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Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger)

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Le commandant de Bakel aux pauvres prisonniers de Ségou.

Bakel, 10 décembre 1865.

« Salut et bonne santé. Donnez au moins de vos nouvelles au porteur. — Une belle récompense l’attend. — Nous sommes forcés de vous croire morts. — Pas de lettre depuis quatorze mois !

« Pensez à vos amis, à vos parents, à la France, que diable ! et revenez-nous, puis, vive l’Empereur !

« Votre vieux camarade,

« J. André.

« A MM. Mage et Quintin. »

Ainsi j’aurais pu, au lieu de cette lettre étrange, recevoir des nouvelles de quatre mois ; et rien, pas la moindre nouvelle, même pas celle du changement de gouverneur, pas le plus petit mot nous intéressant. Il n’y a qu’une excuse à une telle lettre, c’est qu’André, comme tous nos camarades, nous croyait morts ainsi qu’il le disait, qu’il écrivait par acquit de conscience, que plusieurs lettres déjà envoyées de la même manière n’avaient pas eu de réponse, et qu’il pensait que celle-ci ne nous parviendrait pas plus que les autres.

Mais alors il fallait être logique et ne pas écrire du tout, ou, écrivant, il fallait écrire longuement.

Pour m’apporter cette lettre, ce Maure était venu avec une caravane de sel de Tichit, qui avait été arrêtée par les Bambaras derrière Guigué. Alors, la nuit, il était parti avec un de ses amis, et en deux jours et demi était arrivé à Yamina. Pour une pareille lettre, il avait risqué sa vie ! Je lui dis d’aller la remettre à Ahmadou, car il craignait que ce monarque ne fût pas satisfait et il voulait garder un secret impossible à garder. Il annonçait d’ailleurs l’intention de repartir dans trois jours pour porter une réponse, et dans la situation d’esprit où je me trouvais, par suite des retards continuels d’Ahmadou, je fus un instant tenté de m’échapper, avec lui pour guide ; mais je ne tardai pas à abandonner ce projet et je préparai à tout hasard mes lettres, afin de pouvoir me faire devancer au Sénégal et en France par la nouvelle de mon arrivée, s’il parvenait à partir avant moi.

Je lui donnai une tamba sembé, seule marchandise dont je pusse disposer, et il s’en contenta.

Dès cette époque, je commençai à craindre, malgré les assurances journalières que je recevais du contraire, de ne partir qu’après la fête de la Tabaski. Quand je le disais, Samba N’diaye me répondait que j’étais fou ; mais cependant rien n’était plus vrai, et les faits se suivirent sans modifier notre situation. Ceux qui se montraient les plus indépendants, comme le vieux schérif, venaient quelquefois me faire leurs doléances : « A ta place, je dirais à Ahmadou : Je pars, coupe-moi le cou si tu veux. — J’ai été à Stamboul, à Tunis, à Tripoli, à Marseille, à Gibraltar, me disait ce schérif, qui avait fait trois fois le pèlerinage de la Mecque par bateau à vapeur, et je n’ai rien vu de semblable dans aucun pays. » — « Moi non plus, » répliquais-je. Mais, si j’avais l’air de vouloir sérieusement me fâcher avec Ahmadou, il était le premier à m’exciter à la patience.

En attendant, on comptait toujours de temps à autre les cent Talibés et les cent Sofas, et toujours quelques-uns manquaient. Alors on les envoyait chercher, et le temps se passait ainsi.

16 avril 1866.

Le 16 avril, pendant que j’étais ainsi dans l’incertitude, le Maure vint me dire qu’il partait pour Yamina, sous prétexte de chercher ses chameaux, mais qu’il allait se mettre en route, et il me demanda mes lettres, que je lui confiai. Dès le soir, Ahmadou envoyait à sa poursuite, et le faisait ramener, parce qu’il n’avait pas confiance en lui[238]. Ce même jour, Ahmadou alla avec Samba N’diaye prendre chez El Hadj un des plus petits toulons du fameux magasin d’or ; on le porta chez lui, et après qu’il en eut retiré une certaine quantité d’or, pour le distribuer à ceux qui partaient, on le reporta au magasin.

19 avril 1866.

Je me fortifiais de plus en plus dans cette idée que nous ne partirions qu’après la Tabaski qui tombait au 26 avril, et cependant le 19, Ahmadou disait à Tambo et à Ahmadou Boubakar, en leur faisant cadeau d’un costume complet, que la Tabaski nous trouverait en route.

21 avril 1866.

Le 21, l’armée de Matinenbo rentra ; elle était allée attaquer les sept villages de Falo et s’était fait repousser avec des pertes notables. Les hommes avaient failli mourir de soif. Bref, c’était un échec, mais il ne nous importait guère que dans le cas où il aurait fait retarder encore notre départ.

Pendant les jours suivants il me fut impossible de voir Ahmadou ; cependant j’avais des désagréments : sous le prétexte que j’allais partir, on me délivrait le mil de trois en trois jours et chaque fois c’étaient de nouvelles difficultés. Enfin, l’avant-veille de la Tabaski, j’envoyai Boubakary Gnian chez Ahmadou, le chargeant, puisqu’il ne voulait pas me voir, de lui rappeler ses promesses. Il reconnut la vérité de mes paroles et de mes griefs. Mais sa seule réponse fut : « Tout est fini, le commandant va partir. » Je l’avais trop entendue, cette phrase, pour y croire.

A ce moment le mécontentement était très-vif contre Ahmadou. Depuis leur dispute avec lui, les Talibés, qui n’avaient demandé leur pardon que dans l’espoir d’un cadeau, n’avaient encore rien reçu ; aussi se tenaient-ils à l’écart, et boudaient-ils de plus belle. Ceux qu’on comptait au Diomfoutou pour partir avec nous, disaient hautement qu’ils ne partiraient que si on les habillait, qu’ils ne voulaient pas aller à Nioro comme des mendiants.

En somme, j’étais fondé à me demander si, malgré la volonté évidente d’Ahmadou de nous faire partir, nous serions bientôt en route.

26 avril 1866.

La fête de la Tabaski était arrivée. Il y eut peu de monde au Salam, ce qui était un signe de mécontentement bien évident. Le palabre fut court. Entre autres choses, Ahmadou demanda une armée, et dit qu’après la fête Tierno Abdoul Kadi parlerait aux divers chefs : ce qui semblait indiquer que pour en finir avec les rivalités qui divisent le Toro, le Fouta et le Gannar, aussi bien dans l’armée musulmane que sur les bords du Sénégal, Ahmadou se décidait à tirer parti de l’influence que Tierno Abdoul Kadi, par une justice impartiale et par sa position dans le Fouta et à Ségou, avait su prendre sur ces divers partis.

En cela, Ahmadou n’eût fait qu’imiter son père, qui n’avait pu venir à bout des Talibés, malgré son prestige immense, que par l’influence d’Alpha Oumar Boïla.

Une autre parole d’Ahmadou qui fut remarquée fut celle-ci : « Le Diné (la guerre sainte) ne périra jamais. Il grandira au contraire sans cesse. Chaikhou (El Hadj) vous l’a dit lui-même, ici, avant de partir, et pour moi, je vous le dis. Il faut bien savoir qu’aujourd’hui, depuis le Fouta jusqu’au Fouta Djallon, jusqu’au Ségou, au Macina et au Haoussa, tout ce pays est entre mes mains, ainsi que d’autres plus grands encore, que vous ne connaissez pas. »

Pour moi j’estimai que c’était là une parole destinée à relever le courage des Talibés, à faire travailler leur esprit et à les exalter ; mais ceux qui avaient passé la période de l’exaltation, ou qui se trouvaient en ce moment dans une situation morale inverse, et Samba N’diaye était du nombre, ne virent là qu’une vantardise. « Nous, me disait-il, nous trouvons que Ségou c’est assez pour nous, si nous pouvons le garder, et ce petit jeune homme qui a à peine de la barbe au menton songe à gagner tous ces pays-là ! »

Et cependant Samba était de ceux qui croyaient El Hadj vivant et qui pensaient que la lutte durait au Macina.

Quant à moi, après avoir espéré bien longtemps, je ne croyais déjà plus à l’existence d’El Hadj, et le docteur encore bien moins.

Depuis longtemps nous avions eu de vrais détails sur les affaires du Macina, par Déthié N’diaye, l’un de nos meilleurs hommes, qui s’était marié à Ségou. Avec la facilité qu’offrent, pour cela, les usages musulmans, il avait donné à sa femme un pagne pour se couvrir le corps, un bourtougueul[239] pour se mettre sur la tête, puis on avait été devant un marabout, qui, moyennant cent cauris, avait consacré cette union qui devait se briser à notre départ, Ahmadou ne permettant pas l’exportation des femmes. Il avait un enfant qui devait par conséquent grossir un jour les rangs des Talibés, et ce n’était pas le seul de nos laptots qui fût dans ce cas.

Toujours est-il que dans la case de sa femme, logeait une femme arrivée du Macina depuis longtemps, qui avait été ramenée de Sansandig, avec une femme d’El Hadj, par une pirogue qui les avait déposées à Soninkoura. Ces femmes avaient été remises à Oulibo, et quand Ahmadou l’apprit, il fut tellement furieux qu’on n’eût pas retenu pirogue et piroguiers, qu’il fit mettre Oulibo aux fers, dans sa propre maison, pendant huit jours, et qu’il refusa de recevoir la femme de son père qui resta dans le logis d’Oulibo. La femme qui accompagnait celle-ci y resta encore toute une année, puis enfin on la laissa sortir en lui recommandant de ne pas parler. Mais peu à peu un mot fut dit, puis un autre, et enfin, on sut ce qu’elle avait vu ; puis, en rapprochant ce qu’elle disait d’autres informations, je pus continuer le récit des événements du Macina de la manière suivante :

Nous avons laissé El Hadj au moment où il venait d’expédier une grande armée pour Tombouctou sous les ordres d’Alpha Oumar. Cette armée y alla, trouva la ville déserte[240], s’en empara, ramassa tout le butin et se mit en route pour revenir ; mais elle rencontra sur son chemin tout un pays révolté à la voix de Balobo, d’Abdoul Salam et de son fils, ainsi qu’à celle de Sidy, fils de Sidy Ahmed Beckay de Tombouctou. Au premier combat qu’il livra, Alpha Oumar eut l’avantage. Au deuxième il chassa l’ennemi, mais il perdit du butin et ses canons. Au troisième il abandonnait tout le butin fait à Tombouctou, et, après une lutte désespérée, marchant de combats en combats, il parvint à un jour et demi de marche d’Hamdallahi. Là il fut tué lui-même, et de son armée quelques hommes seulement rentrèrent à Hamdallahi. C’était un désastre irréparable. El Hadj, trop faible pour tenir la campagne, se décida à s’enfermer dans les murailles qu’il avait fait bâtir et à y attendre l’ennemi. Mais il manqua bientôt de vivres. Assiégé par toutes les forces du Macina, ne pouvant sortir, il connut toutes les horreurs de la famine. Néanmoins il ne voulait pas sortir ; les Talibés en étaient réduits à manger des chevaux morts et même, dit-on, des cadavres humains. Dès lors deux versions se présentent : l’une dit qu’El Hadj espérait toujours que les Maciniens se fatigueraient et s’en iraient ; l’autre qu’il avait expédié Tidiani près des Pouls de la montagne et attendait des secours. Toujours est-il qu’un beau jour on s’aperçut qu’un grand nombre de Talibés désertaient. Alors tous les vieux chefs, les fidèles d’El Hadj vinrent le trouver et lui dirent qu’on ne pouvait plus rester dans cette position, et que s’il les forçait encore à demeurer dans ce village, il répondrait devant Dieu de tous les péchés qu’ils commettaient en mangeant des chevaux morts, des hommes, et aussi de toutes les morts qu’il occasionnait.

On dit que Balobo accueillait tous les déserteurs, sauf les Talibés du Fouta, auxquels il faisait couper le cou, et ce n’était, on l’avouera, que justice.

El Hadj comprenant que, s’il résistait encore, il n’aurait bientôt plus qu’une poignée d’hommes, incapables de résistance, et qu’il tomberait vivant au milieu de ses ennemis, se décida à fuir le même soir. On fit donc tout préparer et on sapa la muraille pour faire une large tranchée qu’on abattit à la nuit pour fuir. Les Maciniens s’étaient aperçus de quelque chose, peut être un déserteur avait-il trahi ce projet, car, bien que la nuit fût noire, lorsque la muraille tomba, la plaine fut presque aussitôt éclairée par d’immenses feux de paille préparés à l’avance, et on se mit à la poursuite des fuyards.

La femme qui donna ces détails, et qui avait été prise le lendemain de ce jour, avec toutes les autres femmes, par Balobo et Sidy, inclinait à croire qu’El Hadj s’était sauvé, mais comme elle ne citait aucun fait à l’appui de son assertion, il est permis de supposer qu’elle avait reçu l’ordre de parler ainsi. La prise d’Hamdallahi par le Macina remontait au mois d’avril 1864, et nous avait été, au mois de mai de cette même année, présentée comme une sortie triomphale d’El Hadj contre ses ennemis.

Aujourd’hui il n’y a plus de doute à cet égard. C’est bien en fuyard qu’El Hadj est sorti d’Hamdallahi, après un siége de sept ou huit mois, pendant lequel son armée, décimée déjà par la guerre, a été réduite à bien peu de chose par les horreurs du siége et de la famine.

Ce qu’on sait après cela c’est que Sidy, fils d’Ahmed Beckay, et Balobo, entrés ensemble à Hamdallahi, ne s’entendirent pas pour le partage de leur proie, et que dès le lendemain ils étaient en hostilité ; peu de jours après ils abandonnaient Hamdallahi, d’où l’on prétend à Ségou que Tidiani les chassait. Ce qu’il y a de sûr par la persistance des nouvelles dans ce sens, c’est que Tidiani restait au Macina à la tête d’un parti assez considérable pour faire échec à Balobo et à Sidy, et que cette contrée était en proie aux partis, car, indépendamment de ces trois chefs, il y avait un certain fils de Galadjo (le descendant des anciens chefs du pays conquis par Ahmadou Amat Labbo), qui se remuait avec Tidiani, mais qui évidemment agissait pour son propre compte. Cette guerre civile a dû être bien terrible pour le pays, puisque nous avons pu rester soixante-douze jours devant Sansandig, à deux jours de marche par terre du Macina, sans que les chefs de ce pays fissent le plus petit effort pour nous chasser et anéantir ainsi la puissance des Talibés.

Quant à l’existence d’El Hadj, nous sommes d’autant plus fondés à n’y pas croire qu’il est notoire que depuis le moment où il est sorti de Sansandig, ni lui ni ses fils qui l’accompagnaient au Macina n’ont été mis en jeu dans les récits plus ou moins erronés qu’on nous a faits de la guerre du Macina, récits dans lesquels il y a certainement un fond de vérité, ce qui confirme une fois de plus ce vieux proverbe, qu’il n’y a pas de fumée sans feu.

D’ailleurs cette mort n’a-t-elle pas été annoncée par les Bambaras ? Souqué, le chef qui fit révolter Fogni et y périt, ne promenait-il pas un mannequin (qui n’était peut-être que le bras momifié d’El Hadj), sous le nom de bras du prophète, et ne réussit-il pas à faire ainsi révolter presque tout le pays, qui était encore soumis à Ahmadou, au moment de notre arrivée ?

Enfin, peu après le siége de Sansandig, un homme de l’armée d’El Hadj, qui du Macina était venu dans cette ville, rentra à Ségou ; il fut d’abord bien accueilli, mais Ahmadou ayant appris que cet homme avait été interrogé par les premières personnes qu’il avait vues avant même d’être entré à Ségou et qu’à cette question : « Où est El Hadj ? il avait répondu : Mort ; — Où sont ses fils ? — Morts ; — Où sont Alpha Oumar, Alpha Ousman et tels et tels autres ? — Morts, » Ahmadou l’avait fait saisir, et, sans autre forme de procès, lui avait fait couper la tête.

Notre opinion bien arrêtée est donc qu’El Hadj, tout au moins, est mort et que selon toute probabilité ceux de ses fils, qui se trouvaient au Macina, le sont aussi. Quant à Tidiani, s’il se soutenait dans le pays, il est bien évident qu’il n’en était pas le maître, et le devînt-il, il se créerait sans doute entre lui et Ahmadou un antagonisme tel que je ne puis prévoir la fin de la guerre civile dans ces régions.

