← Retour

Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)

16px
100%

Caïman essayant de saisir un bœuf.

Pointe de Bafoulabé.

Un peu avant ce marigot, nous en avions passé un autre sur la rive droite, désigné sous le nom de marigot Kétiou, qui, nous dit-on, descend du Tomora, apportant les eaux des pluies auxquelles il sert d’écoulement.

9 décembre 1863.

Enfin, le 9 décembre, je partis en canot, et, après avoir reconnu un dernier barrage qui devait présenter peu de difficultés, j’aperçus devant nous le fleuve se séparant en deux branches : c’était Bafoulabé. J’atterris sur la rive droite, et je remontai à pied par des sentiers d’hippopotames, jusqu’à ce que je pusse bien voir cette pointe tant désirée. Il était temps, au reste, que cette bonne nouvelle vînt ranimer le courage de nos hommes, car les choses allaient mal. Sous l’empire de la fatigue, les caractères s’aigrissaient de plus en plus ; une animosité croissante s’était déclarée entre Samba Yoro, capitaine de rivière, et Bakary Guëye, mon homme de confiance, que je me savais dévoué. Les choses étaient arrivées à tel point que j’avais dû intervenir pour les empêcher de se battre, et mettre Bakary en faction, seule punition que je pusse infliger. En dehors de cela, Bara, un de mes hommes les plus courageux et les plus habiles, venait de se blesser cruellement. Dans un barrage, au moment où il supportait tout le poids du canot, il avait glissé dans un de ces trous désignés, au Sénégal, sous le nom de baignoires, dont les bords, travaillés par les cailloux roulés et les eaux, sont souvent tranchants comme un couteau, et il avait eu une entaille profonde à la jambe.

Mamboye, sergent de tirailleurs que j’employais surtout à terre, éprouvait de fréquents accès de fièvre, et la plupart des hommes avaient, par suite des travaux alternatifs dans l’eau et dans les broussailles épineuses, les jambes très-abîmées.

Cependant, avant d’atteindre ce point, il me restait une rude journée. Voici comment j’en rendais compte dans mon carnet de notes :

10 décembre 1863.

« La nuit a été très-belle, par exception ; nous n’avons pas eu d’humidité. Le temps est clair au jour ; mais avec le soleil se lève un peu de brume, qui cache peu à peu des montagnes un peu élevées qu’on aperçoit dans le N. E.

11 décembre 1863.

« Les contrariétés de la journée d’hier ne m’ont pas laissé le temps d’écrire. A sept heures et demie, les bêtes étaient chargées ; j’envoyai quelques hommes aider au chargement du canot.

« Pendant ce temps, je conduisais les deux mules et deux chevaux chargés en file, pour chercher un passage au marigot de Khasso-Fara, dont les berges étaient impraticables. Je remontai assez loin et m’égarai. Quand je parvins à retrouver les ânes, toutes les charges étaient en bas ; les hommes envoyés pour aider au chargement du canot n’étaient pas revenus. Enfin, Alioun Penda, que, la veille, j’avais envoyé pour chercher un passage, nous conduisit au seul point où il l’eût trouvé praticable. De fait, il n’y avait qu’un grand pas à faire ; mais les mules, d’ordinaire si calmes, s’effrayèrent : une se renversa avec sa charge, imitant les chevaux, qui déjà en avaient fait autant. Nous restions seuls, le docteur Quintin, Bara et moi, pour réparer tout cela. Il nous fallut mettre pied à terre, débâter les mules, les chevaux, les recharger, et cela avec Bara blessé, qui cependant marchait à pied. Fort heureusement, nos cantines n’étaient pas brisées, et en cette occasion comme en bien d’autres, il a fallu qu’elles fussent solides pour résister[22].

« Enfin, une fois sortis de ce mauvais pas, je réunis les hommes et les animaux, et je partis devant, cherchant une route à travers des fourrés très-épais.

« Un peu plus loin, nous passâmes sans grande difficulté un marigot, dont les eaux très-fraîches alimentaient le fleuve, tandis que le Khasso-Fara est, au contraire, alimenté par le fleuve aux hautes eaux.

« Vers neuf heures et demie, je me trouvais sur le bord du fleuve, près de l’embouchure du Bafing. Voyant le canot devant, je cherchai à le rejoindre, et je tombai alors dans un fourré d’épines, véritable labyrinthe, dont je ne pus sortir qu’en laissant des lambeaux de vêtements aux branches, et la figure et les mains en sang. Un peu plus tard, j’étais dans des hautes herbes de neuf à dix pieds. Je vis bondir devant moi deux magnifiques antilopes ; j’armai mon revolver pour tirer, mais mon ardeur cynégétique se calma devant le rugissement d’un lion qui, à dix pas, se dressa dans les herbes où il était tapi et peut-être en chasse. La mule que je montais m’emporta, et alors je laissai aux épines des morceaux d’habits, la moitié de la coiffe de mon chapeau, trop heureux de n’être pas poursuivi par le superbe roi de ces forêts.

« Enfin, à onze heures et demie, je hélais pour la quatrième fois, lorsqu’on me répondit ; j’étais à côté du canot. Une demi-heure après, Bara arrivait avec le docteur. J’avais déjà commencé, à coups de couteau de chasse, à élaguer les broussailles pour faire un campement. A une heure et demie, les hommes arrivèrent ; mais un âne manquait ainsi que la peau de bouc contenant les effets de Mamboye. Samba Yoro et Alioun étaient à la recherche de l’âne. A deux heures, Alioun arriva sans avoir rien trouvé ; à trois heures, ce fut le tour de Samba Yoro, rendu de fatigue. Je fis alors partir tout le monde, et, pendant ce temps, la mule blanche rompit sa corde et se sauva, suivie de deux chevaux.

« Enfin, à sept heures du soir, tout le monde arriva ; on avait retrouvé la charge de l’âne, la mule et les deux chevaux ; mais l’âne manquait. »

La mule avait repris le chemin de Médine, et plus d’une fois elle nous joua le même tour par la suite.

11 décembre 1863.

Après une journée comme celle-là, on a besoin de repos, et cependant le 11, au matin, on repartait à la recherche de l’âne. A onze heures, on l’avait retrouvé, ainsi que la peau de bouc de Mamboye. Le reste de la journée fut employé à installer des branches pour faire sécher de la viande, à nettoyer le camp et mettre de l’ordre dans nos bagages. Puis, ayant trouvé, en rôdant aux alentours, des traces fraîches d’hommes qui se préparaient à prendre le miel d’une ruche, et sans doute avaient fui au bruit des coups de fusils dont nous accompagnions souvent notre marche, il fallut songer à la prudence, et je fis disposer autour de notre campement des épines au milieu des herbes, de manière à former une défense à l’abri de laquelle nous eussions pu tenir tête à une centaine d’hommes.

12 décembre 1863.

Puisqu’il y avait traces d’hommes, le village ne devait pas être loin, et, dès le lendemain, je fis partir Sidi avec Yssa à la recherche d’un village. Sidi était Khassonké et devait se trouver en pays de connaissance ou de parents ; je l’avais chargé d’assurer de mes intentions pacifiques, de dire que j’étais venu voir le pays, et au besoin commercer ; mais que j’avais assez de force pour être sûr qu’on ne pût me faire de mal.

Laissons ces voyageurs s’avancer, et donnons une idée de notre séjour à Bafoulabé. Car j’étais à Bafoulabé, et ce n’était pas sans un vif plaisir.

J’avais déjà abordé l’inconnu, je n’avais pas entamé mes marchandises, et j’avais parcouru quarante lieues de fleuve inexploré, remonté ou franchi par terre trente barrages ou chutes d’eau.

[Décoration]

[21]Les Khassonkés sont des Pouls, plus ou moins mélangés de Malinkés, qui ont adopté la langue de cette dernière race.

[22]J’avais eu la précaution de les faire visser au lieu de les clouer.


CHAPITRE III.

Tentative d’exploration dans le Bakhoy. — Maka-Dougou et son chef Diadié. — Sa cupidité déjouée. — Souvenir de Mongo Park. — Ascension d’une montagne. — Retour à Bafoulabé. — Les envoyés de Diango, chef de Koundian. — Voyage à Koundian. — Réception. — Soupçons. — L’expédition de Sambala et son but. — Koundian, sa position, sa forteresse. — Départ. — Cadeau de Diango et passage du Bafing. — Ses pirogues. — Campement en plein air. — Marche vers l’Est jusqu’à Kita à travers le Bafing et le Gangaran. — Arrivée à Makhana.

Décembre 1863.

D’après les renseignements que j’avais pris, la route directe de Bafoulabé au Niger aurait dû suivre le Bakhoy, affluent du Sénégal qui venait le rejoindre en cet endroit, apportant ses eaux blanches (Ba eau, Khoy blanc) aux eaux limpides du Bafing (Ba eau, Fing bleu et noir), d’où le nom de Bafoulabé, littéralement les deux rivières.

Je me dirigeai en canot de ce côté jusqu’à Maka-Dougou, petit village malinké, situé dans une île du fleuve. Le village véritable est Kalé, situé sur la rive gauche.

J’étais entré dans le Bambouk ; aux Pouls mêlés de Malinkés qui forment la population du Khasso, du Logo et du Natiaga, avaient succédé les Malinkés purs. M. Pascal qui avait déjà, en 1859, fait une exploration dans le Bambouk, n’avait pas eu à s’en louer. Bien avant cela leur cupidité avait fait échouer l’expédition du major Gray. Je n’étais pas sans quelques appréhensions sur l’accueil qui m’attendait. Aussi avais-je laissé mes bagages en arrière dans les broussailles, sous la garde de quelques hommes, et bien m’en prit. Nous fûmes d’abord très-bien reçus de Diadié le chef du village qui, selon l’usage, nous logea chez son forgeron. Après une nuit sous ce toit hospitalier, où nous fûmes dévorés de moustiques, nous voulûmes nous éloigner, mais nous eûmes à subir un quart d’heure de Rabelais, dont je me souviendrai longtemps. Je ne me laissai pas intimider, et je dis à ce brave homme de m’envoyer un de ses gens de confiance, que je lui ferais un cadeau, mais que j’étais venu les mains vides et que je n’avais rien à lui donner. Quand il vit que je ne m’émouvais pas plus que cela, il en prit son parti, rabattit de ses prétentions et nous nous quittâmes en bons termes, mais après une scène violente.

Montagnes du Bambouk.

Ce chef est le fils de celui qui reçut Mongo Park, venant de Oualiha ; il s’en souvient encore, et me montra de l’autre côté du fleuve une montagne dont le célèbre voyageur avait fait l’ascension. J’y voulus faire un pèlerinage, et j’y montai par une pente très-rapide ; comme à toutes les montagnes de ce pays, le sommet est un plateau très-peu accidenté, sur lequel la végétation est sensiblement la même que dans la plaine. J’apercevais, de là, le Bakhoy venant de l’E. S. E., où il se perdait entre deux chaînes de montagnes qui ne paraissaient pas beaucoup plus élevées que celle où je me trouvais (soit 80 à 100 mètres de haut) ; vers l’Ouest je voyais un défilé qui conduit à Oualiha. En redescendant nous prîmes un mauvais chemin et bientôt nous fûmes obligés de descendre le long d’une muraille verticale, nous aidant des racines et des interstices des pierres. Je faillis m’y casser le cou, car une des pierres ayant cédé sous ma main je restai pendu par l’extrémité des doigts de la main gauche, et presque au même instant le docteur faillit tomber du haut de la montagne, par suite d’une douleur subite qu’il éprouva : en trébuchant, une paille lui était entrée dans l’œil. Le même soir, je rentrai à mon campement, bien décidé à ne pas m’aventurer dans cette route sans une protection sérieuse ; je savais que je devais être près d’un village soumis à El Hadj, et j’aimais mieux me remettre entre les mains de ses talibés que d’aller affronter de village en village la cupidité des Malinkés.

Je restai vingt jours à Bafoulabé, dressant le plan de la pointe, recherchant les matériaux de construction qui abondent, à l’exception de la chaux. Pendant que je me livrais à ces travaux, je reçus une ambassade de Diango, chef pour El Hadj à Koundian, qui me faisait sommer d’évacuer le pays de son maître si je n’étais pas venu pour le voir. C’était là ce que j’attendais ; j’avais enfin affaire aux Toucouleurs, et l’avenir de mon voyage allait se décider.

Je fis force questions et je finis par savoir que Koundian était une vraie forteresse qui renfermait une armée ; elle commandait à tous les pays malinkés soumis à El Hadj, et pillait les autres à main armée. Diango, le chef de ce point militaire, était un esclave d’El Hadj, et ne demandait qu’à me bien accueillir.

Son envoyé se présentait fort bien ; c’était un Tall (famille Toucouleur de Torodos à laquelle appartient El Hadj Omar). Il n’avait pas plus de 1m,60 de haut, était maigre, et avait la figure énergique et cruelle ; il avait longtemps été employé chez un traitant de Podor, et aujourd’hui était général en chef de l’armée de Koundian. Son escorte comprenait six cavaliers montés sur de bons chevaux, quoique petits, et une trentaine d’hommes à pied.

Fidèle à mes habitudes de prudence, je lui offris de partir avec lui pour Koundian, mais de laisser mes bagages, disant qu’il était nécessaire que je m’entendisse avec Diango sur la route à suivre. Je remontai encore le Bafing en canot jusqu’à Oualiha, village malinké, près duquel je fis établir mon campement dans les broussailles et je partis avec deux hommes.

La route de Oualiha à Koundian longe le fleuve à très-petite distance et vient fréquemment le rejoindre. Elle ne présente qu’une difficulté sérieuse : c’est le passage de deux marigots, l’un près de Koria, l’autre, torrent très-rapide, le Galamagui[23], un peu avant Koundian. Après avoir franchi ce torrent, on est presque aussitôt au village de Kabada. Là, notre guide, Racine Tall, nous dit qu’il allait nous quitter pour aller prévenir Diango de notre arrivée, et il nous conduisit à un autre village un peu à l’Est de celui-là, nommé Bougara.

Nous étions là depuis de longues heures, et fatigués d’attendre, nous nous étions couchés sur des sécos à l’ombre d’un arbre. A nos côtés, les enfants du village creusaient des calebasses, au moyen de couteaux grossiers, fabriqués par le forgeron de l’endroit. Un peu plus loin, nos montures fatiguées des longues marches de la veille, broutaient quelques branches d’arachides oubliées dans un champ et se roulant sur elles-mêmes de temps à autres, faisaient voler la poussière. Derrière nous, les anciens du village, perchés sur une espèce d’estrade, causaient paresseusement, attendant comme moi l’arrivée du chef en absorbant de grandes quantités de tabac à priser du pays. Dans le petit tata, régnait une assez grande agitation, les femmes préparaient le couscous pour tous ceux qui allaient venir. Racine l’avait ainsi ordonné, et ce petit village de quatre ou cinq cases allait nourrir deux ou trois cents personnes. Les femmes et les jeunes filles pilaient à l’envi le mil et le riz, tandis que d’autres, à côté, écrasaient entre deux pierres plates les arachides grillées pour faire la sauce du mafé.

