Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)
Pl. III.
ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE
Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12.
Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.
Peu après nous longions le marigot et nous arrivions à Kalabala, village peu important, habité par des Bambaras. A côté des nouvelles cases en paille, on voyait les débris de l’ancien village ruiné, comme tout le pays, pendant la conquête ; on pouvait encore juger de la disposition des cases qui étaient en terre comme à Dianghirté, et souvent en sous-sol. Après le déjeuner, on se remit en route pour aller coucher à Fabougou, village en reconstruction sur le bord de l’une des branches du marigot. Nous y fûmes agréablement surpris par la vue d’un troupeau de deux à trois cents bœufs, appartenant à Sambouné Poul, chef de Hofara, ou plutôt à son fils Houka, nous dit-on, Sambouné étant mort. Les bœufs s’étaient précipités dans les flaques d’eau du marigot et les troublaient tellement, qu’il nous fut impossible d’avoir de l’eau propre. Les bergers qui vinrent nous voir offraient le type Peuhl dans toute sa pureté : nez aquilin, cheveux soyeux nattés, lèvres minces.
Pour un peu de poudre nous nous procurâmes abondamment du lait, ce qui, joint à nos ressources et au souper du village, nous laissa encore dans l’abondance.
11 février 1864.
Le lendemain nous fîmes une petite marche jusqu’à Diongoye. Les Diulas qui marchaient avec nous depuis Kita nous y quittèrent, non sans me remercier de tout ce que j’avais fait pour eux. C’était bien peu de chose ; mais dans un pays où l’on ne fait rien pour rien, leur avoir prêté de temps à autre des ânes qui m’étaient inutiles, leur avoir donné place au gîte et quelques repas, c’était un grand service. Ils allaient au village de Digna que nous relevions au S 80° E. du compas, et qu’ils estimaient à un jour et demi, soit dix ou quinze lieues au plus.
Pour arriver à Diongoye, nous avions quitté une branche du Ba-Oulé, qui remonte un peu plus au Nord, tandis que l’autre, restant à droite, passe après quelques détours, très-près de Dina ou Digna, village important, situé à l’Ouest et très-près d’Ouosébougou.
Tout ce pays est peu accidenté ; il est inondé pendant les pluies par nombreuses places ; à chaque instant nous marchions sur des traces d’éléphants, dont les pas énormes semblaient attester la grosseur. J’appris, du reste, par la suite, que le Bélédougou en est très-peuplé, ainsi que le Bakhounou.
Notre nuit fut assez mauvaise, je ne dormis pas ; en dépit de l’hospitalité que nous recevions, nous commencions à nous épuiser ; notre biscuit était presque fini, notre café n’existait plus depuis longtemps, notre sucre avait été terminé avant le café ; nous nous affaiblissions sensiblement, de telle sorte, qu’avant de me mettre en route, j’écrivis ces quelques lignes :
« Passé la nuit sans sommeil, presque malade ; peu dîné hier ; il me faudra aller jusqu’à deux heures sans rien prendre. Si seulement j’avais un morceau de pain ! »
Eh ! mon Dieu ! oui, un morceau de pain ; tel était mon desideratum alors, tel il a été souvent depuis. Ce sont là de ces souffrances peu appréciées mais qui sont terribles pour qui les subit.
12 février 1864.
Notre route de cette journée fut une des plus pénibles que nous eussions faite jusqu’alors. Partis à six heures, nous nous arrêtions à sept heures cinquante-cinq minutes, pour boire, au village de Kéninéebougou ; nous y trouvâmes un marais qui n’était en réalité que la deuxième branche du Ba-Oulé.
Une fois partis de là, nous marchâmes sur la frontière du Bélédougou, en en relevant les montagnes et les villages un peu dans le Sud. A dix heures six minutes on me prévint que je n’étais plus dans le Diangounté, mais bien dans le Ségou. Cette nouvelle, que j’inscrivis aussitôt, ne pouvait me faire oublier ma souffrance. Nous marchions rapidement, la soif nous fatiguait ; à onze heures vingt minutes, nous trouvâmes les ruines du village de Tonéguéla ; dans un puits il y avait un peu d’eau croupie, infectée par des crapauds morts, et toute espèce d’horreurs. Telle était notre soif, que presque tout le monde but en se bouchant le nez. A une heure trente minutes, nous passions sur le flanc d’une colline ; un ruisseau, aujourd’hui à sec, l’avait sillonné ; on me dit que c’était le marigot de Samentara, qui, à la saison des pluies, va former un lac dans le Bakhounou.
Plus nous avancions, plus le terrain s’accidentait. A deux heures nous rencontrâmes un troupeau de bœufs, conduit par des Peuhls, qui nous engagèrent fortement à nous défier du village. Nous passâmes alors, marchant un peu plus serrés, entre deux collines, et à quatre heures quatre minutes, nous étions à Gomintara, rendus de fatigue et de soif. Un mouton, que nous emmenions, était à demi mort ; il avait fallu le placer sur une mule ; on le saigna sans retard ; je crois qu’il n’eût pas vécu une heure.
Si nous n’eûmes pas à nous plaindre du village, nous reçûmes une assez maigre hospitalité. Le chef me donna une poule. Heureusement, Fahmahra eut un peu de lait, qu’il partagea avec nous. Quant à tous nos animaux, un petit panier de haricots en cosses fut leur maigre pitance. Aussi, le lendemain, après avoir observé la hauteur méridienne, dont je déduisis 14° 26′ 30″ de latitude Nord, je fis charger les bêtes et me décidai à aller tenter la fortune à Babougou, en passant par Coroula et laissant Oualitera à notre gauche. Le village paraissait si peu bien disposé, qu’il ne nous fournit même pas de guides. Plus nous avancions, plus le pays s’accidentait. Aux plaines du Kaarta et du Diangounté, succédait une contrée plus boisée, des ravines rompaient la monotonie, de temps en temps un rocher perçait le sol. Autour des villages, la culture du tabac devenait plus abondante ; mais quoique notant toutes ces remarques, j’y étais peu sensible, je n’avais qu’une idée : marcher, marcher quand même, pour arriver au Niger, avant que les forces me trahissent.
13 et 14 février 1864.
Nous fûmes un peu mieux reçus à Babougou. Fahmahra vint me prévenir qu’il approchait du village dans lequel il était né et il me demandait un boubou et un pantalon pour y arriver mieux vêtu. Fahmahra était un Soninké qui avait habité Saint-Louis quelque temps comme tailleur nègre. Il se confectionna le tout avec l’étoffe que je lui donnai, en une soirée. Le 14, en quittant ce village, je remarquai des poteries mieux faites, des fours à fondre le fer, des cultures plus soignées que celles que nous avions vues jusqu’alors ; c’est que j’allais entrer véritablement au milieu de cette population mélangée de Soninkés et Bambaras, gens dévoués à la tâche, âpres au gain, rudes à la peine, vivant dans le Lambalaké, le Fadougou, ces provinces de Ségou si fécondes et si industrieuses, avant que la guerre les eût changées en un désert, où les populations ne sont plus que comme des îlots perdus dans un vaste océan.
Ces pays fournissent à l’Afrique occidentale une bonne partie de ces colporteurs de marchandises qui, connus sous le nom de Diulas (mot soninké qui prouve suffisamment leur origine), contribuent au développement du commerce sur une si grande échelle.
Partout où je passais, après avoir reçu l’hospitalité, je faisais un petit cadeau de poudre ou de quelque bagatelle ; c’était bien peu, mais j’aurais pu ne rien faire. Sans doute il y eut des mécontents, mais n’y en a-t-il pas toujours, et un secret instinct me disait de réserver mes marchandises, de ménager mes ressources. A cette époque je comptais bien, une fois arrivé au Niger, renouveler la tentative de Mongo Park, m’embarquer sur le fleuve et descendre jusqu’au golfe du Bénin ; je me disais que j’aurais alors besoin de toutes mes ressources, qu’elles seraient même insuffisantes. Aussi, malgré la fatigue, malgré les souffrances, je pressais la marche, je ne voulais pas m’arrêter, et je me remis sur-le-champ en marche pour Tiéfougoula.
Quatre heures m’y conduisirent ; un peu avant d’y arriver je passai un petit village en terre dont les maisons étaient à terrasse. On le nomme Ardani. En dehors du tata, il y avait des cases en paille habitées par des Peuhls. Les Lougans étant très-étendus, nous ne nous y arrêtâmes pas et allâmes camper à côté de Tiéfougoula.
C’est un grand village à tata, entouré d’un immense goupouilli ou village en paille ; au pied d’une petite montagne, située au N. E., on voyait un autre village de Peuhls dont les huttes en paille ont toujours un aspect misérable. Un grand nombre de bestiaux, quelques bœufs et chevaux, nous frappèrent tout d’abord les yeux.
La population était en grande majorité composée de Soninkés qui habitaient seuls le tata. En dehors de cette race, il y avait affluence de Peuhls et de Maures. Ces derniers n’étaient là qu’en passant et trafiquaient de leur sel.
Bien que Sarracolés pur sang et parlant le soninké, les gens du village avaient en partie adopté l’usage de se déchirer la joue de trois coupures, s’étendant de la tempe au menton, ce qui est, on le sait, le blason des Bambaras ; de plus, ils portaient presque tous la botoque dans la cloison nasale. C’est un anneau fendu, d’or, de cuivre ou même de cire, que l’on serre après l’avoir passé par un trou pratiqué dans la cloison nasale, absolument comme ceux dont sont percées les oreilles des négresses. C’est affreux, mais on y tient dans le pays, et les Soninkés ont adopté cet usage barbare, qui semble, du reste, avec quelques modifications, régner dans tout le Soudan central depuis les chaînes de Kong jusqu’à Tombouctou, depuis l’Adamawa jusqu’au bassin du Sénégal, où cette coutume heureusement n’a pas pénétré.
Notre campement fut aussitôt envahi par une foule proportionnelle à la grande population du village. On nous apportait à vendre, pour quelques verroteries, des oignons magnifiques, des tomates d’Europe (je veux dire de l’espèce d’Europe), du lait, du beurre.
Je m’occupais tranquillement du dîner qu’on nous préparait quand on vint m’annoncer la visite d’un Massassi de Guéméné.
J’appris alors que tous les Massassis du Kaarta qui n’avaient pas été tués par El Hadj ou qui ne s’étaient pas réfugiés dans le Khasso et le Bondou, sous la protection de nos alliés, avaient été internés dans le village de Guéméné, qui n’était guère à plus de trois heures dans le Sud.
Deux beaux noirs, offrant ce type remarquable des Massassis, le seul type existant dans la race bambara, dit Raffenel, se présentèrent alors avec une aisance singulière. Beaux hommes comme toute cette famille, qui doit peut-être à ses nombreux croisements avec les Peulhs, ses qualités physiques, ils étaient vêtus d’un boubou lomas noir, c’est-à-dire d’une étoffe fine, fabriquée dans le pays et teinte de l’indigo le plus foncé ; un turban appelé tamba sembé s’enroulait sur leur tête ; des cordons de soie rouge, apportés par les Maures, soutenaient leur poire à poudre et leur cartouchière ; un sabre suspendu à une espèce de bretelle jetée sur l’épaule et un fusil à deux coups tenu à la main, tel était l’accoutrement de ces gens qui, je le répète, me frappèrent tout d’abord par leurs bonnes manières. Ils parlaient à voix basse, très-convenablement, contrairement aux Bambaras, qui crient à se faire entendre de tous les sourds de la terre et qui gesticulent encore bien davantage.
Ils me dirent que leurs pères, ayant entendu que deux blancs étaient dans le pays, les envoyaient au-devant de moi pour me saluer, et m’offrir des secours pour traverser le pays ; que le Bélédougou était révolté et que son armée était près de Toumboula, village par lequel nous devions passer ; qu’il fallait venir chez eux où je serais en toute sécurité, qu’ils rassembleraient une armée pour me conduire, que de tout temps leur famille avait été l’amie des blancs, qu’ils avaient reçu Raffenel et qu’ils me recevraient de même. Il faut avouer que c’était peu tentant.
Je refusai en les remerciant, mais je leur dis qu’allant à Ségou trouver El Hadj, sous la conduite de ses talibés, je ne pouvais que m’en rapporter à eux et que je continuerais le chemin que nous avions décidé de prendre.
Peu après cette visite, le chef du village vint m’amener un superbe bœuf au pelage gris ; c’est ce qu’il me donnait pour mon souper, s’excusant de faire aussi peu.
Je fis immédiatement tuer le bœuf et, selon l’usage malinké et bambara, je renvoyai au chef sa part : une jambe de devant avec deux ou trois côtes entières. C’est une bizarrerie, qu’ils préfèrent la jambe de devant à celle de derrière qui est plus grosse et de meilleure qualité ; mais enfin c’est la coutume. Je fis ensuite quelques cadeaux de viande et ne gardai que les deux quartiers de l’arrière pour faire de la viande séchée. Du reste, je voulus remercier ce brave homme de sa bonne réception, et après avoir consulté Fahmahra sur ce qui pourrait lui être agréable, je lui fis présent d’un boubou et d’un toubé[46], environ 10 mètres d’étoffes, et il fut enchanté.
Le 15 février, après une nuit très-froide[47], notre camp fut assailli de nouveau par tous les curieux ; il vaut presque autant dire par tout le village, et, de plus, par les plus insupportables visiteurs, par les Maures et Mauresques.
J’appris alors qu’il y avait près de là un camp de Lacklall (tribu maure). Comme toujours, les Maures se montraient insolents et mendiants ; les noirs les craignent et ont pour eux un respect instinctif, en un mot ils subissent leur ascendant. Ceux auxquels nous avions affaire offraient le type arabe assez pur, il y en avait même de très-beaux. Parmi leurs femmes qui se drapaient fièrement dans la guinée à demi usée, il y avait deux ou trois jolies créatures, mais qui, sans doute, étaient déjà à l’engrais, car l’embonpoint déformait leur taille.
Sans l’influence extraordinaire du public, aucun lieu n’eût été mieux choisi que Tiéfougoula pour se reposer. Nous y étions dans l’abondance, mais les Maures m’exaspéraient ; depuis mon voyage au Tagant je les ai pris en horreur, et ici, encore, je les trouvai ce qu’ils sont partout : voleurs !
Depuis trois mois que nous étions en pays de nègres, rien ne nous avait été volé. Là, au moment où, après avoir observé la latitude de 14° 22′ 46″ Nord, je fis charger les bagages pour aller coucher à Médina, il nous manqua une baïonnette. Je fis prévenir le chef du village, qui me répondit sans hésiter : « Ce sont les Maures ; veille bien à tes bagages, car sans cela ils t’enlèveront tout ! »
15 février 1864.
Il n’y avait rien à faire, nous nous mîmes en route.