Pendant que je faisais ces réflexions, la fête de la Tabaski se passait et nous comptions le soixante-huitième jour de retard sur la solennelle parole d’Ahmadou. Le lendemain ce monarque ne s’occupait plus de moi ; il sortait à cheval, suivi de tous les chefs, pour choisir l’emplacement d’un cimetière musulman, qu’on devait entourer d’une haie pour que les hyènes ne vinssent pas déterrer les morts. Ce n’était pas inutile, car chaque soir, vers dix heures, quand les troupeaux de hyènes et de chacals ne trouvaient pas au champ des suppliciés une proie suffisante à leur voracité, ils venaient sous les murs même de la ville entonner, en déterrant les morts, le concert affreux qui caractérise ces animaux. Que de fois j’ai été, bien que demeurant à l’autre extrémité du village, réveillé en sursaut par ces cris qui ressemblent, à s’y méprendre, tantôt aux vagissements d’un enfant, tantôt au rire d’un homme, tantôt au miaulement d’un chat en colère ! Ces féroces animaux en étaient arrivés à ce point que faute de cadavres, ils attaquaient les troupeaux dans leurs parcs et plus d’une fois des bœufs ont été ainsi enlevés et dévorés en quelques instants. Deux de nos ânes eurent le même sort.

26 avril 1866.

Le soir, au moment où toute la ville était en joie et où, à chaque coin de rue, un groupe d’esclaves dansait en battant des mains, Ahmadou faisait parcourir la ville par ses Sofas armés de leurs fouets de cuir (il prend quelquefois cette peine en personne) pour empêcher ces danses, irréligieuses selon lui, et pour dissiper les groupes.

Aussi les femmes des Talibés et surtout les jeunes filles du Fouta et des Yoloffs ne se soucient-elles guère de leur gouvernement, et le fanatisme est-il plus affecté que réel. J’en avais chaque jour la preuve dans une maison voisine de la nôtre, où demeuraient deux jeunes femmes toucouleurs, mariées toutes deux, mais dont l’une, mariée avant d’être nubile, avait son mari au Macina. Elles regrettaient la patrie absente, et quand mon départ approchait, la grande réserve qu’elles avaient toujours eue, par esprit de dignité et un peu par sauvagerie, se fondait à l’idée que j’allais revoir leur pays, leur village et leurs parents, et, devant leurs mères, elles me donnaient leurs commissions affectueuses pour tous les leurs. Quand je leur disais : « Veux-tu venir avec moi ; » l’une répondait : « Si je n’étais pas mariée ici ; » ou : « Si Ahmadou voulait laisser partir ma mère et mon mari, » et l’autre, qui n’espérait plus revoir son mari, me disait simplement : « Vas demander à Ahmadou. »

27 avril 1866.

Le jour suivant, bien que la fête ne fût pas terminée, je commençais à m’inquiéter sérieusement d’un bruit qu’on faisait courir, qu’Ahmadou s’était laissé persuader d’attendre les pluies, à cause de la sécheresse qui rendait impossible un voyage à travers les broussailles. Je savais par les Pouls qui venaient continuellement de Toumboula qu’il y avait assez d’eau dans les marigots de la route pour que 200 hommes pussent passer. Cela ne pouvait donc être qu’un prétexte. Quant à Ahmadou, il ne disait rien.

Installé en grande pompe sur la place de Doubalel Coro (le vieux Doubalel), il tenait un grand palabre avec les Bambaras captifs de la couronne et leur chef Matinenbo, et leur faisait raconter, par quatre déserteurs de chez Mari, arrivés la veille, ce qui se passait à Touna. Voici la substance de ce récit.

Quelques villages bambaras soumis à Ahmadou avaient fui en masse quelques jours auparavant et étaient venus, hommes, femmes et enfants, trouver Mari, qui avait fait partir aussitôt tous les hommes pour une expédition et pendant ce temps avait vendu les femmes et les enfants pour avoir des chevaux. A leur retour ils n’avaient plus trouvé personne, et Mari leur avait répondu : « Ne vous faites pas de chagrin, quand je serai revenu à Ségou je vous les ferai rendre. »

Naturellement les Bambaras en étaient à regretter leurs déserteurs. Voilà quelle était la morale du récit. Les quatre narrateurs étaient des Soninkés qui, pris enfants par les armées de Mari, avaient été dressés comme Sofas de la garde et qui, devenus grands, rentraient au bercail. Quant aux forces de Mari, on disait qu’il n’avait que 250 chevaux, chose assez croyable, vu le peu qu’il y en avait à Toghou.

On faisait dire également à ces hommes que les chefs de Sofas de Mari, mécontents de la manière dont il les traitait, avaient palabré et projeté de couper la tête à leur maître, et de venir tous ensemble attaquer Ségou pour se le partager ; mais que, sur les observations de Mari, qui avait été prévenu, ce projet n’avait pas eu de suite.

Quelques jours encore se passèrent, et tous ceux qui avaient le même intérêt que moi à partir passaient par des alternatives d’espérance et de découragement telles que je ne savais plus moi-même que penser ; cependant, en constatant qu’Ahmadou ne cessait pas de s’occuper de notre affaire (comme on appelait notre départ), je conservais toujours un peu d’espoir.

2 mai 1866.

Enfin, le 2 mai, Ahmadou fit un palabre avec les Talibés du Diomfoutou désignés pour partir ; il leur commanda de ne pas sortir de Ségou-Sikoro, parce qu’il allait avoir besoin d’eux peut-être au milieu de la nuit. Puis il leur promit des vêtements pour la route. En même temps j’apprenais que Tierno Abdoul Ségou partait pour Yamina, et l’on disait que c’était pour arrêter tous les déserteurs qui voudraient partir avec nous. L’après-midi le palabre d’Ahmadou avec les Sofas et les Talibés recommença ; il fit changer sept des Talibés, au retour desquels il ne croyait pas, et fit enfin distribuer le couscous, à raison d’un moule par homme, à ceux qui devaient partir.

Malgré cela, je ne savais encore sur quoi compter, et bien que quelques personnes pensassent que je partirais le lendemain, j’avais bien de la peine à le croire. Cependant, le lendemain matin Seïdou m’annonçait que le soir, à la nuit tombée, Ahmadou avait fait appeler tous les chefs de Ségou pour les prévenir qu’il allait me laisser partir, et qu’à ce sujet chacun avait émis son avis. Tierno Abdoul Kadi avait soutenu notre cause et demandé à Ahmadou de nous bien traiter jusqu’au dernier moment, disant que depuis notre arrivée, il l’avait engagé à ne pas écouter les mauvais bruits qu’on faisait courir sur l’objet de notre mission et qu’aujourd’hui tout le monde pouvait voir que nous étions venus pour faire le bien et non pour espionner dans le pays.

Seul Mohammed Bobo, notre ennemi juré, avait combattu notre renvoi, bien que ce fût une chose décidée, mais il voulait soutenir l’opinion qu’il avait toujours exprimée qu’on devait se défier des blancs, qui viennent toujours avec de belles paroles et qui finissent par s’emparer des pays où ils vont. En se quittant à une heure avancée de la nuit ils étaient tous d’accord, et cependant comme rien n’est jamais terminé dans ce maudit pays, Ahmadou leur avait dit de revenir le lendemain pour en finir. Alors, sous l’inspiration de Tierno Abdoul Kadi, tous les chefs avaient écrit à Ahmadou une lettre collective pour l’engager à nous laisser partir : ce qu’Ahmadou avait accordé d’autant plus volontiers qu’il y était déjà tout décidé.

Cette petite comédie me semble un trait de mœurs très-caractéristique. Pendant deux ans et demi Ahmadou ne consulte personne, et personne ne lui donne son avis ; le jour où tout est arrêté, convenu, il provoque une discussion pour la forme et a l’air de céder à l’avis des chefs, enchantés d’être consultés.

3 mai 1866.

Quoi qu’il en soit, je ne me croyais encore sûr de rien, quand, vers une heure et demie, Samba N’diaye arriva, et comme je lui demandais s’il avait appris quelques nouvelles, il se mit à rire et me dit : « Allons voir chez Ahmadou ; » puis il rentra dans la case de ses femmes.

Nous avions tous cru que c’était une plaisanterie, et quand, après quelques instants, il ressortit, j’eus encore de la peine à me persuader qu’il disait vrai ; mais lorsque je vis qu’il parlait sérieusement, je ramassai à la hâte mes papiers, le projet de traité, de quoi écrire, et nous partîmes sans retard, tout en le questionnant sur ce qui s’était passé. J’attendis quelques instants à la porte du palais et j’entrai chez Ahmadou, qui venait de renvoyer tout le monde et était seul avec Bobo, Sidy Abdhallah et un Talibé, nommé Ali, fils d’Elimane Donaye[241], ce qui me fit supposer que ce dernier allait nous accompagner.

Ahmadou me dit qu’il m’appelait pour terminer les affaires (le traité). Je tirai alors le traité, que je lus article par article, en le lui expliquant. Il me dit : « C’est bien cela dont nous sommes convenus ; moi aussi j’ai fait mon papier qui contient ces mêmes choses ; le voici, c’est dans ma lettre au gouverneur. » Et il me la traduisit du texte arabe en peuhl. Les articles y étaient bien, mais dans un ordre différent. Alors le docteur et moi nous signâmes un texte que je lui présentai, en lui disant de le garder afin que si quelque blanc venait il pût le lui montrer. Mais Bobo s’y opposa ; il parla à Ahmadou à voix basse en langue haoussani, et ce dernier me répondit qu’il était inutile qu’il gardât un texte qui n’avait pas de signification pour lui, puisque personne dans son pays ne savait lire l’écriture des blancs. Samba N’diaye soutint mon avis, mais Bobo l’emporta et je n’insistai pas, de crainte de faire retarder encore mon départ. En somme, le traité était fait, accepté, consenti par lui, il en avait les conditions écrites en arabe et, qui plus est, gravées dans sa mémoire et dans celle des assistants : or la mémoire des noirs est excellente, en raison du peu de faits qu’ils y logent.

C’était là tout ce qu’il me fallait. Du reste Ahmadou fit immédiatement faire un double de sa lettre au gouverneur, en me disant que de cette façon il était sûr que ce papier, conservé dans son livre (le Coran), ne serait jamais changé.

Ensuite il me dit : « Eh bien ! tout est fini ; tu n’as plus qu’à préparer tes bagages pour partir. » J’allais me lever pensant que j’aurais encore une audience dans laquelle il me remettrait le cadeau que Samba N’diaye m’avait annoncé et qu’un roi nègre qui se respecte se croit obligé de faire à un hôte qui le quitte. Mais au moment où je partais, Ahmadou reprit la parole pour me remercier de la patience avec laquelle j’avais supporté mon long séjour dans le pays, pour me faire des protestations d’amitié, pour me dire qu’il savait bien que je l’aimais aussi, et qu’aucun envoyé n’eût pu faire plus que je n’avais fait pour bien arranger les affaires, et une foule d’autres déclarations de ce genre.

Je lui répondis que j’avais beaucoup souffert, mais que le jour où je partirais tout serait fini, que j’étais venu pour une mission sérieuse, que j’avais cherché à faire le bien du pays en même temps que celui des blancs, et que je n’avais plus rien à demander, maintenant que les affaires étaient arrangées ; que mon seul vœu était de partir aussitôt.

Il me dit alors qu’il avait préparé ce qu’il voulait me donner en signe d’amitié, qu’il savait que c’était peu, trop peu même, mais qu’il savait que les blancs ne regardent pas aux richesses[242], mais à l’intention.

Je lui répondis que cela avait peu d’importance, que partir était tout, et que si petit que fût son cadeau, j’étais content de ce qu’il me donnait en signe d’amitié et de satisfaction pour la manière dont je m’étais conduit envers lui ; que quant à moi j’avais déjà beaucoup reçu de lui pendant mon séjour et que j’eusse désiré lui faire un beau présent avant de partir ; que mes ressources étaient bien minces, mais que néanmoins je ne partirais pas sans lui laisser un souvenir.

Il tira alors de dessous ses vêtements deux bracelets d’or du poids de 100 gros chacun et il les passa à Samba N’diaye en lui disant : « C’est pour le commandant, » et cela avec une telle intonation qu’elle frappa tout le monde, même Quintin. Puis il ajouta : « J’aurais envoyé un cadeau pour le gouverneur, mais j’ai appris que Faidherbe (sic) qui t’a envoyé était parti de N’dar (Saint-Louis) et comme je ne connais pas le nouveau gouverneur, que je ne sais pas même s’il sera bon pour moi, je n’envoie pas de cadeau avant le retour de mon envoyé.

« Je saurai alors ce que je dois faire. »

Insister c’eût été avoir l’air de demander un présent pour le gouverneur ; je ne crus pas devoir le faire.

La conversation alors continua, générale et sans but bien arrêté ; mais cependant Ahmadou, à un moment, me dit, et je le lui fis répéter, que s’il venait encore d’autres envoyés, jamais il ne les retiendrait. Je lui demandai s’il consentirait à ce que des blancs vinssent avec un canot pour descendre le fleuve. Il allait répondre quand Bobo lui parla à l’oreille, et il me dit : « Quand mes envoyés seront revenus de Saint-Louis, je saurai ce que je dois faire. »

C’était là un effet de la politique de Bobo, et je suis convaincu que si l’entreprise était tentée il y serait le seul obstacle, mais que malgré tout il réussirait à l’empêcher.

Bobo, ainsi qu’il en avait fait profession, représentait la défiance, et le soir même j’appris de Samba N’diaye qu’il avait réussi à détourner Ahmadou de faire au gouverneur ce cadeau dont il avait parlé à Samba depuis longtemps, et cela en lui disant qu’il ne tenait pas encore le canon promis.

En rentrant à la maison, je trouvai Quintin mécontent et il était en droit de l’être. L’intention d’Ahmadou avait été si évidente quand il avait dit que le cadeau était pour moi, que Quintin, quoique très-désintéressé, était blessé. N’avait-il pas, en effet, soigné la femme d’Ahmadou, les malades, les blessés ? et non-seulement il n’avait pas un cadeau, mais même pas un remercîment ; c’était trop peu, et, pour comble, Ahmadou lui faisait demander un peu du remède pour les yeux[243] avec lequel il avait guéri sa femme.

Aussi, Quintin bien que depuis longtemps il eût dit à Samba N’diaye qu’il donnerait à Ahmadou son revolver, ne crut-il pas devoir le faire tout de suite, il ne voulait pas avoir l’air de demander un présent. Quant à moi, comme Ahmadou, en me congédiant, m’avait dit que je ne le reverrais plus, je lui envoyai le fusil de Sidy et son sabre, achetés par moi à Sidy pour environ 350 francs, et mon revolver avec toutes les balles. J’ajoutai toute la poudre dont je pouvais disposer, n’en gardant que 4 à 5 kilogrammes pour ma suite.

Ahmadou fut enchanté du cadeau, mais il demanda pourquoi le docteur, ainsi qu’il l’avait dit depuis longtemps, ne lui donnait pas son pistolet. Samba N’diaye lui répondit assez crûment de lui-même que Quintin avait été blessé de ne pas recevoir même un remercîment.

« Allons donc ! dit Bobo, mais il est payé pour soigner les malades. »

Dès que cette réponse me fut rapportée, je renvoyai Samba N’diaye dire de ma part à Ahmadou que je ne lui demandais rien, non plus que Quintin, mais qu’il fallait bien qu’il sût qu’en soignant les malades et blessés, Quintin avait agi spontanément, qu’Ahmadou lui avait toute obligation, vu que je n’eusse pu le lui ordonner s’il ne l’eût pas voulu, et qu’il n’était payé que pour me soigner, moi et mes hommes.

Puis je chargeai Samba d’ajouter, comme de lui-même, que, dans son intérêt même, Ahmadou ne devrait pas laisser partir mes laptots sans les habiller, comme il le faisait d’habitude, parce qu’ils ne manqueraient pas de s’en plaindre au Sénégal aux autres noirs.

Il répondit vaguement. Bobo avait passé par là.

Ce ne fut qu’au moment du départ que le docteur se décida de lui-même à envoyer son pistolet à Ahmadou ; et j’affectai, quant à moi, de ne plus lui en parler. Dès qu’Ahmadou le reçut, il lui envoya en retour, ou en payement si l’on veut, un cadeau de 50 gros d’or (environ 625 francs).

