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Au delà du présent...

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V

LA chambre à coucher de Tatiana Vassiliévna Erschoff, à Vodopad, ressemble en ce moment à un décor polaire, tant les objets de lingerie de toutes sortes qui l’ont envahie—batistes fines, toiles aux plis cassants, damassés rugueux—forment un ensemble pittoresque et blanc. Il y a sur le parquet, dont on a retiré le tapis par précaution, une folle neige de lisières et de rognures qui moutonne floconneusement; les chaises, prises d’assaut par des serviettes rigides, ont l’air d’icebergs en miniature, et au milieu des amoncellements de nappes, de jupons, de mouchoirs qui se dressent en pics menaçants, la table autour de laquelle travaille Mme Erschoff et ses filles fait songer à un navire bloqué par des banquises...

Assise à un angle de la pièce, près de la fenêtre ouverte par laquelle les rumeurs de la forêt et le parfum des fleurs du jardin entrent en hôtes toujours choyés, Mlle Burdeau—tel un explorateur hardi—fait déblayer la route et dirige les reconnaissances. Elle coupe, mesure, ajuste, arpente, et la docile équipe qu’elle a sous ses ordres manœuvre avec elle en harmonie parfaite.

—Tatiana Vassilievna, un mouchoir à ourler, voulez-vous?... Et toi, as-tu fini, Ioulia, dit-elle en mauvais russe à une belle fille blonde que la chemise brodée et la couronne de fleurs, entremêlées de rubans des paysannes, distinguent du reste de l’équipage? Tiens, prends les serviettes, maintenant... Non, chère Iékatérina, ce n’est pas cela du tout; vos points sont absolument trop grands! Il faut coudre ainsi:

—On voit bien, remarqua Viéra qui dessinait sur ses genoux des lettres à broder, qu’il s’agit du trousseau de Katia, sans cela il y aurait beau temps que son ouvrage serait allé par la fenêtre rejoindre les fleurs des parterres... Ce que c’est que le bonheur, hein! Katioucha?

—Et d’abord, ne m’appelle pas ainsi, riposta Katia avec aigreur! Ce diminutif me choque; il me fait penser à l’inconvenante «Résurrection» de Tolstoï.

—Ah! en voilà une critique! dit Viéra en riant aux larmes. Tu es vraiment originale dans tes appréciations! Et pourquoi, je te prie, «inconvenante» Résurrection?

—Inutile de t’expliquer, tu es trop Tolstoïenne pour me comprendre.

—Et toi, trop jeune fille du «grand monde, du vrai grand monde», pour goûter les saines doctrines de l’apôtre des humbles...

—Ou les sottes utopies d’un voyant littéraire...

—Katia! Viéra! mes enfants, mes enfants, protesta tendrement Tatiana Vassilievna derrière sa pile de linge. Tout vous est vraiment matière à discussion! Et vous allez bientôt vous quitter... Comme vous regretterez alors de vous être mutuellement gâté le peu de temps qui vous restait encore à passer l’une auprès de l’autre!

—Mamotschka, ne t’alarme pas, va, répondit Viéra en dessinant le geste d’un baiser à l’adresse de la maman navrée! La discussion, c’est notre sport à nous! Ça n’empêche pas que nous nous aimons bien, n’est-ce pas, sœur? au contraire. Mais nous taquiner, cela nous amuse tant!... Et que ferions-nous, je te prie, toute la journée, côte à côte, si nous n’assaisonnions de temps en temps la monotonie de nos conversations par un peu de poivre de discorde?... Tiens, admire mon monogramme; n’est-il pas artistique? J’ai peur seulement que ta fille chérie ne s’égratigne un peu le nez sur une broderie aussi savante... Enfin, pour être belle, il faut savoir souffrir! C’est l’axiome que nous répétait en guise de consolation notre première gouvernante française quand elle emprisonnait les mèches de nos cheveux dans des papillottes faites avec ses vieux journaux de mode, et que nous pleurions de mal! Te rappelles-tu, Katia?