On me fit d’abord remonter au Nord jusqu’à Sébindinkilé, petit village qui touche presque au grand village de Guigué (Bambaras). Après cela, nous inclinâmes au S. E. ; et à 4 heures 39 minutes nous arrivâmes à Médina, assez grand village soninké. Fahmara se rendit chez le chef, qui me fit prévenir de bien veiller à mes affaires, parce qu’il y avait beaucoup de voleurs, et pour me montrer combien ils étaient adroits, il me dit qu’ils avaient pillé jusqu’à des Maures de passage auxquels ils avaient enlevé une pierre de sel et un fusil. C’était le cas de dire : A voleur, voleur et demi. Quant à moi, en présence d’aussi adroits coquins, il n’y avait pas à balancer, et je me décidai à mettre un factionnaire et à tenir tout le monde à l’écart, chose plus facile à imaginer qu’à faire exécuter au milieu d’une foule semblable. La nuit arriva sans qu’on m’envoyât rien pour mon souper ; mais on apporta, selon l’habitude des Bambaras, du lack lallo[48] aux hommes. Le soir les Peuhls envoyèrent du lait à Fahmhara, qui m’en donna un peu ; ce fut tout ce que je reçus au village.
En revanche nous apprîmes une nouvelle inquiétante dont je ne pouvais encore pressentir la gravité. On disait qu’Ahmadou, roi de Ségou, avait brûlé le village de Sansandig. Ce bruit, qui révélait des troubles à Ségou même, et ne tendait à rien moins qu’à faire voir que la principale ville du pays était révoltée contre le roi, était en partie démenti ; mais quand je demandais des explications on m’induisait en erreur et il m’était impossible alors de démêler la véritable position du pays. Du reste, quand je l’eusse su, toute tentative pour revenir sur mes pas m’eût fait abandonner de mes guides, et je n’aurais pas passé vingt-quatre heures sans être pillé, attaché et transporté à Ségou comme espion.
16 février 1864.
Il fallait donc marcher en avant et cacher quand même nos inquiétudes. A 6 heures 59 minutes, le 16, nous reprenions notre route. Nous passions le grand village de Marena, où, m’étant arrêté quelques minutes, je fus entouré par une foule énorme. Derrière ce village je vis quelques marais, puis je passai Sansankoura sans m’y arrêter autrement que pour prendre le relèvement du village de Diankébougou, que je laissais à ma gauche, et à 9 heures j’arrivai en vue de Toumboula, très-grand village, construit près de dunes de sable. La brise était forte et soulevait une poussière intense. Nous campâmes. Dans le village on battait le tabala, tout le monde était sur notre passage ou sur le toit des cases et sur les murs de la ville pour nous voir défiler. Il n’y avait là que de bonnes figures pour nous. La muraille, bien soignée, était, dans tout son pourtour, surmontée d’ornements dans le style mauresque. Des bœufs, des chevaux attestaient la prospérité. Pauvres gens ! j’étais loin de penser que deux ans après je les verrais ruinés, en proie à la misère, à la famine, ayant passé par toutes les horreurs d’une guerre civile, et lorsque le vieux chef vint me voir et m’amener un jeune bœuf, j’étais loin de penser qu’à Ségou je le retrouverais malheureux, retenu comme moi, plus misérable que moi, que je lui rendrais des services et que nous reprendrions ensemble le chemin de nos foyers.
Ce village était Toumboula.
[45]Bien souvent depuis, à Ségou, je les ai vus passer en nuage non interrompu depuis le coucher du soleil jusqu’à la nuit obscure, se dirigeant vers l’Est.
[46]Toubé, pantalon.
[47]Le thermomètre avait marqué au soir 9° centigrades.
[48]Lack lallo, farine de mil bouillie en pâte très-épaisse, accompagnée d’un coulis d’aloo ou de lallo, de viande séchée ou poisson séché. Les amateurs prétendent que pour que ce soit bon, il faut que la viande ou le poisson soient très-avancés. Le lallo est la feuille du baobab séchée et pilée.
CHAPITRE VIII.
Toumboula. — Badara Tunkara. — Le Lambalaké. — Tikoura. — Bembougou. — Barsafé. — Marconnah. — Ouakha ou Ouakharou. — Les roniers et leurs fruits. — Les Foular. — Masoso ou Soso. — Un cadavre Moroubougou. — Craintes des Bambaras. — Médina. — Nous rejoignons une caravane. — Marche en colonne. — Une attaque. — Article de journal sur cette attaque. — Comment les bruits se transportent en Afrique. — Arrivée à Banamba. — Pluie anormale.
Toumboula, le nom du village dans lequel nous venions d’entrer, n’est porté sur aucune carte, et je n’en avais jamais entendu parler. Mes noirs m’affirmèrent qu’ils le connaissaient de nom, et au fait la chose n’a pas lieu de me surprendre, puisque c’était un village soninké, dans lequel plus de la moitié peut-être des habitants âgés avaient fréquenté des comptoirs français et anglais, et avaient dû y porter le nom de leur village. A Koundian j’avais été reconnu par un Sarracolé Diula, qui avait passé plusieurs années dans la Cazamance et m’avait vu chez M. Jules Rapé, lorsque je commandais le Griffon, en station dans cette rivière ; la même chose eût parfaitement pu m’arriver à Toumboula. Néanmoins, je ne pus m’empêcher de penser que si dans les comptoirs on faisait subir à chaque caravane qui arrive un interrogatoire sur son lieu de départ, sa marche, le lieu de naissance de ses hommes et leur lieu de domicile, on aurait ramassé depuis longues années des renseignements précieux qui me manquaient totalement. Et, certes, ce ne serait pas chose difficile ; dans les comptoirs on a de longues heures de loisirs, c’est même en partie l’ennui de l’inaction qui cause le plus de morts. Une telle étude profiterait à la science, serait utile à la colonie et salutaire aux personnes qui en seraient chargées. Quant aux interrogés, le plus mince cadeau après l’interrogatoire les indemniserait de leur perte de temps et les renverrait contents.
On me dit aussitôt que le chef de ce village avait été placé là par El Hadj, qu’il lui était dévoué, que c’était un grand marabout, et qu’il se nommait Badara Tunkara. Ce dernier nom est un nom de famille très-répandu et très-estimé chez les Soninkés, et par lequel on salue les individus qui le portent, absolument comme les Bakiris, qu’on appelle Bakiris, pour leur faire honneur, et comme les Djawara.
Fahmahra alla prévenir Badara de mon arrivée. Il répondit de suite qu’il allait venir me voir. J’étais campé assez loin du village, sous le seul arbre qu’il y eût dans toute la plaine, destinée aux cultures.
Malgré son âge, il ne tarda pas à arriver, entouré d’une foule qui paraissait avoir le plus profond respect pour lui. Il avait un burnous noir, brodé d’or, par-dessus les vêtements du pays ; un bonnet rouge et un turban blanc très-étroit. Il me frappa sur-le-champ par sa bonne figure et sa ressemblance frappante avec Amat-N’diaye An, le tamsir[49] de Saint-Louis. Il nous reçut avec effusion, me dit qu’il avait été longtemps à Sierra Leone, qu’il connaissait les blancs, les aimait, et en terminant il me donna un joli jeune bœuf pour mon déjeuner. Il aurait bien voulu que je restasse à son village, il me demandait à acheter de la guinée et m’apportait une belle tamba sembé[50] en échange. Mais j’avais décidé d’aller coucher à Marconnah, je ne me laissai pas tenter. Je fis un présent au chef, le remerciai, m’excusai de ne pas tuer le bœuf dans son village, et dès que hommes et animaux eurent mangé et bu, je repris ma route.
Le docteur avait été assailli par les malades, mais il n’avait pu donner de soins et de médicaments qu’au frère du chef du village, atteint d’une ophthalmie assez grave. Du reste, la poussière était tellement intense, qu’il y avait de quoi causer des ophthalmies à tout le monde ; je mis mes lunettes de voyage, mais au bout de quelques instants je n’y voyais plus du tout, les verres étaient couverts de poussière ; nous mangions du sable, nous en buvions ; bref, je quittai Toumboula sans regrets ; malgré l’hospitalité de son chef.
Ce village était actuellement le chef-lieu du Lambalaké, petite province très-fertile, habitée par les Soninkés, qui, par leur travail, ont su y apporter une industrie et du bien-être. C’est de ce pays et du Fadougou, que nous allions bientôt traverser, que sortent les Lomas noirs[51] et les tamba sembés les plus estimés et les mieux teints.
En quittant Toumboula, nous arrivâmes bientôt à Tikoura, village garni d’un tata bien ornementé, bien entretenu, puis nous passâmes Bembougou et Barsafé, ruinés tous deux, et nous arrivâmes à Marconnah. Cette route de trois heures avait sillonné un beau pays accidenté, couvert d’une belle végétation, au milieu de laquelle apparaissaient quelques roniers. Un peu avant d’arriver au village, nous traversâmes un petit plateau de roches : c’était le premier que nous rencontrions depuis longtemps.
Marconnah était un grand village garni d’un tata ; là, comme à Tikoura, je fus frappé de la culture du tabac, très-soignée et faite sur une grande échelle. J’appris que c’était un objet de commerce important, qu’on en transportait des ballots sur les marchés du Djoliba (Niger). Il y en avait différentes variétés, mais je n’eus pas le temps de les examiner ; notre marche était si rapide, que dans nos haltes nous avions déjà trop affaire de remettre nos notes en écriture lisible, de faire le tracé de la route et de répondre aux palabres. Toute autre étude, tout autre travail eût été impossible ; je me trouvais surchargé, et bien souvent pour faire mon lever en route, pour le mettre au net, en arrivant, il m’a fallu faire appel à toute ma volonté et à toutes mes forces.
Fahmahra avait dans ce village un frère, qui vint me saluer avec le chef, et tous deux tentèrent de me décider à passer la journée du lendemain à Marconnah. Je refusai énergiquement, malgré la mauvaise humeur de Fahmahra qui aurait désiré se reposer chez les siens, chose bien naturelle du reste. On m’envoya alors deux chèvres, et comme j’avais abondamment de viande, je fis porter au chef les deux épaules du bœuf qu’on m’avait donné à Toumboula.
17 février 1864.
Le 17 au jour je fis charger ; je voulais me rendre à Soso dans la journée, et on m’avait prévenu que la marche serait longue. Au moment de partir, Fahmahra n’était pas là. Je me mis en route sans lui, sous la conduite d’un guide fourni par le village. Nous descendîmes de la colline sur laquelle est le village, puis nous passâmes à Niarébougou, petit tata ; nous laissions sur la gauche Boïla, assez grand village, me dit-on.
Nous entrâmes alors dans une forêt de roniers magnifiques ; à huit heures, nous passions le village de Moniocourou, ruine au Sud de laquelle était situé, à environ quinze cents mètres, le village de Yoromé, et à 8 heures 55 minutes nous étions à Ouakha ou Ouakharou, village placé au milieu d’une plaine de toute beauté, parsemée de roniers chargés de nombreux régimes de fruits encore frais. Le guide me voyant m’arrêter pour attendre Fahmahra, me dit que si nous nous arrêtions un seul instant, nous coucherions dans les broussailles, vu qu’en continuant, nous arriverions à peine à destination avant le coucher du soleil. Fatigués comme nous l’étions tous, hommes et animaux, il n’y avait pas moyen de faire cette marche. Cela me contraria outre mesure ; je fis néanmoins décharger les bagages ; les animaux n’avaient presque pas mangé la veille, je me décidai à les laisser reposer. Fahmahra arriva alors et je l’apostrophai pour m’avoir trompé sur la distance et m’avoir fait attendre. Il se fâcha à son tour, ce qui me calma tout de suite ; je lui dis de se taire, que ce n’était qu’un jour perdu. Dès que nous fûmes installés sous un arbre magnifique, Samba Yoro me demanda à couper des rones. Je ne m’y opposai pas et il escalada un des plus petits roniers, car nous en avions autour de nous qui mesuraient trente mètres de hauteur sous les branches. Mais aussitôt qu’il commença à abattre les fruits, les gens du village voulurent s’y opposer. C’était d’autant plus regrettable que les fruits étaient juste mûrs à point ; le lait qui plus tard devait être amande était encore liquide et frais, c’était très-bon et au moins aussi sucré que le lait de coco. Mais Fahmahra, qui, pas plus que les gens du village, n’avait jamais mangé de rones fraîches, en ayant goûté, cette fois, et les ayant trouvées très-bonnes, se mit à se disputer avec les gens du village, disant que ces arbres étaient au bon Dieu, que ce n’étaient pas eux qui les avaient plantés et qu’ils n’avaient pas le droit d’empêcher quelqu’un d’en manger. Force nous resta et nous abattîmes une centaine de rones. Ce qu’il y eut de plus curieux, c’est que les gens du village, s’étant hasardés à en goûter, se mirent de la partie, si bien que tous les roniers accessibles furent dépouillés. Je suis sûr qu’on se rappellera longtemps notre passage dans ces lieux, où nous avons révélé une nourriture succulente à côté de laquelle les habitants vivaient depuis des siècles sans songer à en essayer, attendant l’époque où le fruit tombe ; alors, au lieu d’avoir un goût exquis, il ne sent plus que la térébenthine, et au lieu d’une crème n’offre qu’une amande filandreuse et jaune.
Il y avait beaucoup de Peuhls dans ce pays ; on les désignait sous le nom de Foular ; ils n’offraient pas de traits remarquables, mais avaient une taille très-élancée ; leurs visages, si ce n’est qu’ils étaient exempts de coupures, se rapprochaient assez du type des races soninké et bambara, avec lesquelles ils devaient être très-mélangés.
Le chef me fit cadeau d’un cabri, il donna un repas abondant de couscous aux hommes ; aussi, au moment du départ, je lui envoyai six coudées de guinée.
18 février 1864.
Le 18 au jour, nous reprîmes la route par un temps brumeux ; nous marchions lentement malgré nous, nos deux maigres chevaux nous portaient à peine, les ânes étaient tous blessés. Les mules, qui avaient plus souvent jeûné qu’il n’était raisonnable, traînaient un peu la jambe ; en somme, tout le monde sentait le besoin d’arriver. Heureusement nous étions dans la route, comme disaient les noirs, nous n’avions plus de broussailles à traverser, le chemin était net, bien battu, bien tracé. Ce pays était assez arrosé de marigots dans lesquels nous trouvions de l’eau. Nous franchîmes trois villages détruits. Ce sont : Soumbounko, Coro et Tominkoro ; nous relevâmes un petit village nommé Coséla vers neuf heures vingt-sept minutes ; il nous restait au Sud 30° Ouest. Pendant cette route qui sillonne un pays magnifique, au milieu de forêts de roniers aux troncs séculaires, dont quelques-uns dépassaient tout ce que j’avais vu jusqu’alors et devaient bien atteindre quarante mètres de haut, nous rejoignîmes deux caravanes portant des ballots de coton au marché de Yamina ; c’étaient des gens de cette ville même, qui étaient venus acheter ce coton dans le pays de Fadougou où nous étions. Ce pays est habité par les Soninkés et Bambaras ; mais, au contraire du Lambalaké, c’est l’idiome bambara qui l’emporte. Autrefois cette province dépendait du chef de Damfa ou Dampa ; il portait le titre de roi et commandait spécialement à la province de Damfari. Déjà de nombreux individus s’étaient joints à nous. Avec cette caravane que nous rejoignions, nous formions une bande très-respectable. Il est vrai que j’ignore jusqu’à quel point j’eusse pu compter sur le courage des hommes ; mais à cette époque, je ne savais pas à quoi m’en tenir. Aussi je cheminais sans autre préoccupation que celle d’arriver à Yamina et au Niger. A Toumboula, on nous disait que nous étions à trois jours de marche, et voilà qu’à Masoso nous étions encore à trois jours. Le Niger fuyait-il devant nous ?