Telle fut la fin de mes relations directes avec Ahmadou.

[Décoration]

[234]On sait qu’un fait semblable s’était déjà vu à Ségou après la mort de Dékoro, assassiné par ses captifs.

[235]Assama, chef de Grand-Bassam. Amatifou, chef d’Assinie.

[236]Pour les noms des jours et des mois, on a adopté les mots arabes dans toutes les langues de ces contrées.

[237]Akraïjit est un des Ksours qui composent l’oasis de Tichit ; il est situé à l’E. de cette ville, à petite distance.

[238]A ce sujet, le compagnon du Maure eut peur qu’Ahmadou ne fût fâché de ce que Cheick Ould Abd Daïm m’avait parlé de la lettre. Ahmadou eût voulu la tenir secrète, et je la lui avais fait réclamer ; ce Maure vint avec le schérif me prier de dire que c’était le schérif qui m’avait fait connaître l’arrivée de cette lettre, disant qu’on n’oserait rien faire à un schérif.

[239]Sorte de voile fabriqué dans le pays avec du coton très-fin (espèce de mousseline).

[240]Rapprocher ce récit de celui des Maures. (Voir aux instructions)

[241]Elimane Donaye (le chef de Donaye, village des bords du Sénégal, près de Podor).

[242]A l’importance du cadeau.

[243]Solution de nitrate d’argent cristallisé.


CHAPITRE XXXVIII.

Je fais mes adieux. — Départ nocturne de Ségou-Sikoro. — Séjour à Dougou Kounan. — Je suis confié à Mahmadou Abi. — Bobo ministre d’Ahmadou. — Départ et passage du fleuve à Ségou-Koro. — Voyage le long du fleuve. — Arrêt à Morébougou. — Les captifs retournent. — Les puits desséchés et les abeilles altérées. — Kéréwané. — Toubacoura. — Le fer. — Difia. — Route pénible sans eau. — Captifs morts de soif. — Villages révoltés. — Médina. — Maréna. — Route continuelle jour et nuit. — Soso. — Prise du village par trahison. — Massacre des habitants. — Les effets de la propagande musulmane. — Arrivée à Marconnah. — Toumboula. — Une razzia des Massassis. — Massacres des prisonniers. — Pas de repos. — Départ pour Ouosébougou. — Course effrénée. — Djolo. — Souvenir de Mongo Park. — Repos à Ouosébougou.

4 mai 1866.

Le lendemain 4, j’allai faire mes adieux, qui furent accompagnés, chez tous ceux dont j’avais eu à me louer, de promesses de cadeaux, et comme j’étais sur mon départ, je fus non-seulement bien reçu, mais quelques-uns me montrèrent même de l’effusion ; c’est ainsi qu’Oulibo me confia que Bobo perdait Ahmadou aux yeux de tous les Talibés, et que quant à lui il n’était pas sans crainte sur leur avenir à tous si Ahmadou continuait à écouter ce mauvais conseiller en tout et pour tout.

5 mai 1866.

Le 5 mai, le schérif marocain venait m’apporter un pain de sucre, qu’Ahmadou lui avait donné pour sa route, et il me demandait de le prendre sous ma protection, car il partait seul avec un cheval présent d’Ahmadou et un cadeau de 340 gros d’or (le gros vaut 12 fr. 50 c.)

Je lui promis de faire ce que je pourrais et le confiai à Mamboye, qui seul de mes hommes parlait l’arabe et qui, du reste, s’entendait très-bien avec lui.

Ce même jour Ahmadou fit un dernier palabre avec les Talibés du Diomfoutou, qui ne sortirent de chez lui que vers cinq heures et demie. Déjà on disait que nous ne passerions pas la nuit à Ségou. Il était certain que Mahmadou Abi partait avec nous. Ses bagages étaient au bord du fleuve, prêts à être embarqués en pirogue. Je fis préparer tous les miens ; mais, malgré mes ordres, mes hommes ne se décidaient pas à se préparer eux-mêmes : ils ne pouvaient encore croire à ce départ tant remis ; il leur semblait impossible qu’eux, qui s’étaient battus pour Ahmadou, qui avaient eu l’un des leurs tués pour sa cause, il les laissât partir sans cadeau, sans même un vêtement pour se couvrir, car, à part ce qu’ils avaient sur le dos, la plupart partaient leur sac vide. Pourtant rien n’était plus vrai.

La nuit était arrivée au milieu de mes préparatifs ; tous mes ustensiles étaient au milieu de la cour avec les bâts d’ânes tout chargés, mes cantines et tout cela bien mal disposé. Pour décider mes hommes, j’envoyai Samba N’diaye chez Sidy Abdallah aux renseignements ; il répondit que nous ne coucherions pas à Ségou. Vers 10 heures du soir, Ahmadou lui-même l’affirma. A minuit, tout étant prêt, je me jetai sur une natte et pris un peu de repos.

Ce ne fut qu’à deux heures du matin qu’Ahmadou fit appeler Samba pour me faire dire d’aller coucher à Ségou-Koro.

Nous commençâmes à charger les bagages avec le plus d’ordre possible. Bien que ce fût au milieu de la nuit, plusieurs voisins prévenus vinrent me faire leurs adieux d’une façon touchante, et il reste évident pour moi qu’en me faisant sortir à pareille heure, Ahmadou avait voulu éviter aux Talibés l’émotion d’un pareil départ, craignant qu’ils n’eussent désiré me suivre et peut-être aussi qu’ils ne succombassent à la tentation.

6 mai 1866.

Vers trois heures et demie j’étais en route, et lorsque le jour parut, le 6 mai 1866, j’avais quitté Ségou-Sikoro pour n’y plus rentrer. A Ségou-Koro, je fis décharger les animaux ; mais à peine mes bagages étaient-ils à terre qu’Amadi Boubakar de Kouniakary vint me dire de continuer jusqu’à Dougou Kounan, où se trouvait déjà Mahmadou Abi[244]. J’allai donc camper à ce village sous de beaux arbres, puis j’allai saluer ce prince. C’était, de tous ceux de Ségou, celui que j’avais le moins bien traité en cadeaux, et cela à cause d’une certaine fierté qui me déplaisait en lui ; ses demandes avaient l’air d’ordres, et je les refusais presque toujours. Malgré cela, il me fit très-bonne figure.

J’appris qu’Ahmadou, la veille, était sorti vers le soir pour le mettre en route jusqu’à Ségou-Bougou, puis qu’après il était rentré palabrer avec les chefs qui partaient avec nous.

Avec le jour je vis arriver bien du monde. D’abord ceux qui partaient puis leurs amis, les nôtres, San Farba entre autres, puis enfin Samba N’diaye nous apportant, de la part d’Ahmadou, un pain de sucre pour la route.

Nous passâmes ainsi toute la journée du 6 mai à recevoir des visites, ignorant encore quand nous partirions, et quels étaient ceux qui venaient avec nous jusqu’à Saint-Louis.

7 mai 1866.

Ce ne fut que le 7 au matin que Badara arriva. Il n’emmenait pas d’armée, car l’escorte de 200 hommes était pour Mahmadou Abi jusqu’à Nioro et non pour lui ; mais Ahmadou lui avait donné plusieurs ânes chargés de soufre, de pierres à feu, et il partait content. Tambo, chargé d’une mission dans le Diombokho, ne venait pas à Saint-Louis et s’en consolait en pensant qu’il allait revoir son village de Tiguine, ses femmes et ses enfants. Je parle avec d’autant plus de plaisir de cet homme que, jusqu’au jour de notre séparation, à Nioro, il s’est montré pour nous bon, serviable et dévoué à l’occasion.

Bobo, arrivé dès le matin avec quelques princes, était en conférence avec Mahmadou Abi. Plus tard il me firent appeler, et Bobo, prenant la parole, me dit qu’il avait été chargé par Ahmadou de venir me mettre en route ; qu’il me remettait entre les mains de Mahmadou Abi jusqu’à Nioro et que ce prince veillerait sur moi comme l’avait fait son frère (cousin) Ahmadou ; qu’à Nioro il me donnerait une escorte jusqu’à Médine, et que d’après les ordres d’Ahmadou on me respecterait partout sur ma route comme on l’avait fait à Ségou. Puis il me présenta Ali Abdoul comme envoyé par Ahmadou au gouverneur, en me le recommandant à partir du jour où il aurait quitté le territoire d’El Hadj, et lui remit devant moi ses lettres de créance.

Enfin il me présenta le vieux schérif marocain en me disant qu’il était comme un frère pour Ahmadou, qui me demandait comme une grande faveur de me charger de lui et, s’il était possible d’obtenir cela, de demander au gouverneur du Sénégal de le rapatrier par bâtiment à vapeur.

Tout cela fut noyé dans un verbiage incroyable, et enfin on me dit de faire mes derniers préparatifs parce qu’on allait traverser le fleuve.

Sauter sur mon cheval ne fut que l’affaire d’un instant, et quand notre colonne remonta à Ségou-Koro pour prendre le gué, je ne pouvais me contenir. Par des mouvements nerveux plus forts que ma volonté j’étreignais mon cheval et j’eusse voulu lui donner des ailes. La pauvre bonne bête caracolait, piaffait comme si elle n’eût pas eu devant elle une longue et pénible route pour laquelle j’eusse dû la ménager.

Nous descendions dans le lit du fleuve, où des Somonos, dans l’eau jusqu’au cou, jalonnaient le passage du gué.

Il fallut, avec une pirogue, transporter tous les bagages. Les ânes nageaient, nous avions de l’eau jusqu’aux genoux sur nos chevaux, mais qu’importe ? nous partions. Je serrai une dernière fois la main des princes, et même, je crois, celle de Bobo, venu avec eux pour empêcher qui que ce fût de franchir le fleuve et de nous suivre, et je m’élançai joyeux dans l’eau. Peu après je reprenais ma course folle sur les bancs de sable de la rive gauche et je pouvais remarquer nombre de gens dont la joie, moins démonstrative, n’était pas moins vive que la mienne.

7, 8 et 9 mai 1866.

Le 7 et le 8, nous longeâmes le fleuve, suivant en sens inverse la route que j’avais parcourue en rentrant de Dina, et le 9 au matin nous campions à Morébougou, petit village situé à peu de distance de Yamina. Pourquoi n’allait-on pas à Yamina ? Tout le monde le devinait. On craignait la désertion en masse des Talibés et des Sofas qui s’y trouvaient. Tierno Abdoul Ségou avait fait fermer dès la veille au soir toutes les portes et était venu avec une faible escorte nous attendre à Morébougou. Il avait à remplir là une mission d’Ahmadou.

Il ne s’agissait de rien moins que de faire retourner à Ségou tous les captifs, femmes et enfants en bas âge, qui encombraient notre colonne, et dont la plupart venaient d’être donnés par Ahmadou aux Talibés qui partaient. On alléguait que nous allions parcourir une route sans eau, qu’ils périraient tous, et que d’ailleurs les Talibés les retrouveraient à leur retour.

Ce débat ne m’intéressait qu’indirectement, puisque je n’avais pas de captifs ; mais il nous retardait, et il me fallut passer toute l’après-midi à gémir dans un village sans eau, présage terrible de ce qui nous attendait : tous les puits du village étaient presque à sec ; une eau rougeâtre, épuisée au fur et à mesure qu’elle suintait de la terre, ne suffisait pas à désaltérer les chevaux et les hommes de notre colonne. Des millions d’abeilles, pressées par la soif, envahissaient l’orifice de ces puits et bourdonnaient autour de ceux qui allaient chercher là quelques gouttes du précieux liquide. Dès qu’on tenait une calebasse à demi pleine, elles couvraient toute la surface mouillée, pompant l’humidité qu’y avait déposée l’eau et disputant à coups d’aiguillons aux chevaux et aux hommes cette eau trop rare.

Je fus obligé d’acheter une corde, la mienne étant trop courte, et de passer trois heures à défendre l’orifice d’un puits pour faire boire nos chevaux et nos mulets ; quant aux ânes, il n’en fut presque pas question.

Pendant ce temps, le vieil Abdoul et Mahmadou Abi discutaient avec l’escorte ; ils avaient affaire à des mécontents ; de plus, les Talibés, à qui on avait promis des boubous à leur passage à Yamina, étaient furieux de n’en pas avoir ; je commençais à craindre un long retard dans cet affreux endroit où je ne pus rien me procurer à manger. Mais heureusement tout finit par s’arranger, les captives furent renvoyées à Yamina sous escorte et nous pûmes partir avant que le soleil fût couché.

Nous étions presque à jeun, car nous n’avions mangé depuis la veille qu’un peu de couscous trempé avec une boîte de julienne aigrie, conservée précieusement depuis trois ans pour notre retour.

Huit de ces boîtes, représentant chacune un repas, et cinq petites boîtes de sardines étaient le reste de nos provisions de 1863, que j’avais eu la constance de garder pour cette route. J’eus plusieurs fois l’occasion de m’en féliciter.

Cette première marche, et je dis première parce que ce ne fut qu’en quittant Morébougou que je pus me dire en route, et que je ne craignis plus qu’on courût après nous pour nous faire retourner, cette première marche, dis-je, ne fut que pénible. On marcha presque toute la nuit et nous vînmes camper ou plutôt nous arrêter derrière le village de Kéréwané, que je reconnus aux nombreux aboiements de ses chiens, sans doute les mêmes qui, à mon premier passage, m’avaient fait maudire ce séjour. Nous avions passé à distance de tout village, cheminant dans les broussailles, car la route était loin d’être sûre.

Dès que les ténèbres se dissipèrent, je pus voir que chacun, comme nous d’ailleurs, s’était couché où il se trouvait. Mahmadou Abi n’avait pas donné d’ordre. Mes laptots d’eux-mêmes avaient déchargé les mules, les ânes s’étaient couchés avec leur charge sur le dos, et nous, étendus sur une simple toile, par terre, avions dormi quelques heures la bride de nos chevaux dans la main.

10 mai 1866.

Les habitants notables du village vinrent saluer le prince, qui ne tarda pas à se remettre en route dès qu’hommes et bêtes se furent désaltérés, et en deux heures et demie de marche, le 10 mai, nous arrivâmes à Toubacoura, vers 9 heures.

C’est un grand village soninké qui, au milieu de ce pays dévasté, où les villages habités étaient aux trois quarts ruinés, avait un aspect de prospérité. Ce n’est pas cependant qu’il n’eût eu à subir des attaques des razzias. Mais sa population était unie, commerçante ; elle avait montré de l’énergie, et l’almami de ce village avait réussi à se maintenir.

On m’envoya loger chez un cordonnier fort riche, dans la cour duquel je trouvai un puits, la dernière bonne eau que je dusse boire jusqu’au Sénégal.

Massiré Diula, que j’avais chargé de vendre certaines marchandises, notamment de l’ambre, avait longtemps séjourné dans ce village et y avait beaucoup parlé de moi. Toute la ville vint me voir et je retrouvai là de ces types soninkés que j’avais déjà signalés à mon voyage d’aller au village de Tiefougoula, tant pour la beauté des femmes que pour leur amabilité. Beaucoup vinrent m’apporter du lait et du miel ; quelques grains de corail menu ou d’ambre, que j’avais conservés à tout hasard, les récompensèrent. Un morceau de sel remercia mon hôte, et je pus faire là une belle provision de gourous pour la route, au moyen des cauris que j’avais emportés.

J’espérais, en voyant le bon accueil de ce village, que Mahmadou Abi se déciderait à y passer la nuit, afin de laisser manger et reposer tout le monde. J’avais défait tous mes bagages, nous nous étions baignés, nettoyés, quand on vint nous dire de la part du prince qu’il me demandait de lui prêter une tente de campement pour envelopper des paquets de soieries et de beaux vêtements qu’Ahmadou envoyait en cadeau à Nioro, et en même temps il me faisait dire de charger mes bagages, qu’on allait partir.

Bien qu’à peine reposé, cela ne me parut pas dur, tant j’étais pressé. Je ne regrettais qu’une chose, c’était de ne pouvoir, comme en venant à Ségou, noter ma route, minute par minute et avec le soin que j’y avais apporté. Mais pendant quelque temps notre route de retour allait suivre la première, dont les positions bien déterminées devaient me servir de jalons.

C’est ainsi qu’en quittant Toubacoura, on se dirigea sur Difia. Nous traversâmes un ou deux petits villages situés entre des collines de roches rouges, toutes ferrugineuses ; des forgerons fondaient du fer dans ces hauts fourneaux de noirs que Lambert a décrits dans son voyage au Fouta Djallon.

