notre équipage nous força de passer la journée du 11 tout entière. Cette journée fut marquée par un événement pénible. M. d’Erneville, lieutenant d’infanterie de marine, qui commandait le poste, avait avec lui une négresse, ancienne esclave de sa famille qui l’avait tenu sur ses bras quand il était enfant. Elle souffrait de la gorge, et n’ayant pas de chirurgien au poste, il pria Quintin de la voir. Nous devions y aller après le dîner, ne soupçonnant pas la gravité du mal, quand tout à coup on vint nous dire qu’elle étouffait. Nous y courûmes, elle était morte ! La maladie avait marché avec une rapidité effrayante, et quelques heures avaient suffi pour la mettre dans l’impossibilité de respirer.
15 juin 1866.
Enfin le 15, à cinq heures du matin, j’arrivais à Podor, et à peine étais-je chez le commandant, M. Jauréguiberry, que je fus doublement charmé par une sérénade que vint nous donner le détachement de musiciens de l’infanterie, alors en garnison à Podor, et, plus encore, par la vue d’une Européenne, aussi gracieuse qu’aimable, Mlle Jauréguiberry, qui n’avait pas craint de venir tenir compagnie à son père dans ce triste séjour.
18 juin 1866.
Le même jour, deux bateaux à vapeur étaient à Podor ; je trouvais des collègues qui me témoignaient le plus aimable empressement et dont le charmant accueil me restera toujours dans la mémoire. L’un de ces bâtiments, la Couleuvrine, que j’avais commandé, descendait à Saint-Louis ; j’y pris passage avec tout mon monde, et le 18 j’étais dans cette ville ; j’arrivai chez le gouverneur, dans mes vêtements de voyage, taillés de mes mains, cousus par mes laptots et que je ne pouvais encore me décider à quitter.
Le même soir la colonie s’associait, sous la présidence de son gouverneur, pour nous offrir une fête au Cercle. Je ne crains pas de dire qu’on en garde encore le souvenir à Saint-Louis comme je le garde dans mon cœur.
J’avais appris à Médine que depuis dix-huit mois j’étais officier de la Légion d’honneur ; quelque plaisir que j’en eusse éprouvé, celui que me causa cette soirée fut plus grand encore.
Une dernière joie m’était réservée. Le courrier du 28 juin m’emportait vers la France, et si le succès de mon entreprise m’a souvent valu des témoignages d’estime et des satisfactions d’amour-propre, aucune de ces émotions ne vaut celle de revoir une famille tendrement aimée qui, sans nouvelle de moi pendant deux années, avait vécu de tristesses sans fin, d’inquiétudes sans bornes, n’espérant souvent plus me revoir et à laquelle mon retour seul pouvait rendre le calme et le bonheur.
Enfin la Société de géographie avait à juger mes travaux qu’elle avait suivis d’un œil bienveillant : elle a daigné leur donner sa sanction dans sa séance du 12 avril 1867, et m’a décerné une médaille d’or pour mes découvertes géographiques en Afrique.
[247]Ces indications sont les distances que je crois devoir être portées en lignes droites d’après un procédé d’estime qui m’est habituel et que j’emploie quand il m’est impossible de noter le chemin minute par minute comme dans ma route d’aller.
[248]Sorte de bouillie faite avec le résidu du mil, qu’on ne peut broyer en farine dans les mortiers.
CONCLUSION.
En 1863, lorsque je partais pour ce voyage, il y avait plusieurs années que tout commerce régulier était interrompu entre le Diombokho, le Kaarta et nos établissements de Médine et Bakel.
Aujourd’hui ce débouché à notre commerce est ouvert.
Lorsque je partais, on ignorait la position d’El Hadj, de ses fils, leurs forces, leurs ressources, l’histoire même de la conquête du Ségou et du Macina, si intéressante pour guider la politique coloniale dans les relations que tôt ou tard elle doit établir avec ces pays riverains du Niger.
Aujourd’hui nous savons qu’El Hadj est mort, que son fils Ahmadou pourra résister longtemps encore à la révolte du pays contre lequel il lutte, mais que s’il maintient sa position, ses forces diminuent, que ses Talibés se lassent et que ses recrutements sont de plus en plus difficiles ; que par conséquent il n’est pas probable qu’il parvienne jamais à établir une autorité régulière dans son vaste territoire.
Aussi, quoiqu’Ahmadou ait montré beaucoup de bonne volonté à l’égard de l’établissement de relations commerciales avec nos comptoirs, quoiqu’il ait envoyé un de ses Talibés saluer le gouverneur, je pense qu’on ne saurait en ce moment attendre de ces pays éloignés d’autre commerce que celui de l’or du Bouré, qui remonte à Nioro par la voie de Kita, et de là vient à nos comptoirs, et de temps à autre, l’arrivée d’une caravane apportant directement de Ségou un peu d’or.
Le résultat le plus efficace de mon voyage sera certainement de permettre aux nombreux Diulas qui peuplent le Diafounou, le Guidimakha, le Diombokho, le Kaniarémé et en général tout le Kaarta, de venir s’approvisionner de marchandises dans nos comptoirs, d’aller, à la faveur de périodes de calme, les vendre à Ségou et d’en rapporter de l’or et des esclaves. Ces derniers, non dépaysés, se marieront, prospéreront dans ces provinces, y augmenteront la production, c’est-à-dire les richesses, et par conséquent le commerce.
Quant à nos résultats géographiques, ils sont consignés dans la carte annexée à cette relation, et un seul coup d’œil sur cette carte mise en regard de celles qui existaient avant mon voyage, suffira pour les faire apprécier.
Si la France veut intervenir d’une manière efficace dans la politique du Soudan, il n’y a, suivant moi, qu’un moyen sérieux, c’est de remonter le Niger avec des bâtiments, soit qu’on parvienne à leur faire franchir le rapide de Boussa, soit qu’on les construise au-dessus de ce barrage.
Ma conviction est que l’opération est possible.
Une fois rendu dans le haut Niger, avec la force matérielle de chaloupes à vapeur armées de canons, il sera facile de s’y emparer promptement d’une influence considérable et d’amener la pacification générale du pays en dictant des conditions au parti que l’on soutiendra.
Une telle expédition ne serait pas très-coûteuse : elle ne demanderait qu’une bonne organisation et 2 ou 300000 francs d’argent pour faire des cadeaux, et si elle réussissait on pourrait assurer que la civilisation aurait fait un grand pas en Afrique ; car, comme l’a dit le docteur Barth avant moi :
« Je pense que le seul moyen d’implanter la civilisation en Afrique serait l’établissement de centres coloniaux sur les principaux fleuves, afin que de ces points il se produisît un rayonnement salutaire et un courant civilisateur qui ne tarderait pas à les joindre l’un à l’autre. »
Je n’ajouterai qu’un seul mot.
La plupart des maux de l’Afrique viennent de l’islamisme. Ni dans nos colonies actuelles, ni dans celles qu’on fondera plus tard, même quand il se présente sous les dehors les plus séduisants, comme cela arrive quelquefois au Sénégal, jamais, dans aucune circonstance, on ne doit l’encourager.
Le combattre ouvertement serait peut-être un mal, l’encourager en est un plus grand. — A mes yeux, c’est un crime par complicité.
FIN DE LA RELATION.
APPENDICE