Soso ou Masoso, où j’arrivais, avait un grand tata ; les cases en terre, à toits en terrasse, avaient, comme la muraille, de trois à quatre mètres de haut. Le temps était resté brumeux, le pays avait un aspect triste ; du reste, la végétation était moins belle, l’aspect moins pittoresque. Il n’y avait plus de roniers que de loin en loin. Quelques cailcédras étaient les arbres les plus remarquables de la plaine. A notre misère venait s’en ajouter une autre : le sel que nous avions un peu gaspillé nous manquait. Heureusement, quelques malades qui venaient se faire soigner par le docteur lui en apportèrent un peu, car c’est un triste régal que de la cuisine sans sel.
19 février 1864.
Le lendemain, 19, nous allâmes déjeuner à Moroubougou, village situé par 13° 50′ 38″ de latitude Nord observée. Un seul petit village nommé Kanébabougou nous en séparait ; en trois heures et demie nous franchîmes la distance. Un peu avant d’y arriver, nous rencontrâmes sur la route un cadavre fraîchement tué. Les vautours ou tout autre animal avaient enlevé une de ses joues, mais il n’était pas encore en putréfaction, la tête était posée sur un bras ployé, le corps était à demi retourné, le dos en l’air et l’autre bras s’étendant par terre. La mort n’avait pas dû être instantanée.
En arrivant à Moroubougou, on pressa les gens du village de questions, car la vue de ce cadavre constatant qu’il y avait eu lutte en cet endroit, terrifiait un peu mon escorte et malheureusement confirmait tristement les bruits de guerre auxquels, jusqu’ici, j’avais donné peu d’importance.
On nous dit qu’une bande de Diulas avait été attaquée par des révoltés du Bélédougou et qu’en se défendant ils avaient tué un de leurs agresseurs, mais que les révoltés couraient le pays, les cernaient, faisaient des razias et les empêchaient même d’aller dans leurs champs récolter les arachides qui étaient encore en terre ; que quelques jours auparavant ils avaient enlevé une jeune fille du village.
Ceci devenait grave, mais c’était une raison de plus pour marcher. Car si on eût entendu dire que j’étais en route, certainement on eût tenté de me dévaliser et peut-être de me prendre. Or, avec nos chevaux nous étions dans l’impossibilité de nous sauver, et d’ailleurs la perspective d’une lutte, sans m’effrayer, ne me souriait pas. Le caractère de ma mission était essentiellement pacifique et, à moins d’y être forcé, je ne voulais pas sortir de mon rôle.
A deux heures, je me remis donc en marche et j’allai coucher à Médina, grand village reconstruit depuis peu. Au moment où nous arrivions, une caravane de coton et d’esclaves en partait pour profiter de la nuit. Souvent mes guides m’avaient offert de marcher la nuit, alléguant qu’il y aurait moins de fatigue, qu’on courrait moins de dangers. Mais je tenais trop à bien faire le lever de la route pour y consentir, et puis, si on ne dort pas la nuit on se fatigue beaucoup ; d’ailleurs, il faut bien dormir quelquefois, et le jour il n’y a pas moyen d’y songer. Nous étions arrivés à trois heures cinquante minutes. La caravane qui allait partir remit son départ au lendemain pour faire route avec nous. Je profitai des quelques heures qui restaient avant la nuit pour visiter le tour du village ; en somme, les craintes de ces braves gens me semblaient très-exagérées ; ils disaient qu’on me poursuivait, que je serais certainement attaqué, et Fahmahra n’était pas à son aise.
Le village de Médina avait dû être fort grand ; le nouveau tata n’occupait guère que la moitié de l’ancienne superficie. On voyait encore les cases en paille qui avaient formé le premier germe du nouveau village. Je vis là pour la première fois chez les noirs des briques fabriquées régulièrement. On dispose pour les faire une bande de terre glaise bien pétrie, on l’unit, on la rogne des deux côtés parallèlement, puis on y fait des séparations de manière à former des carreaux plats de 20 à 30 centimètres de côté, sur 10 d’épaisseur, qu’on laisse sécher au soleil. C’est avec ces matériaux que les Soninkés construisent leurs murailles en employant, pour maçonner ces briques, de la terre gâchée avec de l’eau, et en crépissant avec une espèce de pisé, composé de terre, qu’on laisse détremper pendant un mois, souvent plus, avec de la paille, de l’urine de cheval, des crottins et toutes les ordures du village.
Nous examinions avec le docteur cette briqueterie primitive en fredonnant un air de je ne sais trop quel opéra, lorsqu’un noir qui passait, m’entendant chanter, resta tellement ébahi que je partis d’un éclat de rire qui le stupéfia encore davantage. Je laisse à penser à ceux qui connaissent les idées des noirs sur la musique les commentaires dont nous dûmes être l’objet. Ils se demandèrent si nous étions des griots, gens auxquels seuls est réservé l’état de musicien, classe adulée mais méprisée, sorte de bouffons dont on rit, qu’on emploie et qui vous extorque de l’argent ; mais que m’importait leur opinion ! La figure de ce brave noir m’est restée gravée dans la mémoire, et souvent ce souvenir m’a fait bien rire.
20 février 1864.
Le 20 février, au moment de nous remettre en route, un satala[52], plein de lait, que nous avions gardé de la veille pour le matin, me manquait. J’accusai d’abord les gens du village, mais au moment où nous repartions on retrouva, à dix pas du camp, le satala vide qui avait été jeté dans les broussailles. Cela déroutait un peu mes soupçons ; un habitant du village n’eût pas probablement laissé le satala, à moins que ce ne fût un enfant poussé par la gourmandise. D’un autre côté, un homme de mon escorte avait veillé toute la nuit et, à moins d’admettre qu’il eût lui-même cédé à la tentation, on ne pouvait guère comprendre comment on était venu sous son nez enlever ce satala. Quoi qu’il en soit, nous fûmes obligés de partir à jeun.
Partis à six heures trente minutes, à sept heures cinquante-cinq minutes nous passions Nananfarannah, petit village de huttes en paille ; à huit heures quarante-cinq minutes nous passâmes le village de Touta. A notre approche tout le monde s’était renfermé, on ne voyait personne. Nous étions plus de cent cinquante, et il était évident que l’aspect de cette troupe avait effrayé, et cependant quinze hommes bien résolus eussent eu bon marché de nous tous, chargés et encombrés de bagages, d’ânes, et la plupart mal armés. Nous suivîmes un chemin bien net, on marchait avec précaution, il y avait des éclaireurs, on recommandait de faire silence. Tout à coup la tête de colonne s’arrêta ; elle avait rencontré des pas, entendu des voix. L’armée de Bélédougou devait être là, disaient-ils. Je me mis à rire de la terreur que cela causa, mais cependant il était prudent de se mettre en garde ; aussi, pendant que tout le monde se rassemblait, je visitai mes armes, je recommandai aux hommes d’entraver les animaux dès qu’ils entendraient le premier coup de fusil, et, autant que possible, de les attacher à un arbre par leur collier ; puis j’attendis auprès d’eux les événements. Tout à coup notre suite se précipita sur la gauche de la route, j’entendis des cris dont quelques-uns me navrèrent, mais je ne bougeai pas d’à côté de mes hommes. Quelques minutes après on ramenait trois captifs, un homme et deux femmes. C’étaient, disait-on, des Bambaras révoltés qui fuyaient dans le Bélédougou. Les malheureux, attachés solidement par les bras derrière le dos, étaient dépouillés de tout vêtement, et ce ne fut que plus tard qu’on consentit à leur rendre quelques lambeaux pour se couvrir ; ils étaient de bonne prise pour le moment. Une jeune fille et un jeune garçon avaient échappé en courant et on ne les avait pas poursuivis. Telle avait été cette expédition qui, dans les propos des noirs transmis jusqu’à Saint-Louis, avait pris de telles proportions, que je trouve dans un article de journal qui annonce mon arrivée sur les bords du Niger la relation suivante de ce fait :
« Nouvelles de M. Mage. — On a reçu à Saint-Louis la lettre suivante de M. le capitaine Faliu, commandant de Bakel :
« Bakel, 5 avril. — Deux Toucouleurs arrivés hier au soir de Ségou donnent les nouvelles suivantes : pendant qu’ils étaient encore à Ségou, dans le mois de février, MM. Mage et Quintin sont arrivés dans cette ville[53] et ont été parfaitement reçus par les fils d’El Hadj Omar qui y règne ; ils faisaient leurs préparatifs de départ pour se rendre à Hamdou Allah, capitale du Macina, où se trouvait El Hadj Omar.
« Dans le cours de son voyage de Koundian à Ségou, M. Mage avait été attaqué par des pillards ; mais grâce à son escorte, aidée par un renfort que lui avait donné Boubakar Cirey, chef du Diangounté, il avait mis ces malfaiteurs en déroute et leur avait fait deux prisonniers qu’il avait remis au fils d’El Hadj Omar, etc., etc.[54]. »
Voilà comme on raconte l’histoire en Afrique ! Eh bien, non, et je m’en félicite, je n’étais pour rien dans cette aventure, je n’avais contribué en rien à réduire en esclavage trois pauvres êtres, dont deux étaient déjà vieux, qui fuyaient la tyrannie de leurs conquérants et allaient se réfugier chez leurs frères. On me donnait un beau rôle, mais je préfère y renoncer en faveur de la vérité.
Le soir de ce même jour nous arrivâmes à Banamba, le plus grand village que j’eusse encore vu. Alors les craintes se calmèrent ; l’avant-garde fut ralliée par l’arrière-garde, et nous entrâmes presque en triomphe : nous avions fait une expédition et nous ramenions des captifs.
A Banamba nous campâmes sous des hangars situés près de la porte de la ville et servant au marché qui se tient chaque semaine. Le village, entouré d’un tata de six mètres, au moins, de haut, est situé près d’une petite montagne. La population peut comprendre au moins quinze cents hommes, ce qui la porte à près de huit à neuf mille âmes. Nous ne tardâmes pas à être entourés par une foule tellement compacte que nous étions refoulés sous nos hangars. Le premier rang était formé d’enfants et d’hommes accroupis, et derrière venaient les femmes ; ils étaient bien tranquilles, les yeux fixés sur nous. Ces braves gens n’avaient jamais vu un blanc, et leur curiosité était bien naturelle, mais ils interceptaient l’air et nous étouffions.
Fahmahra était allé chercher le chef ; à son retour, je me plaignis de cet empressement ; sans plus de façon, il attrapa la bride de son cheval et se mit à frapper à tour de bras sur la foule, qui se bouscula, s’ouvrant devant lui comme par enchantement, mais qui revint bientôt.
Banamba est un village de Soninkés. Le chef était allé dans un village voisin, y chercher l’impôt du mil, pour Ahmadou. En son absence, deux notables du village vinrent me souhaiter la bienvenue et tentèrent en vain d’éloigner la foule. Peu après, le chef revint en personne de son excursion et n’eut pas plus de succès. La foule s’éloignait à sa voix, puis revenait bientôt. Je pris alors un moyen héroïque, je les aspergeai d’eau. Mes hommes allaient en chercher aux puits du village, qui avaient neuf brasses de profondeur, et je la leur jetais à la figure. Les noirs craignent l’eau autant que les chats ; par ce moyen j’obtins un peu de tranquillité. Dans une ville d’Europe, et même au Sénégal, un étranger qui agirait ainsi serait écharpé. Là-bas, personne ne songea à s’en formaliser, et j’y gagnai peut-être en considération[55].
Quelques instants après que le chef m’eut quitté, je reçus un mouton gras avec une calebasse de riz pour mon souper, du bois pour le faire cuire et deux grandes calebasses de mil pour mes animaux. Ce mil m’arrivait à point. Les chevaux surtout étaient sur les dents. Depuis Dianghirté le docteur montait Farabanco, qui tenait encore, mais mon cheval n’allait plus ; quoique encore assez gras, il buttait à chaque pas, et trois fois dans la journée il était tombé sur les genoux. Une fois il n’avait pu se relever.
Le soir, une grande discussion s’entama entre Fahmahra et les Diulas qui étaient venus avec nous, au sujet des captifs. Ces derniers voulaient les vendre sans retard et faire le partage après avoir retiré la part d’Ahmadou[56]. Fahmahra s’y opposait et voulait conduire les captifs à Ahmadou, qui déciderait de ce qu’on devrait en faire. Avec la nuit, la brume se changea en petite pluie qui bientôt traversa le toit de notre hangar. De crainte de voir nos marchandises et notre couscous avariés, je les fis couvrir avec les tentes et couvertures et nous passâmes la nuit sans dormir. Je n’étais pas préparé à la pluie ; c’est presque un phénomène anormal, en cette saison, et cependant, ainsi que je le vérifiai, trois ans durant, il se reproduit chaque année au moins une fois, de décembre à janvier et quelquefois jusqu’en février. Le lendemain tout était trempé, et quelque pressé que je fusse de me mettre en route avant qu’il n’arrivât quelque complication de la part des Bambaras du Bélédougou, il fallut nous sécher et surtout sécher les bagages. Je profitai de ce délai pour aller voir le village.
Les rues sont larges mais sinueuses ; les maisons n’ont qu’un rez-de-chaussée à terrasse, elles ont des portes par lesquelles on peut entrer debout ; ce sont les premières que je rencontre ainsi faites. Dans l’intérieur des cours on voit quelques cases en paille. Quelques petites places semblent le siége de petits marchés, généralement ombragés par un arbre. Dans un coin, sous un Karité[57] (Shea-Ché ou Cé en bambara), je vois confectionner des espèces de galettes en farine de mil cuites, au beurre de Karité et connues dans le pays sous le nom de momies ; j’eus la curiosité d’en goûter. J’en trempai dans du lait. Quand on a faim, cela passe ; mais le goût en est bien rance et la pâte bien aigre. Une poterie en forme d’écuelle faisait office de poële ; une petite cuiller en fer, plate et ressemblant à une spatule, servait à retourner cette galette et à mettre le beurre qu’on garde dans une petite calebasse et qu’on ne prodigue pas, bien que, pour mon compte, je trouvasse qu’il y en eût encore trop. C’est là tout ce que je vis du village à cause de l’heure matinale et du temps de pluie, qui faisait rester tout le monde dans les cases.
Quant à la plaine qui entoure le village, elle est magnifique : de distance en distance des baobabs monstrueux et des cailcédras l’ombragent un peu, mais en somme elle est dénudée de haute végétation par les cultures qui s’étendent à perte de vue.
Dans tout le village, il n’y avait plus un bœuf, mais de nombreux veaux. Je demandai où était le troupeau ; celui-là encore avait été enlevé par les Bambaras révoltés du Bélédougou, qui avaient pillé ce village afin de l’entraîner dans la révolte.
[49]Chef de la religion musulmane.
[50]Tamba sembé, écharpe de 2m à 2m 50 de long, garnie de franges, tissée en coton et teinte en indigo très-foncé.