Ici, point de mines ; c’est au ras du sol qu’on attaque la montagne dont on ne prend que les pierres désagrégées[245]. Le fer s’y présente quelquefois sous la forme de sanguine et de différents autres minerais qui donnent un excellent fer, très-doux, et qui aurait, je crois, des qualités supérieures au point de vue de la fabrication de l’acier fondu. Nous ne nous arrêtâmes pas du tout, et à nuit tombante nous arrivâmes à Difia qui fut pris d’assaut ; on se logea dans la ville et au dehors. Mahmadou Abi avait donné l’ordre de camper dehors, bien qu’un orage se préparât. Mais nous en fûmes quittes, lui, nous et ceux qui lui obéirent, pour de la poussière et quelques larges gouttes d’eau. On alluma des feux et on se sécha.

Naturellement, on mangeait ce qu’on trouvait. Mais nous nous étions restaurés convenablement la veille à Toubacoura ; nous pouvions aller quelques jours avec le couscous et nos boîtes de conserves.

11 mai 1866.

A six heures et demie, nous quittions Difia et c’est alors que nous commençâmes réellement les misères indicibles du voyage de retour. A partir de là nous abandonnâmes les chemins frayés. Vers sept heures, nous étions dans l’alignement de Banamba et de Kiba. A huit heures et demie, nous traversions un petit village désert, qu’on me dit s’appeler Dancolo. Jusqu’à onze heures et demie, nous cheminâmes sans rencontrer d’apparence de village, mais à cette heure nous traversâmes divers lougans dans lesquels des arbres abattus, des feux allumés, de nombreux pas d’hommes marquaient qu’on y avait travaillé peu de temps avant notre passage. On aperçut même un homme, et comme j’étais devant avec les guides, je l’entrevis passant à la course dans les broussailles. Des cavaliers se lancèrent à sa poursuite, mais à la faveur du terrain il s’échappa, entra dans des fourrés où l’on ne se hasarda pas, et l’on fit bien, car il est probable qu’on y eût trouvé tous les travailleurs des lougans, qui nous auraient accueillis à coup de fusil. Le village, d’ailleurs, n’était pas loin, et il était révolté. Nous en vîmes les toits, et l’un de nos cavaliers, pressé par la soif, s’en étant approché, fut reçu par une détonation qui indiquait suffisamment les intentions qu’on nourrissait à notre égard.

J’ai dit que la soif commençait à se faire sentir. Nous n’en souffrions pas encore, mais parmi les piétons, ceux qui n’avaient pas de peau de bouc et dont les maîtres ne se donnaient pas la peine de venir en arrière les faire boire, tiraient la jambe et la langue, car le noir supporte encore moins la soif que le blanc, et c’est une remarque que j’ai pu faire dans nos armées régulières du Sénégal aussi bien que dans mon voyage.

Mahmadou Abi, que je rencontrais souvent, était pressé d’arriver à l’eau, qui était encore loin, et lorsque, vers une heure et quart, nous fûmes près de Touta, que nous laissions à gauche, et que les guides avouèrent qu’ils s’étaient trompés de route, il manifesta son impatience. J’observais ces symptômes non sans inquiétude, car, bien que j’eusse recommandé aux laptots de ménager leur eau, qu’ils portaient sur les ânes, leur provision était presque épuisée, et pour ne pas succomber à la fatigue, ils montaient sur ces animaux, qui faiblissaient sous ce surcroît de charge.

Enfin, on fit une halte, et lorsqu’on se remit en route, on put constater qu’il y avait de nombreux retardataires. On fit retourner quelques cavaliers pour les faire rallier et l’on partit.

La route parut longue à tout le monde. Je n’avais pour porter l’eau qu’une petite peau de bouc, contenant deux litres et demi, que je suspendais à ma selle ; elle était vide depuis midi, car la chaleur était accablante, et je ne pouvais la supporter qu’à la condition de boire beaucoup. Aussi je souffrais considérablement, et, voulant éprouver jusqu’où pourraient aller mes forces quant à la soif, je me bornai à faire mettre en réserve environ six litres d’eau que je confiai à Bakary Guëye et je me passai de boire. Vers trois heures et demie nous arrivâmes devant Médina. Ce grand village, où j’avais passé une nuit en venant, était aujourd’hui complétement désert. Nous cherchâmes vainement tout autour quelques trous de puits ou de mares, et il fallut continuer jusqu’à un marigot situé à une demi-heure de là, vers l’ouest. Les chevaux s’y précipitèrent, et quoique cette eau fût couverte d’une couche verte, nous nous hâtâmes de remplir nos peaux de bouc avant que tout le monde, en s’y jetant, ne l’eût changée en une boue épaisse, qui fut le lot des derniers arrivés.

Nous fîmes là une assez longue halte, pendant laquelle la plupart des retardataires nous rallièrent, grâce à la précaution qu’on eut de renvoyer des cavaliers leur porter à boire. Cependant, sur une vingtaine qui manquaient, quatre ne reparurent pas, et le soir nous apprîmes qu’ils étaient tombés morts sur la route. Dans ce cas, l’agonie n’est pas longue : nos laptots avaient assisté à ce triste spectacle. Vainement ils avaient tenté de secourir un de ces malheureux ; sa bouche était sèche, sa langue enflée et noirâtre, il était tombé au coin d’un buisson, il râla quelques instants et ce fut fini. Cette leçon terrible porta ses fruits : à partir de ce moment nos hommes furent moins prodigues de leur eau, tant envers les autres que pour eux-mêmes, et ce fut heureux, car s’ils avaient continué à agir comme précédemment, dans les jours de marche qui nous attendaient, ils eussent sans doute succombé l’un après l’autre.

Les malheureux, qui étaient tombés en route étant des captifs, on se borna à ramasser leurs bagages et leurs vêtements, et on laissa aux bêtes féroces et aux vautours le soin de leur donner une dernière demeure.

Après une longue halte, on se remit en route, car l’eau du marigot était presque tarie, ce qui restait n’était que de la boue, et l’on alla vers l’ouest jusqu’à Maréna, petit village désert, à côté duquel nous trouvâmes une grande mare. Là, tout le monde et tous les animaux purent boire à leur soif, et j’eus le temps de faire à la hâte tremper un peu de couscous avec de l’eau, ce qui fut notre souper et notre seul repas depuis la veille jusqu’au lendemain. Vers 6 heures et demie nous repartîmes, pressés par la nécessité d’aller chercher un village ami et d’échapper aux Bambaras qui auraient pu nous poursuivre, ou de prévenir par une marche rapide ceux qui se fussent rassemblés pour nous empêcher de passer, si la nouvelle de notre passage eût eu le temps de se répandre ; c’était à craindre, puisque nous avions été vus par des villages révoltés.

Cette crainte de nous voir couper la route par les révoltés avait été, du reste, un des nombreux motifs qui avaient empêché Ahmadou de nous faire partir plus tôt : et ce n’était pas une crainte chimérique. Il était évident que c’était à nous qu’on en voulait pour créer des embarras à Ahmadou, puisque quand Bakary Guëye cherchait à Ouosébougou à venir nous rejoindre, les Bambaras l’ayant appris, avaient envoyé une armée fermer la route de Toumboula, nuit et jour, pendant très-longtemps.

Toujours est-il qu’on repartit à 6 heures et demie du soir et qu’on marcha vers le nord. On passa Fignan, Moroubougou, visités à mon premier voyage ; mais à cet endroit on quitta les sentiers, et les guides ne tardèrent pas à se perdre dans les épines et les broussailles. Hommes, chevaux, tout le monde souffrait, et les souffrances sont bien vives quand, depuis plus de vingt-quatre heures, on n’a rien mangé. On marchait pas à pas, les branches déchiraient le visage et les habits. Enfin, à 11 heures, Mahmadou Abi, sur les sollicitations pressantes des Talibés qui l’accompagnaient, et dont quelques-uns lui étaient donnés par Ahmadou comme mentors, se décida à faire arrêter. Pendant une demi-heure les guides cherchèrent le sentier qu’ils avaient perdu, mais ce fut en vain, et à 11 heures et demie tout le monde dormait afin de remplacer par le sommeil un souper absent. Hommes et animaux, tout était harassé, les chevaux se couchaient sur le flanc, la tête étendue par terre. Nos ânes, même les plus turbulents (et l’un entre autres surnommé Sadiadé, qui faisait toujours des cabrioles désopilantes), étaient tous calmes, et nous, suivant l’exemple commun, nous décrochâmes de l’arçon de la selle, sans desseller nos chevaux, notre morceau de tente-abri, et, l’étendant par terre, nous nous jetâmes dessus, tenant à la main les brides de nos sauveurs. Il y avait dix-sept heures que nous n’avions, pour ainsi dire, pas quitté la selle du cheval.

12 mai 1866.

Au jour, on chercha la route et on la trouva. Aussitôt on repartit, et vers dix heures et demie nous approchions avec précaution de Soso, village visiblement habité. Nous avions ramassé en chemin quelques ânes qui broutaient, et je crois même quelques captifs, des bagages. La colonne souffrait de la soif, la nuit avait épuisé l’eau des outres ; il fallait boire à tout prix, et l’eau était dans le village, qui était révolté depuis longtemps. Qu’allait-on faire ? D’abord, Badara voulut s’avancer, mais ses Talibés l’en empêchèrent ; il était à craindre qu’il ne reçût un coup de fusil. Un d’eux, à distance, entama conversation et chercha à amadouer les gens du village par des paroles de paix. Nous n’apercevions que trois ou quatre têtes d’hommes au-dessus d’une porte barricadée. Ils étaient armés, mais avaient plutôt l’air de chercher à parlementer qu’ils ne montraient une attitude hostile. Alors on s’avança peu à peu, et Ali Abdoul, qui les connaissait depuis longtemps, leur affirma qu’on ne leur voulait pas de mal, qu’on savait qu’ils n’avaient mourti que parce qu’ils avaient eu peur des Bambaras révoltés et, du reste, qu’on ne leur demandait que de l’eau. « Oui, dirent-ils, mais vous n’entrerez pas. — Soit, dirent nos gens. Du reste, si l’un de vous veut venir trouver Mahmadou Abi, vous verrez bien comme il sera reçu. » Le chef du village donna dans ce piége. On entrebâilla la porte, et il vint avec son fusil près de Mahmadou Abi, resté sous un arbre. En approchant, on voulut lui enlever son fusil ; mais comme il tremblait, il s’y cramponna et Mahmadou lui dit : « N’aie donc pas peur, on te le laissera. Tiens, en veux-tu deux, trois ? » Et cela disant, il lui en fourrait sur les bras. Le chef alors se rassura et trouva une certaine verve pour faire des protestations de fidélité, pour s’excuser d’avoir cédé à la pression des révoltés. Mahmadou Abi lui dit : « C’est bien ! tu as confiance dans Ali Abdoul. Eh bien ! tu vas retourner avec lui et dire aux gens du village que je ne leur veux pas de mal, au contraire. Combien êtes-vous ? — Cinq hommes. — Eh bien ! tu vois, je pourrais prendre ton village par force, mais je ne veux que de l’eau. »

Tout d’abord on avait répondu du village que les puits étaient à sec. Mais alors reprenant confiance, ce malheureux lui dit : « Ah ! nous avons un puits où l’eau ne finira pas ! »

Et il rentra dans son village avec une confiance apparente ou simulée et dit d’ouvrir la porte. Quelques hommes alors entrèrent, et pendant que les uns couraient aux puits, d’autres parcoururent le village. Tout entier à la préoccupation de faire boire tous mes animaux et de remplir les outres pour la route, je ne m’occupais que de cela, et comme j’étais pourvu de cordes et de seaux en cuir, la chose allait bien et je pus même rendre service à plusieurs, et entre autres au vieux schérif qui, au milieu de cette foule, était bousculé comme le premier captif venu. On avait recommandé de se hâter. Je ressortis du village d’autant plus précipitamment qu’on criait que Mahmadou était en route et que plusieurs Talibés étaient envoyés par lui pour chasser tout le monde hors du village.

Quand je le rejoignis, un spectacle horrible s’offrit à ma vue. Cinq hommes étaient étendus sans vie, mutilés ; la tête n’avait pas été détachée du corps et portait la marque de nombreux coups de sabre. A côté, onze femmes attachées en file représentaient le reste de la population de ce village qui avait entièrement succombé, à l’exception d’un tout jeune homme qui, défiant à juste titre, s’était enfui par les derrières du village dès qu’on en avait ouvert les portes.

Je ne pus m’empêcher de témoigner mon horreur pour la trahison infâme et le manque de parole dont on avait usé pour prendre ces malheureux, et je m’en expliquai à Tambo Bakiri, qui me répondit : « Ce sont des Keffirs, tous les moyens sont bons avec eux. » Telle était l’opinion d’un homme bon au fond, qui avait passé vingt ou vingt-cinq ans dans le contact des blancs. Voilà un des effets d’une religion de fanatisme sur des peuples simples et ignorants. Et qu’on vienne maintenant chanter les effets civilisateurs de la religion musulmane sur les noirs ! qu’on vienne applaudir à son envahissement, y encourager même ! Nous répondrons par ce que nous avons vu, par des villes détruites, des pays jadis florissants aujourd’hui en ruine, par le meurtre, le viol, la famine et tous les crimes que nous avons vus, et nous laisserons après chacun libre de garder son opinion ; car, en vérité, de pareilles choses ne se discutent pas.

Nous nous mîmes en route à midi. Un de nos ânes ne portait plus sa charge, il ne pouvait marcher. Je fis demander à Mahmadou l’autorisation d’acheter l’un de ceux qu’on avait pris au village, où l’on avait ramassé poules, chèvres et tout ce qu’il y avait. Il m’en fit cadeau.

Notre route passa d’abord, comme en venant, à Coro et Tominkoro ; mais environ une heure avant d’arriver à Ouakha nous fîmes un grand détour, car on disait ce village révolté ainsi que plusieurs autres de ce côté. La nuit nous surprit dans les broussailles, et ce ne fut que vers dix heures et demie que nous campâmes à une mare immense où le chant des grenouilles, cette musique céleste pour le voyageur égaré, dit Mongo Park, nous conduisit. Nous étions à quelques minutes de Marconnah. C’était enfin un village ami.

13 mai 1866.

Après tant de fatigues on pouvait espérer du repos ; mais à sept heures et demie on repartit encore, et, laissant Tikoura sur notre droite, nous parvînmes, par une route à travers les broussailles, à Toumboula. Quelques heures à peine séparent ces deux villages, et entre eux, Tikoura, à droite, et deux autres villages étaient révoltés. Cela peut donner une idée de la situation politique du pays, et notre séjour à Toumboula acheva de nous éclairer.

A Marconnah, j’avais fait demander à acheter du mil ; on m’avait ri au nez en me disant que depuis six mois il était impossible d’en trouver un seul grain dans ce village. On y mangeait des feuilles.

En approchant de Toumboula, nous rencontrâmes quelques captifs et gens du village travaillant aux champs. J’étais en avant avec Badara et le guide : le pauvre vieux chef était impatient de revoir son village : aussi sa joie muette, dès qu’il l’aperçut, fut attendrissante. Ces gens qui travaillaient aux champs, et dont le premier mouvement en nous voyant avait été de fuir, vinrent, dès qu’il fut reconnu, l’entourer ; ceux qui étaient au village sortirent pour aller au-devant de lui ; il fut reçu en triomphe et avec une vraie joie. Presque aussitôt les femmes de sa case commencèrent à chanter, à danser, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps dans ce lieu.

Quant à moi, j’étais effrayé littéralement. Les cinq sixièmes de la population avaient disparu. On ne voyait presque plus d’enfants ; les hommes avaient des figures décharnées. La misère était partout, on ne parlait pas de mil ; aussi fallait-il peu songer à nous réconforter.

Néanmoins, je me préparais à passer la journée dans ce village et au moins à me reposer des fatigues de la route passée, avant de tenter celle de Ouosébougou, quand Mahmadou Abi me fit prévenir qu’on partirait le même soir.

Je lui fis répondre que j’étais prêt, mais qu’hommes et bêtes étaient bien fatigués, et que je ne savais pas s’ils pourraient suivre. J’étais forcé d’abandonner deux ânes. Mahmadou, pour toute réponse, dit qu’on allait me donner un autre âne, et que si mes hommes ne pouvaient plus marcher il les ferait porter par les Sofas à cheval ; que je ne m’inquiétasse de rien, qu’il ne permettrait pas que rien de ce qui était à nous restât en route.