L’air était calme, et nos regards se tournaient vers le défilé des montagnes dans lequel nous avions vu disparaître notre guide, quand tout à coup deux cavaliers en débouchèrent, et arrivèrent avec toute la rapidité de leurs chevaux lancés à toute bride. Ils s’arrêtèrent à côté de nous, et dès qu’ils eurent absorbé les calebasses d’eau qu’on leur présentait, haletants encore, ils dirent que Diango arrivait, qu’au moment de leur départ il était à cheval, rassemblant talibés et sofas pour venir au-devant de nous.

Je me levai aussitôt, et me préparai à le recevoir. Mais une heure au moins se passa. Le soleil baissait, et l’ombre pivotant autour de l’arbre qui nous servait d’abri, tout en marquant les progrès du jour, nous forçait à changer de place de temps à autre, pour éviter les rayons d’un soleil plus gênant encore à son déclin qu’il ne l’est au milieu du jour. Tout à coup, dans le lointain, nous distinguâmes les sons lugubres du tabala[24]. Puis le silence se fit un instant, et après un intervalle, de nouveau les sons se firent entendre, et cessèrent bientôt. Le cortége approchait, mais lentement. Vers quatre heures de l’après-midi seulement, au milieu des herbes, nous aperçûmes des turbans blancs, des canons de fusil brillants au soleil. Alors au son du tabala vint se joindre celui des cymbales de fer (qui ressemble à celui d’une cloche fêlée). Enfin quelques points rouges se montrèrent. C’étaient des chefs marabouts ou sofas. Alors eut lieu un mouvement d’ensemble, sorte de grande manœuvre.

Racine Tall, chef des troupes d’El Hadj, à Koundian (type de Toucouleur)

Cette troupe se partagea en trois compagnies. Les deux des flancs marchaient précédées d’un pavillon blanc et assez bien rangées en ordre, tandis que celle du milieu portait le pavillon rouge. Elles s’arrêtèrent à environ 300 mètres de moi, et alors, après quelques mouvements de fantasia de la part des cavaliers qui voltigeaient sur les fronts, Racine Tall, lancé au grand galop, couché sur son cheval, arriva, s’arrêta à moins de 3 mètres de moi et me dit quelques mots qui me furent ainsi traduits :

Voilà Diango. Parle-lui bien franchement. Tâche de faire un bon homme. Puis il repartit et la fantasia recommença.

Cependant Diango approchait à pas lents, vêtu d’un burnous rouge au capuchon relevé, par-dessus un turban en étoffe du pays.

Il montait un magnifique cheval de haute taille tenu en laisse par huit esclaves armés de fusils.

Je le laissai approcher ainsi jusqu’à quatre pas de moi et alors seulement je m’avançai à pied et le saluai à la française.

Autour de nous se pressait une population de tous les pays. Pouls du Fouta Djallon, blancs à les prendre pour des Arabes, Toucouleurs, Sarracolés, Yoloffs, Malinkés, Bambaras. Princes, fils de princes ou captifs, tous semblaient impatients de voir les blancs, et mon étonnement ne fut pas mince en entendant ces mots en français :

« Dis donc, bon jour, commandant. Il n’y a pas un peu de tabac à donner. »

C’était un ancien domestique de Saint-Louis, aujourd’hui talibé.

L’accueil de Diango fut cordial, mais empreint d’une défiance dont je me rendis compte en apprenant que Sambala, le roi de Médine, venait d’envoyer piller par son armée un de ses villages, appelé Courba.

Vue de Koundian.

Sambala n’ignorait pas que j’étais en voyage ; il avait même prédit à mes hommes qu’avant Bafoulabé, nous serions tous morts, et c’était dans l’intention de nous susciter des obstacles qu’il avait fait cette expédition ; car, Sambala, qui a eu sa famille massacrée en partie par El Hadj, qui a vu ce dernier venir l’assiéger et nous faire la guerre parce que nous le soutenions, ne peut accueillir favorablement nos tentatives de rapprochement, qui viendraient, en lui interdisant ses razzias, enlever une source importante de ses revenus.

Néanmoins, le témoignage de Racine, auquel j’avais fait voir mes bagages et la franchise de notre démarche qui nous livrait entre ses mains, triomphèrent des défiances, et Diango nous amena coucher à Koundian.

Après trois jours, je revins trouver mes hommes et nous prîmes de nouveau cette route, la seule praticable pour aller à Ségou, dès que deux laptots que j’avais expédiés à Médine pour y chercher des ânes et du sel me furent revenus, me rapportant la nouvelle de l’allocation de 4000 francs de plus qui m’était faite pour frais de voyage.

Janvier 1864.

Voici l’itinéraire dont j’étais convenu avec Diango : je viendrais chez lui, il me donnerait un guide qui me conduirait à Ségou, en moins de quinze jours, en passant par une route très-directe et sans difficultés. C’est cette route que je vais maintenant décrire en partie.

Koundian est la quatrième station que j’ai déterminée en latitude, astronomiquement, par la hauteur méridienne du soleil. Les premières sont :

Latitude observée. Longitude estimée.
Gouïna 14° 00′ 45″ N. 13° 30′ 14″ O.
Bafoulabé 13° 48′ 27″ 13° 09′ 46″
Oualiha, camp 13° 39′ 53″ Id.
Koundian 13° 08′ 57″ 12° 58′ 22″

La ville se compose de la forteresse et d’un village, dont les cases sont en partie maçonnées, mais couvertes presque toutes de paille.

La forteresse est un carré régulier, de 160 mètres de côté, flanqué de seize tours, dont deux ont des portes : l’une de ces portes, située à l’Est, sert à la circulation ; l’autre, qui est dans une des tours de l’Ouest est toujours fermée. Cette muraille, de 8 à 9 mètres de haut, a 1m,50 d’épaisseur à la base ; elle est en pierres maçonnées avec du pisé, et chaque année on la crépit en terre. Il ne nous a pas été permis d’en visiter l’intérieur ; mais elle contient, outre la maison d’El Hadj, dans laquelle il a une femme et que gouverne Diango, l’habitation de la plupart des sofas (esclaves guerriers) et d’une partie de talibés. Tout autour s’étend une plaine à laquelle on arrive par quatre défilés bordés de hautes montagnes. Cette place présenterait une grande difficulté, même à l’attaque de troupes régulières. Le pays est riche en mil et en or, mais il n’avait plus de bestiaux, car à la suite de la guerre, il y a eu disette et l’on a tout mangé. Aussi le cadeau d’un bœuf que me fit Diango était-il princier.

En somme, Diango était un Malinké, et les instincts rapaces de sa race se montraient souvent. Je lui fis un cadeau, il en parut mécontent ; mais quand il vit que sa colère ne m’effrayait pas et que je le menaçais de son maître, lui disant qu’il pouvait prendre, mais que je ne donnerais pas, il devint petit garçon, et il m’extorqua petit à petit du sel en assez grande quantité, des pièces de guinée, etc., etc.

D’autres côtés, on venait m’obséder de demandes. Les griots et les griotes venaient faire de la musique et danser ; les chefs venaient mendier qui un pantalon, qui un boubou ; les malades pleuvaient au docteur qui y eût épuisé sa pharmacie et qui tomba malade lui-même de fatigue. J’avais eu moi-même la fièvre à la suite d’un bain froid. Il fallait sortir de là. Je sommai donc Diango de me donner le guide promis et j’exigeai qu’il fixât l’heure du départ.

9 janvier 1864.

Le 9 janvier, Diango à cheval venait m’accompagner à petite distance, et en me quittant me remettait en signe d’amitié une petite boucle d’or d’environ douze grammes (36 francs). Je lui donnai en ce moment et de bon cœur une calotte de velours brodé en soie et m’éloignai heureux d’être débarrassé de tous ces mendiants et d’être enfin en route.

Diango m’avait assuré avoir reçu des nouvelles d’El Hadj depuis quelques jours : il disait que je le trouverais à Ségou. Je voyais ma mission presque accomplie et je croyais alors avoir franchi les plus grandes difficultés de la route.

Montagnes de Bafing, vue prise de Firia.

En quittant Koundian, nous remontâmes au Nord, pour aller rejoindre le Sénégal ou Bafing que nous devions traverser en cet endroit (la route directe, à l’Est, offrant des difficultés impraticables à des animaux chargés et même à des cavaliers à cause des montagnes qui la sillonnent) ; nous vînmes ainsi, le soir, rejoindre le fleuve en face d’une île, Médina Gongou[25], où se trouve le village de Médina. Au-dessous était une chute d’eau de quelque importance et au-dessus un barrage. Cela ne fit que confirmer ce qu’on m’avait dit de l’innavigabilité complète du Sénégal dans tout son cours, fait qui m’avait décidé à abandonner mon canot à Oualiha.

Mon guide, avec lequel nous allons faire connaissance, m’offrait de coucher au village et de commencer le transbordement des bagages et des animaux le lendemain matin. Ce transbordement était, en effet, assez difficile ; il fallait l’effectuer au moyen de deux pirogues grossières, en n’ayant, pour les faire avancer, que des pagayes du pays qui se composaient d’un manche de bambou, sur lequel cinq à six petits morceaux de bambous sont fixés en travers au moyen d’une corde et figurent tant bien que mal une pelle. Quelquefois, c’était un morceau de calebasse qui est ainsi fixé. Deux pirogues servaient à faire ce transport ; elles étaient placées de chaque côté de l’île. Je déclarai aussitôt que j’entendais coucher de l’autre côté du fleuve le soir même, et on se mit à l’œuvre. Mes hommes se partagèrent en deux compagnies : pendant que les uns passaient avec une pirogue jusqu’à l’île, les autres portaient à bras les bagages au deuxième embarcadère, puis, de là, traversaient la deuxième branche. Le soir, à sept heures, j’avais franchi le Sénégal, et telle était la fatigue que j’avais éprouvée à Koundian, par suite des obsessions continuelles, que, dès ce moment, je pris la décision de ne jamais camper à l’intérieur d’un village.

Du reste, pour qui connaît les villages des noirs, j’y gagnais un temps considérable. Que ce soient des villages en terre ou en paille, fortifiés ou entourés d’une simple palissade, ou, moins encore, d’une haie d’épines, la construction du village est sensiblement la même. Une porte étroite y donne accès ; il faut décharger là, puis porter à bras les charges au logement qui est assigné souvent fort loin, et où vous êtes quelquefois fort mal ; il faut alors se séparer, aller les uns à droite, les autres à gauche ; à l’arrivée et au départ, on perd beaucoup de temps. De plus, ces intérieurs de maisons sont sales : dans les cases la chaleur est malsaine, en plein air la fumée des cuisines vous étouffe. Au lieu de subir tous ces inconvénients, je préférais camper à la belle étoile. Lorsque j’approchais d’un village, j’allais reconnaître un bel arbre autour duquel on déposait les bagages. Ceux qui connaissent les benténiers, ou fromagers, comprendront pourquoi je choisissais cet arbre de préférence. Ses racines gigantesques, semblables à des cloisons, laissent entre elles des espèces de magasins où nous pouvions serrer nos menus bagages à l’abri du vol ; un homme se couchait en travers et l’on dormait tranquille à la lueur d’un beau feu. D’ailleurs, la vie des émotions violentes était passée. Depuis Koundian, nous étions dans un pays où régnait une autorité régulière ou à peu près telle. Nous y étions sous la protection de cette autorité : que pouvions-nous craindre ? Ce n’était plus le temps où, entre Gouïna et Bafoulabé, les bêtes féroces venaient nous inquiéter presque journellement et où nous allions sans savoir ce qui était devant nous.

Le 10 janvier, je commençai ma marche vers l’Est, à travers un pays désert ; chaque pas que je faisais m’indiquait une ruine : des vestiges de tata, de vieux monceaux de pilons, quelques crânes blanchis au soleil, voilà ce qui restait. On me disait bien que les habitants avaient rétabli leur village de l’autre côté, sur la rive gauche du fleuve ; et, en effet, j’aperçus quelques colonnes de fumée, j’entrevis sur les flancs de la montagne qui borde cette rive quelques toits de cases. Peut-être un centième de la population de ces pays a-t-elle survécu à la conquête, au massacre, à la terrible famine de 1858[26] et aux mille autres maux qui sévissent sur les populations noires, plus vigoureusement que sur les autres, à cause de leur imprévoyance.

Nous traversâmes ainsi le pays du Bafing, situé sur les deux rives du fleuve. Nous longeâmes le fleuve quelque temps encore, puis nous le quittâmes pour nous diriger à l’Est, à l’endroit où ses bords font une pointe vers le Sud jusqu’au Fouta-Djallon où sont situées ses sources.

Niantanso.

Nous étions, alors, dans une plaine couverte de hautes herbes vertes unies comme un beau gazon ; au Sud disparaissait, après quelques sinuosités, la haute chaîne qui, depuis Koundian, règne le long de la rive gauche, jusque sans doute dans les montagnes du Fouta-Djallon. Un peu plus sur la gauche, une chaîne parallèle, mais moins haute, bordait la rive droite et faisait un vaste circuit autour de nous.

Des troupeaux d’antilopes bondissaient dans la plaine, allant chercher un refuge dans les escarpements des roches, et c’est à peine si, au milieu des hautes herbes où nous passions, une ondulation des tiges indiquait notre présence. Nous cheminions en file. Devant était un homme à pied que je suivais, puis les bagages, les mules en tête, les ânes en file, un homme, généralement c’était Samba Yoro, à l’arrière-garde, nos bœufs sur les flancs et le docteur allant de la tête à la queue de la colonne. Tel était l’ordre ; Fahmahra, notre guide officiel, fermait la marche. Nous ne tardâmes pas à quitter le Bafing, qui n’est qu’une bande de pays sur le bord du fleuve, et nous entrâmes dans le Gangaran, pays un peu plus peuplé. C’est toujours la race malinké qui l’habite et nous retrouvâmes ce même costume, boubou[27] jaune, pantalon jaune, bonnet jaune, quelquefois blanc. Cette couleur jaune s’obtient au moyen d’un arbre nommé rat ou rhat, dont le bois est jaune. On emploie pour la teinture les racines et les feuilles ; le bois se brûle pour les usages domestiques, et les cendres, légèrement alcalines, sont employées pour avoir par lavage un mordant pour la teinture bleue de l’indigo. Les villages de Malinkés sont régulièrement entourés de champs de coton à demi récoltés. Cette culture est en grande vogue par suite de la nécessité de se suffire, car n’ayant que peu ou point de communication avec les comptoirs européens, les Malinkés ne peuvent se procurer d’étoffes et doivent se contenter des ressources du pays.

11 janvier 1864.