[51]Lomas en général désigne une étoffe teinte d’indigo foncé presque noir.
[52]Satala, vase en fer-blanc ou en tout autre métal, destiné aux ablutions des musulmans, mais servant aussi de marmite à l’occasion. C’était le cas pour nous.
[53]Arrivé à Ségou-Sikoro le 28 février.
[54]Extrait du Moniteur du Sénégal.
[55]Je remarquai parmi la foule un enfant dont la tête avait un développement prodigieux en arrière. Cela dépassait tout ce que j’avais vu jusqu’alors, et j’en pris à la hâte un croquis, page 168.
[56]Ahmadou a un cinquième sur tout ce qui est pris par ses talibés.
[57]Karité, arbre à beurre. Fruit du Bassia Parkii.
CHAPITRE IX.
Départ de Banamba. — Difia. — Sikolo. — Le terrain s’abaisse. — Dioni. — Kéréwané. — Encore une mauvaise nuit. — Bassabougou. — Bokhola. — Tamtam de guerre. — Morébougou. — Le Doubalel. — On dit Yamina révolté. — Arrivée à Yamina. — Aspect du Niger.
21 février 1864.
A neuf heures, en voyant le temps s’éclaircir, je me décidai à partir et je fis charger rapidement les bêtes. Fahmahra se disputait toujours pour les captifs faits la veille ; aussi je le laissai et, conduit par le guide, je m’acheminai vers Difia. Au moment du départ, le chef de Banamba vint me dire adieu. Je m’aperçus alors que je partais sans lui avoir rien donné ; mais, ne voulant pas défaire les charges, je lui dis d’envoyer quelqu’un, que je lui donnerais un bonnet rouge à la première station. En effet, en arrivant à Difia, je fis ouvrir une cantine destinée aux marchandises et donnai à son captif qui m’avait suivi un bonnet rouge. J’étais déjà entouré de la plus grande partie du village ; c’étaient des Soninkés dont quelques-uns avaient vu des blancs à la côte. Ils me sollicitèrent très-vivement de rester dans leur village. Peut-être était-ce par intérêt et dans l’espoir d’un cadeau, mais peut-être aussi par un sentiment de bienveillance instinctif à tous les noirs qui ont vécu au milieu des blancs et qui, en général, en gardent bon souvenir ; mais je fus sourd à ces prières et je continuai ma route vers Sikolo, où je fus rejoint par Fahmahra, qui avait gagné son procès. L’homme pris avait été relâché : après mûr examen, on avait reconnu qu’il était d’un village soumis ; quant aux femmes, il les ramenait ; elles appartenaient au village qui avait pillé les bœufs de Banamba et étaient par conséquent de bonne prise.
Sikolo est un village bambara. J’allai boire aux puits ; ils avaient douze mètres de profondeur et étaient en dehors du village. A l’Est de Sikolo on trouve le petit village de Kounama, habité par des Soninkés. Le frère de Fahmahra (frère à la mode du pays) y habitait ; il était venu pour le voir. A partir de Banamba, nous avions été en plaine, mais après Sikolo le terrain s’inclinait et nous descendions visiblement. L’horizon était très-étendu ; il devenait donc probable qu’entre le Niger et nous il n’y avait pas de montagnes.
Bientôt nous descendîmes sur un plateau inférieur de six mètres à celui sur lequel nous nous trouvions, et cela par un saut très-brusque ; une heure après, nous fîmes un second saut de même hauteur, et peu après nous passions le village de Dioni, où les puits n’avaient qu’un mètre et demi de profondeur. C’était un village bambara. Sans nous y arrêter, nous continuâmes à marcher et, à cinq heures dix minutes, nous campions à Kéréwané, village soninké. Nous nous installâmes le long du tata. Les puits étaient à l’intérieur du village ; ils avaient deux mètres et demi de profondeur, l’extérieur était fort sale. A quelques pas de notre campement était un goupouilli assez vaste.
Par prudence nous avions dû aller camper sous les murs du village. Le seul souper qu’on m’envoya fut une calebasse de lait aigre. J’étais déjà malade de fatigue, je ne me soutenais que par la volonté, et cette nuit fut une nouvelle épreuve. Les chiens hurlèrent tout le temps, et au petit jour, dans le goupouilli, on alluma de grands feux, à la lueur desquels l’école des enfants commença. Quand on sait ce que c’est qu’une école musulmane, on comprend qu’il n’y pas moyen de dormir. Une quarantaine d’enfants récitent, en lisant à voix haute et d’un ton nasillard, de l’arabe que leur marabout a écrit sur une planchette. Cela n’est pas fait pour bercer. J’étais littéralement épuisé au jour, mais j’avais enfin la certitude d’arriver le soir au Niger, et cette pensée me soutenait.
Pl. IV.
ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE
Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12.
Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.
22 février 1864.
A six heures vingt minutes je repartais ; à sept heures nous passions une ruine, à sept heures trente-cinq, un petit village nommé Bassabougou, où nous nous arrêtâmes cinq minutes, et nous continuâmes vers Bokhola. Nous marchions avec précaution, des cavaliers partaient en éclaireurs. Fahmahra, craignant une attaque, m’avait demandé de la poudre ; nous ne nous éloignions pas les uns des autres. En approchant de Bokhola, dès qu’on découvrit le village, on vit battre le tamtam de guerre. Quelques hommes, en armes et en costume de guerre, parés de leurs gris-gris, étaient près du tabala, dehors, à côté de la porte du village. On nous recevait en branle-bas de combat. Ce fait suffisait à peindre la disposition des esprits. Nos avant-gardes leur crièrent : « Kanaké ! kanaké ! » (Ce n’est pas bien !) et, comme nous continuions à avancer en file, ils virent qu’ils s’étaient trompés et que nous ne venions pas les attaquer. Néanmoins, si le tamtam cessa de battre, ils ne nous reçurent pas sans défiance, et c’est à peine s’ils voulurent nous donner à boire. Leur armement ne me paraissait pas bien terrible ; ils avaient, outre quelques lances, trois ou quatre mauvais fusils près desquels étaient des morceaux de bois enflammés pour mettre le feu à la poudre, les batteries ne fonctionnant plus ; c’est tout ce que je vis. Nous continuâmes et allâmes camper à Morébougou pour déjeuner.
C’était un village bambara, remarquable par un doubalel (arbre magnifique, sorte de liane à racines prenantes, toujours vert) de la plus grande beauté ; son panache, immense dôme de verdure, était soutenu par une cinquantaine de colonnes formées par les racines descendant du tronc primitif. Ce fut sur la plate-forme dont on l’avait entouré que nous nous installâmes entre ces colonnes. Les puits avaient huit brasses et demie de profondeur.
L’accueil du village fut froid sans être hostile. Ils paraissaient nous craindre et nous dirent que Yamina venait de se révolter ; mais je ne les crus pas, et cependant il y avait quelque chose de vrai, car, ainsi que je l’appris plus tard, la révolte avait été imminente. Après un court repos, pendant lequel nous mangeâmes à la hâte, nous reprîmes notre route sous une chaleur accablante. La plaine était unie devant nous. Je cherchais à apercevoir le fleuve, mais je ne voyais qu’une colline dans le lointain et une autre sur notre droite ; enfin, vers trois heures et demie, on distingua, au milieu d’une rare végétation, quelques palmiers, une tour ogivale, puis des murailles : c’était Yamina, le second marché de Ségou. Nous tournâmes la ville et, à quatre heures, nous étions sur la berge du Niger. Un immense banc de sable s’étendait devant la ville. Au pied de la berge de nombreuses pirogues étaient à sec ; sur des piquets, des filets en très-grande quantité ; de l’autre côté de l’eau, un pareil banc de sable et une berge très-éloignée, voilà ce qui me frappa tout d’abord. Je m’étais attendu, d’après Mongo Park, à une nappe immense d’eau. Le Niger aux hautes eaux mesure plus de deux mille mètres de large ; et maintenant, resserré entre les deux berges de sable, il n’avait guère que six cents mètres. Je fus désappointé : sur le premier moment, je ne fis pas la réflexion que Mongo Park, aussi bien à son premier qu’à son second voyage, ne vit le fleuve qu’en plein hivernage, et, je le répète, mon cœur battit moins que je ne l’avais prévu, l’émotion fut moins grande, parce que le spectacle était moins imposant. Cependant j’avais réalisé ce vœu du gouverneur, qui me disait : « Et, si vous arriviez jusqu’au Niger, le seul fait d’avoir vu ce fleuve vous créerait de suite une position hors ligne. » Avec des ressources bien faibles, j’avais réussi où tant d’autres depuis Mongo Park avaient échoué, et j’arrivais au grand fleuve sans avoir perdu un seul homme, presque sans avoir diminué mes ressources en marchandises. Allais-je pouvoir terminer ma mission avec un aussi plein succès ? Descendrais-je le fleuve ou reviendrais-je par Bamakou rejoindre Kita, en complétant ainsi la première route que j’avais suivie ? Il ne fallait pour cela qu’une armée, et le pays étant révolté, il était de l’intérêt d’Ahmadou de l’expédier. Je partirais avec elle. Non ! Rêves, châteaux en Espagne, vous me berciez, et je devais me relever, comme une bête prise au piége, entouré de tous côtés d’une barrière infranchissable. Je devais apprendre à compter avec la force d’inertie, les lenteurs, la mauvaise foi, la ruse des noirs. Je devais passer vingt-sept mois sur les bords de ce fleuve que j’avais tant désiré d’atteindre !
CHAPITRE X.
Entrée à Yamina. — Nous sommes assaillis par la foule. — La maison de la fille d’Ali. — Sérinté. — Les Maures battus. — La maison de Sérinté. — Nous sommes assaillis par les Maures. — Position critique de Yamina. — Visite à Simbara Sacco. — Promenade au marché.
22 février 1864.
Après nous être rassasiés de la vue du grand fleuve, nous continuâmes à tourner la ville, longeant le rang de maisons qui fait face au fleuve. La berge, en cet endroit, est défendue, contre les empiétements du fleuve à chaque saison des pluies, par une espèce de quai irrégulier, bâti en mottes de terre glaise, au pied duquel on vient jeter les immondices et ordures des cases qui s’ouvrent par de petites portes sur cette berge et sur la plage de sable qui s’étend sur cette rive.
Nous rentrâmes en ville par une petite place où travaillait un forgeron, sous une échoppe construite de quatre piquets et de deux nattes grossières ; on nous fit alors arrêter, dans une encoignure, à la porte d’une maison que je pris d’abord pour une entrée de mosquée, tant elle était ornée de ces sculptures grossières en terre moulée qui sont un des cachets de l’architecture de ces pays : caractère emprunté aux Maures comme celui de tous les arts et de toutes les industries qu’ils possèdent.
Je sus, plus tard, que c’était la maison habitée jadis par une fille de l’ancien roi de Ségou, Ali, fils de Man-song.
Nous déchargeâmes les animaux, je fis entasser les bagages dans le coin, et je m’étendis sur mon morceau de matelas, exténué de fatigue. Le docteur en fit autant et nous attendîmes là une demi-heure, entourés d’une foule sans cesse grossissant, que nos hommes maintenaient à grand’peine, tant on se pressait et se poussait pour voir un blanc. Comme partout, les Maures étaient les plus empressés et les plus curieux, mais aussi les plus insupportables.
Notre position devenait intolérable, quand Fahmahra arriva, suivi d’un vieux noir, qui, tout d’abord, employa son autorité à faire asseoir la foule dont la muraille vivante menaçait de nous étouffer. Ce ne fut pas sans peine qu’il y parvint ; il criait : Acigui ! acigui[58] ! On s’asseyait, mais bientôt de nouveaux curieux arrivaient, et c’était à recommencer.
Après avoir échangé le bonjour avec nous, ce vieux noir, que je reconnus tout d’abord pour un Soninké, se mit à causer un instant avec Fahmahra et dit qu’il allait nous loger. Il entra avec moi dans cette maison habitée jadis par la fille des rois ; mais, bien que je fusse disposé à m’en contenter afin de faire cesser mon malaise, il ne la trouva pas convenable. Il est de fait que les toitures étaient effondrées, que les cases inhabitées servaient de lieux d’aisance publics, comme toutes les maisons désertes de la ville. Il n’y avait qu’une cour intérieure à peu près propre, et quelques personnes y avaient élu domicile. Or, avant tout, je désirais être seul. Il m’emmena alors chez lui. On rechargea les bagages, nous traversâmes la ville et nous arrivâmes à une porte simple, mais propre. C’était la maison de Sérinté, notre hôte, le vieillard en question.
Cette promenade que nous fîmes à travers la ville, suivis d’une foule compacte, que Fahmahra chassait à grands coups de corde, frappant sans plus de façon, et à ma grande joie, aussi bien sur les Maures que sur les enfants, ne manquait pas d’une certaine originalité. J’éprouvais un plaisir indicible à voir les orgueilleux Maures, pour lesquels un noir n’est jamais qu’un esclave, humiliés à leur tour, et je me prenais à penser que le jour approchait où les noirs, se relevant tout à coup de la léthargie dans laquelle ils sommeillent depuis des siècles, chasseraient ces dominateurs de leur frontière, changeraient leur rôle de victimes contre celui de conquérants et refouleraient dans le désert ces populations nomades qui n’auraient plus d’autre ressource que de se faire les courtiers de commerce du grand Sahara.
Malheureusement, je l’ai reconnu depuis, l’ascendant du Maure n’est pas près d’être ruiné dans l’esprit du noir, et la scène à laquelle j’assistais était un simple réveil d’un enfant en révolte, abusant de sa force du moment pour retomber le lendemain sous la férule de son maître.
Sans doute le jour viendra où les noirs auront une ère réparatrice. Il dépend de l’Europe d’en avancer l’heure, mais il s’en faut que cette heure soit sonnée, et ces malheureuses races, qui ont toutes nos sympathies, parce qu’au fond elles sont bonnes malgré tous leurs défauts, s’agitent encore dans les ténèbres de l’ignorance et de tous les préjugés que l’islamisme conquérant leur a inculqués.
La maison dans laquelle nous arrivions n’avait rien de remarquable à l’extérieur : à la porte, sous un petit hangar, se tenait une marchande qui vendait des arachides grillées, des haricots bambaras également grillés, et deux ou trois préparations locales, par exemple boules de couscous aggloméré avec du miel, du poivre et d’autres aromates du pays, préparation désignée sous le nom de Bouraquié ou Bouraka. On y fabriquait aussi ces momies (galettes de mil au beurre de karité), qui jouent un rôle considérable dans l’alimentation publique.
Sous la porte travaillait un cordonnier, le cordonnier du maître de la maison, c’est-à-dire son homme de confiance, son ami, son ouvrier en cuir, auquel, à un moment donné, on confiera la mission la plus délicate, mais qui appartient à une caste méprisée à l’égal des griots, à laquelle aucune femme ne voudra s’allier à moins qu’elle-même n’en fasse partie.