Dès lors je n’avais plus d’objections à faire, et, suivant le désir de Badara, je m’occupai de lui vendre contre quelques gros d’or les ânes qui ne pouvaient plus marcher, le sel que j’avais en surplus du nécessaire, mes cauris qui, au delà de Toumboula, ne pouvaient plus servir et, en un mot, tout ce qui pouvait alléger mes bagages. Nous avions devant nous la perspective d’une route de quinze à dix-huit lieues à faire à travers des broussailles pour éviter Marena, Médina et Guigué, tous villages révoltés. Après les fatigues de la veille et de l’avant-veille, il était prudent de ne pas se charger, sauf d’eau.

Pendant que je prenais ces mesures de sécurité, j’entendis battre le tabala du village. Je n’avais pas d’autre arme qu’une lance ; aussi ne pouvais-je songer à être partie active dans un combat quelconque. Je sautai sur le toit de ma case, et comme il dominait un peu je pus voir l’aspect de la campagne. Une razzia tombait sur les lougans ; sept ou huit cavaliers poussaient devant eux les chameaux des Maures qui nous accompagnaient, ainsi que quelques ânes, et une quarantaine de piétons avec leurs boubous jaunes couraient en divers sens après les captifs et les enfants qui travaillaient dans les champs. Les coups de fusil partaient de tous les côtés sans les inquiéter ; mais bientôt la scène changea. Tout notre monde était sorti, près de cent cinquante cavaliers étaient à la poursuite des assaillants et deux cents hommes à pied fouillaient les brousailles pour y retrouver ceux qui, désespérant de se sauver, s’y étaient cachés.

En moins d’une demi-heure, douze Bambaras tombaient sous les coups de nos hommes, et mon brave Déthié, bien qu’à pied, en prenait un vivant, qui fut amené ainsi que cinq ou six autres plus ou moins blessés.

On les interrogea et l’on sut ainsi que cette razzia était dirigée par les Massassis de Guémené (l’un d’eux était au nombre des prisonniers), qu’ils ignoraient notre arrivée, qu’ils n’étaient en tout que quarante-huit.

Après cet interrogatoire, on les livra aux Talibés pour être exécutés. Aucun d’eux n’avait la main exercée, et leurs sabres n’étant point affilés le supplice fut horrible ; un des prisonniers reçut peut être quarante coups de sabre avant que sa tête fût détachée.

Badara, bien qu’il fût mécontent de ce que Mahmadou Abi ne le consultât en rien, paraissait heureux de cet événement qui lui faisait prendre une revanche sur ses persécuteurs habituels.

Mahamadou Abi, vers quatre heures, fit envoyer à ma case la plus jolie des captives faites la veille à Soso ; il me disait que chargé par Ahmadou de pourvoir à l’habillement de mes laptots, qu’on n’avait pu leur donner à Yamina, comme on le voulait, il leur donnait cette esclave pour que le produit de la vente leur permît de s’habiller à Nioro. Je la renvoyai aussitôt, disant au prince que, bien que j’eusse regretté de ne pas voir habiller mes hommes comme Ahmadou l’avait promis, je ne pouvais accepter cette compensation contraire à nos mœurs et à nos lois ; que s’il voulait faire un cadeau à mes hommes, tout ce qu’il voudrait leur donner serait accepté avec plaisir, sauf des esclaves, qu’ils ne pouvaient vendre et qui seraient libres en arrivant à Médine.

Le soir, à six heures, nous quittâmes le village, peu restaurés, mais accablés de fatigue ; on marcha en silence jusque vers deux heures du matin sans arrêter. Depuis l’avant-veille, on avait fait tuer les cabris et les chèvres qu’on avait pillés à Soso, afin que leurs bêlements ne donnassent pas l’éveil aux villages révoltés. Avant la nuit, on fit en outre museler les chameaux, et on recommanda aux cavaliers montés sur des chevaux de ne pas s’approcher des juments. En un mot, on prit toutes les précautions possibles. Nous passâmes assez près de Guigué pour voir les feux des lougans, et nous entendîmes distinctement les aboiements des chiens qui nous sentaient de loin.

Razzia et défaite des Massassis, à Toumboula.

Dès que nous fûmes à quelque distance, on arrêta tout le monde ; les guides eux-mêmes n’en pouvaient plus. Par deux fois, on voulut tenter de se remettre en marche, car tous savaient la route qu’il restait à faire, et l’on sentait instinctivement que le manque d’eau allait, dès que le soleil serait levé, la transformer en un long supplice. Mais la fatigue fut plus forte que tous les raisonnements et l’on resta couché.

14 mai 1866.

Étais-je fatigué ? Oui, à coup sûr, car je dormais éveillé, si ces deux mots peuvent s’associer pour exprimer mon idée, et cependant personne plus que moi ne désirait partir ; j’allai jusqu’à tourmenter Mahmadou Abi : je lui fis observer que le soleil se lèverait bientôt, que l’eau serait chaude, et que la soif fatiguerait plus que la marche ; mais je parlais à des endormis, on pourrait presque dire des morts. Je secouais les uns et les autres, mais en vain. Enfin, au jour, on remonta à cheval, on parvint à réveiller les dormeurs et l’on se remit en marche. Bientôt nous quittâmes les épines qui nous déchiraient depuis la veille, et nous rentrâmes dans le grand chemin, bien frayé, bien battu : c’était la grande route du pays, le chemin de Guigué à Ouosébougou, où des pas nombreux attestaient qu’on avait passé la veille. Mahmadou aussitôt donna l’ordre à quelques Talibés, parmi lesquels Mahmadou Alpha et Amadi Boubakar, de prendre l’avance de toute la vitesse possible, d’aller à Ouosébougou prévenir de son arrivée et de faire envoyer de l’eau à la colonne. Je partis avec eux, et, grâce à la vigueur de nos chevaux, qui pourtant se nourrissaient comme ils pouvaient depuis le départ, nous franchîmes en deux heures la route de huit lieues qui nous séparait d’Ouosébougou.

Si j’étais enchanté de me rapprocher aussi rapidement des bords du Sénégal, Mahmadou Alpha ne l’était pas moins ; il semblait fou de joie à l’idée qu’il allait revoir son père et les siens, qui l’attendaient à Ouosébougou, ou plutôt qui ne l’attendaient pas. La route que nous parcourions était une forêt d’arbres épineux clair-semés au milieu desquels abondait le gommier-varech. Notre faim était telle que, lorsque la rapidité de notre course se ralentissait pour laisser souffler les chevaux, nous mangions avidement ces boules de gomme qui déjà dans mon voyage chez les Maures avaient été quelquefois ma nourriture unique pendant une journée entière. Le moindre inconvénient de la gomme ainsi mangée fraîche est d’altérer considérablement, mais ma peau de bouc n’était pas encore vide, car je l’avais ménagée toute la nuit, et je pus boire à ma soif et même en donner à mes compagnons.

Il est impossible de décrire mes sensations dans cette course poussée parfois jusqu’au délire, sans ménagement de nos chevaux ni de nous. Je me grisais de l’idée du retour, sans réfléchir que nous n’étions que cinq, et que je n’avais pas d’armes en plein pays ennemi.

Nous arrivâmes ainsi, par une série d’ondulations du terrain, qui se dirigent presque de l’Est à l’Ouest et en montant par une pente très-sensible, au sommet d’une côte d’où nous aperçûmes à nos pieds, un peu plus bas, une vaste plaine, ayant une pente visible du Nord au Sud, et limitée au Nord par des montagnes peu élevées, on pourrait presque dire des collines. Là était Ouosébougou, immense village entouré d’un terrain sablonneux à perte de vue. Les murailles étaient bien fortifiées, crénelées, et disposées en crémaillère avec de nombreux bastions ; et devant les portes on voyait des réduits de défense, précaution que je n’avais jamais remarquée dans les villages aperçus jusqu’alors : un immense goupouilli entourait la ville.

Dès que nous vîmes le village nous nous élançâmes, et quelques gens qui travaillaient à couper du bois sur la hauteur s’enfuirent en poussant des cris d’alarme. Aussitôt, tous les habitants sortirent en armes, le tabala battit. Il était clair qu’on était toujours prêt et que le village avait dû résister à de nombreux assauts.

Mais bientôt nous fûmes reconnus à nos cris de : Taliba-bé, Taliba-bé Ahmadou cheickou (les Talibés d’Ahmadou), et la défense qui se préparait se changea en fantasia ; de notre côté, nous poussâmes une charge de toute la vitesse de nos chevaux, que nous n’arrêtâmes qu’à la porte du village. Nous y entrâmes précipitamment ; on alla à la case de Djolo, vieux Bambara de quatre-vingts ans passés, qui nous attendait sous son bolérou[246], et qui donna aussitôt des ordres pour que tous les captifs partissent au-devant de l’armée. Nous étions trempés de sueur, nos chevaux dégouttaient, et lorsqu’on apporta de l’eau, nous en bûmes jusqu’à sécher les calebasses. Puis, nous nous assîmes. Nous étions tous rendus, et mes compagnons, émerveillés de me voir résister aussi bien qu’eux, s’écriaient : Ouaï Toubab Sagata. (Oh ! les blancs braves !)

On raconta alors à Djolo notre voyage, et comme on causait en bambara, je ne pouvais savoir ce qu’on disait qu’en questionnant en toucouleur les Talibés : j’appris que les villages de Digna, de Guigué et de Mourdia avaient là des envoyés, venus pour faire leur soumission à Djolo.

Depuis le jour où El Hadj s’était emparé de Ségou, Djolo avait déclaré que, quoique Bambara pur sang, il ne trahirait jamais ce nouveau maître. Il avait tenu parole, et grâce à son énergique attitude, il avait rallié assez de partisans pour tenir tête à l’orage qui venait d’éprouver si cruellement ce pays. Aujourd’hui, il récoltait les fruits de sa politique, et je dois le dire, si c’était un serviteur fidèle de son roi, il y avait en lui une dignité incontestable qui excluait toute bassesse, et il savait garder à ses cheveux blancs une place honorable en face des princes.

Vers midi, nos hommes arrivèrent ; ils étaient des premiers, et cependant quelques-uns, et entre autres Samba Yoro, avaient assez souffert de la fatigue et de la soif pour que les porteurs d’eau l’eussent trouvé couché dans les broussailles. Comme on leur avait dit de porter l’eau à Mahmadou Abi qui était en arrière, ils refusèrent de donner à boire à mon pauvre Samba, et ce ne fut que quand Mahmadou Abi passa que Samba lui ayant crié qu’il ne pouvait plus aller sans eau, on lui en donna tant qu’il en voulut. Nous nous installâmes dans une maison, et je cherchai à trouver quelque chose à acheter, mais ici il n’y avait que le mil qui servît de monnaie et c’était ce qui me manquait le plus. Alors je commençai à mendier. Le docteur alla voir Djolo et obtint trois moules de mil, et de plus la certitude que Ouosébougou était bien le Wasibou de Mongo Park ; puis Djolo se rappelait, quand il était enfant, l’avoir vu passer allant au Niger, d’où il n’était pas revenu, disait-il. Le soir j’obtins quelques gouttes de lait de Mahmadou Falel, Poul du Bakhounou, auquel je les fis demander par Bakary Guëye. Mais l’hospitalité fut très-maigre, et Mahmadou Abi s’en plaignit pour son compte.

On se reposa une grande journée à Ouosébougou, et ce n’était pas trop. La plupart des Talibés se refusaient à marcher, leurs jambes étaient enflées, et notre route, une heure après le départ, ressemblait à une déroute tant on était espacé.

Pour moi, je me soutenais et j’étais constamment à l’avant-garde près des guides ; le docteur allait toujours à son allure paisible, aussi calme que s’il s’agissait de la chose la plus naturelle.

Pendant notre séjour à Ouosébougou un Toucouleur arrivant des bords du Sénégal annonça que Maba, le marabout qui maintenait la colonie sur un qui-vive perpétuel, était à Gandiole, c’est-à-dire aux portes de Saint-Louis, avec une armée, et qu’il avait nommé un roi du Cayor à Nguiguiss. Telle était l’interprétation donnée par les partisans de l’islamisme à la campagne que le gouverneur avait faite contre ce dangereux fanatique. Mais ce n’était pas de ce jour que je savais comment l’histoire se raconte en Afrique, je ne m’en émus pas davantage.

Avant de quitter Ouosébougou, orientons-nous. Du toit de ma terrasse, on me montrait Toumboula et Guigué en alignement au S. 40° E. du monde ; Hofara était au N. 35° O. ; au N. 40° E., Siradian ruiné ; droit à l’Est, Mourdia, et droit au Sud, Seguébala dans le Bélédougou.

[Décoration]

[244]A Ségou Sikoro, mes observations de latitude, par hauteur méridienne tant du soleil que de la lune, m’ont fourni :

Latitude observée 13° 26′ 30″ N.
Longitude observée par distance luni-solaire. 1 observation 8° 40′ 00″ O.
Longitude déduite du lever topographique 8° 26′ 30″ O.
Longitude adoptée pour la construction de la carte générale 8° 33′ 00″ O.

[245]C’est de l’oxyde de fer terreux mélangé de silice, en rognons engagés dans de l’argile. J’en ai rapporté des échantillons ainsi que d’autres de fer magnétique et de sanguine ou oxyde de fer compacte.

[246]Entrée de la maison.


CHAPITRE XXXIX.

Départ de Ouosébougou. — Siradian. — Hofara. — Elingara. — Boulal. — Sekhello. — Je suis pris pour un Maure. — Bagoyna. — Marques de l’épizootie. — Route pour Touroungoumbé. — J’arrive épuisé. — Bon accueil. — Pillage des Maures. — En route sur Nioro. — Entrée triomphale. — Mustaf. — Son accueil. — La ville. — Séjour. — Tentative pour me retenir. — Position délicate de Mahmadou Abi. — Le schérif de Fez. — Visite aux frères d’El Hadj. — Je pars. — Cadeaux à Mustaf. — Échange de bons procédés avec Mahmadou Abi. — Départ de Nioro. — Médina. — Les deux Gadiaba. — Youri. — Petite pluie. — Je pars sans mes guides. — Birou. — Aspect des terrains. — Ali, notre guide, ambassadeur d’Ahmadou. — Ouagadou. — La vallée de Guidi-Oumé. — Khoré. — Le Kirigou. — Khassa. — Togno. — Fanga. — Niogoméra. — Tanganaya-Takhaba. — Niakhatéla. — Makhana. — Route en forêt. — Tornade, inondation. — Passage d’un torrent. — Mounia. — Route sur Koniakary. — Séjour dans ce village. — Tierno Moussa. — San Mody. — Situation politique du pays. — Dernière route. — Arrivée à Médine. — De Médine à Saint-Louis et en France.

15 mai 1866.

Le 15, à quatre heures, nous sortîmes de Ouosébougou, où quelques retardataires furent obligés de rester, ainsi que quelques hommes blessés le 13, à Toumboula, par la razzia des Bambaras.

Nous parcourûmes[247] deux lieues à l’Ouest, trois lieues et demie au N.-O., et nous fûmes à Siradian, village abandonné et sans puits. Ensuite on se dirigea, sans s’arrêter, au N. 35° O. pendant trois lieues et au Nord trois lieues et demie. Nous arrivâmes alors à Hofara, village de cases en paille, sans fortifications, en un mot vaste goupouilli. Il n’y avait plus d’habitants, mais il y avait encore de l’eau dans les puits, de petites tomates autour des cases, dans lesquelles on pouvait, somme toute, se reposer.

16 mai 1866.

Il était huit heures quand on y arriva, car on avait fait de nombreux temps d’arrêt pendant la nuit ; nous y restâmes jusqu’à dix heures et un quart et l’on se remit en marche par une chaleur étouffante. Nous passions vers onze heures devant Tounguel, village inhabité que nous laissions à gauche : à onze heures quarante-cinq minutes, nous étions à Elingara, que j’estimais à deux lieues et un quart de Hofara au N. 40° O. Ce village était également désert, mais dans un puits bâti en pierres sèches posées à plat, nous trouvâmes un peu d’eau. Quelle eau ! Mon cheval refusa d’en boire ! mais je fus moins difficile que lui, je me bouchai le nez et je bus.