Le 11 janvier, au soir, nous arrivâmes par une pente douce à une muraille presque verticale qui nous entourait à l’Est, au Nord et au Sud. A nos pieds était un marigot vaseux dans lequel on ne trouva pas d’eau. En nous voyant, deux femmes qui étaient venues en chercher s’enfuirent dans la montagne, et ce ne fut pas sans peine que Fahmahra les décida à venir lui parler. C’est que, chaque fois qu’une troupe de cavaliers paraît à l’horizon, ces pauvres gens, sur lesquels le glaive du conquérant a pesé de tout son poids et pèse encore bien durement, se demandent si ce n’est pas la guerre qui leur arrive, et comme au fond du cœur ils se révoltent à chaque instant du jour contre le joug qui les opprime, ils se demandent, sans doute, si on ne veut pas les punir de ces coupables pensées.

Le guide nous déclara que nous étions à Firia, et les ruines d’un grand village vinrent à l’appui de cette assertion. Mais, qu’était devenu ce village ? La montagne était haute de cent mètres au moins ; nous ne pouvions songer à la franchir ce même jour, et la perspective de passer encore une nuit dans les broussailles ne me souriait guère. J’avais, depuis Koundian, considéré Firia comme un nouveau port. Et voilà que nous étions sans eau. Bon gré, mal gré, il fallut en prendre son parti. Les animaux se passèrent de boire ; quelques calebasses d’eau amère et sale furent recueillies dans le marigot, et nous nous étendîmes sur nos couvertures.

La nuit ne tarda pas à venir et vers onze heures du soir nous fûmes réveillés par un décor féerique : la montagne devant nous était illuminée. La nuit était noire, une centaine de torches éclairaient les escarpements ; quelques ombres humaines mises en relief par la lumière animaient ce tableau. Je ne me lassais pas de l’admirer : c’était le village de Firia, bâti sur le haut de la montagne, dont les habitants venaient nous apporter à souper : trente calebasses de mets du pays pour nos hommes ; et pour nous, deux poules, des œufs, et un panier de mil pour les chevaux.

De plus, il fut bien convenu que le lendemain ils viendraient aider au transport des bagages pour franchir la montagne, car je me demandais comment les animaux grimperaient sur ces roches où les hommes ne passaient qu’avec l’aide d’un bambou.

Ce passage fut en effet difficile ; à l’exception d’une mule et d’un âne, il fallut décharger tous les animaux et porter les charges à bras sur le sommet de la montagne. Mais heureusement on n’eut pas à redescendre, car nous étions sur un véritable plateau où se croisaient diverses montagnes, elles-mêmes assez élevées ; je compris alors la configuration du pays : nous avions quitté la vallée du Sénégal.

Sambou, griot Malinké à Niantanso.

12 janvier 1864.

Le jour même nous allâmes camper à Niantanso, village fortifié, situé au milieu d’un estuaire de montagnes, dans lequel nous parvînmes par une gorge étroite et très-accidentée. De magnifiques baobabs, situés près du village, devinrent notre campement naturel. Cet arbre, on le sait, est un des plus utiles que la nature ait distribués sur la terre des noirs ; il croît dans tout le Soudan avec une profusion remarquable. Il fournit un fruit nommé pain de singe, très-astringent, dont la farine sucrée et acide, mêlée au lait, constitue un remède très-efficace contre la dyssenterie, ainsi que j’en ai fait l’épreuve, et qui, outre cela, est un rafraîchissant agréable. Dans quelques cas de famine, j’ai vu les noirs en faire du couscous. La feuille séchée et pilée fournit le lallo, poudre verte impalpable qui est l’accompagnement indispensable du couscous des Yolloffs et du lack-lallo des Bambaras, ces deux principaux plats de la cuisine du Soudan ; enfin, son écorce battue fournit des fils d’une certaine ténacité et d’une belle couleur, avec lesquels on fait des cordes très-régulières mais de peu de durée.

Grâce à notre guide, nous fûmes bien accueillis à Niantanso. On vint nous construire une case en secos (sorte de nattes grossières en paille tressée). On nettoya la place de notre campement, on nous apporta un grand vase en terre cuite qu’on remplit d’eau reposée et claire, et nous pûmes prendre un instant de repos.

Puis, vinrent les visites des chefs de villages environnants, la plupart apportant un petit contingent de provisions. Nous eûmes ainsi la visite des chefs de Diakifé et de Bambandinian. Celui de Firia m’envoya trois poules ; le chef du village m’en donna deux et une calebasse de beau riz. J’achetai quelques poules pour les hommes de mon escorte, à raison d’une poule pour deux poignées de sel environ et trois litres de riz pour cinq charges de poudre.

Je fis l’ascension d’une montagne, située à l’Ouest du village ; je vis l’horizon très-court à l’Est, fermé par une chaîne de montagnes que nous devions traverser le lendemain. Ces montagnes, comme presque tout le sol du Bambouk, sont ferrugineuses, et les habitants fondent le fer par un procédé qui se rapproche de la méthode catalane et que nous décrirons plus tard. Chez eux, le fer n’a que peu de valeur, et j’achetai un grand couteau pour Bara, qui avait perdu le sien, moyennant une tête de tabac (50 cent.).

Le soir, le griot du village, armé de sa grande guitare mandingue, instrument à douze ou quinze cordes, vint me saluer de ses chants. Je le dessinai, et il fut très-étonné de voir que tout le monde le reconnaissait. Quant à lui, qui, peut-être, ne s’était jamais vu dans une glace et qui n’avait entrevu son image que réfléchie dans l’eau, il est très-probable qu’il ne comprenait pas comment cette feuille de papier noirci pouvait lui ressembler. C’est, du moins, ce que son air hébété semblait me faire comprendre, et plus tard, j’ai eu quelquefois l’occasion de faire une remarque analogue.

13 janvier 1864.

Le lendemain nous retrouva en route ; nous franchîmes un marigot, puis une petite montagne, un second marigot, et nous arrivâmes à une haute montagne de 150 mètres aux pentes rapides, mais que cependant on put gravir sans mettre pied à terre, non sans peine, à cause des bambous qui la couvrent et qui sont entrelacés au point de fermer par moments tout passage. Lorsque je fus au sommet, je m’aperçus que nous passions par une sorte de col et que cette chaîne, la plus considérable que j’aie traversée dans mon voyage, était la ligne de faîte qui sépare la vallée du Bafing d’avec celle de ses affluents. La descente fut rapide : le plateau sur lequel nous arrivions était à mi-hauteur de la montagne, qui, de ce côté, n’avait pas plus de 80 mètres.

Nous entrions alors dans des plaines cultivées ; aux pays déserts que nous avions vus depuis notre départ succédait enfin, pendant quelques jours au moins, l’apparence du bien être. Le soir nous couchions au village de Makhana.

[Décoration]

[23]Ce torrent, énorme dans les hautes eaux, est une défense de la place de Koundian. En 1857, l’armée d’El Hadj, s’échappant de Médine, le passa à la nage et plusieurs centaines d’hommes y périrent.

[24]C’est, on le sait, le tambour de guerre, caisse hémisphérique en bois recouverte d’une peau de bœuf, sur laquelle on frappe lentement et en cadence avec une pomme de cuir emmanchée sur un manche flexible.

[25]Médina Gongou (île de Médina).

[26]En 1858, à la suite de la guerre, aucun des pays du haut Sénégal n’ayant pu faire de cultures, la famine fut si abominable que dans les rues de Bakel on voyait jusqu’à quinze et vingt individus, femmes, enfants et même hommes, mourir de faim en une journée, en dépit de la charité publique et des secours de l’autorité.

[27]Boubou, sorte de blouse musulmane très-ample offrant de l’analogie avec le puncho de l’Amérique.


CHAPITRE IV.

Premiers bruits de troubles dans l’empire d’El Hadj. — Arrivée au Bakhoy. — Son gué. — Discorde entre mes hommes. — Arrivée à Kita. — La montagne. — Makadiambougou. — Productions. — Cultures. — Musique. — Boubakar et le guide gravement malades. — Huit jours d’arrêt. — Le Bélédougou et le Manding sont révoltés. — Impossibilité de marcher vers l’Est. — Je me décide à remonter à Diangounté. — Marche au Nord à travers le Foula-Dougou. — Le Bakhoy no 2. — Le Baoulé. — Les esclaves enchaînés en route. — Détails sur des Diulas. — Arrivée au Kaarta.

Notre séjour à Makhana fut marqué par la première nouvelle que nous eûmes de troubles dans l’empire d’El Hadj. Ahmadou, disait-on, avait pillé quelques villages du Bélédougou ; à cette époque cela nous semblait bien peu de chose. Nous traversâmes le Gangaran de l’Ouest à l’Est, bien reçus partout. Les villages, la plupart construits en bambous entrecroisés, ce que les noirs de Saint-Louis appellent crinetis, sont assez malpropres ; ils sont généralement composés d’un certain nombre de groupes de cases, formant des divisions qui représentent des fractions souvent indépendantes les unes des autres. Chaque fois que nous campions, les gens des villages environnants venaient m’apporter un tribut sur le sens duquel je ne pouvais m’abuser. Ce n’était pas un cadeau volontaire, mais un de ces impôts arbitraires que lèvent les gens d’El Hadj partout où ils passent : au fond je voyais que ces gens avaient la tête basse, le regard triste, et moi, pauvre voyageur inoffensif, je partageais dans leur esprit la haine qu’ils portent à leurs conquérants.

15 janvier 1864.

Le 15 janvier j’arrivai au Bakhoy, dans un endroit où ses eaux se brisaient avec violence sur un banc de roches qui formait un gué naturel. Ce passage fut difficile ; les roches sont glissantes, plusieurs hommes tombèrent avec les charges. Nous y perdîmes un sac de sel qui représentait pour nous une grande valeur. Les animaux, surtout les ânes, se regimbaient ; cela me rappelait les scènes décrites par Mongo Park ; et en présence des difficultés que je rencontrais, je me reportais à l’époque à laquelle ce grand voyageur traversait ce même cours d’eau, à quelques lieues plus bas que moi, au village de Médina ou Gamfaragué, et je pensais que rien n’était exagéré dans son récit. De loin ces choses-là ont l’air toutes simples. Passer un fleuve sur un gué, quelle plaisanterie ! Mais en pratique c’est bien différent : tout devient obstacle au port des bagages, et quand on n’a emporté que le strict nécessaire, moins même, toute perte devient un désastre. On tombe, on se blesse, et pendant huit jours voilà un homme qui ne peut plus marcher à pied ; il faut le mettre sur un âne, qu’on surcharge, qui bientôt vous manque à son tour. On est en transpiration, on tombe dans l’eau, et voilà une pleurésie, une fluxion de poitrine, que sais-je !

Passage à gué du Bakhoy.

Nos provisions de viande séchée étaient épuisées ; je me décidai à abattre un bœuf ; mais pour n’être pas tourmenté de demandes je voulus le faire dans les broussailles. En effet, dans ce pays il n’y a plus de bestiaux ; la seule viande que l’on mange est le produit de la chasse, qui, du reste, fournit en assez grande quantité des cobas et des gazelles. Si j’avais tué un bœuf dans un village, il m’eût fallu en donner au chef, aux griots, aux forgerons, et la moitié du bœuf eût été gaspillée. Je fis donc camper sur la rive gauche du Bakhoy qui, dans cet endroit, forme une île. Mon guide ne paraissait pas content ; il eût voulu aller à Kita qui n’était qu’à quelques heures, mais je persistai dans mon opinion. Quelques hommes vinrent au campement de différents endroits. Ils confirmèrent les bruits de guerre dans le Bélédougou qui se trouvait sur notre route, mais rien encore ne nous faisait supposer que nous ne pourrions le traverser.

Je profitai de mon séjour au Bakhoy pour déterminer par hauteur méridienne la latitude observée, que je trouvai de 13° 07′.

Je remis mes cartes au net, observant la loi que je m’étais posée de ne jamais passer trois jours sans remettre au net le lever que je faisais jour par jour. Je regarde cette précaution comme indispensable pour faire un bon travail. En route, on note de la façon la plus rapide des relèvements de montagnes, un marigot, un ruisseau, une cote de montagnes, et quelques jours après on ne sait plus ce que ces notations veulent dire.

Ce fut pendant ce séjour que les symptômes de discorde dans mon escorte arrivèrent au paroxysme. Déjà plusieurs scènes avaient eu lieu et j’avais été obligé d’intervenir, mais cette fois Samba Yoro vint me déclarer qu’il ne voulait plus avoir rien de commun avec les autres, qui l’insultaient, oubliant qu’il était leur supérieur. Je le calmai, l’engageai à la modération. Je tançai les autres, leur rappelant qu’ils devaient le respect à leurs supérieurs, même quand ils faisaient tous le même service ; mais c’en était fait de la concorde que j’eusse désiré voir entre eux. Je m’en affectais et par la suite ces scènes se renouvelèrent souvent, avec plus de violence.

Pl. II.

ITINÉRAIRE du Voyage AU SOUDAN par E. MAGE

Gravé par Erhard, rue Duguay-Trouin, 12.

Paris. Imp. Fraillery 3. r. Fontanes.

18 janvier 1864.

Le 18 janvier je me remis en route ; mon guide tombait malade. Nous vînmes camper à Kouroukoto, premier village de Kita. J’avais cru que Kita était un nom de village ; c’est le nom d’une montagne au pied de laquelle nous nous trouvions et qui donne son nom à un petit pays enclavé dans le Foula-Dougou, où nous étions entrés un peu avant de traverser le Bakhoy.

Le Kita est habité par des Malinkés ; son chef-lieu est Makadiambougou ; seize villages entourent la montagne ; la plupart sont placés à l’Est. Cette montagne[28] est un massif granitique isolé ; le plateau supérieur, très-accessible, est découpé par des gorges et surmonté de trois pics, dont j’estimai le plus élevé à 250 mètres au-dessus du niveau de la plaine. J’en fis l’ascension : de là je voyais vers le S. E. et vers l’Est un horizon assez lointain, plusieurs plans de montagne qui semblaient courir perpendiculairement à la direction de mon regard. En descendant, je rencontrai des citernes naturelles formées dans le roc et pleines d’eau, puis un étage de la montagne cultivé, et plus tard j’appris qu’au temps de la guerre cette montagne avait été le refuge des habitants, qui y trouvaient une défense naturelle et pouvaient y entasser quelques ressources. En y réfléchissant je fus conduit à me demander comment, même dans un pays aussi sujet aux révolutions, ils n’en avaient pas fait leur demeure perpétuelle, comme certains villages du Bambouk qui se sont établis sur des sommets de montagne et ont dû à cela de n’être pas détruits par les armées d’El Hadj, auxquelles ils ont fait essuyer des pertes sensibles.