Un couloir sombre conduisait à deux cours intérieures habitées par les esclaves de la case, dont quelques-uns, esclaves de père en fils, nés dans la maison, faisaient pour ainsi dire partie intégrante de la famille ; sur la droite un petit couloir conduisait au gynécée, c’est-à-dire à une cour autour de laquelle étaient les cases des femmes de Sérinté. On nous logea tout au fond dans une cour étroite sur laquelle ouvraient cinq à six petites cases, dont les portes avaient presque la hauteur d’un homme, mais dont l’intérieur n’offrait guère que la place nécessaire pour mettre un lit.
On dégagea deux de ces cases pour nous et une pour Fahmahra, et l’on nous promit que nous serions seuls, que la foule n’entrerait pas, on nous dit que nous étions chez nous, et autres assurances analogues qui nous faisaient espérer le repos. Vaines paroles ! promesses faciles à faire, mais impossibles à exécuter !
En effet, en dépit des factionnaires qu’on plaça à l’entrée de la cour, j’avais à peine fini d’installer les bagages dans la case et de les mettre à l’abri, que notre maison était véritablement assaillie. Ce furent d’abord quelques chefs maures de caravanes, chérifs de Tichit ou de Oualata, et un du Touat même, plus insolent que les autres : ils avaient obtenu de Sérinté, par intimidation, de les laisser entrer et venaient m’accabler de questions. Je fus d’abord poli, puis je leur dis que je désirais me reposer, et comme cela ne produisait pas d’effet, je me couchai sur ma natte. Mais le chérif du Touat ne s’avisa-t-il pas de vouloir me faire réciter des prières musulmanes, me disant : Goulou Bissimilahi Rhamane é Rahemani[59]. Alors je perdis patience et ma réponse fut tellement énergique que je n’oserais pas la relater. Quoique musulmans pour la plupart, les hommes de mon escorte, qui ne pouvaient pas souffrir les Maures, en furent enchantés et se moquèrent d’eux, leur disant qu’ils perdaient leur temps avec les blancs.
Quant à moi, sentant que la patience me manquait de plus en plus, je rentrai dans ma case, et le Maure du Touat ayant voulu m’y suivre, je lui fermai, avec fureur, la porte sur la figure. Je crois qu’il comprit cette fois, car il se retira et ne revint point. Quant aux autres, peu à peu je m’en débarrassai plus facilement, car, n’ayant pas de ménagements à garder avec eux, je les aspergeais d’eau chaque fois qu’ils me tracassaient, et l’eau pour les Maures, c’est pire que le feu.
Je pus ainsi sortir de ma case et prendre un peu l’air dans la cour. Le soir, je reçus un cabri, deux poules, un peu de riz, et mes hommes eurent le repas national traditionnel, le lack lallo. Le lendemain, sur ma demande, on me procura un peu de lait frais, marchandise fort rare depuis que les Bambaras avaient enlevé les troupeaux et les avaient emmenés au Bélédougou.
Pour bien comprendre la position critique de la ville de Yamina, il faut savoir que cette ville de marchands qui, jusqu’alors, n’avait jamais eu de murailles et n’avait eu d’autre souci que son commerce, était en butte à toutes les misères. Depuis que Sansandig s’était révolté (et c’était dès maintenant un fait certain pour nous), tous les efforts des Bambaras tendaient à faire révolter Yamina, à y jeter des forces, pour couper ainsi à Ahmadou sa seule route d’approvisionnements, celle de Nioro, que nous avions suivie depuis Toumboula.
La population de la ville est toute de Soninkés, gens paisibles dont j’ai déjà esquissé les principaux traits de caractère ; et telle est leur horreur de la guerre, que lorsque l’armée conquérante d’El Hadj se présenta à Yamina désert et s’y établit, les chefs soninkés vinrent se rendre en disant : « Tu peux nous couper le cou, tu peux prendre nos richesses, nous te payerons l’impôt, nous te reconnaîtrons pour roi, nous ferons tout ce que tu voudras, tout, excepté la guerre. Nous, nos pères et les pères de nos pères ne l’avons jamais faite et nous ne la ferons pas. »
Fatale déclaration qui les livra, pieds et poings liés, aux pillages des talibés d’El Hadj, et plus tard, quand j’arrivai, à ceux de l’armée d’Ahmadou, qui vit à leurs dépens sans les défendre contre les Bambaras révoltés.
Les trois quarts de la ville sont inhabités, les maisons désertes tombent en ruine, leur toiture a servi à allumer les feux de bivouac de l’armée conquérante, et elle n’a pas été rétablie.
Aussi cette ville, où arrivaient et d’où partaient chaque jour des caravanes qui se dirigeaient sur Tichit, Bouré, Sierra-Leone, Kankan et Tengrela, cette ville, la rivale, l’émule de Sansandig, est aujourd’hui morne, triste, découragée, sans chef, en proie aux factions. On n’y vit pas, on y meurt de frayeur, et son spectacle, dont je m’étais fait une joie à l’avance, me combla de tristesse.
Lorsqu’on arrive à Yamina, on n’aperçoit, sur la plaine qui domine un peu les murailles, aucune espèce de culture, on ne voit rien qu’une herbe maigre et des broussailles qui témoignent de la lâcheté des habitants. Plus on approche, plus on est frappé de cette nudité, la ligne grise des murailles se dessine nue à l’horizon ; quelques masses la dominent, ce sont des espèces de minarets qui surmontent les mosquées, tours de forme ogivale et massives, auxquelles on monte quelquefois extérieurement par des morceaux de bois débordant la charpente et servant d’échelons çà et là. Des palmiers viennent par leur feuillage pittoresque, animer et rompre la monotonie de ce coup d’œil, mais, du reste, tout est mort ou meurt comme fait le commerce de plus en plus languissant de la ville.
Ah ! certes il est beau de fuir la guerre, autant que personne peut-être je l’ai en horreur ; mais quand dans un pays il n’y a pas de patriotisme, qu’il est composé de castes rivales et qui se haïssent, au jour du danger contre lequel rien ne protége, il faut absolument savoir abandonner ses principes de paix, défendre son indépendence ou périr. Yamina a presque péri ; se relèvera-t-elle ? Sansandig s’est révolté, a rompu avec les traditions et a sauvé jusqu’ici sa liberté ; elle survivra peut-être.
23 février 1864.
Le 23 février je m’éveillai un peu reposé et je m’occupai de me nettoyer. Ce n’était pas chose facile, et ce ne fut qu’après plusieurs lavages à l’eau chaude que je parvins à me débarrasser de la couche de crasse dont le voyage avait enduit tout mon corps, en dépit des soins journaliers hélas trop insuffisants.
Je me rappelle que je quittai mon paletot de route, que je remplaçai la chemise de flanelle par une chemise blanche, la seule que je possédasse, et quand je sortis de la case pour aller au marché tous mes hommes furent étonnés du changement que ce lavage venait d’apporter à ma personne. Ce n’était pas du luxe, certes, mais j’étais propre, mes vêtements n’étaient plus dans l’état où les avaient mis les branches d’épines, et l’amour-propre de mes noirs était flatté de ce que leur chef n’avait pas l’air d’un mendiant aux lieux où nous étions, dois-je dire, car si, même au cœur de l’été, je m’avisais de paraître avec ce costume qui les flattait, dans le plus petit salon en terre civilisée, on s’empresserait de me chasser ou de me refuser la porte.
Je me disposais à aller visiter le marché quand Sérinté, notre hôte, nous arrêta et me proposa d’aller faire visite au chef du village. Jusqu’alors j’avais considéré Sérinté comme étant ce chef ; mais dans ces pays, demandez à n’importe qui s’il est le premier, et jamais son amour-propre flatté ne lui permettra de dire non.
Nous partîmes donc, et, après nombre de détours dans des rues étroites et sur des places qui n’étaient que d’immenses trous dont on avait retiré la terre pour construire la ville et qui, maintenant, se remplissaient lentement avec les immondices, nous arrivâmes à une grande habitation assez propre. De case en couloir, de couloir en cour, et de cour en case, on nous fit entrer dans une grande maison, haute de 4 mètres, dont la toiture, comme toutes les autres, était en terrasse soutenue par des piliers de bois. C’est ce que, dans le pays, on nomme bilour ou bolérou, case inhabitée, destinée aux palabres ou conversations, à prendre les repas, à s’abriter le jour du soleil, et la nuit servant au coucher des enfants et des esclaves non mariés.
La muraille nue était peinte en gris avec de la terre glaise et de la vase mélangée de bouse de vache.
Nous attendîmes là un quart d’heure l’arrivée de Simbara Sacco, vieux Soninké, chef de tous les Sacco. Les Sacco composent une famille de Soninkés. Ils sont très-répandus dans le pays et forment une grande partie de la population de Yamina. Nous échangeâmes quelques formules de politesse. Je lui dis que je venais voir Ahmadou, ce qui parut l’intéresser médiocrement, et nous nous retirâmes.
Je passai alors au marché, où la foule se précipita sur nos pas. C’était un jour de marché ordinaire, et, sous le rapport alimentaire, on était assez médiocrement fourni. A Yamina, comme dans toutes les grandes villes, le marché se tient tous les jours ; mais il y a un jour par semaine de grand marché, et ce jour-là, de la campagne et souvent de fort loin, on voit affluer le monde et les provisions. Acheteurs et vendeurs viennent en foule. Nous avons eu le spectacle, à Yamina, d’un de ces jours de commerce, et en songeant que la ville est ruinée, que les caravanes n’y arrivent que de loin en loin, nous avons pu nous faire une idée de ce que c’était à l’époque où mille chameaux venaient décharger le sel de Tichit, tandis que des centaines d’ânes arrivaient de Bouré avec trois ou quatre cents porteurs, partis souvent de Sierra-Leone avec leurs charges sur la tête.
Le marché est une grande place carrée autour de laquelle on a disposé, sans grande régularité, de petits hangars dont les cloisons sont, en général, en bois ou même en nattes, mais dont les toitures sont généralement recouvertes en pisé de manière à abriter à la fois du soleil et de la pluie.
Sous ces échoppes on voit un, deux et jusqu’à trois marchands assis sur des nattes, ayant devant eux, sur d’autres nattes ou pendus sur des cordes, les objets de leur commerce : sel, verroteries, étoffes, papier, soufre, pierres à fusil, anneaux de cuivre ou d’argent pour les oreilles, le nez, les doigts de pied ou de la main, colliers de ceinture, bandeaux de front tressés de petites perles, coton du pays tissé, depuis les étoffes les plus grossières jusqu’aux pagnes, boubous, burnous les plus fins.
Dans un coin, voici un barbier public qui manie, ma foi, fort adroitement des rasoirs, venus de Sierra-Leone, mais qu’il a détrempés au feu pour les affiler. Il rase la tête d’un enfant attaché sur le dos de sa mère et poussant des cris perçants ; mais, malgré tous ses mouvements, il ne le coupe pas. Du reste, pas de savon. De l’eau claire et voilà tout.
Un peu plus loin voici les raccommodeuses de calebasses fêlées ou percées par le fond. Puis, un marchand de sel qui, avec une espèce de très-petite herminette, casse méthodiquement son sel par morceaux gradués, ramasse jusqu’aux moindres miettes avec une cuiller faite de fer forgé dans le pays et dispose de petits, très-petits tas dont les prix varient de 5 cauris à 100, 200 ; la pierre entière, au moment où j’arrivais à Ségou, valait 20000 cauris, c’est-à-dire le prix d’un captif.
Nous arrivons aux boucheries. Ce n’est pas la partie la moins curieuse du marché, et en dépit de la foule qui nous serre, nous coudoie et se dédommage de la distance à laquelle on l’a tenue de notre case, nous allons voir un spectacle original. Les boucheries sont toutes du même côté du marché. Elles diffèrent peu des autres baraques, si ce n’est par des piquets munis de crochets naturels auxquels on suspend les morceaux de viande, et par les fours placés, soit sous le hangar, soit devant, et dans lesquels on fait griller jusqu’à des gigots entiers de bœuf. Ce sont des fours circulaires, en terre, sur lesquels sont placées des traverses en bois de cailcédra sur lesquelles on pose la viande à rôtir. On allume en dessous et la viande se cuit en se fumant.
Généralement le bœuf est tué à la boucherie au milieu du marché. Suivant l’usage musulman, après lui avoir attaché les jambes, on le couche tourné vers l’Est, et un marabout qui, pour cela, reçoit une part de viande, vient lui couper la gorge, en murmurant une invocation ou simplement le mot Bissimilahi. Quelques bouchers, après cela, soufflent le bœuf avec la bouche, mais c’est un raffinement auquel on ne se livre pas toujours au marché et presque jamais quand on tue ailleurs. Le bœuf est alors dépouillé de sa peau, sur laquelle on le dépèce. Le sang a été recueilli avec soin dans des calebasses ; ce qui a échappé glisse par une rigole, dans un trou qui est quelquefois garni d’un vase de terre où on ira le recueillir.
Rien ne se perd, ni les boyaux, qui vont servir à faire un boudin grossier, dans lequel on ne met pas le sang, mais bien des morceaux de tripes, ni la rate, qu’on va laisser sécher au soleil, ainsi que le mou, pour en faire, lorsqu’ils seront gâtés, l’assaisonnement du coulis du lack-lallo. Le sang sera bouilli et réduit en grumeaux. Dans cet état, on le débitera par petites mesures, soit pour être mangé tel quel, soit pour assaisonner une sauce quelconque. Enfin, le foie sera grillé et mangé sans autre préparation. Ces morceaux, qui se vendent cuits, sont ceux des pauvres. Au Sénégal, dans les villages du fleuve, nul ne mange du bœuf s’il ne l’a tué dans sa case ou chez ses parents ; là il y a déjà progrès, et quiconque a de l’argent, peut en manger selon ses moyens.
L’argent ici c’est le cauri !
Le cauri, en yoloff, petauw, en peulh, tiédé, en bambara, koulou, est une coquille univalve des mers de l’Inde, qui sert dans une grande partie de l’Afrique de monnaie pour les transactions. Son taux ou sa valeur relative varie énormément suivant les localités et quelquefois à vingt lieues de distance.
Elle arrive à la côte d’Afrique par chargements de navire et sert au Dahomey à tous les achats des traitants qui, grâce à cela, réalisent d’immenses bénéfices, surtout sur le commerce de l’huile de palme. Dans le bas Niger elle a également sa valeur ; mais dès qu’on arrive à Libéria et qu’on remonte la côte, on n’en trouve plus trace qu’à titre d’ornements, comme dans certains costumes des Yolas de la Casamance et dans la coiffure des Peulhs. Ce n’est véritablement que dans le bassin du Niger, c’est-à-dire de Tombouctou au Nord, jusqu’à Kong au Sud, et du Bélédougou au lac Tchad, qu’elle a un cours bien régulier. Sa valeur sur les bords du haut Niger est d’à peu près 3 francs le mille ; mais quand je dis le mille, il faut s’entendre ; car les cauris ont une numération toute spéciale. On les compte par 10, et il semble tout d’abord que le système de numération soit décimal ; mais on compte 8 fois 10 = 100 ; 10 fois 100 = 1000, 10 fois 1000 = 10000 ; 8 fois 10000 = 100000 ; ce qui fait que 100000 (oguinaïé temedere en peuhl) n’est en réalité que 64000, que 10000 (oguinaïé sapo) n’est que 8000 ; que 1000 (guiné oguinaïé) n’est que 800 et que le 100 n’est que 80 ; mais l’habitude fait qu’on arrive à compter assez rapidement, même dans ce système. Quant aux gens du pays, leur manière d’opérer est bien simple. Ils comptent par 5 cauris à la fois, qu’ils ramassent avec une dextérité et une promptitude qu’on n’acquiert qu’à la longue, et quand, en s’y prenant ainsi, ils ont compté 16 fois cinq, ils font un tas, c’est 100. Quand ils ont cinq de ces tas, ils les réunissent, en font cinq autres, réunissent le tout, c’est 1000.