—Si je me le rappelle!... Elle ajoutait à sa petite phrase un bonbon de chocolat qu’elle appelait «crotte», et ce mot, plein de saveur autant que la chose qu’il représentait, nous amusait au point que nous en oubliions jusqu’au lendemain la torture de nos bigoudis!...

—C’est bien cela, dit Mlle Burdeau avec un sourire amusé. Oui, l’enfant est un artiste plus sensible mille fois à la musique des mots que n’importe lequel de ses confrères aînés; et sa petite cervelle, merveilleusement adroite, les pare tout de suite d’une magie spéciale... Quand j’étais petite et que je devenais méchante, ma bonne n’avait qu’à me dire: «Attends, je vais appeler l’Individu,» pour qu’une épouvante indicible me fît rentrer séance tenante dans le devoir. «Individu!...» Ce mot évoquait pour moi l’être le plus sinistrement grotesque, le fantôme le plus mystérieusement terrible que mon imagination de trois ans pût se créer... Et cela sans qu’on m’eût jamais mise en présence d’un personnage quelconque en lui appliquant ce nom! Non, c’était tout simplement l’agencement des syllabes, la combinaison des lettres qui déterminaient en moi, au seul son du mot «individu», une peur immédiate et folle!... C’est comme le loup-garou créé par nos gens des campagnes. Croyez-vous, qu’un enfant, en entendant sa nourrice le menacer de cet animal problématique, lui demande comment il est fait? Oh! que non! Cela lui gâterait sa peur, à ce dilettante en herbe!... Cette troublante et délicieuse peur qui le fait voyager en des mondes inconnus, et jette sa petite tête haletante dans un giron plus doux, sous des baisers plus chauds... Il préfère s’en tenir au mystère des sons, à la musique sinistre de ces syllabes en «ou» qui semblent un hurlement de bête fantastique...

—Comme vous possédez bien la psychologie de l’enfance, mademoiselle, dit une voix mâle sortant de l’encadrement de la fenêtre! On a plaisir à vous écouter vraiment.

Madeleine Burdeau tressaillit.

—Vous étiez là, Vadim Piétrovitch? fit-elle d’une voix un peu émue.

—Sournoisement caché derrière le feuillage des glycines pour qu’on ne me vît pas, je l’avoue sans honte, mademoiselle; le psychologue n’a-t-il pas le droit de prendre des documents là où il en trouve?

—Par tous les moyens?...

—Par tous les moyens.

—Il est commode, en ce cas, de s’intituler psychologue!

—Eh bien, il ne tient qu’à vous; vous avez fait vos preuves!

—Je n’en ferai rien, Vadim Piétrovitch; mon titre de femme m’est trop cher pour que je l’échange contre un autre, si ronflant que celui-ci puisse être.

—Vous m’étonnez, pour une Française!

—?...

—Oui, le mouvement féministe devient de jour en jour plus accentué en France, et vous qui êtes institutrice... enfin, je croyais...

—Oh! institutrice, c’est bien à mon corps défendant, allez! (Excepté quand je me trouve au milieu de gens aussi parfaitement aimables que vous l’êtes, vous autres, corrigea la jeune fille en souriant aux dames Erschoff.) Je suis une paresseuse, moi, une flâneuse, une rêveuse et un tas d’autres choses en euse; je voudrais passer ma vie dans un fauteuil moelleux, entourée de belles fleurs et de bibelots fragiles, une chatte sur mes genoux, un griffon à mes pieds, et ma fenêtre ouverte sur un ciel sans limites... Le sort, hélas! en a décidé autrement,—c’est son fort, à cet esprit de contradiction,—il faut bien que je me résigne!

—Et il a eu raison, cette fois, le sort, dit l’étudiant. Fi! l’inutile personne que vous auriez été, s’il vous avait permis de suivre un tel programme!