En cet endroit de notre route nous fûmes arrêtés pendant neuf jours ; c’était le plus grand temps d’arrêt que nous eussions fait jusque-là, et je maugréais ; mais que faire ? Notre guide était atteint d’une pneumonie qui ne laissait pas d’inquiéter le docteur. Tout ce qu’il put ce fut de se traîner jusqu’à Makadiambougou, où nous devions trouver quelques ressources. Je passai ainsi quatre jours à Sémé et cinq à Makadiambougou.

Vue de la montagne de Kita.

Nous fûmes toujours bien accueillis, mais il était visible que sans l’influence de notre guide nous ne l’eussions pas été ; à Sémé je trouvai un marabout maure, presque noir, de Oualet ; il me combla d’amitiés. Sa fille, grande et belle fille de seize à dix-sept ans, allait absolument nue, à l’exception d’une bande de toile de 0m,10 de large, qui, attachée à une ficelle pardevant, passait entre ses jambes et après avoir repassé dans la ficelle qui lui ceignait les reins, retombait derrière elle ; une ceinture de verroterie complétait ce costume primitif, qui, quoique habituel aux jeunes négresses, se voit rarement à un âge aussi avancé. J’en fis l’observation à son père, qui me répondit que c’était l’usage de son pays, et en effet je me rappelai une fille de Bakar, le roi des Douaïchs, qui m’était apparue encore moins vêtue sans en paraître le moins du monde gênée, et une autre qui habitait la même tente que moi avec sa famille dans un camp de Kountah, et qui était à l’engrais dans un costume tout aussi primitif. Ses vastes charmes tombaient sous le poids de la graisse dont les bourrelets d’étages en étages arrivaient jusqu’aux pieds. Elle valait très-cher !

La fille d’un marabout du Sémé.

Les villages de Kita sont entourés de cultures de coton, de giraumons, de pastèques. Les autres cultures, telles que le mil, les arachides, le riz, se font plus au Nord. On trouve aussi des tomates, des légumes amers connus sous le nom de Diakhatou, et enfin du beurre du Karité, le Shea Toulou de Mongo Park, le Cé de Caillé.

Nous vîmes fabriquer le savon noir avec le kata (lavure de cendres) et l’huile d’arachides. Un soir je fus attiré dans le village par le bruit d’un concert et de danses. L’orchestre se composait de deux balophons, de cymbales en fer, d’une flûte bambara percée dans un bambou et enfin de deux tamtams (ce sont les tambours du pays). Cela formait une grande cacophonie, mais il y régnait une certaine mesure avec laquelle on sautait et on gambadait tout autant qu’on eût pu le faire avec le meilleur orchestre d’Europe.

Sur ces entrefaites Boubakary Gnian tomba malade d’une pleurésie double ; il avait déjà une autre maladie chronique qui le gênait et je craignis un instant d’être forcé de l’abandonner.

Puis le mieux survint et il se retrouva en état de nous suivre à dos d’âne en même temps que Fahmahra était prêt à partir.

La population de Kita, je l’ai dit, est composée de Malinkés ; mais le voisinage du Foula-Dougou y a introduit quelques Peuhls, non des Peuhls parlant le malinké, qu’il est si difficile de distinguer des Malinkés eux-mêmes, mais des Peuhls Diawandous, c’est-à-dire des Peuhls tisserands. Tous les Malinkés que j’ai vus dans le pays semblent se donner à l’industrie du tissage et les Diawandous paraissent vivre à leurs dépens, comme du reste ils le font presque partout.

Les puits du Kita ont 4 mètres de profondeur et sont partout entourés de champs de tabac ; autour de l’un d’eux nous observâmes avec bien du plaisir quelques pieds de bananiers apportés de très-loin, nous dit-on. Ils ne produisent rien, mais je recommandai aux indigènes de les bien soigner, leur indiquant la manière de les planter et de les couper. Lorsque je vis le départ approcher, je fis le recensement de mes vivres : j’en avais largement assez pour gagner le Niger, dont je ne devais être éloigné que de huit jours au plus en ligne droite.

Danse de Malinkés à Makadiambougou.

Mes instructions me recommandaient de passer par Bangassi[29]. C’était, en effet, la seule étape qu’on pût indiquer ; on en devait la connaissance à Mongo Park, qui y avait passé trois jours, et y avait été reçu par Sérénummo, roi du Foula-Dougou. Cet État était alors tributaire de la couronne de Ségou, aussi bien que le Bélédougou.

Aujourd’hui il n’existait plus : Bangassi n’était qu’une ruine, le Foula-Dougou n’était habité que par quelques bandits : il n’y avait pas à songer à y passer, car à l’endroit où je me trouvais, cette route me détournait du chemin du Niger ; ma route était plutôt de descendre à Mougoula, place forte d’El Hadj, dans le pays de Birgo, pour gagner de là Koulikoro ou Nyamina.

Je comptais donc, ainsi que nous en étions convenus, prendre ce chemin, quand le 27 il nous fut déclaré que le Bélédougou et le Manding étant révoltés entièrement, il n’y avait plus de route par là, et qu’il fallait aller en chercher une à Diangounté.

Je fus vivement contrarié, d’autant plus que je crus un instant à un plan concerté, et je me rappelai ce qu’avaient dit les Maures à Saint-Louis. Je me demandais si, en effet, El Hadj n’était point au Bakhounou et si on ne voulait pas nous envoyer vers lui par ce chemin. Aussi fis-je le plus de résistance possible à ce projet ; à défaut de la route de Mougoula que je dus abandonner, je demandai au moins à visiter ce point. Mais alors on me répondit : « Tu n’es donc pas venu pour voir El Hadj, tu es venu pour voir le pays, tu es venu savoir ce que nous faisons, » et comme en somme on eût pu facilement me faire un mauvais parti, je me rendis, et après bien de la résistance, profitant de l’occasion d’un convoi de Diulas qui se rendait dans le Kaarta, nous nous décidâmes à aller reprendre à Diangounté la route de Raffenel pour la compléter, abandonnant ainsi le deuxième voyage de Mongo Park pour rentrer dans son premier itinéraire.

Toutefois, avant d’abandonner le pays je résumerai quelques observations.

Makadiambougou est situé par :

  • 13° 2′ 56″ Nord, latitude observée,
  • 11° 44′ 34″ Ouest, longitude estimée.

C’est un point important, par sa situation même et par l’avenir qui l’attendrait si jamais la civilisation envahit ce coin du globe.

Sa position sur un plateau élevé, sain, riche en terres végétales, en bois de construction, adossé à une montagne qui forme une défense naturelle ; la facilité des cultures dans les plaines du Nord, le riz de bambous qu’on récolte en grande quantité, le beurre de Karité, les bois de cailcédras, sont des richesses naturelles qui ne feraient que croître par suite du double passage des caravanes de sel et de bestiaux qui se rendent de Nioro à Bouré, et dont Kita est le lieu de passage obligé ; étant le point de départ de toutes les routes du Sénégal au Niger, il acquerrait une importance considérable comme place de commerce. Si donc jamais la France, réalisant le projet du général Faidherbe, s’avançait vers le Niger pour y prendre pied, Kita serait une de ses étapes naturelles les mieux indiquées.

28 janvier 1864.

En quittant Kita, on me prévint que j’allais marcher trois jours à grandes marches sans trouver âme qui vive, sauf peut-être quelques brigands. En effet, nous traversâmes un pays désert, montagneux, souvent aride, mais quelquefois offrant des vallées au fond desquelles nous apercevions des bois de roniers, des marigots, des ruisseaux bordés de bambous d’une force prodigieuse (ce sont les plus beaux que j’aie vus dans la Sénégambie), et nous arrivâmes ainsi, marchant quelquefois sur des ruines qui attestaient d’immenses villages, tels que Mambiri, au camp de Seppo, ainsi nommé d’une source qui suinte d’une montagne et qui a créé, au milieu d’une plaine rocheuse, un peu de végétation, de l’herbe et quelques baobabs. Sur notre droite nous avions la montagne de Dioumi, que le docteur qui alla la voir me dit être granitique. Elle offrait à l’œil des teintes violettes.

Sur notre gauche, faisant face au Nord, était la montagne d’où sortait la source ; elle était entièrement composée de roches schisteuses dont je ramassai un échantillon. L’eau était mauvaise et très-sale ; nous fûmes obligés de la filtrer dans un linge pour en séparer une vase noire.

31 janvier 1864.

Le lendemain nous étions au bord du Bakhoy no 2, second affluent du Sénégal qui se jette dans le premier à Fangalla, au pays malinké de Féléba. Dans toute cette route nous n’avions rencontré qu’une petite caravane portant du sel et allant chercher de l’or à Bouré, et une que nous croisâmes à Seppo, qui conduisait des bœufs et qui allait échanger ses bestiaux contre des esclaves. Tous parurent enchantés de me voir ; l’un des Diulas, pour me montrer sa joie, voulait m’embrasser ; sans doute il avait vu des blancs faire cela, car ce n’est pas dans les habitudes des noirs, et j’eus bien de la peine à m’en défendre.

A l’endroit où je traversai le Bakhoy, il recevait de l’Est un affluent ; je crus avoir trouvé la solution d’un problème géographique et avoir un troisième affluent du Sénégal. Mais quand je questionnai les gens qui nous accompagnaient, ils me dirent que cette rivière sortait du Niger ; c’était évidemment une erreur. Je demandai le nom de ce cours d’eau qu’on me dit s’appeler le Ba-Oulé. C’était bien, en effet, le nom donné par tous les renseignements ; mais d’où sortait-il ? Enfin, après mille questions, je finis, à Marena, le soir, par m’entendre dire que ce n’était qu’une branche du Bakhoy qui formait une petite île, et de fait, comme le courant y est rapide, qu’on y trouve des bancs de sable, des roches roulées, il est hors de doute que c’est un cours d’eau. S’il venait plus de l’Est que le Bakhoy et parallèlement à lui, on le traverserait en allant de Bangassi au Niger, et, bien au contraire, tous les renseignements s’accordent à dire qu’il n’y a là qu’un marigot qui tombe dans le Niger et qui sans doute a fait supposer que ces deux cours d’eau le rejoignaient.

Je crois donc devoir indiquer comme positif que ce ruisseau n’est qu’une branche du Bakhoy no 2.

Nous trouvâmes environ 0m,70 d’eau dans cette rivière, dont le cours était très-rapide ; on put donc la passer sans difficulté, et nous campâmes de l’autre côté. Notre premier soin fut de nous baigner. Tous, nous en avions grand besoin, depuis le temps que nous n’avions pas trouvé d’eau courante et après des marches sous des températures très-élevées et au milieu d’une poussière épaisse.

A midi, je pris la hauteur du soleil et je déduisis pour latitude du passage et du confluent du Ba-Oulé 13° 40′ 55″. Cela fait, rien ne nous retenait plus et nous entrâmes dans le Kaarta, que le Bakhoy sépare du Foula-Dougou.

Tout en cheminant j’avais fait la connaissance de la bande de Diulas qui nous servait de guides ; la faire connaître ici ne sera pas inutile : c’étaient des Sarracolets ou Soninkés du Kaarta. L’un d’eux était parti de son pays, Guémoukoura, depuis cinq ans. Il en était sorti pauvre, il y revenait avec une certaine fortune. Cependant ses vêtements étaient des plus simples, assez misérables même. Mais il ramenait cinq captifs, une femme et un enfant.

Ruines de Mambiri.

Il s’était d’abord rendu avec du sel au pays de Bouré, où il l’avait échangé contre de l’or. De là, passant par Timbo, il s’était rendu à Sierra Leone, où il avait travaillé longtemps à la culture des arachides ; alors possesseur d’une petite fortune il s’était mis en marche, achetant d’abord une esclave dont il avait fait sa femme et qui lui avait donné un enfant, ce qui l’élevait au rang de femme libre. Un fort captif portait l’enfant, et trois autres jeunes filles, écloppées par la longue route qu’elles venaient de faire, atteintes par les vers de Guinée, les jambes enflées, suivaient, s’aidant d’un bâton. Outre cela, un malheureux enfant de trois à quatre ans, aux membres maigres, courait entre les jambes des chevaux, faisant des marches de cinq et six lieues ; le docteur avait pris cet enfant en amitié et souvent il le mettait devant lui à cheval ; quant aux malheureuses captives dont j’ai parlé, à mesure que nos ânes se déchargeaient par suite de la grande consommation de vivres que je faisais, nourrissant presque tout le monde, je faisais placer dessus d’abord les bagages qu’elles portaient, puis enfin les femmes elles-mêmes, car quelque endurci que je fusse je ne pouvais voir ces malheureuses au moment du départ, les membres engourdis, ne pouvant plus se lever ; alors leur maître arrivait, les frappait, et quelquefois une larme coulait silencieusement le long de leurs joues. Sans doute elles pensaient au lieu de leur naissance, à la case de leur mère, et lentement, péniblement elles reprenaient le chemin.

Une halte dans le Foula-Dougou.

Si l’on ajoute à cela que c’est à peine si tout ce monde avait de quoi se nourrir, que l’eau fut rare pendant les trois jours de route que nous fîmes entre Kita et le Bakhoy, on comprendra la souffrance de ces troupeaux d’êtres humains qu’on mène de marché en marché sur toute la terre d’Afrique, au nom des usages de la barbarie ou de l’islamisme.

En dehors de cette bande d’esclaves, nous avions le spectacle hideux des captifs enchaînés deux par deux. Le maître de cette autre bande était un Toucouleur des bords du Sénégal, d’un village du marigot de Douai, grand hâbleur s’il en fut jamais ; porteur d’un immense turban, d’un grand sabre à fourreau de cuivre, il était chargé par Abibou[30], chef de Dinguiray (Fouta-Djallon), de porter à son frère Ahmadou deux colis renfermant des burnous, de la soie et différents cadeaux. Les esclaves enchaînés deux par deux en étaient porteurs, et outre leurs colis ils étaient chacun chargés de deux fusils.

Ils étaient Malinkés ou Diallonkés. J’ignorais à cette époque l’existence d’une race Diallonké, et ce n’est que par la suite que cette idée me vint, en me rappelant leur embarras à parler le malinké et quelques autres particularités. Quant au type, il est sensiblement le même.

Un bâton de 0m,30 de diamètre, percé d’un trou à chaque extrémité, les joignait l’un à l’autre ; chacun des trous aboutissait à un collier, tressé en cuir de bœuf, autour du cou d’un des captifs, à la façon des erseaux de la marine. Comme ils n’avaient aucun couteau, il leur était impossible de se débarrasser de cette entrave qui les réduisait à la condition la plus misérable. Ainsi, quand il fallait passer un endroit dangereux, franchir un ruisseau sur un arbre, un gué sur des roches, qu’on se figure leur position, et je ne parle pas des mille nécessités de la vie dans lesquelles à coup sûr il est pénible de se voir enchaîné à quelqu’un. L’autre bande avait le même genre d’attache, mais avec un petit adoucissement. Au lieu d’un bâton, c’était une grosse corde flexible en cuir qui les réunissait. Au moins ils n’étaient pas contraints à garder leur distance sous peine de s’étrangler.