Les commerçants et les femmes, pour éviter les erreurs, font d’abord ordinairement une masse de petis tas de 5 cauris et les réunissent par huit qui font un demi-cent ou débé en bambara.
Outre cette monnaie ou monnaie courante, il y a une monnaie de convention qui est le captif. On fait un marché en captifs comme on le ferait chez nous avec toute monnaie. On discute par exemple les prix d’un cheval[60] ou d’un bœuf en captifs et fractions de captifs : ces fractions sont bien entendu payées en cauris. Le captif correspond à une valeur moyenne de 20000 cauris, bien qu’en réalité, lorsqu’il s’agit de l’achat d’un esclave, cette valeur varie suivant l’âge, le sexe, la beauté, la force, de 4000 à 40000 cauris, mais elle s’élève bien rarement au-dessus.
A toutes les boutiques du marché, nous avions vu compter des cauris aussi bien et aussi vite que possible ; il nous restait encore à voir un spectacle hideux : le bazar des esclaves. C’est une grande hutte entourée de barrières. Une centaine d’esclaves de tout âge et des deux sexes, depuis des vieillards jusqu’à des enfants en bas âge, s’y trouvaient, les uns aux fers, les autres libres, et une douzaine de marchands ou courtiers de commerce étaient là pour les vendre.
S’approchait-il un acheteur, aussitôt qu’il avait désigné celui ou celle qu’il voulait acheter, qui souvent était plongé dans le plus profond sommeil, le maître de l’esclave le faisait lever : si c’était un jeune enfant, on le mesurait pour savoir son âge, on visitait ses dents, on tâtait ses épaules. Ce sont les seuls esclaves que j’aie jamais vu vendre ; quant aux vieux ou plutôt aux vieilles (car, en général, les hommes faits sont rares sur les marchés, ayant presque toujours été tués au moment où on les fait prisonniers), on n’en veut pas, elles se vendent à vil prix, car on dit qu’il est impossible d’en venir à bout et de les empêcher de s’échapper.
Nous avons fait le tour du marché. Dans le milieu, se tenaient une quantité de femmes avec des calebasses, des paniers, vendant un peu de tout : du mil, du pain de singe, du maïs, du tamarin, des herbes, des niébes (haricots), des arachides, du couscous, du piment, etc., etc.
Il y avait aussi des marchandes de poisson qui vendent depuis le poisson frais jusqu’au poisson en décomposition, en passant par le poisson fumé. L’odeur infecte les environs ; mais leur étalage est toujours l’objet d’un grand concours de femmes, qui, trop pauvres pour se payer de la viande, achètent un peu de poisson gâté pour assaisonner la sauce de leur lack-lallo.
[58]Asseyez-vous ! ou, assis !
[59]Goulou Bissimilahi Rhamane é Rahemani — Dis, Au nom de Dieu grand et miséricordieux. Ce sont les premiers mots de la prière musulmane.
[60]Un cheval vaut de deux à cinq captifs ; il en est qui valent jusqu’à sept et dix captifs, mais c’est l’exception. Un bœuf très-beau vaut un captif, mais d’ordinaire un demi-captif seulement.
CHAPITRE XI.
Visite au chef des Somonos. — Le chanvre des Bambaras. — Les pirogues du Niger. — Traversée du fleuve. — Fraîcheur de l’eau. — La rive gauche un jour de marché. — Quelques costumes. — Vente de marchandises. — Un tour au marché. — Visite au vrai chef de Yamina. — Cadeaux intéressés du chef des piroguiers. — Départ de Yamina. — Navigation en pirogue. — Peu de profondeur des eaux. — Relâche à Fogni le 27 février. — Navigation sur le fleuve.
23 février 1864.
En rentrant dans la case, je m’aperçus qu’il fallait songer à nous nourrir, et que nous n’avions pas de cauris. Je déballai aussitôt quelques marchandises que je priai Fahmahra de vendre, en lui assurant un bénéfice. Je lui fixai quelques prix assez peu élevés, et j’allai me reposer. J’en avais grand besoin ; je m’étais cru vaillant et les courses de cette journée m’avaient excédé.
Le soir, je demandai à Sérinté de me procurer une pirogue pour traverser le fleuve, afin de me baigner à l’abri des importuns ; je voulais en même temps sonder le fleuve et prendre un croquis de la ville. Il me dit que ce serait facile.
En effet, le lendemain de grand matin, nous allâmes avec lui chez un nommé Bakary Kané, Soninké, chef des piroguiers de l’endroit, qui sont désignés sous le nom de somonos qui signifie pêcheurs. En entrant dans sa maison, je fus surpris de traverser un grand magasin d’engins de pêche de toute espèce, fabriqués dans le pays. Il y avait là des filets en grosse corde à mailles de un décimètre de côté, d’autres, en corde moyenne, en coton gros, fin, des lignes, des hameçons d’Europe et aussi d’autres en fer du pays. Les grosses cordes sont faites d’une espèce de chanvre indigène que j’ai eu lieu de voir travailler plus tard. Les Yoloff l’appellent bissab-bouki ou bissab sauvage[61] ; il pousse en abondance sur les bords du fleuve, et fournit un chanvre gris très-solide, qui résiste surtout dans l’eau, où les cordes en écorce de baobab se pourrissent très-vite.
Au moment où j’entrai, Bakary peignait une perruque de ce chanvre avec un véritable peigne en bois fait dans le pays.
C’était un grand noir à barbe blanche, d’une physionomie douce et souriante. Il me reçut très-bien, nous fit visiter sa maison et voir même ses femmes, qui, je dois le dire, n’étaient pas très-belles : à notre entrée elles se sauvèrent tout d’abord, mais elles ne tardèrent pas à revenir sans trop de frayeur. Il fit disposer sans retard une pirogue et vint nous accompagner lui-même de l’autre côté du fleuve.
Il est temps de faire connaissance avec ces tristes machines que sur le Niger on appelle des pirogues.
Celle où nous montâmes avait 10 mètres de long sur environ 1 de large ; elle était composée de deux grandes pièces de bois ou demi-pirogues réunies par le milieu bout à bout, et fixées par un transfilage en grosse corde, fait assez artistement ; quelques herbes ou de l’étoupe du pays calfeutrent les trous avec un peu de terre glaise. De plus, comme généralement ces deux morceaux principaux sont plus ou moins troués, on y met force pièces de bois fixées absolument de la même manière. Quelquefois on met aussi sur les fentes des planches fixées au moyen de clous en fer fabriqués dans le pays. La forme de cet ensemble de pièces et de morceaux est relevée légèrement aux deux extrémités, mais plus fortement dans le centre. A mesure que la pirogue vieillit, les liens du milieu se détendent et les extrémités plongent, comme cela se voit dans les vieux navires européens. L’eau les envahit plus facilement alors, et il faut constamment un ou deux hommes pour vider la pirogue pendant qu’on est en marche ou qu’on pêche. De plus, sur un fleuve aussi large que le Niger, quand il vient une forte brise, les lames ont quelquefois jusqu’à 1 mètre de haut, et alors les pirogues, surprises avant d’avoir pu relâcher, coulent en quelques instants.
Elles sont généralement construites en bois de cailcédra, qui, dans le pays, atteint de très-belles dimensions. Si on voulait se limiter aux parties saines, on tirerait de ces arbres de jolies pirogues dont on pourrait réduire le poids, et qui, même au point de vue de la charge, porteraient plus que ne font ces informes bateaux, si lourds, et qui, par routine, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, sont tous en deux pièces au moins.
Pour nous éviter de faire la traversée les pieds dans l’eau, on nous fit mettre dans le fond de la pirogue un gros paquet d’herbe à chanvre ; mais bien que je n’estime pas à plus de 600 mètres la largeur à traverser, nous n’étions pas de l’autre côté que déjà nous prenions un bain de pieds. Deux hommes poussaient sur le fond, tandis qu’avec un bambou de 4 à 6 mètres de long, un autre homme se tenait à l’arrière, debout, le pied appuyé sur une traverse et gouvernait ainsi en poussant de fond.
Nous avancions lentement. Dès que nous fûmes de l’autre côté, le docteur se mit à l’eau pendant que je dessinais un croquis de la ville et de la pirogue qui venait de nous faire traverser le fleuve. Quand j’eus fini, le docteur était déjà sorti de l’eau, qu’il avait trouvée très-froide, et c’est une remarque que mes noirs firent constamment pendant leur séjour, que l’eau du Niger est bien plus froide que celle du Sénégal. Nous nous rembarquâmes, et en quelques instants nous regagnâmes l’autre rive. J’observai la profondeur de l’eau d’après les bambous qui servent à pousser ; dans l’endroit le plus profond, devant Yamina, elle dépasse à peine 2 mètres.
La rive droite du fleuve est, comme celle de gauche, bordée d’un grand banc de sable fin, recouvert aux hautes eaux. La berge, située bien plus loin, était très-déboisée. Il régnait là une assez grande animation, car c’était jour de grand marché à Yamina, et des villages voisins on voyait arriver hommes et femmes, lourdement chargés, qui venaient traverser le fleuve pour aller vendre leurs produits.
En général, les femmes étaient proprement vêtues de pagnes. Les Bambaras vont la plupart nu-tête, quelques Peuhls aussi, surtout les jeunes filles. Certaines femmes aisées portaient un boubou absolument pareil à celui des hommes ; mais en grande majorité elles avaient les seins nus ou couverts d’un simple pagne jeté en écharpe. J’en remarquai un certain nombre qui avaient sur le front une espèce de collier ou diadème en perles de couleur artistement assemblées, de manière à former des dessins, comme chez nous les petites filles en font sur des ronds de serviettes ou sur des bourses en perles ; des anneaux d’or ou de cuivre aux oreilles et au nez, de l’ambre et de la verroterie au cou ; chez quelques-unes, des anneaux aux bras, à profusion, et chez d’autres une chaînette à la cheville. Quant aux hommes, leur costume était le même que partout dans ce pays ; seulement, chez quelques-uns on voyait apparaître le bonnet bambara jaune ou blanc, fait en coton. C’est un bonnet dans le genre de ceux des pêcheurs napolitains, mais orné de deux pointes, dont l’une est ramenée de côté sur le front et l’autre tombe derrière la tête. Le sac formé par le bonnet est utilisé pour loger une masse de choses, mais en particulier les gourous ou noix de kolats, qu’un bon Bambara s’empresse de mâcher dès qu’il peut s’en procurer.
En rentrant à la maison, j’y trouvai foule, car Fahmahra avait commencé la vente et le bon marché attirait. Je n’avais cependant exposé que peu de choses ; mais les grenats du Brésil et le corail rond attiraient les Mauresques, et l’ambre no 1 et no 2 attirait tout le monde.
Je n’étais pas alors aussi fort en commerce que j’ai pu le devenir par la suite. J’avais acheté les marchandises en gros contre argent ; il me fallait revendre en détail contre cauris, dont à cette époque je ne connaissais pas bien la valeur. Il n’est pas étonnant que j’aie commis quelques erreurs. Une des plus préjudiciables fut de vendre une demi-filière d’ambre no 1 prix coûtant, et j’avais commencé à en faire autant pour le corail ; mais heureusement que les Mauresques sont très-disposées à marchander, et j’arrivai à temps pour arrêter une vente à perte.
Ce qui se vendait le mieux est ce qu’ils appellent en peuhl le niayé ou la verroterie très-fine ; petites perles de toutes couleurs.
Je réalisai, dans les journées du 24 et du 25, 54000 cauris, qu’il me fallut compter ; or, pour un débutant c’est fort pénible ; on commet des erreurs, et il faut au moins un mois pour s’y faire et arriver à calculer un peu rapidement.
Je retournai ensuite au marché. C’est vers trois heures de l’après-midi qu’il est le plus animé. Il y avait foule et on s’étendait dans toutes les rues qui aboutissaient à la place. Il s’y trouvait une assez grande quantité de sel par plaques de 1m,20 de longueur sur 0m,40 de largeur et 0m,10 d’épaisseur. C’étaient des plaques moyennes, dont la valeur dépassait déjà 10000 cauris[62]. Il y avait aussi une espèce de sel terreux bien meilleur marché, que l’on emploie en le mettant dans de l’eau à laquelle il abandonne le sel et qu’on verse dans les aliments.
Dans quelques boutiques on vendait des étoffes anglaises. A part l’animation, le marché était le même que la veille, mais mieux fourni. J’y remarquai aussi du tabac en feuilles par gros paquets : on en vend encore de tout préparé pour priser, et les noirs en font une très-grande consommation. Une feuille de papier écolier commun, que je marchandai, me fut faite 50 cauris. Depuis, je l’ai vendue plus du double.
Le soir, on vint me dire que le chef du village arrivait de Ségou. Je ne pus m’empêcher de m’écrier : Ah ! çà, combien y en a-t-il donc ? Cependant cette fois c’était le véritable chef. Nous allâmes aussitôt lui rendre visite. Il nous reçut devant la porte de sa maison, sous un auvent entouré d’un petit mur de terre haut de un pied et sablé très-proprement à l’intérieur. Sa tenue était très-simple, mais empreinte d’une assez grande dignité. Il nous demanda des nouvelles de notre santé, nous souhaita la bienvenue, tant en son nom qu’en celui d’Ahmadou. Je lui dis alors que je désirais partir le surlendemain pour Ségou, qu’il me fallait deux pirogues pour mes bagages, et que mes animaux suivraient par terre dès qu’ils auraient été amenés de l’autre côté du fleuve. Seulement, ayant pu juger le matin de l’état des pirogues, j’insistai pour en avoir deux grandes et neuves. Je lui demandai qu’on y fît une tente en nattes pour me mettre à l’abri du soleil, qu’on y mît des cuisines en terre, comme celles qui servent à tout le pays.
Il promit le tout, me dit qu’il irait lui-même chercher deux pirogues qui ne feraient pas une goutte d’eau. Et nous le quittâmes sur ces belles promesses.
Le chef des Sacco, que nous avions été voir la veille, nous avait envoyé une jambe de bœuf et un panier de riz.