Après avoir parcouru deux lieues au N. 63° O., nous arrivâmes à Boulal ou Boulane, vers midi et demi. Là il restait des vestiges de cases en paille. On y campa ; la chaleur était trop forte, personne ne pouvait y résister. Tout le monde peut-être dormit, excepté moi, qui étais dévoré d’impatience et qui d’ailleurs, quoique soutenu par l’idée du retour, commençais à être inquiet de ce que la nature trahissait ma volonté. Enfin, à trois heures, toujours à jeun, sauf une poignée de couscous mangée dans cette halte, nous reprîmes cette route fatigante à travers ce pays de plaines toujours ondulées dans le même sens, couvertes d’une maigre végétation, d’arbres épineux, de gommiers rabougris. Je marchais aussi rapidement qu’il m’était possible, et vers cinq heures et demie, après avoir parcouru cinq lieues au N. 80° O., j’aperçus enfin un village ayant l’apparence de la vie : c’était Sekhello, village bâti en terre, habité en majorité par des Soninkés. Un enfant qui coupait du bois se mit à fuir en me voyant. Je le poursuivis et le rattrapai ; mais en dépit de mes assurances pacifiques, il ne voulait pas m’approcher. J’avais retiré mon chapeau, mes longs cheveux flottaient au vent, mon teint était devenu couleur de brique brûlée, je portais un boubou jadis blanc. Il me prenait pour un Maure, et même quand Amadi Boubakar l’eut rejoint avec d’autres Talibés, il ne pouvait se figurer que je fusse un blanc. Je fus grondé par tous pour mon imprudence, car j’avais risqué de me faire envoyer un coup de fusil. Comme à Ouosébougou, la population, aux cris perçants de l’enfant, était sortie en masse, mais il n’y avait pas là grand monde, et il était visible que ce village avait dû souffrir. Je ne pus y trouver le moindre aliment à acheter, et comme on ne me donna rien d’aucun côté, nous en fûmes réduits à notre régime habituel. Nous mangeâmes notre dernière boîte de julienne aigrie, et nos hommes, leur couscous ordinaire.

Les plus malheureux étaient les animaux, privés de mil, et même souvent de paille, car autour du village on n’en trouvait pas, et il me fallut en voler pour ne pas les laisser périr, ne pouvant raisonnablement demander à mes laptots d’en aller couper ; les malheureux n’en pouvaient plus. Quand nous arrivâmes à ce village, plus de la moitié des piétons était restée en route.

17 mai 1866.

Ce fut sans regret que je quittai cet asile peu hospitalier, le lendemain matin ; nous fîmes trois lieues au N. 10° E., et nous arrivâmes à Bagoyna, grand village en terre, ruiné et inhabité depuis que Daouda Gagny l’avait quitté pour venir à Ségou. Cependant quelques personnes s’y trouvaient en ce moment. La plaine présentait un spectacle attristant, de tous côtés on voyait des squelettes de bœufs ou leurs corps desséchés. Aux environs des puits surtout, il y en avait énormément. D’où cela provenait-il ? On me dit qu’après l’abandon du village, les bœufs y étaient revenus par habitude, et que ne trouvant personne pour leur tirer de l’eau des puits, ils étaient morts à côté. D’un autre côté on m’affirma, tant là qu’à Nioro, que l’épizootie terrible qui avait ravagé tout le Sénégal, le pays des Maures, en même temps qu’elle sévissait en Europe, était venue jusqu’au Bakhounou, où elle s’était arrêtée, puisqu’à Ségou on ne s’en était pas aperçu.

Toujours est-il que les puits étaient presque secs et qu’on campa dans les cases du village, presque sans eau.

A trois heures, on essaya de se remettre en route pour atteindre Touroungoumbé. Sentant bien que les forces de tous étaient épuisées par les marches insensées, si elles n’eussent été nécessaires, que nous faisions depuis six jours, Mahmadou tentait un dernier effort pour amener son monde en lieu de sûreté par une marche de nuit, car une marche de jour eût été impossible.

Je sortis de Bagoyna en proie à une violente céphalalgie, et quand vint la nuit, je fus pris de saignements de nez tellement persistants, qu’il me fallut plusieurs fois descendre de cheval. Mes forces me trahissaient et tout mon sang s’en allait. Je me tamponnai les narines, je fis un suprême effort, et le lendemain, à sept heures, j’étais des premiers rendus à Touroungoumbé, en compagnie d’Ali Abdoul, qui, à mesure que nous approchions, s’attachait de plus en plus à mes pas, en attendant qu’il fût tout à fait entre mes mains.

J’avais ainsi estimé la route parcourue : trois lieues au N. 80° O., six lieues au S. 70° O., six lieues au N. 30° O., total quinze lieues parcourues en seize heures, par les cavaliers, car les piétons n’arrivèrent que vers les onze heures ou midi.

Qu’on ne croie pas ces estimations exagérées. Si je n’en avais eu la preuve en fermant mon polygone estimé à peu de chose près sur la position exacte de Médine, j’en avais une le lendemain, en arrivant à Nioro, que mon estime place juste dans le relèvement indiqué en 1864 depuis Guémoukoura, et ces relèvements, quand ils sont donnés par des gens connaissant bien le pays, surtout par des Maures, ces relèvements, dis-je, sont d’une exactitude souvent attestée par les voyageurs et qui, quant à moi, m’a toujours surpris.

18 mai 1866.

En arrivant au campement qu’on m’indiqua, je ne pouvais plus me soutenir. Je me laissai tomber sur ma natte et j’abandonnai aux gens de la case le soin de mon cheval, me bornant à dire : Faites-le boire et manger.

Touroungoumbé était un village du Kingui, très-considérable. Lieu de passage des caravanes des Maures qui vont à Ségou, c’était là qu’elles payaient l’impôt du passage, et un captif d’El Hadj, sorte de gouverneur, était préposé à la perception de cet impôt.

Aussi y fûmes-nous dédommagés en partie par une bonne réception de ce que nous avions souffert depuis huit jours ou plutôt depuis notre départ de Toubacoura, dernière étape hospitalière dont j’ai gardé le souvenir. Nous passâmes la journée tout entière en cet endroit, tant par force que pour attendre les retardataires ; j’appris, en effet, que plusieurs n’étaient arrivés que le soir et avaient été pillés par des Maures amis qui campaient à petite distance de Touroungoumbé : mais pour qui connaît les mœurs des Maures, cela n’a rien d’étonnant, et la seule chose remarquable, c’est qu’ils n’aient pas tué, afin d’empêcher toute dénonciation, de la part de ceux qu’ils venaient de piller.

Toujours est-il que le soir tout le monde fut rallié, et ce ne fut qu’à la nuit, après un souper convenable, que nous pûmes prendre un vrai repos, car tout le jour une curiosité bienveillante avait fait envahir notre maison par tout le village, impatient de voir ces blancs extraordinaires qui pouvaient faire tout ce que les noirs font et plus encore. Le fait est que nos amis, en exagérant nos qualités, notre savoir et notre bravoure, nous avaient élevés sur un piédestal tel, que, si je me fusse avisé de faire le salam, j’aurais passé pour un grand marabout, parce que je savais déchiffrer quelques mots d’arabe et écrire à peu près au moyen des caractères de cette langue, et je ne suis pas bien sûr qu’un jour ou l’autre on ne dise pas que j’ai gagné des batailles à moi tout seul, avec toutefois mon pistolet à six coups, qu’on se désolait de ne pouvoir admirer ; mais quand je disais que j’avais donné cette merveille à Ahmadou, oh ! alors, c’était un chœur intarissable sur la générosité des blancs.

19 mai 1866.

Le 19, on se mit en route pour aller à Nioro, vers six heures. Huit lieues droit à l’O. nous en séparaient, mais la route qui passe par de nombreux villages, n’a pas mal de sinuosités, et quand on arriva en vue de Nioro, vers quatre heures du soir, des cavaliers vinrent de la part de Mustaf et du père de Mahmadou Abi, ainsi que de ses oncles, prier ce jeune prince de camper à Dianwéli pour la nuit, afin qu’on pût le recevoir le lendemain matin. A mon grand regret donc on entra au village de Dianwéli, et pour me consoler de ce retard, il ne fallut rien moins qu’un superbe mouton que m’envoya Mahmadou Abi, et qui fut tellement apprécié, qu’entre nous et nos parasites on le dévora jusqu’au dernier morceau.

20 mai 1866.

Ce fut le 20 mai que nous fîmes notre entrée triomphale à Nioro. Mustaf, vêtu d’un burnous magnifique, dont le capuchon relevé laissait voir sa figure, était monté sur un cheval maure de grande taille, piaffant entre les mains des Sofas qui le tenaient par la bride. Il était entouré de tous ses fidèles, de ses Sofas, et si un certain nombre de Talibés faisaient acte d’indépendance, en s’écartant de lui pour venir saluer Mahmadou, bien d’autres se tenaient à ses côtés. Il y eut d’abord une fantasia fort belle, bien qu’en ce moment la moitié des cavaliers fussent absents. J’admirais surtout les beaux chevaux, tous de race maure. Puis, après cela, comme, de notre côté, aussi bien chevaux qu’hommes étaient à bout de forces, on n’essaya pas le plus petit exercice, et les deux armées se rencontrèrent. Alors Mustaf vint, toujours à cheval, donner la main à Mahmadou Abi, non comme un esclave ayant affaire au cousin de son maître, mais comme un chef puissant à un autre pour lequel il a des égards. Après cela on rentra dans Nioro.

Il y a dans Nioro deux choses distinctes : la ville fortifiée et la maison d’El Hadj. La ville est entourée d’une muraille irrégulière, ayant plusieurs portes de divers côtés, mais ce n’est pas là ce qui fait sa défense. Ce qui la met à l’abri d’une attaque, c’est la maison d’El Hadj.

Cette maison est un vaste carré de 250 pas de côté, construit régulièrement en pierres maçonnées avec de la terre. Les montagnes peu élevées qui environnent Nioro ont fourni des matériaux tout taillés, et la plupart de ces pierres affectent une forme rectangulaire, ce qui a permis de construire sans les tailler. Ces pierres sont posées à plat. La muraille a environ 2m,50 d’épaisseur. Aux quatre angles sont des tours rondes ; le tout a de 10 à 12 mètres de haut, et je suis sûr que sur le faîte, le mur a encore au moins 1m,50 d’épaisseur. C’est totalement imprenable sans artillerie. Il y a dans ce fort plusieurs compartiments : d’un côté sont les femmes d’El Hadj, le Diomfoutou ; de l’autre, habite Mustaf, et se trouvent la plupart de ses magasins, ses greniers, la case de ses femmes. Dans une cour, des Mauresques prisonnières habitent sous des tentes qu’elles ont dressées, comme si elles se trouvaient au désert. Elles préfèrent cela à la vie des cases. Quelques-unes sont blanches et fort jolies. Elles proviennent des razzias faites par Mustaf, en 1865, sur les Lack Lall, qui s’étaient joints aux révoltés du Bakhounou.

Quant à la ville, les maisons y sont en partie à terrasse, en partie couvertes de paille. Quelques-unes ont un étage.

Mahmadou Abi était allé saluer son père. Je fis demander à Mustaf où je devais loger, et immédiatement on me conduisit dans une maison spacieuse, chez un griot fort riche, nommé Samba Gouloumba, père ou oncle d’un griot de ce nom que j’avais connu à Ségou. Là, on me donna la maison du maître, qui était absent, et son frère, qui vint m’y installer, m’exprima ses regrets et insista pour que j’attendisse le retour du maître de la maison, qui était, me disait-on, grand ami des blancs, et qui serait désolé de ne pas me recevoir lui-même (il avait d’ailleurs fort bien traité Bakary Guëye pendant son long séjour). Je me gardai bien de m’engager, et je pris possession d’une jolie chambre située au premier étage, et peinte proprement en rouge avec divers dessins. Mes laptots logeaient au-dessous. J’avais un véritable escalier, avec une terrasse devant ma porte et des fenêtres. C’était à n’y pas croire. A peine avais-je commencé à m’installer et à profiter de l’eau que les esclaves de la maison venaient de nous apporter, qu’on nous annonça Mustaf, qui venait nous rendre visite et me demandait audience. Je n’étais plus depuis longtemps habitué à ces manières courtoises. Je le priai d’attendre que j’eusse remis mes vêtements et le fis monter. Il fut très-aimable.

Mustaf est un esclave du Bornou. C’est un Kanori et, seul à Nioro, avec deux ou trois personnes, il sait la langue de son pays. Plus souvent il trouve avec quelques esclaves à parler le haoussani. Du reste, il parle très-aisément le bambara, le soninké et le peuhl. Il fut longtemps le captif de confiance d’El Hadj, son barbier et son cuisinier, et il est probable que ce contact avait contribué à adoucir ses manières et à les policer.

Il me souhaita la bienvenue, me fit beaucoup de compliments et termina en me demandant de lui dire ce dont j’avais besoin.

Je lui répondis que, n’ayant pas l’intention de m’arrêter, bien que je fusse très-fatigué, je lui demandais dix moules de couscous pour la nourriture des hommes jusqu’à Koniakary ; que quant à moi, je mangeais maintenant la nourriture des noirs et que tout ce qu’il m’enverrait serait bien reçu.

Peu après je reçus 10 moules d’un beau couscous blanc, qui me rappelait enfin le couscous de Saint-Louis.

En outre, on m’envoyait une grande calebasse d’eau miellée, une poule sautée au beurre et fort bien préparée, 100 gourous et du lait. La maison dans laquelle nous logions était chargée de nourrir mes hommes, qui ne s’en plaignaient pas, bien au contraire.

Il n’en fallait pas moins pour réparer nos longs jeûnes des jours passés, et le soir on nous envoyait dix poules vivantes, un plat copieux de riz à la viande et un beau couscous que nous trouvâmes succulent. Depuis notre départ de Médine, nous n’avions rien mangé d’aussi bon en fait de cuisine nègre.

L’après-midi j’allai faire visite à Mahmadou Abi, qui était logé dans une grande case avec tous ses Talibés. Il me reçut d’une façon aimable, quoique un peu embarrassée ; il avait l’air de ne pas se trouver dans une position bien franche. Il me demanda si j’avais ce qu’il me fallait ; je lui dis que oui, à l’exception de mil pour les chevaux. Il paraît que ce n’était pas l’habitude de Mustaf d’en fournir, car Mahmadou me répondit qu’il faisait vendre un captif pour acheter du mil pour ses chevaux.

De là, j’allai chez Mustaf lui rendre sa visite. Il me reçut de la façon la plus aimable, et j’en fus d’autant plus étonné qu’il n’est pas ainsi généralement et qu’il traite les noirs en grand seigneur ; il est plus difficile pour eux de le voir, me disait Bakary, qu’il ne l’est de voir Ahmadou à Ségou.

Mustaf me dit qu’il allait m’emmener voir un schérif blanc. En effet, il sortit avec moi, accompagné d’un interprète d’arabe, et nous allâmes à l’extrémité de la ville dans la maison d’un marabout, Ako de Gambie, possesseur de la plus belle fortune du pays.

Il s’était bâti une maison à l’européenne, autant que les matériaux du pays le permettaient. Il y avait de beaux escaliers en terre, des galeries ouvertes, où des nattes abritaient des rayons du soleil. Tout cela était propre et d’une élégance relative qui m’étonna.

On nous fit entrer dans une salle petite, mais plus soignée encore que les autres, où nous nous assîmes sur de belles nattes de cuir, tressées par les Mauresques.

Peu après, on nous introduisit dans une seconde salle encore plus soignée, où, sur un tapis du Maroc posé sur une de ces nattes, était assis en tailleur un homme vêtu entièrement de mousseline blanche ; il avait un turban dont une partie passant sous le menton et relevée couvrait le bas de la figure. Son teint était incomparablement plus blanc que tout ce que j’avais vu chez les Maures et même chez les Mauresques ; la main était potelée et le pied petit et soigné. L’homme était gros. Son regard était fin ; l’arc sourcilier bien dessiné, mais ni son nez ni sa physionomie ne répondaient au type arabe. Sans le mat de son teint on eût dit un Européen.