En dehors de leurs fardeaux, ils portaient jusqu’à deux et trois fusils, quand il plaisait à leur seigneur et maître de leur confier le sien et, lorsque nous fîmes cette route ensemble, ils portèrent à tour de rôle un seau en toile que je leur prêtais et qu’ils remplissaient d’eau.

Un convoi de captifs.

Leur costume défie toute description. Au départ, ils avaient eu un boubou et un pantalon (Toubé), mais l’usure et les épines de la route avaient transformé tout cela. L’étoffe n’avait jamais brillé par la finesse ; elle avait dû être blanche, mais l’usage et l’absence d’ablutions l’avaient transformée en couleur isabelle foncée ; on peut dire qu’elle était en charpie et que leur pantalon ne tenait que par la corde qui leur ceignait les reins. Si jamais un chiffonnier avait la fantaisie de suspendre les chiffons qu’il ramasse à une corde et de s’en entourer comme d’une ceinture, l’effet serait le même.

L’arrivée dans le Kaarta fut un grand soulagement pour ces malheureux ; pour les uns, c’était la fin de leurs misères ; ils allaient enfin entrer dans la vie sédentaire comme esclaves, et c’était peut-être leur condition première ; pour les autres, c’était un adoucissement, car ils devaient dorénavant aller de village en village comme nous mêmes, et du moins ils allaient avoir à boire et à manger.

[Décoration]

[28]En relisant dans le texte anglais la narration du deuxième voyage de Mongo Park, je crois qu’il fait mention de cette montagne, qu’il n’a fait qu’apercevoir et qu’il désigne sous le nom de Sankarée.

[29]Mongo Park place cette ville par 14° 0′ de lat. N., c’est-à-dire près de 48 milles plus au N. que ma carte ; ce qui est une erreur évidente, qu’on ne retrouve que dans ses latitudes obtenues par une méthode qu’il désigne sous le nom de Back-Observations.

[30]Abibou est le troisième fils d’El Hadj Omar.


CHAPITRE V.

Entrée dans le Kaarta. — Ses limites. — Quelques réflexions sur ce pays. — Latitude du passage du Bakhoy. — Maréna. — Kouroundingkoto-Guettala. — Population du Bagué. — Dindanco. — Rencontre de Diulas. — Origine du sel de Tichit. — Entrée dans le Kaarta-Biné. — Bambara-Mountan. — Namabougou. — Touroumpo. — Guémoukoura. — Séjour à Guémoukoura.

1er février 1864.

Le Kaarta dans lequel j’entrais est un vaste pays[31], limité au Nord par le désert, à l’Est par le Bakhounou, à l’Ouest par le Diafounou et le Diombokho, et au Sud et S. E. par le Bakhoy, le Foula-Dougou et le Diangounté.

Avant mon voyage, deux Européens seulement l’avaient visité : Mongo Park, en 1796, sous le règne de Daisé Coro Massassi, et Raffenel en 1845, sous le règne de Kandia.

Il suffit de lire les relations de ces deux voyageurs pour se convaincre de la faiblesse du Kaarta en tant qu’État ; c’était pour ses voisins noirs un ennemi redoutable, mais il était évident que, en proie aux dissensions intestines, constamment en guerre avec le Ségou, il ne pourrait apporter aucune résistance sérieuse à une armée bien organisée. Au reste, ce n’est pas ici le moment de traiter cette question, que je n’ai pu étudier que par la suite, et je reprends mon récit au moment de franchir le Bakhoy no 2, par 13° 40′ 55″ latitude Nord.

Aussitôt cette rivière traversée, j’entrai dans la province de Bagué, dont le chef-lieu est Guettala. — Pour y parvenir je dus passer par deux villages, Maréna et Kouroundingkoto. Le premier, auquel je parvins après trois heures et demie de marche, dans un pays aride et accidenté et par une route très-sinueuse, était petit et sale ; ses cases étaient réunies par groupes assez misérables, on n’y trouvait que peu de poules et quelques chèvres. Le marigot que l’on passe avant d’arriver au village offrant une irrigation naturelle, ce village a des cultures privilégiées ; la plaine dans laquelle il se trouve est élevée de deux à trois mètres au-dessus de l’étage inférieur qu’on trouve de l’autre côté du marigot et qui doit être inondé à l’hivernage. A l’époque où je passai, elle était couverte d’une belle herbe. Malheureusement aucun bœuf n’apparaissait au milieu de ce tapis de verdure.

On nous y reçut bien, mais il était évident que Fahmahra, notre guide, perdait de son autorité, et que nous devions plus à notre titre d’ambassadeur accrédité auprès d’El Hadj qu’à toute autre cause. Ce territoire, du reste, ne dépendait plus de Koundian, mais bien de Farabougou, autre forteresse d’El Hadj.

On nous construisit des huttes en sécos, et le chef vint nous apporter une poule et un peu de riz pour notre souper. Je ne pus rien me procurer pour les hommes. Il était évident que ce village était pauvre ; aussi, après avoir mis mes notes au courant, le lundi 1er février 1864, je partis à une heure pour aller camper à Kouroundingkoto.

Notre route longea des montagnes peu élevées, que nous laissions à droite. Nous trouvions un pays plat, coupé de marigots, et dont les plaines présentaient des cultures de coton. Nous étions enfin sortis des pays de montagnes pour entrer dans les plaines du Kaarta.

Kouroundingkoto est un petit village de cases en paille, situé au pied d’une montagne d’environ 60 mètres de haut. Il est assez propre ; au moment où nous arrivions, il présentait un aspect animé : de nombreux métiers de tisserands grinçaient en plein air, un beau soleil animait la scène, le village était assez gai. Un nombre considérable de femmes et d’enfants se rassemblaient autour de nous. Nous allâmes à l’extrémité du village camper sous un gourbi destiné aux palabres. Le chef du village était absent ; son frère Séma vint me saluer et me donner un cabri, s’excusant de faire aussi peu pour un homme qui allait chez El Hadj. Dans la soirée, il pourvut à tous nos besoins et largement à ceux de nos animaux porteurs, qui en avaient grand besoin. Un marabout du village vint me trouver et me dit « que, placé dans ce village par El Hadj, il fallait qu’il me reçût[32], et que n’ayant pas de fortune il ne pouvait me donner qu’un cabri. » Cet animal était tout jeune ; nous l’emmenâmes, et il fut bien longtemps notre compagnon de route ; nous l’avions baptisé du nom du village où il avait vu le jour. Il faisait dans tous les villages où nous séjournions le désespoir des matrones par son impudence à voler le couscous sous leur nez. Pris en flagrant délit il recevait une tape, mais alors il ne plaisantait plus et se précipitait à coups de cornes sur ses adversaires, au grand bonheur de mes laptots, qui l’avaient pris en affection. Le jour de sa mort fut un jour de deuil pour eux ; ils s’étaient fait une superstition et disaient que tant que cet animal serait avec nous, nous ne souffririons jamais de la faim.

On me donna encore à Kouroundingkoto un coq, du riz, et le soir un peu de lait et une poule. Mes hommes reçurent quatorze calebasses de nourriture du pays[33], enfin, nous fûmes dans l’abondance et nous pûmes nous refaire des fatigues des jours précédents. Ces fatigues avaient été si grandes qu’un de nos chevaux, celui du docteur, n’avait pas pu suivre. Je l’avais abattu l’avant-veille de mon arrivée au Bakhoy, et depuis ce temps le docteur allait à âne. Mon cheval étant très-blessé, je montais le dernier de nos chevaux, celui de 36 francs, vaillante petite bête, mais très-maigre, et que mes laptots avaient surnommée Farabanco, en souvenir d’un de leurs camarades d’une maigreur proverbiale. Nos bœufs ne marchaient qu’avec peine et nous occasionnaient des retards. Comme on le voit, il était grand temps de prendre un peu de repos, et je me décidai à faire de petites marches.

La montagne à laquelle est adossé le village de Kouroundingkoto l’abrite à l’Est, et telle est du reste la position de presque tous les villages dans ces pays : il est à croire que c’est pour s’abriter de la chaleur et de la poussière des vents d’Est que les noirs l’ont adopté. Composée de blocs de granit entassés et de différentes roches noires dont quelques-unes ont des dimensions colossales, cette montagne a la forme sensiblement régulière d’un mamelon aux pentes très-roides. Sa crête, du côté où nous la voyions, offre une particularité. Cinq baobabs espacés presque également la couronnaient, et celui du milieu, situé sur le sommet même de la montagne, était d’une dimension et d’une forme très-remarquable.

Un grand nombre d’arbres avaient trouvé entre les roches l’aliment nécessaire à leur vie, et deux d’entre eux étaient d’une très-grande dimension.

De l’endroit où nous étions, il y avait bien 500 mètres jusqu’au grand baobab du milieu. Je dis en plaisantant à Fahmahra que s’il voulait, nous pourrions tirer à la cible. Depuis quelques jours il m’affirmait que les noirs tiraient mieux que les blancs, et le fait est qu’avec leurs mauvais fusils de traite, leurs balles de fer mal forgées, et leur poudre charbonneuse, j’en ai vu quelques-uns d’une adresse prodigieuse à petite distance.

Il accepta le défi et je lui proposai de tirer sur le baobab. Il se mit alors à rire, et me dit : « Tire le premier. » Je pris la carabine de Mamboye, je m’assurai qu’on n’avait mis qu’une cartouche[34], j’épaulai et le coup partit. Non-seulement on entendit la balle frapper l’arbre, mais un hasard heureux fit qu’elle coupa un des pains de singe[35] qui dégringola sur les roches. Peu s’en fallut qu’on ne criât au miracle. Fahmahra n’en revenait pas. Il ne voulut même pas essayer de tirer, et cette histoire me suivit jusqu’à Ségou et m’y fit grand bien dans l’esprit des noirs.

Je ne quittai pas Kouroundingkoto sans prendre un croquis de mon baobab, qui, le soir, dessinant sa noire silhouette sur le ciel éclairé par les rayons de la lune qui se levait, était d’un aspect fantastique.

Puis, voulant remercier du bon accueil qu’on nous avait fait, je fis cadeau de quelques charges de poudre et de quatre à cinq coudées de coton blanc.

Ce village nous présenta encore le spectacle d’un nègre blanc ou albinos. C’était un enfant de sept à huit ans, très-bien constitué, dont les cheveux étaient presque blancs, mais dont les yeux n’étaient pas rouges. Son corps était d’un jaune mat très-clair, mais il était repoussant d’aspect ; les traits de sa figure, qui étaient ceux du nègre, s’alliaient on ne peut plus mal avec cette couleur blanche maladive. Il avait un air craintif et malheureux, des rides précoces et le grain de sa peau très-grossier augmentaient encore sa laideur. Depuis j’ai eu souvent l’occasion de voir des albinos les uns entièrement blancs, d’autres mouchetés de blanc et de noir, et j’ai toujours fait les mêmes remarques quant à leur peau et à l’expression de leur physionomie. Si on ajoute à cela qu’ils sont généralement brûlés par des coups de soleil qui les marbrent de rouge et font écailler leur peau, on avouera que leur vue est loin d’être agréable.

2 février 1864.

Moins de quatre heures de route nous conduisirent à Guettala, chef-lieu du pays. C’était un village en paille, de récente construction, à côté duquel nous apercevions les ruines de l’ancien tata en terre, détruit depuis environ trois ans. Les habitants paraissaient très-soumis à El Hadj, et peut-être parce qu’ils savaient être en présence des talibés, ils s’en faisaient gloire et me disaient qu’ils étaient heureux, qu’on ne les pillait plus, que le pays était tranquille, que tout le monde travaillait parce que le marabout (El Hadj) l’avait ordonné. Le chef de ce village était Ouoïo, qui commandait à tout le Bagué. C’était un Bambara Kagorota, ou Kagoronké, ou simplement un Kagoro. Il avait trois fils : l’un d’eux, âgé d’environ cinquante-cinq ans, vint me voir et m’apporta un cabri et vingt-cinq œufs frais. Puis, le soir, mes hommes furent amplement pourvus de calebasses d’une nourriture qu’ils avaient baptisée du nom de nouroucouti, mot voulant dire, suivant eux, qu’il s’y trouvait de tout. Deux paniers de mil furent apportés pour les animaux.

L’accueil du village fut cordial ; sur le premier moment, la curiosité l’emportant, nous fûmes entourés de tout ce que le village renfermait de femmes et d’enfants, et, quelque fatigante que fût cette curiosité, je ne m’en plaignais pas trop et je n’y apportais obstacle qu’autant que le voulait la sécurité de nos bagages. J’eus là l’occasion de faire quelques remarques. La première, c’est que tous les gens parlaient le bambara et le soninké, ce qui tient au mélange de ces deux races, qui forme la base de la population aussi bien dans le Kaarta que dans le Ségou et jusqu’aux montagnes de Kong. Dans tout ce vaste pays, ce sont elles qui peuplent tous les villages, tantôt séparées, tantôt mélangées, parlant tantôt une langue, tantôt l’autre, quelquefois les deux, et le seul mélange notable qu’elles aient en dehors est avec la race Peuhl, qu’on rencontre dans toute l’Afrique depuis l’Égypte jusqu’à l’Océan.

Le baobab de Kouroundingkoto.

A Guettala j’aperçus pour la première fois depuis Koundian une autre coiffure que celle des Malinkés. Je parle de la coiffure des femmes, les hommes ayant tous la tête rasée depuis la conquête du pays par El Hadj. La coiffure des Malinkés, des Soninkés, des Khassonkés, et d’une partie des Bambaras, a pour trait distinctif un casque formé des cheveux relevés sur le sommet de la tête et nattés par-dessus des chiffons ; quelques différences dans la hauteur du casque, la manière de le terminer en arrière, d’arranger les cheveux des côtés sont les seules variantes[36]. Mais ici je trouvai une coiffure bien plus jolie et plus originale qui rappelait beaucoup la coiffure si coquette des Yoloffs. Ici, comme à Saint-Louis, les cheveux étaient enroulés en mille petites tresses tortillées qui tombaient tout autour de la tête. Malheureusement, si l’effet était joli, la propreté n’y gagnait pas ; ces tresses sont faites en miellant les cheveux ; on les graisse ensuite avec du beurre rance et de la poudre de charbon pour les noircir ; on se figure ce que cela peut devenir, avec la chaleur, la transpiration et la poussière, au bout de quelques jours. Car de pareilles coiffures ne se font guère qu’une fois tous les quinze jours au plus, et elles demandent souvent deux et trois jours de travail.

Les habitants, à la vue de mes bagages, vinrent me solliciter pour que je leur vendisse quelque chose ; mais je refusai, car outre que je n’eusse pu vendre que contre du mil dont je n’avais pas besoin et qui est l’objet d’échange ou, si on veut, la monnaie du pays, je ne voulais pas défaire mes ballots. Je me contentai donc de donner quelques charges de poudre et quelques coudées de coton blanc, étoffe très-estimée, surtout des talibés, qui, sur les bords du Sénégal, avaient pris l’habitude de s’en vêtir et la préfèrent aux solides étoffes du pays.