Le chef du village, nommé Ahmar ou Fahmahra, m’envoya le lendemain matin, et à son tour, des vivres ; en même temps il me fit demander à acheter un boubou de coton blanc, que je lui promis en cadeau. Il vint à la vente marchander deux bonnets rouges qu’il voulait pour 4000 cauris au lieu de 6000[63], prix très-médiocre pour le pays. Encore Ahmar, sur 4000 cauris, donnait une tamba sembé très-fine pour payement de 3000 et 1000 seulement en cauris. Ce n’était pas mon compte, je n’étais pas venu faire des achats, mais bien me procurer des ressources en cauris, et tout d’abord je refusai ; mais voyant qu’il y tenait, je lui offris un bonnet en cadeau. Il le refusa avec assez de délicatesse en apparence, mais en réalité parce qu’il craignait que cela ne fût rapporté à Ahmadou, qui eût pu lui en vouloir. Enfin, je fus obligé, sous peine de me fâcher, d’en passer par le marché qu’il proposait.
Le soir, le chef des pirogues m’envoya un magnifique poisson nommé au Sénégal le capitaine, peut-être parce que c’est le meilleur des poissons du fleuve. Les Bambaras le nomment baporé. Il avait joint à son présent une calebasse de beau riz.
Le docteur lui ayant fourni des remèdes, je considérai le cadeau comme un payement ; mais je ne tardai pas à reconnaître mon erreur, quand ce vieillard me fit dire par Sérinté qu’on devrait lui donner quelque chose, et surtout quand le lendemain il vint se plaindre à Fahmahra qu’on ne lui donnait rien. Ce dernier le reçut fort mal, et moi qui venais, une demi-heure auparavant, de lui donner un petit couteau, je fis la sourde oreille, d’autant mieux que la veille, sur un marché d’ambre, je lui avais fait grâce de 1000 cauris.
Le soir, je fis porter à Sérinté, en le remerciant des soins qu’il avait eus de nous, un bonnet de velours brodé ; mais il me fit dire qu’il aimerait mieux un boubou de coton blanc. Je le lui envoyai. Sans doute il avait espéré les deux, car il vint me demander en suppliant un bonnet de drap rouge. Je le lui donnai, sans me faire prier, car en somme ce brave homme nous avait logés et s’était fort occupé de nous.
26 février 1863.
J’avais demandé à partir le 26 au matin, on me l’avait promis. Néanmoins, vers huit heures, rien n’était prêt. Je pris alors Fahmahra, et avec Sérinté nous allâmes choisir deux pirogues ou plutôt les reconnaître. L’une était un peu plus grande que l’autre ; elles étaient, du reste, également percées et rapiécées toutes deux : je comptais dans la grande neuf morceaux. Mais épuisé, et tenant d’ailleurs à bien voir le fleuve, je préférai encore la perspective de faire route dans cette machine, qu’à celle d’une route par terre.
Du reste, il n’y avait pas la moindre cuisine, pas un séco, pas une natte pour abri. Je fis tout de suite acheter deux cuisines[64], deux charges de bois pour faire un plancher, sur lequel je mis une bonne couche de paille. Pendant ce temps, Fahmahra alla chez le chef prendre presque de force deux sécos remarquablement bien faits et comme je n’en avais pas vu jusque-là. Enfin, je fis embarquer les bagages, tandis que la moitié des hommes faisait traverser le fleuve aux animaux, et après pas mal d’allées et venues, après avoir dépensé 2000 cauris, je fus prêt à deux heures et demie. Je fis pousser et nous commençâmes à descendre avec le courant.
Toute la navigation, comme lorsque j’avais traversé le fleuve, se fait à la perche, et les fonds sont assez réduits pour que cela suffise le plus souvent. Dans quelques endroits seulement on perd fond quelques minutes ; le patron prend alors la pagaye et franchit ce passage le courant aidant. Ces pagayes sont en bois de cailcédra, la pelle est ovale, de 30 centimètres environ de haut sur 15 ou 20 de large.
Cette navigation, malgré un courant qui peut dans certains endroits resserrés atteindre deux nœuds, est lente, car les piroguiers ne travaillent qu’à la mode des noirs, c’est-à-dire cinq minutes de bon travail pour un quart d’heure de repos.
Chacune de nos pirogues avait reçu un patron et deux hommes à Yamina ; en outre, à chaque village on prenait un équipage qui se relayait ainsi de station en station. Cette opération exigeait une certaine perte de temps, surtout la nuit, où il faut aller réveiller les piroguiers dans les villages.
Ce service, tout mal fait qu’il était, avait été, me dit-on, organisé par El Hadj pour ses besoins. C’était un commencement d’ordre auquel je ne pouvais m’empêcher d’applaudir. Mais j’appris plus tard qu’en cela, comme en tout, les conquérants se parent des dépouilles des vaincus, et que ce service avait existé de tout temps depuis la création des somonos. Si j’applaudissais à ce système, je doute qu’il fût du goût des pêcheurs, car ils ne fournissaient en général à cette corvée que des vieillards épuisés ou des enfants trop jeunes.
Cependant, nous étions entassés tant bien que mal dans nos pirogues ; j’installai mon compas sur une de mes cantines, en le fixant avec 4 épingles pour empêcher ses déviations, et je commençai à relever la route.
Nous passâmes tout d’abord devant quelques villages qui sont sur la rive droite ; mais je ne les vis pas, car ils sont un peu dans l’intérieur ; je ne pus les relever. On me nomma Diétébabougou, Mamanabougou et Boko, villages sans importance d’ailleurs. Plus tard, vers quatre heures, nous passâmes devant le village de Faléna, que nous vîmes, situé sur la rive gauche, et après avoir longé une île, on nous arrêta vers cinq heures et demie sur la berge, en face de Fogni, grand village où nous devions passer la nuit ; un grand banc s’étend devant ce village, et nous n’y parvînmes pas sans nous échouer. J’ai lieu de penser que nous n’étions pas dans la partie la plus profonde du chenal ; car, plus tard, ayant eu l’occasion, à la saison la plus sèche, au moment des basses eaux, de franchir les gués du fleuve réputés pour avoir le moins d’eau, j’en ai toujours vu au moins 0m,50 dans le chenal, et notre pirogue certes ne calait pas cela.
Quoi qu’il en soit, notre désillusion fut profonde en constatant que dès le 26 février, le fleuve n’était plus navigable pour le plus petit bateau à vapeur. Toutefois, des renseignements que je pris immédiatement il résultait que de Manabougou à Tombouctou toute l’année les pirogues circulaient, et comme quelques-unes calent autant d’eau que pourrait le faire un chaland de vingt tonneaux, il s’ensuit que le cabotage en chaland est possible en toute saison.
A Fogni on changea les piroguiers, et le soir le chef du village envoya le lack-lallo aux hommes, et à moi un peu de lait, donné, ainsi qu’un régime de rones, à la réquisition de Fahmahra. Malgré ce renfort, notre souper fut triste, car nous manquions de bois ; nous fîmes un feu de paille, et le lait, qui était du matin, tourna. Il nous fallut cependant nous en contenter, et dès que je sus que le convoi de mes animaux était rentré dans le village, je m’endormis du sommeil le plus confiant, sur la plage, ne me doutant guère que le village où nous passions ainsi était à la veille de disparaître.
Je me réveillai à quatre heures ; j’avais voulu partir un peu plus tôt, avec le clair de lune, qui m’était indispensable pour noter ma route, puisque je n’avais pas de fanal (le nôtre étant brisé depuis bien longtemps), mais la fatigue avait eu le dessus, et personne ne s’était réveillé. Il fallut recharger les bagages que j’avais fait déposer sur la berge, de crainte que les pirogues ne se remplissent d’eau, et cette précaution ne fut que trop justifiée ; car au jour elles étaient aussi pleines que possible, et sans la précaution qu’on avait eue de les échouer, on les eût trouvées au fond. En somme, nous ne fûmes en route que vers cinq heures et demie.
[61]Cette herbe s’appelle N’da-dou en bambara.
[62]Par la suite, le sel étant devenu rare, ces mêmes plaques ont valu jusqu’à 60000 cauris, c’est-à-dire trois captifs.
[63]3000 chaque. Ils coûtaient 2 fr. 50 c. à Saint-Louis, soit 9 francs pour 2 fr. 50 c. Bénéfice, 300 pour 100.
[64]Ces cuisines sont des sortes d’écuelles de terre dans lesquelles on allume le feu ; trois massifs en terre servent à poser les vases qu’on veut faire chauffer.
CHAPITRE XII.
Le 27 février. — Navigation sur le fleuve de Tamani à Ségou Sikoro. — Aspect de la ville. — Notre entrée. — Arrivée chez Ahmadou : sa demeure. — Ahmadou. — Premier palabre. — Nous traversons la ville. — Arrivée chez Samba N’diaye.
27 février 1864.
Le 27 février, nous naviguâmes toute la journée. Tantôt le lit du fleuve était encombré par d’immenses bancs de sable, tantôt il était coupé par des îles qui diminuaient la largeur au profit du fond. Ces îles, dont quelques-unes avaient un sol assez élevé pour n’être pas entièrement couvert aux hautes eaux, étaient en général boisées. D’instants en instants nous passions devant des villages situés pour la plupart sur la rive gauche ; presque tous étaient habités et bâtis au bord même du fleuve, tandis que, sur l’autre rive, les inondations périodiques forcent à s’établir sur une berge intérieure à l’abri des débordements.
Vers sept heures, nous relâchâmes à Tamani, village de Soninkés, pour y chercher du bois pour la cuisine. Ce fut en vain. Nous ne trouvâmes rien si ce n’est une grande quantité de moules nacrées, qui, si jamais le fleuve devenait une voie commerciale, constitueraient un petit commerce, mais qui, pour le moment, ne servent même pas à faire de la chaux et ne sont utilisées que comme nourriture, pour l’animal, fort mauvais d’ailleurs, qu’elles renferment, et aussi pour faire des cuillers aux enfants.
De Tamani, nous allâmes relâcher à Mignon, grand village où j’achetai trois calebasses de lait pour 400 cauris. C’était du lait aigre dont on avait retiré le beurre, mais c’est une nourriture que les noirs aiment beaucoup ; ils en purent prendre plein leur ventre, selon leur expression, en y trempant du couscous.
Un peu plus tard, nous nous arrêtâmes à une île pour ramasser un peu de bois sec pour la cuisine. J’avais fait tuer la veille un cabri, mes hommes le firent cuire, et quand tout fut prêt, ils invitèrent les piroguiers ; mais l’un d’eux ne s’avisa-t il pas de refuser, en disant que cette viande avait été tuée par des gens qu’il ne connaissait pas et qu’il ne voulait pas manger avec des keffirs[65] ? C’était la première fois, depuis le commencement du voyage, qu’on nous appliquait cette épithète, la plus grosse insulte que puisse proférer un musulman. Mes hommes prirent assez mal la chose ; mais Fahmahra s’interposa de suite et rappela aux piroguiers qu’ils étaient, eux, de vrais keffirs jusqu’au moment où El Hadj était venu, et que ce n’était pas à ceux qui avaient mangé du cheval crevé de venir faire les difficiles ; comme dernier argument il leur dit que, si pareille chose se renouvelait, il le dirait à Ahmadou, qui le leur ferait payer en coups de corde. Cela termina la scène immédiatement.
Peu après ce petit incident, nous rencontrâmes des pêcheurs qui jetaient leurs seines sur un grand banc de sable. Ils nous firent cadeau, ou plutôt à Fahmahra, de deux beaux capitaines.
Il était alors une heure après midi ; une demi-heure après nous passâmes devant Say, village visité par Mongo Park, dont il ne reste presque que des ruines. Nous franchîmes ensuite plusieurs autres villages que je notai avec soin, et vers cinq heures et demie, à ma demande répétée, nous allâmes relâcher pour la nuit au village de Sama Bambara. Le soleil baissait. Sans tente dans la pirogue, nous avions souffert d’une chaleur étouffante qui me rappelait que Mongo Park signale le même fait[66]. Je voulais à tout prix me reposer. J’étais sûr d’ailleurs d’arriver à Ségou Sikoro le lendemain, c’était tout ce qu’il me fallait.
Fahmahra était visiblement mécontent ; il voulait continuer jusqu’à Somono Bougou, qu’on apercevait à l’horizon sur l’autre rive et où mes hommes devaient aller avec les animaux. Mais sa véritable raison, qu’il n’exprimait qu’avec grande réserve, c’était qu’il n’avait pas confiance dans ce village.
Sama est un immense village, ou plutôt ce sont trois villages qui, situés à petite distance, portent les noms de Sama Marca ou Soninké, Sama Bambara, Sama Boso ou Somonos, dont les noms indiquent suffisamment les différentes populations. Le premier avait été détruit depuis six mois par Ahmadou, et il paraît que les autres menaçaient de se révolter. Néanmoins, je tins bon et je me couchai jusqu’à minuit. Pendant ce temps, Bakary Guëye veillait.
28 février 1864.
A deux heures je fis le branle-bas et on se remit en marche à deux heures quarante-deux minutes.
A quatre heures vingt minutes, nous étions à Somono Bougou, où l’on changea de canotiers ; je fis dire à Mamboye, qui était chef du convoi d’animaux, de se mettre en chemin ; nous passâmes alors devant trois villages, situés sur la rive gauche du fleuve : on les apercevait un peu dans l’intérieur ; ce sont : Kamalé, Baïo, Serablé. Vers six heures trois quarts nous arrivâmes à Dougou Kounan : dès lors, on nous dit que nous étions à Ségou.
Depuis le jour, les berges du fleuve présentaient une plus grande animation que la veille. Les troupeaux tachés de noir et de blanc apparaissaient sur les bords ; les silhouettes des noirs pasteurs se dessinaient grandes, élancées. Dans quelques endroits, ils traversaient pour aller faire paître leurs troupeaux. Sur la rive droite, on voyait, de distance en distance, des files d’hommes, de femmes, portant des calebasses, quelquefois un ou plusieurs cavaliers marchant paisiblement. Ce mouvement et quelques arbres plantés sur la berge même contrastaient avec le calme et la presque nudité du pays traversé la veille. Enfin, à sept heures vingt minutes, nous passâmes par le travers de Faracco, grand village de sofas d’Ahmadou, situé sur la rive gauche, et très-peu de temps après nous fûmes à Ségou-Koro (le vieux Ségou), situé sur la rive droite et presque en face de beaux groupes d’arbres. Les restes d’un palais en terre très-ornementé, dont les façades en ruines sont encore debout, frappent tout d’abord les yeux au milieu des murailles à demi écroulées et désertes. Nous ne nous y arrêtâmes que le temps nécessaire pour acheter un peu de lait, du beurre et du bois, à un petit marché, situé sous un arbre, et nous continuâmes à descendre le fleuve.
A neuf heures cinq minutes, nous passâmes devant un village désert et en ruine, Bassala-Bougou ; dix minutes après, et toujours sur la rive droite, nous arrivâmes à Ségou-Bougou, ou village en paille de Ségou (Lougans de Ségou) ; presque en face, sur l’autre rive, on apercevait Kala-Bougou. Nous changeâmes de canotiers. La foule s’amoncelait, de nombreux cavaliers passaient sur la plage, quelques-uns lancés au grand galop. Nous en rencontrâmes un groupe plus nombreux qui prenait le chemin de Yamina ; ainsi que nous l’apprîmes plus tard, c’était un chef qui allait à Nioro chercher du monde pour renforcer l’armée d’Ahmadou. Nous défilions lentement le long des rives bordées de monde ; le bruit de notre arrivée se répandait.