Il commença à m’interroger sur mon pays, demandant si nous étions Français, de quelle ville, et quand je lui dis de Paris, il sourit et me dit : « Je connais Paris, c’est une ville où il y a de grandes rues plantées d’arbres. » Il me demanda si j’avais des nouvelles de mon pays, et sur ma réponse négative, il me dit : « Je sais, moi, que tout va bien chez vous. »

A mon tour j’essayai quelques questions : j’appris qu’il était de Fez ; mais quant au but de son voyage je ne pus obtenir de réponse, il éluda.

Je commençais à me demander si c’était bien un Arabe ou quelque voyageur déguisé, et ce soupçon était celui de la plupart de mes laptots, qui affirmaient qu’il comprenait le français et qu’il souriait quand je parlais avec le docteur. Toutefois, il me fut impossible de savoir la vérité, car dès qu’il vit que je le pressais de questions, il commença à me dérouter par des interrogations incompréhensibles. Il est vrai qu’il parlait l’arabe pur, que fort peu de monde comprenait, et les interprètes traduisaient peut-être mal.

Plus tard je demandai à mon schérif marocain s’il le connaissait. « Non, me dit-il, c’est un homme qui parle peu, il dit qu’il est schérif, je ne puis dire le contraire ; » mais il m’avoua qu’il lui semblait qu’il n’avait pas la figure d’un Arabe.

En rentrant j’assistai à une fantasia assez bizarre : c’était une espèce de parodie d’un combat, faite par deux Talibés, tout en dansant et en jonglant avec leurs fusils d’une façon remarquable. L’un faisait le mort, l’autre tournait autour sans oser l’approcher ; quand il venait trop près, le mort remuait et l’autre se sauvait, puis le mort apprêtait tout doucement son fusil et tout d’un coup, quand l’autre arrivait pour l’assommer d’un coup de crosse, il se relevait d’un bond, lâchait son coup de fusil à bout portant, et les rôles se renversaient.

Cela était remarquablement mimé et imité.

Nous regagnâmes ensuite nos cases, et je passai une excellente nuit, dont j’avais grand besoin.

Jusqu’ici il n’était pas question de partir, et on faisait même courir le bruit que nous allions rester jusqu’à ce que tous les chefs du pays fussent réunis. On venait en effet d’envoyer des émissaires de tous côtés. Cela était fort inquiétant, car si c’était vrai nous avions au moins trois semaines à attendre. Or, quelle que fût l’hospitalité de Mustaf, nous étions trop pressés de rentrer pour supporter volontiers un pareil retard. La saison des pluies était presque arrivée, et nous devions chercher à tout prix à la devancer sur les bords du Sénégal, avant que les marigots grossis ne nous créassent des obstacles sur l’importance desquels je ne me faisais pas d’illusion.

21 mai 1866.

Aussi, le 21, dès que je fus levé, je me rendis chez Mahmadou Abi pour traiter cette question avec lui. Il était chez Mustaf, où j’allai le rejoindre. Bien qu’il fût de bonne heure, j’attendis très-peu et on me fit monter au premier étage, dans un petit réduit qui est le séjour ordinaire de Mustapha. Puis, après un nouveau temps d’arrêt, on ouvrit la porte de la chambre de Mustaf. Toutes ces portes, travail des indigènes, étaient en bois sculpté grossièrement, mais cependant, telles quelles, elles ne manquaient pas d’une certaine élégance. Les plafonds étaient faits en bois, mais les morceaux qui le composaient étaient rangés avec ordre et symétrie au-dessus des poutres principales. Enfin, des serrures ou des cadenas de fer, achetés chez nos traitants, garnissaient la plupart des portes de Mustaf. Il était à demi étendu sur un lit du pays (tara) très-élevé, sur lequel plusieurs tapis maures étalaient leurs brillantes couleurs et remplaçaient des matelas absents.

Je n’oserais affirmer que l’odeur de cette chambre, dont la porte était la seule issue, fût agréable, mais elle était supportable. Il nous fit, ainsi que Mahmadou Abi, asseoir sur son propre lit, envoya chercher des gourous, dont il nous donna quelques-uns, puis nous quitta pour régler une ou deux affaires. A son retour, j’entamai la question du départ, dont il ne se mêla point. Mais Mahmadou fit son possible pour m’engager à rester jusqu’à l’arrivée des chefs du pays, auxquels, d’après les ordres d’Ahmadou, il devait lire le traité fait avec nous. Je refusai, bien entendu, disant que cela ne me regardait pas, que d’ailleurs Ahmadou n’en avait pas parlé, et qu’il m’était impossible d’accepter un nouveau retard. Mahmadou insista, mais pour la forme, et quand il vit que décidément je ne voulais pas, il me dit : « Eh bien, tu partiras quand tu voudras. — Ce sera demain soir, répondis-je. — Alors on part, dit Mustaf ; ah ! c’est bien, je vais faire préparer ce qu’il faut. » Et il causa avec Ali Abdoul pour lui faire préparer du couscous pour sa route.

Pendant la journée l’hospitalité de Mustaf ne se ralentit pas ; je reçus de sa cuisine des plats très-bien préparés, mais toujours pas de mil. Je réussis à en faire acheter un peu contre quelques grains de verroterie ou d’ambre qui me restaient, et le soir je fis avec Tambo l’échange de nos chevaux. Ce n’est pas que son cheval noir valût ma jument fleur de pêcher, bien au contraire ; mais ma jument était tellement blessée par la selle qu’elle souffrait atrocement et que cela me faisait mal à voir ; j’avais lieu de craindre qu’elle ne pût me conduire au Sénégal, tandis que je me croyais sûr du cheval de Tambo, qui, malgré la route pénible que nous avions faite, dans laquelle il avait porté son maître et un bagage considérable, était encore gras et vigoureux, et surtout sans blessure.

Pendant que nous étions chez Mustaf, je demandai à voir les cadeaux envoyés par le gouverneur à Ahmadou, et il les fit apporter. Ils étaient enveloppés avec grand soin : c’était un burnous vert garni d’argent, un bonnet rouge garni d’or et un magnifique sabre avec un fourreau de velours vert et une garniture d’argent.

Mahmadou Abi était en extase, et je crois que cela contribua à le fortifier dans l’idée d’envoyer quelqu’un pour son compte saluer le gouverneur ; mais cela ne faisait pas le compte d’Ali Abdoul, qui maintint ses droits afin de n’avoir pas à partager les cadeaux qu’on lui ferait ; il l’emporta sur le prince, qui se borna à me demander de parler de lui au gouverneur. Comprenant qu’il désirait un cadeau je lui fis alors présent du fusil à deux coups que Bakary Guëye m’avait donné en indemnité des marchandises qu’il avait été forcé de vendre, et que bien entendu je ne voulais pas réclamer.

Aussi comptais-je bien lui payer son fusil.

Mahmadou fut enchanté et me réitéra ses promesses d’amitié à distance ; il me demanda de lui écrire et me dit qu’il voulait aussi me donner quelque chose en souvenir de lui.

Le soir j’allai voir les trois frères d’El Hadj, ou plutôt ses deux frères, Alpha Ahmadou et Tierno Boubakar, et l’un de ses cousins, qui tous trois me reçurent avec des paroles gracieuses, mais ce fut tout. Ils se trouvent, du reste, à Nioro dans une position d’infériorité vis-à-vis de Mustaf comme fortune et comme influence ; cela leur est pénible et ils ne s’en cachent guère. De plus, comme il y a là deux fils d’El Hadj encore en bas âge, mais qui un jour ou l’autre prendront en main toute la direction des affaires, on peut dire que ces parents du conquérant sont à tout jamais annihilés.

22 mai 1866.

Le 22 je fis mes préparatifs et j’allai vers une heure prendre congé de Mustaf, auquel, n’ayant rien à donner, je promis d’envoyer un fusil par Ali Abdoul ; il me demanda aussi un foulard noir, que j’eus la chance de trouver à Saint-Louis. Je payai ainsi de retour son hospitalité. Il me fit, du reste, cadeau d’un petit panier de dattes pour la route et donna une lettre à Ali Abdoul pour qu’on nous reçût sur tous les points où nous passerions jusqu’à Koniakary.

J’allai ensuite prendre congé de Mahmadou Abi, qui voulut monter à cheval pour m’accompagner et me mettre en route. Je fus donc escorté de toute la bande de ses fidèles jusqu’à bonne distance de Nioro. Là, au moment de me quitter, il me prit à part et me remit dans la main deux anneaux d’or d’une valeur d’au moins 120 francs, en s’excusant de me faire un aussi mince présent, que moi je trouvais d’autant plus beau que je n’y comptais pas du tout. Nous nous quittâmes après une bonne poignée de main.

C’est un devoir pour moi de dire qu’après mon départ de Ségou je n’avais reçu de ce jeune homme et de son entourage que des attentions et des témoignages d’affection bien désintéressés, puisqu’ils me savaient sans autres ressources que les cadeaux que m’avait faits Ahmadou, et qu’aucun d’eux n’eût osé accepter si même j’avais voulu les lui donner.

Nous quittâmes Nioro à trois heures. Après une lieue au Sud nous atteignions Tambabougou ; puis, après une demi-lieue au S.-S.-O., le grand village de Médina ; nous traversâmes ensuite deux villages de Gadiaba. Le premier, Gadiaba Kayè (Gadiaba, les pierres), est l’ancien village du Diawara, Karounka, qui fit une si rude guerre à El Hadj ; l’autre se nomme Gadiaba Diala. Il était sept heures quand nous arrivâmes à ce village ; en le quittant nous fîmes trois lieues et demie à l’O. 1/4. S.-O. pour venir à Youri, où nous arrivâmes à nuit close et par un commencement de petite pluie fine. On entra dans le village, et mes conducteurs allèrent s’étendre sous le hangar de la place du village. Quand, après une courte attente, je voulus les faire repartir, il me fut impossible de les réveiller ; ils me disaient de camper là. Camper sur une place en plein vent par un temps semblable, j’aimais autant marcher ; aussi, prenant Seïdou pour guide, je me remis en route et je fis trois lieues de marche pour aller camper à Birou, où je vins frapper à une heure et demie du matin au village des Talibés. La nuit était noire. J’avais cependant pu me rendre compte de la nature du terrain. Depuis Touroungoumbé le sol avait changé. Ce n’étaient plus les plaines du Bakhounou, c’était un pays encore plus aride, mais moins monotone et moins plat ; par rares places la végétation y était bien accentuée, mais en général c’est un pays coupé de plaines de sable et de collines de roches peu élevées ; ce sont des bancs d’ardoise, qui percent le sol en différents endroits et dont les feuillets détachés par les pluies et par les chocs viennent former une poussière noirâtre ; plus loin ce sont des quartz grenus, de différentes nuances plus ou moins opaques, jaunes ou rouges ou d’un blanc laiteux (on les emploie quelquefois comme pierres à feu ; ces pierres sont, faute de taille, d’un mauvais usage). Enfin, sur une foule de points nous trouvions des grès noirs et du minerai de fer en grande quantité.

La présence des ardoises à Nioro, de quelques schistes bitumineux dans le Foula Dougou est-elle un indice de l’existence du charbon de terre ? C’est ce que les siècles futurs nous apprendront. Mais si, surtout dans le Foula Dougou, on venait à découvrir le charbon, ce serait à n’en pas douter une découverte plus précieuse pour le pays que ne l’a été celle de l’or.

Depuis Nioro jusqu’à Birou le terrain n’avait changé d’aspect qu’entre Youri et Birou. En quittant Youri on se dirige sur une montagne peu élevée dont le massif épais sépare le Kingui du Kaniarémé, qu’on appelle vulgairement la route du désert. On la traverse en gravissant une pente douce dans le défilé, et l’on arrive dans une plaine qui semble entourée de tous côtés par des collines, qui se croisent de manière à ne pas laisser apercevoir les issues de ce plateau. Tel est l’aspect général de ce pays dont l’exploration de MM. Perraud et Béliard a complété la carte, dressée par les renseignements que j’avais, et par mon propre itinéraire.

Dans cette dernière route nous avions traversé deux marigots secs : c’étaient les premiers que nous apercevions depuis longtemps ; ils se dirigent vers l’Ouest.

23 mai 1866.

Birou a deux villages séparés, entourés chacun de palissades. L’un est le village des Talibés, tous originaires du Fouta ; l’autre le village des forgerons bambaras. Nous arrivâmes à Birou par une petite pluie fine au milieu de la nuit. Lorsque nous réveillâmes le gardien de la porte il me sembla tout d’abord qu’on nous faisait une triste réception. J’étais avec Quintin et deux seulement de mes hommes ; mais quand on sut qui nous étions, on nous conduisit chez un marabout, qui fit dégager une case pour y loger nos bagages. Nous parvînmes à allumer du feu pour nous sécher ; mais le plus difficile fut d’attacher nos chevaux et nos mules, qui mangeaient toutes les clôtures de la maison, au grand désespoir du maître. Enfin tout s’arrangea, sauf le temps qui continua à être légèrement pluvieux. Vers sept heures, ceux qui étaient restés en route commencèrent à arriver, et à sept heures et demie tout le monde était réuni. Nos ânes, trop fatigués, avaient passé la nuit avec leurs conducteurs à Youri.

Ali Abdoul commença à s’employer auprès des gens du village pour nous faire donner une hospitalité splendide ; mais d’abord le mil était rare, et nous n’en pûmes avoir ni pour les chevaux ni pour les mules ; ensuite Ali Abdoul, bien que Tall et fils d’Elimane Donaye, ne jouissait d’aucune influence et son meilleur argument ne valait pas grand’chose, car le pauvre garçon ne brillait pas par un esprit transcendant. Il était bien un type du Toucouleur, braillard, vantard et hableur, mais il lui manquait cette qualité qui chez quelques-uns est très-grande : la finesse.

Néanmoins le village se comporta bien à notre égard : on nous envoya six poules vivantes et du lait aigre ; le chef des Diawaras de l’endroit, qui vint me voir, me procura même un peu de beurre ; nous n’avions pu en avoir à Nioro à cause du manque de bestiaux, qui tous avaient succombé à l’épizootie ; puis nos hommes reçurent un nombre indéfini de calebasses de couscous et de niéri[248].

Quelque bienveillance qu’il y eût dans cet accueil, cette hospitalité n’avait rien qui pût me retenir, et comme on nous annonçait une longue route pour arriver au premier village habité du Guidi-Oumé, je me décidai à partir à deux heures après midi.

24 mai 1866.

Notre chemin se dirigea d’abord à l’Ouest, à travers un pays peu accidenté, mais assez aride, et nous ne nous arrêtâmes pas avant une heure du matin, heure à laquelle nous campâmes sur l’emplacement d’un village détruit nommé Ouagadou. Un baobab et quelques débris sont les seuls vestiges de ce village, qui était placé au bord d’un marigot, où l’on chercha vainement de l’eau. Quand je vis qu’on n’en trouvait pas, je sollicitai Ali Abdoul de continuer la route ; mais les ânes étaient loin derrière nous, et après en avoir causé nous campâmes. Au jour, laissant quelqu’un avec les mules, je partis avec Ali Abdoul, Quintin et le vieux schérif, qui s’attachait à mes pas et se montrait bon homme. Nous avions quatre bons chevaux, et nous voulions arriver le plus vite possible. Mais nous eûmes à descendre la montagne sur laquelle nous nous trouvions, qui appartenait au sol du Kaarta, pour entrer dans la vallée de Guidi-Oumé peu élevée au-dessus du sol du Sénégal. Nous descendions visiblement depuis Nioro, mais sans secousses brusques, sans différences palpables de niveau. Là, nous eûmes une descente dans un ravin qui équivaut à plus de cent mètres de différence de niveau. La terre était travaillée de tous côtés par les eaux, d’immenses blocs de roches étaient mis à nu par l’action des pluies, les uns polis, les autres en forme de scories ; les lits de torrents que nous traversions aujourd’hui à sec, avaient roulé d’immenses cailloux de plusieurs mètres cubes, quelques arbres vigoureux et verts avaient poussé dans les endroits où la terre végétale, arrachée du plateau supérieur, avait pu s’amasser ; ailleurs on voyait d’autres troncs décharnés, sans feuilles, suspendus par des racines qui allaient leur manquer au premier ravinage des pluies.

Cet endroit, bien que sauvage, avait un caractère de grande beauté, et il me frappa d’autant plus vivement que depuis trois ans je m’étais toujours trouvé en pays de plaine.

Nous arrivâmes bientôt sur l’emplacement d’une ruine : c’était Khoré, un village de la vallée du Guidi-Oumé.