3 février 1864.

Le lendemain, je passai deux villages dont on voyait les anciens tatas en ruines ; le premier était Koundianko, le second Sérouma, et vers dix heures et demie, je vins camper à Dindanco, dernier village du Bagué. C’était un village en paille de formation très-récente. J’appris que l’ancien village dont je voyais les ruines avait été détruit depuis trois mois par un incendie. Je fis faire la cuisine des hommes, mais je ne pus faire boire les animaux, n’ayant trouvé que très-peu d’eau dans un puits peu profond. Comme toujours, nous étions assaillis par les curieux, mais nous ne reçûmes pas le plus petit cadeau de vivres, malgré les palabres que Fahmahra faisait pour décider les habitants à recevoir le blanc d’El Hadj. Du reste, la chose ne m’étonna que médiocrement quand j’appris que le chef du village était un Diawandou[37].

Bien que les environs fussent couverts d’arbres dans les branches desquels de nombreuses ruches avaient été placées, je ne vis pas de miel dans ce village, et aussitôt que nous fûmes reposés, nous nous mîmes en route.

En quittant Dindanco, nous sortions du Bagué pour entrer dans le Kaarta-Biné, autre province du Kaarta, également peuplée en grande majorité par les Kagorotas.

A peine quittions-nous le village, que nous rencontrâmes une bande de Diulas venant de Nioro et apportant des charges de sel gemme ou sel de Tichit. Comme on le sait, ce sel vient de la Sebkha d’Idjil, visitée par le capitaine Vincent, en 1860, dans son beau voyage à l’Adrar, et les Tichit, Maures sédentaires, vont le chercher et le transportent dans tout le Soudan, où ils le vendent à d’autres Diulas, la plupart Sarracolés (ou Soninkés), qui eux-mêmes le revendent. Ces pierres de sel gemme, que je voyais pour la première fois, avaient environ 0m,60 de long sur 0m,40 de large et 10 à 15 centimètres d’épaisseur : on les appelle bafals. Ces gens avaient appris que j’étais en route quand ils étaient à Nioro ; mais ils ne pouvaient pas croire que j’eusse réellement l’intention d’aller à Ségou, tant cette idée est profondément incrustée dans l’esprit des populations sénégambiennes qu’un blanc ne saurait vivre, dans l’Afrique, des ressources du pays. Ils me croyaient donc revenu sur mes pas, et grand fut leur étonnement de me rencontrer ; ils me comblèrent d’amitiés, me disant que tout le pays m’aimait, parce que j’allais trouver El Hadj, que c’était bien bon pour eux, qui pourraient alors voir les blancs quand je serais d’accord avec le marabout ; qu’ils avaient bien besoin des marchandises des blancs, mais qu’on les empêchait d’aller en acheter. Il est impossible de se faire une idée de la joie que j’éprouvais de rencontrer de pareilles dispositions. Cependant elle n’allait pas jusqu’au délire et je me refusai à l’accolade que ces braves gens voulurent me donner.

Types et coiffures de Malinkés.

Plus tard nous rencontrâmes deux troupeaux de beaux bœufs que leurs maîtres allaient vendre au Bouré contre de l’or et des esclaves. Ce fait confirmait ce qu’on m’avait déjà dit de la sécurité de cette route par laquelle nous arrive le peu d’or du Bouré qui vient à nos comptoirs en passant par Nioro et quelquefois par Tichit, lorsque cet or (ce qui a lieu souvent) est donné aux Maures en payement de sel livré à Nioro.

Notre route passa entre de petites collines élevées à peine de quelques mètres qui ne changent pas d’une manière notable l’aspect uniforme des plaines du pays.

Parti à deux heures, à quatre heures et demie nous arrivions à Bambara-Mountan ; j’allai camper à 500 mètres à l’Est du village, seul endroit où je parvins à trouver une place propre ; ce n’est pas que les grands arbres manquent, mais au lieu de faire de leur abri des lieux de repos tenus propres, c’est l’endroit qu’on choisit pour remplacer les fosses d’aisances.

A peine étais-je campé qu’on vint me trouver pour me faire changer de place, sous prétexte que l’eau était loin ; mais déjà les bagages étaient déchargés, je refusai. Pendant cette dernière marche, un de nos bœufs était tombé plusieurs fois, il ne pouvait plus suivre ; je le fis abattre. Il était très-maigre, mais il n’avait pas de maladie. Néanmoins la plupart des laptots se refusèrent à en manger ; l’abondance relative dans laquelle ils vivaient depuis notre entrée dans le Kaarta, les avait rendus difficiles. La nourriture qu’on leur donnait en abondance dans les villages et les chèvres que j’abattais chaque soir leur semblaient préférables, et ils laissèrent le bœuf. Bien que maintenant je trouve cela très-naturel, à cette époque je m’en affligeais ; je me demandais, si les mauvais jours arrivaient, comment je ferais avec des gens si difficiles. J’oubliais que le noir se plie facilement aux exigences de la vie ; prodigue dans l’abondance, il subit la faim assez facilement, et alors il mange tout ce qu’il trouve ; j’en ai eu souvent la preuve, et cependant je dois dire que nos noirs de Saint-Louis souffrent véritablement quand ils n’ont plus la nourriture de mil et de viande ou poisson à laquelle ils sont habitués depuis l’enfance.

En somme, nous fûmes accueillis à Bambara-Mountan comme partout ailleurs ; on nous donna deux chèvres et du mil en abondance ; le village d’ailleurs en était riche et j’en vis un énorme monceau : c’était le mil d’El Hadj, l’impôt annuel de la dernière récolte.

Nos hommes reçurent 20 calebasses de nourriture.

Ce fut à ce village que je vis pour la première fois reparaître, depuis le Foula-Dougou, où j’en avais aperçu une forêt, le ronier. Il y en avait beaucoup hors du village, mais ils étaient trop élevés pour qu’on pût en avoir les fruits.

Les noirs de ces pays ne les mangent que cuits quand le vent les abat. Ils ont alors une odeur de térebenthine très-marquée et qui suffit pour empester une maison ; leur couleur est jaune safran.

Je remarquai aussi dans ce village quelques jeunes gens portant des cheveux longs tressés en petites nattes ; on me dit que c’étaient de Bambaras, mais on ajouta qu’ils étaient Soninkés d’origine.

4 février 1864.

Le 4 février, nous passâmes entre deux collines après lesquelles nous entrâmes dans des champs se succédant à de petits intervalles ; après deux heures et demie de marche, nous traversions le village de Namabougou. J’avais devancé mon escorte avec Fahmahra : je m’arrêtai quelques instants au bentang[38]. Le chef du village s’y trouvait ; c’était un vieillard entièrement blanchi par les années. Il s’éventait avec une queue de bœuf, mais n’articulait que des mots sans suite et incompréhensibles ; il était en enfance. Un peu au delà de ce village, nous apercevions quelques collines vers la gauche, sur lesquelles paissaient un troupeau de bœufs et un de chèvres. Quelque temps après nous campâmes à Touroumpo pour déjeuner. C’est un petit village de cases en paille au milieu duquel on avait réservé une belle place qui était munie d’un bentang.

Nous allâmes nous placer au bord d’un marigot où il y avait beaucoup d’eau. La population était mélangée de Diawandous et de Bambaras. Le chef m’envoya une poule. Peu après Fahmahra reçut deux calebasses de lait ; il m’en donna une : cela nous fit grand plaisir, car en voyage le lait est la nourriture la plus saine, et certainement c’est au lait que j’ai dû de ne pas succomber. Depuis Koundian j’en étais privé, le pays n’ayant pas de bestiaux ; aussi nous lui fîmes honneur.

Tierno Ousman et ses masseurs.

Les femmes vinrent aussi apporter du beurre à vendre pour de la verroterie : je n’avais pas le temps de déballer mes paquets, mais j’en eus assez pour les observer : c’étaient des Pouls Diawandous ; elles étaient en général jolies, coquettes et peu farouches. Après avoir fait boire les animaux et mangé au galop ce que nous avions apprêté, j’allais repartir quand on me dit qu’on nous préparait à manger. Je ne voulus pas priver mes hommes de ce surcroît de vivres ; j’attendis donc en me promenant un peu à travers les roniers qui s’élevaient en grand nombre et étaient chargés de fruits. Leur hauteur en ce lieu varie de 8 à 10 mètres. J’aperçus également, à mon grand étonnement, des perroquets gris à queue rouge qui n’existent pas au Sénégal, mais qu’on trouve en grande quantité depuis le Gabon jusqu’à Sierra Leone, et même jusque dans le Rio Jéba.

A deux heures et demie nous reprîmes notre route pendant une heure à l’Est, et nous arrivâmes à un très-grand village nommé Guémoukoura[39] dont on me parlait depuis notre départ de Makadiambougou comme d’une espèce de port de salut après lequel je devais voyager sans difficulté et dans l’abondance. De loin je fus agréablement surpris de voir un village dont les maisons bâties en terre étaient à terrasse (c’était le premier de ce genre que nous rencontrions) et dont quelques habitations semblaient avoir un étage.

En approchant, je vis que les murailles étaient à moitié ruinées, que tout autour du village, au milieu des champs de coton et de tabac qu’entourent les puits, il y avait beaucoup de cases en paille, mais en somme c’était un grand village. Je devais y trouver un Tierno Ousman, chef, Toucouleur nommé par El Hadj, et j’espérais bon gîte et bon souper ; on va voir que je fus un peu désappointé.

J’avais cherché tout autour du village une place un peu propre pour camper, et partout je n’avais trouvé que des immondices ; je m’arrêtai enfin sous un arbre, et je me disposais à y camper quand on vint me dire qu’on m’avait préparé deux cases en sécos ; je m’y rendis : elles étaient à 600 mètres au Nord du village ; j’y étais à peine que Tierno Ousman vint me présenter ses compliments. Il était orné d’un vaste turban, tenait à la main un chapelet de musulman à gros grains et marmottait des prières. Il était appuyé sur deux talibés qui semblaient le soutenir. C’était un tout jeune homme ; son air de cagot me déplut souverainement à première vue. Il s’assit tout d’abord fort à son aise dans notre case, puis on commença à lui masser les jambes et le dos : si son air m’avait déplu, en revanche ses manières musulmanes, grand genre, avaient fortement impressionné Samba Yoro, mon interprète ordinaire, qui, d’habitude très-timide en paroles, semblait paralysé. « C’est un grand marabout ! » me disait-il. Après une telle déclaration, tirez le rideau : tout est dit.

Ousman ne tarda pas à me dire qu’il voyait que je n’avais besoin de rien, que j’avais des provisions, et autres phrases de mauvais augure quant au souper qu’il nous réservait. Des Diulas qui nous avaient accompagnés jusque-là devant nous quitter, Fahmahra m’avait conseillé de demander un guide pour nous conduire à Diangounté. Je demandai donc si on pourrait nous en donner un, et nous vendre un cheval dont le docteur avait besoin. On me promit le tout. La nuit vint, on n’avait même pas garni ma case de nattes pour me servir de lit ; j’en fis demander pour les hommes et pour moi. Après une longue attente je les reçus et en même temps mon souper composé d’une poule et de riz. Quant aux hommes, on ne leur envoya rien ; heureusement que nos provisions n’étaient pas encore épuisées. Je fis demander du mil pour les chevaux et les ânes ; après deux heures j’en reçus quelques moules[40], et je m’endormis très-peu satisfait du village et de son chef.

[Décoration]

[31]Sa superficie est d’environ trois mille lieues carrées (lieues de 4000 mèt.).

[32]Recevoir un individu, c’est le loger et surtout lui donner à souper.

[33]Le couscous et le riz sont les mets nationaux des Yoloffs ; le mafé et le lack-lallo ceux des Bambaras et des Malinkés ; le sanglé celui des Pouls et des Maures et d’une bonne partie des Soninkés.

[34]Malgré de nombreuses expériences, il est peu de noirs qui croient qu’une cartouche de munition suffise à chasser une balle au loin avec force.

[35]C’est, comme on le sait, le fruit du baobab.

[36]Cette coiffure se retrouve au Gabon.

[37]Diawandou, Peuhl d’origine, tisserand, la plupart du temps n’exerçant pas son métier et remplissant les fonctions d’homme de confiance ou premier domestique d’un chef. En général, ce sont des mendiants de premier ordre.

[38]Bentang de Mongo Park, Banancoro de Caillé, hangar destiné aux palabres.

[39]Guémou-Koura, le nouveau Guémou, pour le distinguer du Kemmou (Guémou) de Mongo Park, ancienne résidence d’un roi du Kaarta (Daisé).

[40]Moule, mesure d’environ quatre litres, variant un peu suivant les localités, mais ne dépassant jamais deux litres et cinq litres comme capacité extrême.


CHAPITRE VI.

Visite de Dandangoura, chef de Farabougou. — Ennuis et tracasseries. — On veut m’envoyer à Nioro. — J’ai gain de cause. — Suite du voyage. — Madiga. — Observations et latitude. — Fatigue et maladies. — Lac de Tinkaré. — Tinkaré. — Samba Yoro se blesse en tombant. — On m’offre des queues de girafes. — Arrivée à Diangounté. — Bon accueil à Diangounté. — Détails sur le pays. — Repos. — Un mot sur Raffenel et son voyage. — Les routes de Diangounté à Ségou.

5 février 1864.

Le 5 février je me réveillai après une mauvaise nuit ; je craignais, je ne savais pourquoi, de nouvelles entraves. De plus, je m’affaiblissais de jour en jour d’une façon bien notable. J’avais eu avec notre guide deux ou trois scènes, dont le motif avait été de ma part de garder mon autorité de chef de la bande, sur laquelle il voulait empiéter, s’opposant aux temps d’arrêt, voulant régler la marche, etc., etc. Or, comme je ne partais jamais sans m’être renseigné sur les villages que je devais trouver, sur leur distance, et cela jusqu’à deux et trois jours à l’avance, je ne voulais plus, une fois en route, qu’on vînt par caprice déranger ce que j’avais réglé. Ses velléités d’empiétement m’avaient irrité contre lui : en outre je constatais qu’il ne m’était que de très-peu d’utilité, maintenant que j’étais dans les pays dépendant du chef de Farabougou. C’était une bouche de plus, sans compter les quatre hommes qui l’accompagnaient, et nos provisions commençaient à diminuer. Toutes ces réflexions m’avaient assailli dans cette nuit d’insomnie, et je me trouvai au jour fort mal disposé.