A dix heures huit minutes, nous arrivions à Ségou-Coura (le nouveau Ségou), et une demi-heure après, nous débarquions Fahmahra un peu avant Ségou-Sikoro, ou plutôt dans un de ses faubourgs, village en paille désigné sous le nom de goupouilli. Dès lors, plus de trace de Ségou sur l’autre rive, et ce n’était pas mon moindre étonnement ; car comment expliquer ce qu’on trouve dans toutes les traductions du voyage de Mongo Park relativement à l’existence de quatre Ségou, deux sur chaque rive du fleuve ? N’en faut-il pas conclure, qu’arrivé à Faracco ou Kala-Bougou, sur la rive gauche, et voyant en face de lui, sur la rive droite, Ségou-Bougou et Ségou-Koro, il aura supposé que ces quatre villages portaient le même nom ? Cela me semble d’autant plus probable qu’il parle des hautes tours du palais du roi, et que, à l’exception d’une maison dont on voit encore les ruines à Ségou-Sikoro, et qui était le palais d’Ali, on m’a dit qu’il n’y avait là aucune maison à un étage, au moment de la conquête, tandis qu’à Ségou-Koro, il y avait au moins deux palais, aujourd’hui en ruines, mais dont les murailles font foi de la hauteur qu’ils avaient à cette époque.
Quoi qu’il en soit, tout en me creusant la tête pour trouver le mot de cette énigme, je demandai, pour ne pas être assailli par une foule sans cesse grossissante, que l’on me fît traverser le fleuve jusqu’au retour de Fahmahra, qui se rendait chez Ahmadou, pour annoncer mon arrivée et prendre ses ordres. On me transporta donc sur la plage de sable qui s’étend en face de Ségou-Sikoro et un peu à l’Est. Je me baignai et me nettoyai un peu. De là, nous apercevions Ségou-Sikoro en entier. Sa haute muraille grise, élevée sur le bord même de la berge, dominait une plage rocheuse littéralement couverte de population. Il y avait là des femmes, en quantité, se baignant, lavant, puisant de l’eau dans des calebasses ; les unes s’en allaient isolément, les autres en file et en ordre, conduites par un chef de captifs ; mais ce qui frappait le plus, c’était le bruit de tout ce monde que nous entendions à travers le fleuve et une animation que je n’avais jamais vue depuis mon départ de Saint-Louis et à laquelle on peut à peine, dans cette ville, comparer le quai de la Pointe du Nord, lorsque les laveuses y viennent en foule.
Nous attendîmes assez longtemps : vers deux heures, Fahmahra revint. Il nous fit signe, et nous retraversâmes aussitôt pour accoster presque au milieu de la ville, sur le banc de roches. Il entra dans notre pirogue, accompagné d’un noir, qui nous souhaita le bonjour en bon français. Cet homme était habillé en musulman ; mais sous son turban, sa physionomie intelligente d’ailleurs, avait une expression indéfinissable, qui fit que je n’hésitai pas à accepter cette version que c’était un ancien maçon de Saint-Louis. Son nom contribua à m’induire en erreur. Il s’appelait Samba N’diaye et les N’diayes sont des Yoloffs. Il parlait bien le français et on voyait qu’il avait dû le mieux parler encore. Il nous dit que c’était chez lui que nous allions loger. Je demandai qu’on m’y conduisît sans retard, disant qu’après j’irais faire ma visite au roi. Mais il insista ainsi que Fahmahra pour que je commençasse par cette dernière démarche, disant qu’Ahmadou m’attendait.
Alors, nous nous mîmes en route à travers une foule plus nombreuse que je n’en avais jamais vu, pendant ce voyage. Un peloton de gardes armés qui nous accompagnait la maintenait à grand’peine à coups de fouets de cuir.
Nous gravîmes ainsi la berge, au milieu d’une poussière aveuglante, causée par ce grand remuement d’hommes et de femmes, et nous franchîmes la porte des murailles, que j’appellerai porte de Sonkoutou, en souvenir d’un personnage que je ferai connaître et qui demeurait à côté.
Ces portes sont doubles comme celles d’un fort, et entre les deux, il existe un véritable corps de garde fortifié, percé de meurtrières, et de mâchicoulis.
Les portes elles-mêmes, assez larges et hautes pour laisser passer un cavalier, sont en cailcédra d’un seul morceau ou de deux au plus.
Elles ferment sur un châssis du même bois, au moyen de clefs en bois très-fortes. Chaque soir, au coucher du soleil, les sept portes sont fermées et une seule reste ouverte pour le passage des esclaves apportant le lait, jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.
Après quelques minutes de chemin, dans des rues assez étroites, sinueuses et encombrées de monde, nous arrivâmes sur une place où, à gauche, nous vîmes une maison ornementée, et en face de nous, une fortification véritable de six mètres de haut, avec des tours aux angles et sur le milieu des fronts. C’était le palais d’Ahmadou.
Nous n’avions pas le temps de faire de grandes remarques, car nous arrivions à la porte ballottés par la foule ; mais là, nous passâmes seuls, car la garde qui ne plaisante pas, arrêta tout net cette multitude.
Cependant, il y a dans cette garde des enfants armés qui ne seraient pas capables de résister ; mais déjà, l’on sait que ce sont des factionnaires, et de fiers Toucouleurs s’arrêtent devant un esclave bambara qui a une consigne et la fera respecter bon gré malgré.
Au Sénégal, nous n’avons rien de comparable chez les noirs.
A peu de distance de cette porte on en rencontre une autre semblable ; on est alors dans une espèce d’antichambre sombre très-grande, très-haute, dont la toiture est soutenue par d’énormes piliers en terre ou en cailcédra. Les murailles ont 2m,50 d’épaisseur à la base ; dans les coins, on voit les lits en bambous de la garde, et des fusils, sur des crochets dans différents endroits ; de tous côtés des factionnaires armés.
De là, en montant deux marches, nous franchissons une porte et nous entrons dans la cour du tata ou de l’enceinte fortifiée. C’est au milieu qu’est située la maison d’Ahmadou, qui ne se révèle par rien. Une petite muraille basse que dominent des toits en paille, des gourbis devant une porte basse en terre, et voilà tout.
C’est, du reste, assez sale et cela contraste avec la fortification. Un rang de meurtrières est placé à 4m,50 d’élévation ; elles sont très-régulièrement faites à l’instar de celles de nos forts. Celles qui sont exposées aux vents d’Est et aux pluies violentes des tornades, étaient garanties de la dégradation par des paillassons. En dehors, ces ouvertures sont masquées par une mince couche de terre. En cas de siége, il y aurait place pour deux mille défenseurs sur les quatre côtés. La banquette, fort élevée, nécessairement, n’est que le toit d’une galerie qui fait le tour des murailles, permettant de fusiller l’ennemi dans la place, s’il y entrait par-dessus les murailles. Cette galerie a son accès dans le corps de garde d’entrée et dans les tours des angles. En somme, c’est tellement construit, que sans canon je mets en fait, qu’à moins d’une mine ou d’un chemin souterrain, il serait bien difficile de s’en emparer, même pour des troupes régulières.
Mais si nous eûmes plus tard le loisir d’étudier tout cela, pour le moment, nous ne pûmes qu’y jeter un coup d’œil, car on nous fit tout de suite franchir la porte, puis un corridor, et nous arrivâmes dans une cour où, sous une varandah en paille, se tenait Ahmadou, entouré d’un petit nombre d’intimes, tous gens influents du pays. Il était assis sur une peau de chèvre, placée sur du sable fin ; les autres personnes de son entourage étaient tout simplement sur le sable. Une garde d’une cinquantaine d’esclaves était rangée des deux côtés. Ces soldats étaient debout, armés, tenant leur fusil dans toutes les positions imaginables et habillés de tous les costumes possibles. Ils se tenaient sur deux rangs, formant l’éventail. Je m’avançai en saluant le roi à la française et je lui donnai la main, lui disant en français : Bonjour !
Le docteur et Samba Yoro qui me servait d’interprète en firent autant. On nous apporta pour nous asseoir, un tara ou lit en bambous d’un pied et demi de haut et recouvert d’un dampé (couverture de coton).
Dès que le silence fut établi, Ahmadou me demanda en peuhl des nouvelles de ma santé et me souhaita la bienvenue. Puis il me demanda des nouvelles de Saint-Louis. Je répondis assez sobrement, me plaignant de n’avoir pu effectuer ma route par le Bélédougou. Je demandai alors des nouvelles d’El Hadj et s’il était toujours à Hamdallahi. On me dit qu’il allait bien, qu’il était toujours en cet endroit. J’ajoutai : « Pourrai-je aller le voir ? » A cette question, Ahmadou répondit : « Quand nous aurons causé. » Je lui remis alors la lettre du gouverneur, il l’ouvrit et la parcourut. Elle était en arabe et en français. Je crus voir sur sa figure un air d’embarras. Je craignais qu’il ne la comprît pas, c’est-à-dire qu’il ne sût pas l’arabe et je lui proposai de la lui faire traduire en peuhl sur le texte français. Il accepta. Je lus alors, phrase par phrase, en français ; Samba Yoro répétait en yoloff et Samba N’diaye en toucouleur.
La séance fut levée sur la demande que je fis de traiter le plus tôt possible les affaires sérieuses, pour lesquelles j’étais venu le voir. Pour réponse, Ahmadou ordonna de nous conduire à notre logement afin que nous pussions nous reposer.
A première vue j’avais donné à Ahmadou dix-neuf ou vingt ans, en réalité, il en avait trente ; assis, il paraissait petit ; il est plutôt grand, et il est bien fait. Sa figure est très-douce, son regard calme, il a l’air intelligent.
Il bégaye un peu en parlant, mais il parle bas et très-doucement. Il a l’œil grand, le profil du nez droit, les narines peu développées. Son front est haut et assez large. Ce qu’il a de plus laid, c’est sa bouche dont les lèvres sont un peu retroussées, ce qui, avec le menton fuyant, est un trait de la race nègre. La couleur de sa peau se rapproche de celle du bronze ; elle est plutôt rouge que noire.
Il était coiffé d’un bonnet bleu, de cette étoffe de coton désignée sous le nom de roum (rouennerie ou étoffe de Strasbourg) ; un boubou très-flottant de même étoffe était posé par-dessus un autre turkey de coton blanc très-fin. Son guiba ou la poche de devant de son boubou était très-vaste.
Il tenait à la main un chapelet, dont il défilait les grains en marmottant pendant les intervalles de la conversation. Devant lui, sur sa peau de chèvre, étaient posés un livre arabe et ses sandales ainsi que son sabre.
De tous les gens placés là, nous étions les seuls qui eussions conservé nos chaussures.
Nous sortîmes du tata par où nous étions entrés, et nous nous dirigeâmes vers notre demeure, accompagnés par une garde de sofas d’Ahmadou, armés de fusils et munis de fouets dont ils se servaient énergiquement pour écarter la foule. Heureux d’avoir à frapper, ils poussaient le zèle jusqu’à frapper les femmes qui, de chez elles, nous regardaient passer.
Nous suivîmes une rue large qui passe entre la mosquée et la maison d’El Hadj, tata presque aussi fort que celui de son fils, plus grand d’ailleurs, mais moins régulier. C’est là que sont ses femmes, ses esclaves et entre autres les princesses des familles royales de Ségou et du Macina qu’il y a enfermés.
C’est également là que sont ses magasins, sa fortune, me dit Samba N’diaye, magasins très-importants et qui jouent un rôle politique considérable à Ségou, tant par leur importance véritable que par celle qu’on leur prête. Le sommet de la muraille du tata d’El Hadj est presque partout garni de piquets de bois dur, mis là dans la construction et destinés à remplir l’office des morceaux de bouteilles dont on garnit chez nous le haut des murs. Cela peint assez la défiance du maître envers les huit cents femmes qu’il détient là. Samba N’diaye, en me racontant cela, chemin faisant, m’apprit aussi qu’il était le gardien de cette riche maison, et que seul avec Ahmadou, il avait le droit d’entrer chez les femmes.
Un peu plus loin, nous trouvâmes une place, sorte de rond-point où se tenait un petit marché[67] à l’ombre de ces beaux arbres dont j’ai déjà parlé, les doubalels : ce serait un joli endroit si, à quelques pas n’était un de ces immenses trous creusés pour en retirer la terre nécessaire aux constructions, trous qui se changent en marais profonds à l’époque des hautes crues, et en foyers d’infection, et déversoirs d’immondices à la saison sèche. A partir de ce point la rue moins large s’inclina un peu sur la droite, et presque à l’extrémité occidentale du village, nous entrâmes dans une ruelle sinueuse qui nous conduisit à la maison de Samba N’diaye.
Coupe horizontale de la Maison de M. M. MAGE et QUINTIN à Ségou Sikoro
Echelle de 2mm.½ pour mètre
Dressé par E. Mage.
Gravé chez Erhard.
[65]Keffir, idolâtre, infidèle à la religion musulmane.
[66]I never felt so hot a day ; there was sensible heat sufficient to have rosted a sirloin. (Mongo Park, Last mission in Africa.)
[67]Cet endroit s’appelle Doubalel Coro (le vieux Doubalel).
CHAPITRE XIII.
La maison de Samba N’diaye. — Je trouve à Ségou les courriers du gouverneur logés chez San Farba. — Hospitalité d’Ahmadou. — Je reçois des visites. — Sonkoutou. — Le vieil Abdoul. — Chérif Mahmodou et ses voyages. — Les ministres d’Ahmadou. — Sidy Abdallah, Mohamed Bobo et Oulibo.
28 février 1864.
La maison de Samba N’diaye, construite de la même manière que les autres maisons du pays, quoique un peu plus haute, est une série de cases en rez-de chaussée d’environ trois mètres de haut, toutes bâties en terre avec une espèce de charpente grossière en bois dur et une terrasse. C’est, du reste, assez bien construit. Les portes, sauf celles d’entrée, n’ont que 1m,60 de haut ; elles sont fermées par des panneaux de bois composés de deux ou trois planches réunies par des barres en bois et des clous en fer. On a adapté les fermetures en fer usitées pour les magasins à Saint-Louis. La première cour, dans laquelle nous entrons par un petit hangar servant de porte, a été affectée à notre service ; sur la droite est le bilour de communication avec la maison ou cour des femmes, sur la gauche un grand hangar formant galerie dans toute la longueur de la cour, c’est-à-dire de 6 mètres de long sur 3 mètres 50 de large. Ce hangar conduit à notre case, chambre de 3 mètres de long sur 4 de large, dans un angle de laquelle je remarque une espèce de cheminée ; deux lits garnis de nattes en cannes de mil y sont préparées. Une seconde porte très-basse, placée dans la chambre, donne accès sur une cour dans le coin de laquelle, à notre grand étonnement, est une fosse d’aisances surmontée d’une espèce de siége fait d’un vase en terre dont on a cassé le fond. Notre étonnement ne fait que croître quand on nous dit que presque toutes les maisons du pays en sont pourvues. C’est dans cette cour même qu’on fera notre cuisine particulière. Dans l’autre coin de la cour est un passage recouvert en nattes qui conduit à un magasin ou grenier à mil, dans lequel j’installe nos marchandises.