—Eh bien! et puis?...

—Et puis? si tout le monde avait ces aspirations là, et que la bonne volonté du destin y souscrivît, l’humanité marcherait ni mieux ni plus que le crabe, c’est-à-dire à reculons...

—Ah! quel dommage ce serait! Elle n’aurait pas d’automobiles pour écrabouiller gens et bêtes, ni d’avocats pour gagner les mauvaises causes, ni d’anarchistes pour faire sauter les rois!

—Et pas de saintes anonymes non plus, dont les loisirs, entre deux leçons qui les font vivre, se passent à visiter les malheureux et à apprendre à lire aux enfants des moujicks, continua Vadim en s’inclinant avec respect devant son interlocutrice.

Madeleine Burdeau rougit.

—Croyez-vous qu’elles ne soient pas un passe-temps bien plus qu’une corvée, ces choses dont vous parlez, dit-elle en se baissant pour chercher un imaginaire peloton de fil?

—Peut-être, pour des êtres de dévoûment tels que vous et Natalia Lévine.

—Ah! c’est cela, dit Viéra, que chaque jour, à la même heure, Mlle Burdeau va retrouver son amie dans l’isba que cette originale habite? Des femmes du village m’avaient dit que Natalia Grigorievna et une autre dame de Kieff apprenaient à lire à leurs enfants et soignaient la fille de Ianko, cette malheureuse qui a été presque brûlée vive en voulant sauver des flammes d’un incendie le bébé d’une de ses voisines; mais j’étais loin de me douter que «cette autre dame de Kieff» c’était vous, chère Madeleine! Et dire que nous, les seigneuresses de Vodopad, nous n’avons j’avais songé à soulager nos paysans autrement que par des aumônes d’argent ou de vieux vêtements!... C’est une honte. Mademoiselle, dès demain vous m’emmènerez avec vous.

—Moi aussi, ajouta Katia après une courte hésitation.

—Je vous serais probablement plus encombrant qu’utile dans vos tournées, fit Vadim, en mordillant sa moustache d’un air ému, pourtant, il ne sera pas dit que votre exemple sera vain pour moi. Vierotschka, voici un bon de cent roubles que je te renouvellerai deux fois par an pour les pauvres de Vodopad...

—Quand nous aurons fini le trousseau de Katia, dit la bonne Tatiana Vassilievna à son tour, nous coudrons pour les vieillards et les enfants.

—Et béni soit, conclut l’étudiant en levant ses bras au ciel d’un geste comique, le loup-garou qui a été la cause d’une si noble émulation!

Tout le monde rit, et cette douce gaîté régnait encore quand la porte de la chambre s’ouvrit, donnant passage à la sœur cadette des demoiselles Erschoff. Sacha revenait visiblement de la forêt, car dans les plis de sa robe retenue à la ceinture par des épingles hâtives, des brindilles de mousse restaient accrochées, et tout près de l’oreille,—saignant comme une plaie vive,—une grappe de sorbes piquait de ses baies ardentes les tresses aux minces anneaux. Sans dire un mot, l’idole alla s’asseoir près de Mme Erschoff qu’elle ne regarda même pas, et Katia se disposait à l’accueillir par ses boutades d’usage, quand, devançant ses paroles, un cri de douleur retentit à travers la chambre.

—Qu’as-tu, Iouletschka, au nom du ciel, qu’as-tu? demanda Tatiana Vassilievna en se précipitant vers la Petite-Russienne qui, avec une grimace de souffrance, se tamponnait une des joues de son ouvrage commencé. Es-tu blessée?

—Non, barinia, non; rassurez-vous; c’est une guêpe qui m’a piquée près de l’œil, répondit Ioulia, dont la voix était encore toute chavirée. Ach! toi, sale bête! (Et elle fit le geste de cracher sur l’ennemi disparu.) Mais, pardon, seigneuresses, je vous ai effrayées; je n’aurais pas dû crier comme ça pour une chose aussi simple; ça nous arrive souvent, à nous autres paysannes, d’être mordues par une guêpe. C’est que c’était presque sur la paupière...