Vers sept heures, Tierno Ousman vint faire palabre. Il avait pris des dehors encore plus hypocrites que la veille. Il venait me dire qu’il fallait que j’allasse à Nioro trouver Mustafa, grand chef placé par El Hadj, qui pourrait m’aider à franchir la route de Ségou, qui était fort difficile et peu sûre par Diangounté. Ce n’était que quatre jours de retard, me disait-il.

On peut se figurer l’effet que fit sur moi cette déclaration. Je le laissai causer une demi-heure, m’efforçant de rester calme. — Après tout, n’avais-je pas prévu ce qui arrivait ? — Quand il eut fini, je pris la parole et lui répondis que je n’avais rien à faire à Nioro, qui n’était pas sur ma route, que je n’étais pas venu pour voir Mustafa, que j’allais à Ségou, que j’étais parti parce que je croyais le pays soumis à El Hadj, que j’avais trouvé une première route fermée, que si la deuxième l’était, je n’en irais pas chercher une troisième, mais que je partirais pour Saint-Louis et non pour Nioro. — J’ajoutai que lui avais déjà demandé un guide pour Diangounté, que s’il ne m’en donnait pas je partirais quand même le lendemain, et que je me plaindrais à El Hadj de tous ces retards et de la mauvaise volonté qu’on nous aurait montrée.

Il insista ; mais voyant que j’étais bien décidé, il se rabattit sur une autre proposition : c’était d’aller à Farabougou, où se trouvait un sofa[41] d’El Hadj, qui avait envoyé pour me saluer un homme qui assistait au palabre, et qu’on me présenta alors. Devant cette insistance, je laissai éclater ma mauvaise humeur, et je déclarai très-vivement que j’irais à Diangounté ou à Saint-Louis, et nulle part ailleurs.

Quand il me vit si décidé, Ousman se prit à avoir peur de ce que je pourrais dire ; il devint plus doux, et me dit du ton le plus gracieux qu’il m’avait proposé cela pour m’être agréable, mais que je n’en ferais que ce que je voudrais, et que personne, à coup sûr, ne me contrarierait. Ce fut la fin de ce palabre. — A peine Ousman était-il parti, que Fahmahra vint me dire que j’avais bien fait, que l’on avait voulu m’éprouver, savoir si j’étais venu pour visiter le pays, ou si, sérieusement, je voulais voir El Hadj, en un mot, qu’on était venu me tendre un piége.

Était-ce vrai ? Dans tous les cas, cela prouverait que chez les noirs la défiance, même la plus absurde, est tellement instinctive, qu’ils l’appliquent à tout le monde, sans exception, et en toute circonstance ; du reste, tous sont tellement menteurs, qu’on ne peut chez eux se fier à rien, et il n’est pas étonnant que la conscience de leur propre fausseté les ait rendus défiants.

Dandangoura, chef de Farabougou.

A première vue, Tierno Ousman m’avait été antipathique ; plus je le connaissais, et plus il me déplaisait ; l’enthousiasme de nos laptots pour ce grand marabout, qui peut-être ne savait pas un mot d’arabe, mais qui marmottait si bien ses prières en défilant les grains du chapelet avec élégance, avait aussi un peu décru en voyant qu’ils ne recevaient plus le souper habituel, qui est presque une obligation envers les voyageurs, et qui n’avait que bien rarement manqué, même dans les villages les plus pauvres. — Boubakary Gnian surtout, Toucouleur dans toute la force du terme, c’est-à-dire effronté, ayant le verbe haut, la langue bien pendue, et se croyant l’égal de tout autre, était assez monté, et lorsque, après mon déjeuner, je reçus la visite de Dandangoura, le chef de l’arabougou, il s’offrit, prévoyant un orage, à me servir d’interprète. Il parlait, du reste, très-bien le toucouleur et le soninké, et par la suite, dans les occasions difficiles, ce fut lui en effet qui me servit d’interprète.

Dandangoura était un gros homme, qui m’offrait pour la deuxième fois le spectacle curieux d’un captif chef. Laissé par El Hadj pour garder sa maison, touchant les impôts, et commandant les sofas, il jouissait d’une fortune qui lui attirait une foule de partisans, lui permettait d’acheter de nouveaux esclaves, des chevaux, des fusils, et mettait à sa disposition au gré de ses caprices jusqu’aux hommes libres, jusqu’aux tiers talibés qui ne trouvant pas chez eux ni chez leurs chefs pareil bien-être, venaient le chercher chez un esclave. Monté sur un magnifique cheval de haute taille et de race maure, suivi d’une vingtaine de cavaliers, et coiffé d’un fez rouge entouré d’un turban, Dandangoura portait pour vêtements le pantalon de Haoussa (son pays natal) à longues jambes étroites dans le bas, brodé sur les coutures, et le boubou lomas brodé de soie, sur un autre petit boubou, connu sous le nom de Turkey, qui est presque le vêtement national des Bambaras : Il était, bien entendu, accompagné de son griot, de son forgeron et d’un certain nombre de talibés. Il vint s’asseoir dans ma case accompagné de tout son monde, avec un sans-façon qui me déplut tout d’abord. La case était petite, nous y étions les uns sur les autres. La chaleur était étouffante, tellement, qu’il ne tarda pas à se débarrasser de son turban et que je vis qu’il ruisselait dessous. L’odeur de tous ces nègres devenait insupportable, et les discours que j’entendais n’étaient pas faits pour diminuer mon malaise et ma mauvaise humeur. Il commença par me dire qu’il fallait attendre qu’on allât rassembler une armée pour me conduire, parce que les chemins étaient mauvais. — Ma réponse fut la même qu’à Ousman : — Demain je partirai pour Diangounté ou pour Saint-Louis. — Croyant peut-être m’intimider, il me dit alors qu’il était sofa d’El Hadj, qu’il commandait le pays, et qu’il n’avait pas confiance, qu’il voulait voir si j’avais des lettres pour son maître. Je les lui montrai immédiatement ; mais comme il voulut les ouvrir, je me mis en colère comme je l’avais fait à Koundian en pareille occasion, et je déclarai que je ne le souffrirais pas, et que je saurais, au risque de ce qui pourrait arriver, me faire respecter. Cette contenance lui en imposa. Au fond, avec les noirs, c’est souvent celui qui parle le plus haut qui a raison. Il baissa de suite le ton et me dit que j’étais chez moi, que je ne ferais que ce qui me plairait ; qu’on ne me demandait pas cela pour m’ennuyer, mais dans mon intérêt, qu’on voudrait que j’allasse à Nioro trouver Mustaf (Mustafa), ou tout au moins que je restasse quelques jours à Farabougou. J’avais encore trop présentes à la mémoire les scènes de cadeaux de Koundian, pour aller me mettre entre les mains d’un sofa. Je fus donc ferme, et j’obtins gain de cause. Mais on ne levait pas la séance. Nous étions vingt-quatre dans une case de 3m,80 de diamètre. Je fis dire à Fahmahra que je le priais de faire évacuer la case, que je ne pouvais plus y tenir. Mais Dandangoura déclara qu’il était venu pour me voir, et qu’il resterait avec moi, et ce disant, il s’étendit sur ma natte sans plus de façons. J’avais bien envie de le chasser, et aujourd’hui pareille chose ne m’arriverait pas sans que je fisse sortir l’intrus à coups de bâton ; mais je m’étais promis de rester calme et de ne rien compromettre par la violence. Je lui dis donc que j’avais à écrire, et que s’il n’avait plus rien à me dire, je le priais de me rendre ma natte et de me laisser tranquille. Mais ce fut comme si j’avais parlé à un sourd, il ne bougea pas. Voyant cela, je me levai et j’allai me promener en plein soleil, lui disant que puisque je n’étais plus le maître chez moi, je lui laissais la case. J’allai examiner les chevaux, quelques-uns étaient très-beaux. Je cherchai à en marchander un, mais on m’en demanda la valeur de 40 pièces de guinée (plus de 900 francs) ou huit captifs. Il n’était pas possible d’accéder à un pareil prix, malgré tout mon désir de fournir un cheval au docteur qui se fatiguait beaucoup à âne. Après une longue discussion sur le prix, je rentrai dans la case, et voyant que Dandangoura et sa bande l’occupaient toujours, j’allai trouver Fahmahra et je lui dis que je me plaindrais à son maître. Presque aussitôt Dandangoura vint me dire lui-même que ma case était libre. Je le quittai sans lui répondre et je rentrai me reposer.

Au fond, je n’étais pas dupe de tous ces politiques : ils s’étaient entendus comme larrons en foire pour m’extorquer des cadeaux, et ils venaient naïvement me dire : Je ne te demande rien, je n’ai pas besoin de cadeaux ; si tu m’en fais je les prendrai, mais je ne t’en demande pas. Puis, plus tard, voyant que je n’avais pas mordu à tous ses hameçons, Dandangoura me fit dire qu’il ne me demandait qu’un bonnet rouge. En toute autre occasion, je l’eusse accordé, car je savais combien les cadeaux donnent de prestige, mais j’étais vexé, tourmenté, agacé ; je refusai avec entêtement, et j’eus le plaisir de voir repartir Dandangoura les mains vides de mon bien. Seulement ne pouvant rien avoir de moi, il avait extorqué à Fahmahra son pistolet d’arçon.

Le soir, j’eus une autre scène avec Tierno Ousman. Je lui reprochai vertement la réception qu’il me faisait et le menaçai de me plaindre à qui de droit. Il n’en fut que plus humble et employa toute son éloquence à me demander un bonnet rouge, de la poudre, du papier et des pierres à fusil. Je lui accordai le bonnet, un peu de poudre, mais je refusai le reste, et je lui rappelai le guide promis. Le lendemain matin, le guide n’étant pas arrivé, je fis charger les montures, décidé à partir quand même. Alors Ousman arriva ; je l’apostrophai vigoureusement par l’intermédiaire de Boubakar. Il répondit qu’il allait me chercher un homme et aussitôt il rentra dans le village.

Vers sept heures trois quarts, ne voyant rien venir, je payai avec une pierre à fusil un homme pour me mettre dans la bonne route et je partis. Un quart d’heure après, Fahmahra m’amenait le guide ainsi qu’un marabout qui l’accompagnait.

De Guémoukoura, nous relevions Farabougou et Nioro presque en alignement au Nord 18° Ouest, d’après la direction qu’on m’indiqua. Farabougou, que je n’ai pas vu, mais qu’un de mes hommes a visité bien plus tard, a un tata en pierres solidement construit ; il n’est guère qu’à huit lieues de Guémoukoura ; Nioro serait à une quarantaine de lieues, c’est-à-dire à quatre jours de marche.

La plaine s’accidente à mesure qu’on remonte vers le Nord, le pays devient un peu plus boisé, on y voit bon nombre de figuiers sauvages et de roniers. Trois heures de marche nous conduisirent à Madiga, village riche en mil, mais composé de quelques pauvres cases en paille. J’étais rendu de fatigue en y arrivant, et considérant l’éloignement de Tinkaré, le premier village que je dusse rencontrer sur la route de Diangounté, je me décidai à y coucher. A midi, je pris la hauteur méridienne, et j’en déduisis 14° 22′ 15″ de latitude Nord ; ce qui me démontra, une fois que j’eus tracé ma route, que j’avais estimé trop peu de chemin depuis ma dernière observation[42].

Le temps fut très-couvert toute la journée ; j’essayai d’acheter un cheval pour le docteur, mais je ne pus parvenir à conclure un marché. Nos forces s’en allaient sensiblement. Déthié-N’diaye, l’un de mes compagnons, était malade ; c’était un homme très-courageux, et s’il se plaignait, c’est qu’il souffrait beaucoup. Mamboye avait bien mal aux pieds, il ne pouvait plus conduire sa mule, qui elle-même était blessée au garot.

Le soir, un petit Maure Tenoïjib, qui était berger du troupeau du village, vint m’apporter du lait et causer avec nous ; il m’amusa beaucoup ; mais comme je savais par expérience qu’un Maure ne fait pas un cadeau sans en attendre un en retour, je lui demandai ce qu’il voulait, et je finis par lui donner un petit couteau.

7 février 1864.

Le 7 février, au jour, quand je voulus repartir, on me dit qu’on ne pouvait pas faire lever notre dernier bœuf ; j’en fis présent au village, et la curée en fut faite immédiatement.

Quatre heures de route nous conduisirent à un marigot que nous traversâmes, et peu après nous fûmes au bord d’un lac magnifique ; des myriades d’oiseaux blancs échassiers tranchaient sur la verdure et les hautes herbes ; moins de trois quarts d’heure après, nous étions à Tinkaré, village composé de quelques cases en paille et d’un tata en construction dans lequel nous allâmes nous loger.

La pêche dans le lac est pour ce village une grande ressource. Le lac est très-poissonneux ; les indigènes font sécher les produits de leur pêche et vont les vendre assez loin. Mais dans ce moment il nous fut impossible de nous procurer du poisson frais ou sec.

Le chef vint nous apporter trois poules et des niébés (haricots indigènes) pour les animaux. Tout le monde alla se reposer. Mamboye et Alioun allèrent à la chasse et nous rapportèrent trois pintades ; la nuit on donna onze calebasses de couscous aux hommes, et tout s’annonçait bien, n’eussent été les moustiques, lorsqu’on nous ramena Samba Yoro, qui, sorti du tata, était tombé dans un trou et s’était luxé légèrement le genou. Il fallut lui faire soutenir la jambe sur un coussin. Je lui donnai donc mon maigre matelas, et le lendemain, et pendant longtemps encore, il ne put continuer la route qu’à cheval ou à âne.

8 février 1864.

Le 8 février, je fus réveillé le matin par un lion qui était en chasse ; j’étais sorti un instant du village lorsque je l’entendis rugir près de moi ; il faisait à peine jour ; je me hâtai prudemment de rentrer. Le soir, des Maures vinrent m’apporter des queues de girafes à acheter, et me dirent qu’il y avait beaucoup de girafes dans cette région.

Après trois heures et demie de marche nous arrivâmes à Dianghirté ; c’est ainsi qu’El Hadj a baptisé d’un mot du Coran, disent les noirs, le village de Diangounté, dont l’ancien nom ne sert plus que pour désigner le pays de Diangounté, dans lequel nous étions entrés.

Je n’en repartis que le 10 février. Ici je recopie textuellement mes notes de route ; on verra combien fut cordiale la réception qu’on nous y fit.

Peu d’instants après notre arrivée à Ghiangounté (ou Diangounté ou Dianghirté), Tierno Boubakar Sirey, qui est chef du grand village, est venu me trouver à cheval, suivi d’une foule de talibés, au milieu desquels étaient plusieurs individus parlant un peu le français, et entre autres un nommé Boubakar Diawara, de Saint-Louis, qui nous dit que sa femme, Maram Tiéo, était encore à Saint-Louis, ainsi que sa fille Roqué N’diaye, qui était bien connue de mes laptots comme une des jolies filles de l’île.