Cette vallée étroite, qui est certainement le plus beau pays que j’aie vu dans la Sénégambie, est resserrée entre deux chaînes de montagnes, dont les méandres s’éloignent ou se rapprochent sans pouvoir s’écarter à une journée de marche l’un de l’autre ; un marigot ou plutôt un ruisseau d’écoulement des eaux de pluies, la parcourt, tantôt sec comme au moment où nous y passions, tantôt roulant des eaux torrentueuses ; de chaque côté de son cours, le sol, alimenté continuellement par les écoulements d’eau bourbeuse de la montagne, fournit des cultures magnifiques, donne deux récoltes par an et produirait tout ce qu’on lui demanderait en fruits ou légumes, si par routine on ne se bornait à la culture des céréales africaines : le maïs et le mil, et, accidentellement, le riz.

Après Khoré, nous arrivâmes à Khassa, également désert, et après avoir désaltéré nos chevaux dans des mares, où l’eau, par extraordinaire, n’était pas corrompue, mais était chaude, nous continuâmes à descendre la vallée, traversant et retraversant le lit sablonneux de son ruisseau, qu’on appelle, je crois, le Kirigou (Kriégo, de Mongo Park).

Après Khassa, nous parvînmes à un petit village habité, nommé Togno ou Tango. Il est, pour ainsi dire, perdu dans un repli du marigot, qui entre à cet endroit dans une baie que forme la montagne et en ressort bientôt pour redescendre la vallée. Les toits de paille, récemment reparés pour la saison d’hivernage, tranchaient sur le beau feuillage vert de nombreux arbres ; quelques colonnes de fumée animaient ce paysage, auquel les montagnes, sur deux ou trois plans, servaient de fond. C’était charmant à voir. De là, notre route descendit vers le Sud, à Fanga, éloigné d’à peine une demi-heure de chemin. C’était notre étape de la journée. On y fut d’abord peu aimable pour nous, mais Ali Abdoul palabra si bien, la lettre de Mustaf venant à l’appui de ses paroles, qu’on finit par nous pourvoir abondamment, et nous reçûmes quatre poules, un mouton et une chèvre très-maigre. Le tout fut bien vite mangé par nous et nos compagnons.

25 mai 1866.

Le lendemain, nous continuâmes, dès le jour, à descendre la vallée. Les villages y sont très-rapprochés, tous ont le même aspect, et en deux heures et demie nous en traversâmes quatre. A six heures nous avions quitté Fanga, et à huit heures et demie nous étions à Niogomera, après avoir passé à Tanganaya-Takhaba et Niakatéla. On me pressa de rester à Niogomera, où je devais, disait-on, recevoir une splendide hospitalité. D’abord on m’envoya cinq poules et du mil pour mes chevaux ; puis, vers deux heures et demie, comme j’allais partir, on apporta deux chèvres et du couscous. Je pris une chèvre et je donnai l’autre à un Talibé nommé Amadi Ali, qui m’avait servi de guide ; mais comme mes hommes avaient mangé à leur faim nous laissâmes le couscous, et nous allâmes camper à Makhana, à une lieue à l’O.-S.-O., pour faire cuire notre dîner.

A mesure que nous approchions, nous nous permettions le luxe de deux repas par jour. C’était le cas de dire que l’appétit nous venait en mangeant.

Pendant les quelques heures que je passai à Makhana, je reçus une belle chèvre, deux calebasses de mil et du couscous. C’était donné d’une façon aimable et empressée, qui contrastait avec les cadeaux un peu forcés que nous avions reçus jusqu’alors depuis Nioro. Néanmoins, à neuf heures et demie du soir, il me fallut me mettre en route. Nous avions un long chemin à parcourir pour aller à Mounia ; nous allions quitter le Guidi-Oumé pour le Diafounou. Il y avait des marigots à traverser, et on m’avait dit qu’il y avait un peu d’eau dedans ; j’étais pressé de les passer avant qu’ils ne grossissent.

La route traverse une forêt, le pays est peu accidenté, on a laissé derrière soi les montagnes du Guidi-Oumé, et en quittant Makhana la vallée prend un développement immense.

Nous laissions sur notre droite le marigot de Kirigou.

Nous fîmes une première traite de sept lieues sans halte. Comme la nuit était très-noire, que les guides demandaient à s’arrêter, nous campâmes pour attendre le jour. Je fis décharger les mules, on plaça les cantines au pied d’un arbre, on entrava les chevaux sans les desseller, de manière à les laisser manger, et, enveloppé dans les lambeaux de mes vieux paletots, je m’étendis sur ma tente. Je dormais d’un profond sommeil, lorsque, vers quatre heures, les éclats du tonnerre me réveillèrent en sursaut. Une tornade arrivait sur nous avec une rapidité prodigieuse. Le temps de ramasser ma toile de tente, et la pluie tombait déjà en larges gouttes, un vent violent soulevait une poussière intense à travers laquelle on n’apercevait rien ; les éclairs déchiraient par moments le ciel en éclairant la scène d’une lueur passagère qui rendait plus profonde encore l’obscurité qui les suivait.

Nos chevaux avaient tourné la queue au vent, ils ne bougeaient pas, et comme la pluie inondait déjà le sol plat et bas, nous montâmes sur nos cantines, pêchant dans la mare qui nous environnait les sacs, peaux de bouc et autres objets qui y nageaient.

26 mai 1866.

Nos compagnons, qui n’avaient eu qu’une préoccupation, celle de se garantir de la pluie, avaient laissé leurs bagages où ils étaient.

Aussi, dès que le jour se fit, quel spectacle ! Nos cantines entourées d’un demi-pied d’eau, mon sac de cuir, dans lequel étaient mes carnets de notes, enfoncé dans la vase et fort heureusement seul perdu, sauf que le contenu eût souffert. Rien de sec, ni sur nous ni dans les cantines, qui, disjointes, avaient absorbé l’eau de telle façon qu’en les soulevant on l’en faisait sortir. Nos compagnons étaient encore plus mal que nous, et par-dessus le marché une pluie fine avait remplacé la pluie d’orage et un vent glacial venait ajouter au malaise général.

Nous rechargeâmes les bagages et essayâmes de reprendre notre route. Le terrain était glissant, détrempé. Nos chevaux tombaient et je fis trois ou quatre chutes dans la vase ; puis nous arrivâmes au marigot. Il avait subitement grossi ; on y avait de l’eau, à pied, jusqu’aux épaules. Les berges étaient roides à descendre et à remonter. Ma foi, nous prîmes un bain, mais nous passâmes avec nos chevaux, et c’est miracle qu’après cela, par le froid qu’il faisait, la fièvre ne soit pas venue nous rendre visite. Quand j’eus traversé, je me pris à penser que, si les mules chargées descendaient dans ce marigot transformé en torrent boueux, non-seulement elles n’en sortiraient pas, mais que mes cantines seraient inondées, mes notes, cartes et plans perdus. Je me décidai donc, tout ruisselant d’eau et de boue, à attendre les mules pendant une demi-heure. Alors Seïdou, grand et vigoureux homme, se mit à transporter les cantines sur sa tête. Il se chargeait, s’accroupissait sur la berge et se laissait glisser sur la pente jusque dans le lit du marigot, où il fallait alors reprendre subitement la position verticale pour garder son équilibre et ne pas se noyer.

Les trois premières fois il réussit d’une façon admirable, mais à la quatrième, où justement il portait la cantine la plus précieuse pour moi, celle qui contenait mes cartes, il trébucha, et, sans sa présence d’esprit, c’en était fait de mon bagage. Il se rejeta sur la berge où la cantine s’enfonça dans la vase, et Samba Yoro put la saisir par la corde au moment où Seïdou glissait totalement dans l’eau. Il en fut quitte pour la peur, et à huit heures et demie nous étions au village de Mounia, où, après bien des efforts, je parvins à faire allumer un grand feu et à sécher successivement tout notre bagage ; livres, effets, instruments, tout était trempé, et le soir nous étions encore humides. Nous reçûmes là une bonne hospitalité ; les Pouhls du village de Mangassi ou Bangassi, situé près de là, vinrent nous apporter une belle chèvre et du mil, et d’autres côtés les différents chefs m’envoyèrent trois chèvres ; aussi fûmes-nous dans l’abondance.

27 mai 1866.

Le lendemain j’étais décidé à me rendre à Koniakary ; aussi je partis de bonne heure, et, devançant les mules avec Ali Abdoul pour guide, nous commençâmes à trotter de toute la vitesse de nos chevaux un peu fourbus. A mesure que nous approchions, l’impatience d’atteindre le but nous prenait et nous eussions voulu pouvoir voler avec nos chevaux. Malheureusement les pauvres bêtes étaient à bout de forces, et, quoi que nous fissions, elles allaient fort lentement. Nous passâmes deux ou trois marigots. Ils se déversaient sur la droite de notre route, qui se dirigeait vers le Sud. Nous laissions sur notre gauche une montagne. Il paraît qu’au lieu de prendre la vraie route nous inclinâmes trop au Sud. Toujours est-il que nous nous enfonçâmes dans une gorge de montagnes et que nous arrivâmes très-près du village de Makhana. Un peu avant d’y parvenir, nous eûmes la bonne fortune de rencontrer deux Khassonkés, qui nous remirent dans une route de traverse, nous ramenant directement à l’Ouest. Nous éperonnâmes nos chevaux, ils firent un effort et nous partîmes au galop, car la traite était longue. Nous traversâmes alors trois villages habités, où nous ne nous arrêtâmes que pour boire, et nous vînmes passer au Sud de la montagne de Tapa, d’où nous aperçûmes Koniakary. Il était deux heures de l’après-midi. Cet immense village, chef-lieu du Diombokho, est défendu par un tata fortifié, ou maison d’El Hadj, confiée à la garde de San Mody, l’un de ses captifs.

Notre première visite fut pour Tierno Moussa, chef des Talibés et véritable chef de Koniakary. Il savait déjà, par Ibrahim Mabo, qui, revenu avec nous, nous avait devancés, les quelques bontés que j’avais eues pour son fils à Ségou, et son accueil fut aussi cordial qu’il est possible. Celui de San Mody fut moins avenant ; il ne voulut pas me recevoir, et me fit conduire à une case assez sale qui me déplut. Aussi, lorsqu’il vint m’y visiter, je le reçus très-mal et le contraignis, pour ainsi dire, à me faire des excuses. J’en pris prétexte pour annoncer que je partirais le lendemain matin, et toutes ses tentatives pour me retenir échouèrent.

Je comptais à Koniakary quelques amis : Tierno Moussa, son Mabo Ibrahim, et Amady Boubakar qui arrivait avec nous. Ils me traitèrent de leur mieux. Ce fut Amady Boubakar qui, le premier, m’envoya un magnifique mouton gras ; peu après, j’en reçus un autre de San Mody. Ils furent tous deux immolés à nos grands et nombreux appétits. Plus tard, Tierno Moussa m’en donna un troisième qui dépassait en beauté les deux premiers, et je me décidai à l’emmener à Médine, où certainement jamais plus bel échantillon de la race ovine, dite mouton de Galam, n’était entré.

Je reçus aussi de différents côtés des gourous, du couscous ; enfin, je me trouvai abondamment pourvu.

Pour faire ma paix avec San Mody, j’allai le saluer, et cette fois je fus reçu. Je lui demandai de me prêter des chevaux pour aller à Médine ; mais il allégua pour refuser l’obligation de se rendre à Nioro, où il était appelé près de Mahmadou Abi.

Femme Khassonkée, de Médine.

Il me fallut donc imposer à ma pauvre monture une dernière journée de près de dix-huit lieues.

Avant de quitter Koniakary, il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur la situation politique de ce pays.

Différents Talibés se partagent l’influence dans le Diombokho et même dans Koniakary, ce qui fait que ce village ressemble beaucoup par son organisation aux villages du Fouta. Tierno Moussa et San Mody ne s’entendent pas d’ailleurs ; et comme San Mody n’est pas assez riche pour se faire des partisans au moyen de cadeaux, il n’a vraiment d’influence que sur les esclaves d’El Hadj et les Bambaras du pays.

En dehors de cette population, mélangée déjà de toutes les races musulmanes de la Sénégambie, c’est-à-dire Yoloffs, Peuhls, Toucouleurs, Soninkés, il y a les Khassonkés, qui composent peut-être la plus grande partie de la population des villages du pays. Ils y apportent, sous le commandement nominatif de Khartoum Sambala, frère du roi de Médine, une indépendance assez semblable à celle dont jouissent leurs frères de l’autre côté du fleuve ; plus grande même, car Sambala de Médine ne souffre pas qu’on lui désobéisse.

Du reste, mécontents de leur gouvernement actuel et des impôts qui pèsent sur eux, ils aspirent à l’indépendance et seraient tout prêts à se révolter pour piller les Talibés.

Enfin, Koniakary est harcelé par les Maures Askeurs et Oulad El Rhrouizi, qui, en représailles des pillages que s’est permis sur eux Tierno Moussa, viennent de temps à autre fermer la route de Médine à Koniakary.

On le voit, Koniakary n’est pas une position aussi formidable qu’elle a pu le sembler à quelques voyageurs moins au courant de la politique locale que je ne le suis, et je reste convaincu que si jamais nous avions à diriger contre cette place une expédition nous aurions bien vite révolutionné ce pays.

28 mai 1866.

Lorsque j’eus annoncé mon départ, tout le monde me conseilla de marcher de compagnie avec tout mon monde, afin de ne pas risquer un pillage des Maures. Mais mon impatience ne me le permettait pas ; à six heures, le 28 mai, je quittai Koniakary et me dirigeai sur Médina, village de Khartoum Sambala, situé dans le Khasso (rive droite), auquel j’avais à donner des nouvelles de sa fille, première femme de Samba N’diaye, à Ségou. Il me reçut avec affabilité et me fit servir un déjeuner de couscous et de lait frais, que je pris avec d’autant plus de plaisir, que partout sur ma route j’avais vainement demandé du lait de vache ; la réponse était partout la même : les vaches sont mortes.

Après une heure d’arrêt je quittai ce village, et Ibrahim Mabo, qui nous avait accompagnés, nous laissa pour rentrer à Koniakary.

Nous commençâmes alors une lutte avec nos chevaux ; les éperons ne cessaient pas de déchirer les flancs de ces pauvres bêtes auxquelles de temps en temps nous réussissions à faire prendre le galop. Vers dix heures et demie nous fûmes à Kana-Makounou, où le marigot était presque sec. Il y avait de l’eau dans des mares ; nous fîmes rafraîchir nos montures et reprîmes notre course.

Bientôt j’aperçus des montagnes devant nous, et sur la gauche je reconnus la curieuse montagne de Dinguira qu’on voit de Médine. Le docteur, à qui je le disais, ne pouvait croire à cette nouvelle, et Ali Abdoul, qui n’était jamais venu sur cette route, ne pouvait le renseigner ; néanmoins nous pressions d’autant plus nos montures, et tout à coup je m’écriai : Voilà le poste ! Le docteur parvint à faire prendre le galop à sa jument ; mais mes coups d’éperons furent vains aussi bien que ceux d’Abdoul : les pauvres bêtes étaient fourbues. Nous arrivâmes au petit trot sur la berge située en face du poste, où nous rejoignîmes Seïdou, qui, parti la veille au soir de Koniakary pour nous devancer, avait dormi trop longtemps en route et arrivait en même temps que nous.

Dire nos impressions au moment où, haletants, nous nous penchions sur l’eau claire du Sénégal pour y boire, dire de quels battements notre cœur était agité dans nos poitrines, c’est chose impossible ; ce pavillon tricolore surmontant les blanches murailles du poste nous disait que nous étions en France, que désormais nous n’avions plus rien à craindre des hommes ; que bientôt nous serions dans les bras de nos compatriotes, dans ceux de nos amis.

Oh ! c’est là un de ces moments terribles dont on peut mourir aussi facilement que d’une balle ennemie, car la joie tue aussi bien que la douleur, mais il était dit que cette fois encore nous ne mourrions pas. Nos coups de fusil et nos cris eurent bientôt donné l’éveil. Le canot d’un traitant, du nommé Clédor, un des héros de la défense de Médine, en 1857, se détacha, et quand nous arrivâmes sur la berge française, nous fûmes reçus dans les bras de Béliard, le commandant du poste, qui ne nous connaissait cependant ni l’un ni l’autre et qui, réveillé en sursaut par la nouvelle de notre arrivée, osait à peine y croire.

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