—Ne songe pas à cela, ma pauvre, dit Viéra, remercions Dieu, au contraire, que tu nous aies effrayées en vain.

—Attends, petite, dit à son tour Vadim, en entrant dans la chambre, je vais mettre une compresse sur ta piqûre, et dans quelques secondes tu ne sentiras plus aucun mal.

Pendant ce temps-là, la joue de Ioulia gonflait à vue d’œil.

—Que dirait Danilo, plaisanta Vadim, s’il te voyait laide ainsi?

—Oh! barine! sourit la Petite-Russienne dont la joue restée indemne rougit à l’égal de l’autre.

Et tout le monde de sourire avec elle.

Seule, Aleksandra, immobile et muette depuis son entrée dans la chambre, contemplait cette scène avec son indifférence accoutumée. Son menton appuyé dans les paumes de ses mains unies, la semelle de sa sandale battant le plancher d’un mouvement lent, elle regardait tout le monde s’empresser autour de Ioulia sans manifester la plus légère émotion, sans montrer même un intérêt banal. Du moins c’est ce qu’aurait constaté un spectateur superficiel...

Mais si Vadim qui, depuis la conversation qu’il avait eue avec Maria Pavlovna dans le parc de Boutcha, surveillait, aussi étroitement qu’il le pouvait sans attirer l’attention de ses parentes, les gestes et la physionomie d’Aleksandra, avait observé en cet instant ce qui se passait en elle, au lieu de baigner d’un puéril alcali les joues de la Petite-Russienne, il n’eût pas été médiocrement surpris de lire tant de cruauté dans les changeantes lueurs des yeux devenus presque noirs sous l’intense expression qui animait le regard; une crispation si nerveuse des doigts qui retenaient le menton avancé en un mouvement avide; et, dominant ces marques de haine ou de colère, tant de tristesse marquée aux plis des lèvres minces, aux contours de la bouche enfantine et pure.

Mais, Dieu merci! ni le futur médecin ni personne autour de lui ne songeait en ce moment à la petite idole. On était habitué à son mutisme, à ses caprices, et de la voir indifférente quand tout le monde s’agitait à ses côtés n’étonnait plus depuis longtemps. Une fois, seulement, les yeux timides de Ioulia rencontrèrent ceux de la barichnia et se baissèrent plus rapidement qu’ils n’en avaient coutume...

Avait-elle compris, avec l’instinct de la proie, ce que nul au monde, pas même peut-être son adversaire inconsciente, ne savait?

Quelques minutes après l’incident de la piqûre, le signal de la récréation ayant été donné par Mlle Burdeau, organisatrice convaincue de ces cours d’ouvrage manuel, les habitants de la datcha se dispersèrent comme de coutume au gré de leur fantaisie.

Mme Erschoff aida Ioulia encore toute désemparée à mettre un peu d’ordre dans sa chambre; Viéra, Katia et Vadim s’en allèrent par les sentiers sinueux, à travers la campagne, jusqu’à l’étang dont les cascades, autrefois importantes, aujourd’hui minuscules, ont donné leur nom à Vodopad.

Quant à Madeleine Burdeau, il est l’heure pour elle d’aller rejoindre Natalia Grigorievna Lévine, l’originale vieille fille mi-conservatrice, mi-nihiliste, dévorée de l’amour de son pays, de la liberté et du prochain, qu’elle a connue à Kieff dans une famille allemande où toutes deux donnaient des leçons de leurs langues respectives, et à laquelle elle s’est singulièrement attachée, admirant, sans trop le comprendre, peut-être, cet hétéroclite échantillon d’apôtre comme l’autocratie russe en produit à foison.