Le palabre d’arrivée commença par le récit que nous fit Fahmhara, en toucouleur, de notre voyage depuis Koundian, et des raisons pour lesquelles nous passions à Dianghirté. Je pris la parole ensuite, et je me plaignis de l’insistance qu’on avait mise à me faire aller à Nioro. Alors Tierno Boubakar me répondit simplement que j’étais le bienvenu et qu’il ferait pour moi tout ce qu’il pourrait. Puis il répéta en bambara, au chef des Kagoros, nommé Lagui, ce qu’il venait d’apprendre, et celui-ci le répéta à haute voix à ses hommes, avec de courtes mais énergiques protestations en faveur d’El-Hadj et de ceux qui venaient vers lui. Ensuite ils allèrent s’entendre entre eux et me quittèrent.

Tierno Boubakar Sirey est un vieux Toucouleur de Fouta Toro, un Torodo de la famille des Li. Lorsque El Hadj fonda une maison (comme on dit ici) sur les ruines du village pris aux Bambaras, après avoir tué Niéma Niénancoro Diam, leur chef, il en confia le commandement à Boubakar. Sa figure est avenante et ses traits sont empreints d’une grande bienveillance ; il nous plut tout d’abord, et ses actes n’ont pas démenti notre bonne opinion.

Déjà le vieux Boubakar Diawara s’était établi notre compagnon ; il était venu m’apporter des œufs, des poules et des guertés (arachides, pistaches de terre).

Peu après le palabre, les Bambaras vinrent nous construire deux cases en nattes. Le procédé est bien simple : on perce des trous de 30 à 40 centimètres en terre, disposés en cercle ou en carré ; on y plante des piquets, dont l’extrémité est en forme de fourche ; on réunit ces diverses fourches par des bâtons plus ou moins droits, plus ou moins gros, toujours très-irréguliers, et on couvre le tout avec les sécos empilés sans beaucoup d’ordre ; quelques cordes en écorce d’arbre terminent et consolident le tout.

Ces Bambaras travaillaient avec un désordre qui me frappa ; ils criaient, se disputaient. Personne ne conduisait l’ouvrage, ils faisaient, défaisaient, et malgré leur ardeur, une case fut très-longue à construire ; c’était bien l’image de leur vie et de celle des nègres en général : le désordre sous toutes ses formes !

J’achetai alors un joli mouton pour 10 coudées de guinée, et deux bouteilles de beurre pour 6 coudées. Vers quatre heures, le chef nous envoya deux poules et du riz, en nous faisant dire que c’était pour notre souper seulement. Une heure après, il vint lui-même m’amener un jeune bœuf, grand comme un âne, s’excusant de donner un aussi petit bœuf en prétextant la rareté des bestiaux. Puis il me donna un énorme toulon[43] de mil pour les chevaux et les animaux porteurs, et me dit qu’on s’occupait du souper des hommes, et qu’il m’enverrait du lait le soir.

En effet, à la nuit, mes hommes reçurent un plantureux couscous, et moi environ six litres de lait ; nous nagions d’autant plus dans l’abondance, que Fahmhara recevait de son côté des cadeaux. Le lendemain matin, j’étais à peine éveillé après une nuit réparatrice, que je reçus une calebasse de lait, et vers neuf heures du matin, le vieux Tierno vint me faire sa visite et m’apporta mon déjeuner, trois poules et une calebasse du riz du pays de très-belle qualité. Il amenait à la visite du docteur une foule de malades. Il serait trop long d’en faire l’énumération ; outre les maladies impossibles qu’ils vous décrivent, il y avait des blessés dont quelques-uns l’étaient depuis deux et trois ans, des ulcères, des ophthalmies, dyssenteries, maladies de peau, etc. Nous eussions aisément épuisé notre pharmacie, dont les ressources étaient nécessairement limitées. Il fallut compter, et s’il y eut beaucoup d’appelés, il y eut peu d’élus.

La bonne nuit avait reposé tout le monde ; en entendant chanter les perdrix, nos chasseurs se mirent en marche, et telle est l’abondance de ce gibier, auquel les Bambaras, par exception, ne donnent pas la chasse, que sans quitter de vue le camp on en tua plusieurs très-belles.

Le Diangounté, Ghiangounté de Raffenel, qui n’a pu y parvenir, est un pays qui fut toujours indépendant, bien que tributaire du Ségou, dont on le considérait comme une province ; il est peu étendu. De l’Est à l’Ouest, il n’y a que deux jours de marche pour le traverser, et moins que cela du Nord au Sud.

Dianghirté, où je me trouvais, en était la seule ville importante. Sa situation géographique est assez remarquable : au Nord, à l’Ouest et au S. O. il est limité par le Kaarta, au N. E. par le Bakhounou, à l’Est par le Ségou, au S. E. par le Bélédougou, autre État tributaire du Ségou, et enfin au Sud par le Foula-Dougou, qui fut longtemps aussi tributaire du vaste empire du haut Niger.

Je ne lui ai point vu d’autre industrie que celle de tous les pays noirs ; d’autres ressources que ses cultures de riz, mil, maïs, arachides, coton, indigo et haricots, quelques tomates, oignons, et le tabac (tancoro ou tamaka).

Le village de Dianghirté, par endroits, est entouré de hautes murailles ; la porte principale était jadis surmontée d’un étage qui tombe en ruine ; le tata, somme toute, est mal entretenu. — 540 talibés et leurs familles habitent la ville, dans laquelle la construction la plus remarquable à l’extérieur est la maison d’El Hadj ; elle est en terre comme le reste du village, ornée de deux tours carrées très-bien entretenues ; certaines parties du tata et le haut des tours sont surmontés d’un ornement à dents ou festons, dans le genre mauresque. Les maisons ordinaires sont celles des anciens Bambaras du village, aujourd’hui relégués dans six petits villages en paille, aux environs et en vue, de manière à pouvoir être surveillés. Elles sont à toits en terrasse ; les portes en sont tellement basses, qu’il faut se plier en deux pour y entrer ; elles sont ogivales ; souvent l’intérieur de la case est plus bas que la rue. Si on réfléchit que tout cela n’est que de la boue sèche, on peut se figurer ce que cela doit devenir sous les pluies torrentielles de l’hivernage.

Maison d’El Hadj, à Dianghirté.

Cependant, au moment où je le visitai, le village était assez propre ; à côté de la mosquée, sous un hangar couvert de cannes de mil, le chef du village et les principaux marabouts se livraient à la lecture du Coran, tandis que le tamsir corrigeait les feuilles d’un exemplaire de ce livre qu’il venait sans doute d’écrire.

Bien entendu, je ne pus obtenir d’entrer dans la maison d’El Hadj. Je me souviens même de la singulière figure que fit le tamsir de l’endroit, auquel j’avais fait cadeau de quelques feuilles de papier, lorsque m’ayant invité à entrer chez lui je passai le premier, et que peu au courant des usages je pénétrai dans la cour où étaient les femmes, qui se sauvèrent en me voyant. Cette sauvagerie musulmane est une des innovations apportées par El Hadj dans les mœurs des Toucouleurs, et en général des Sénégaliens, dont les femmes ne se cachent jamais.

A Dianghirté, j’étais à une journée à peine de Kandiari[44], que je relevai bien, à peu de chose près, dans la direction indiquée par Raffenel, qui, on le sait, ne put dépasser ce point et dut revenir sur ses pas. Il se croyait à trois journées de Ségou.

Lorsque, dévoilant encore une des ruses dont il était victime depuis son entrée dans le Kaarta, il s’écrie : « Être parvenu au dernier village du Kaarta, à trois journées de marche de Ségou, à quinze de Tombouctou, et m’en retourner ainsi mystifié, bafoué, chassé par ces coquins ! » ce cri du cœur, qui révèle une des souffrances intimes du voyageur, nous émeut, car, comme lui plus tard, n’avons-nous pas été bafoué, trompé, dupé, et nous savons aussi bien que personne que la prudence, l’intelligence et l’énergie sont souvent en défaut ; mais cela ne doit pas nous empêcher de relever l’inexactitude de son appréciation de la distance de Ségou et de Tombouctou. Un seul coup d’œil sur sa carte fait voir que lorsqu’il la construisit il ne pouvait plus se faire d’illusions sur la distance véritable de Ségou, qui, sur sa carte, était à vol d’oiseau de plus de 80 lieues.

De plus, nous signalerons son erreur en longitude sur la position qu’il donne à Kaïndara, 10° 30′, c’est-à-dire un degré plus à l’Est que nous. Je pense que cette erreur doit être attribuée à une appréciation exagérée de la route estimée, qu’il pouvait à la rigueur corriger en latitude par des observations, mais non en longitude.

Du reste, lorsqu’on constate qu’après être resté si longtemps dans le Kaarta, Raffenel n’a même pas pu se faire indiquer le nom des provinces de ce pays, on n’est pas étonné qu’il ait été induit en erreur dans les informations qu’il pouvait se procurer, tout en appréciant le mérite, l’énergie et la patience qu’il lui a fallu dépenser pour recueillir les nombreux renseignements qu’on lui doit.

Mais laissons Diangounté et son bon vieux chef, et occupons-nous de notre départ. — Trois routes sont usitées pour se rendre de Diangounté à Ségou : l’une, la plus directe, entre presque de suite dans le Bélédougou, qu’elle traverse pour venir rentrer dans le Ségou, à Médina ou à Banamba. On m’en indiqua les villages, qui sont très-rapprochés les uns des autres, et souvent depuis j’ai pu vérifier l’exactitude des renseignements qu’on m’avait fournis. Cette route nous était fermée par la révolte du Bélédougou, révolte dont il n’était plus possible de douter, mais qui ne nous inquiétait pas beaucoup jusque-là, tout le reste du pays paraissant parfaitement soumis à El Hadj. Une autre route, celle que nous devions prendre, traversait le Diangounté de l’Ouest à l’Est, et entrait sur le territoire de Ségou par la province de Lambalaké, pour rejoindre la première route à Médina.

Enfin, une troisième allait rejoindre à Hofara le Bakhounou, puis redescendant par Ouosébougou (Wasibou de Park), aboutissait au Lambalaké et à la deuxième route, à Toumboula.

[Décoration]

[41]Le sofa est un esclave guerrier, ou plus exactement un esclave mâle employé soigner les chevaux ou à accompagner son maître à la guerre.

[42]En pareil cas, après avoir tracé la route estimée, je la réduis à l’échelle voulue par la méthode graphique des carrés.

[43]Toulon, sac de cuir.

[44]Kandiari ou Kaïndara.


CHAPITRE VII.

Départ de Diangounté. — Les sauterelles. — Le Ba-Oulé du Niger. — Kalabala. — Fabougou. — Troupeau de bœufs des Pouls du Bakhounou. — Diongoye. — Digna. — Ouosébougou. — Nous commençons à souffrir de nos privations. — Traces d’éléphants. — De Diongoye à Gomintara. — Kénienébougou. — Fin du Diangounté. — Nous sommes dans le Ségou. — L’eau infecte de Tonéguéla. — Marigot de Samentara. — Babougou. — Commencement de travail. — Tiéfougoula. — Sa population. — Ses femmes. — Commencement des botoques. — Visite des Massassis de Guéméné. — Les Maures et leurs femmes. — Vol d’une baïonnette. — Médina. — Encore des voleurs. — Premiers bruits de guerre civile à Ségou. — Nécessité de marcher. — Arrivée à Toumboula.

10 février 1864.

Notre départ avait été fixé au 10 février au matin. En même temps qu’il me l’annonçait, Tierno Boubakar, en me promettant des guides, me faisait dire en secret que si j’avais un cadeau pour lui, il me priait de le lui faire à la nuit, sans quoi il serait obligé de le partager et qu’on le pillerait. Peut-être s’attendait-il à un beau cadeau ; mais fidèle à mon principe de très-peu donner, je lui envoyai une calotte de velours brodée d’or, du papier, un peu de poudre, et le tamsir vint à son tour me demander quelques feuilles de papier. Je fus frappé alors de la beauté d’une épée qu’il portait ; elle était très-vieille, mais elle avait dû être une arme de prix. La lame damasquinée était fort belle. La poignée était finement ciselée, et on voyait sur une des coquilles une tête d’empereur romain, triomphateur, d’une grande beauté.

Plus tard, Tierno Boubakar, en me remerciant, me fit demander un boubou de coton blanc, que je m’empressai de lui donner. (Ce coton madapolam six quarts, c’est-à-dire 1m 50 de large, est le plus estimé.)

Boubakar Djawara ne nous demanda qu’un peu de poudre ; sous ce rapport, j’étais bien fourni, je pus là, comme tout le long de la route, faire des générosités.

Le 10 février, au matin, nous chargions les bagages. Enfin, nous allions nous diriger vers le Niger, auquel nous tournions le dos d’une manière inquiétante depuis quelque temps. Le petit repos avait remis tout le monde de bonne humeur, et on marchait vers l’Est le cœur content. Les guides se firent un peu attendre comme d’habitude. Boubakar-Cirey, à cheval, après avoir été les chercher, revint nous mettre en route. Il nous avait renforcés de trois talibés, dont un avait une lettre pour Ahmadou. En outre, ceux de Dinguiray, avec leurs esclaves en haillons, nous avaient rejoints, ainsi que deux hommes de Guémoukoura ; nous étions donc un peu en force en cas d’événement. Au moment de me quitter, le vieux Boubakar me donna une espèce de bénédiction musulmane en se crachant très-légèrement sur la main, et se la passant ensuite sur la figure. Nous nous mîmes en route à sept heures et demie. A neuf heures nous laissions le chemin de Bélégoudou sur notre droite. A dix heures vingt minutes nous traversions un lougan dépendant de Dianghirté, dont les arbres étaient littéralement couverts de sauterelles, qui, après en avoir dévoré les feuilles, semblaient s’attaquer aux écorces. Ces insectes, les mêmes qui exercent de si grands ravages en Algérie, véritable fléau des récoltes et dont la voracité est incroyable, faisaient, par leur vol et leurs mouvements continuels, un bruit analogue à celui de la grêle[45].

Quelques instants après nous traversions un marigot qui, bien qu’à sec, avait un lit si marqué et si profond, qu’il me frappa tout de suite. Je demandai ce que c’était, et un Maure m’informa que ce cours d’eau allait, à la saison des pluies, tomber dans le Niger, en sillonnant le Bélédougou ; c’était donc, selon toute probabilité, le fameux Ba-Oulé, décrit par tous les donneurs de renseignements ; mais ce n’était à coup sûr pas une rivière. Quant au point où il entre dans le Niger, bien qu’à cette époque on m’eût dit qu’il allait tomber dans les environs de Bamakou, à Kégnioroba, plus tard, lorsque je remontai le Niger, ayant eu à traverser presque en face de Dina un immense marigot, qu’on me dit être le grand marigot du Bélédougou, j’ai été amené à conclure que c’était le même Ba-Oulé, d’autant plus qu’on m’affirmait qu’il n’y avait pas d’autres marigots dans le pays.

Chargement de la publicité...