Chaque jour, à la même heure, perchées ensemble sur une haie de branches tressées, près de l’isba qu’a louée pour l’été Natalia Grigorievna Lévine, la Slave mystique et l’élégante Française font épeler aux enfants des moujicks les lettres de l’alphabet: A, Bé, Vé, Gué... non, pas ghé..., gué!... Dé, Ié, Gé...

Et rien n’est plus comique, plus pittoresque et plus touchant que d’entendre Madeleine Burdeau rectifier, avec un zèle infatigable, la prononciation de lettres et de mots qui, dans sa bouche d’étrangère, à elle, ne gardent plus aucune identité.

Et Sacha?

Figée dans son obstination muette, la lèvre dure, le front barré, elle va vers la forêt prochaine en regardant droit devant elle, sans que ses yeux s’émeuvent au charme des objets qui lui sont familiers, sans que son âme perçoive les voix qui ont coutume de bercer sa rêverie puérile. Deux ou trois fois, elle a, d’un geste bref, arraché une tige pleine de sève, détaché de la branche mère un rameau verdoyant. Ses pieds, dédaigneux des sentiers qu’ils foulent, sapent sans pitié les champignons hâtifs, écrasent les feuilles, broient les corolles. Est-ce bien là la passionnée des fleurs, la protectrice des arbres, la gardienne du temple dont les dieux sont des troncs?

Longtemps elle marche de la sorte, insoucieuse du but où ses pas la porteront, ignorante peut-être, du lieu où elle se trouve; mais son instinct, qui est aussi celui des bêtes souffrantes, la guide, sans prendre ordre de sa volonté, vers le refuge d’où peut surgir un soulagement. Déjà elle a quitté l’allée des noisetiers; à sa gauche, derrière la colonnade gracile des bouleaux, une isba, revêtue de pampres et de fleurs vives, regarde Aleksandra de sa fenêtre ouverte. Là, peut-être, en cet asile rustique que la brise et les parfums de la forêt visitent seuls, un être aux primitives tendresses trouvera-t-il le geste capable d’apaiser son âme endolorie? Est-ce qu’Evlampia n’a pas maintes fois, par un regard ou une parole d’esclave, découvert le chemin de cet obscur dédale qu’est le cœur de la petite idole?

D’où vient, alors, qu’au moment de s’engager dans le chantier qui mène à la chaumière fleurie, un mouvement de recul rejette la promeneuse en arrière, et, d’une volte-face prompte, la fait retourner sur ses pas? Sacha longe de nouveau le chemin par lequel elle est venue, mais au lieu de rejoindre, à mi-route, les sentiers qui conduisent à la datcha, elle s’engage à droite, au milieu de l’inextricable fouillis de ronces et de hautes herbes dont le sol de la forêt se hérisse en voisinant avec la steppe.

Sa robe s’accroche aux épines et leur laisse de petits lambeaux semblables à des papillons blancs; ses sandales buttent contre les souches; les barbes des chardons agrippent son voile flottant; sur son pied sans bas de petits corps souples glissent sournoisement, tandis qu’à ses oreilles bourdonnent les scarabées d’émail et les guêpes au dard traître.

Les graminées qu’elle froisse éparpillent sur elle la poussière de leurs graines; une aile peureuse la frôle; un chaud rayon la baise... Et elle marche inconsciente dans cette splendeur féconde, la pauvre petite idole qui lui doit tant de joies, inapte à débrouiller en sa pensée diffuse ce qui la rend mauvaise et qui la fait souffrir, le cœur cloué—sans savoir par quels doigts—comme ces oiseaux pantelants dont les moujicks tirent des présages! Seule, une toute petite flamme, pareille aux lucioles vagabondes des soirs de printemps, brille en son cerveau clos et guide sa douleur. Elle voit à sa lueur qui tremble un visage tuméfié par la piqûre d’une guêpe; deux tresses blondes, lourdes et drues comme le blé des moissons, une jupe bariolée, un symbolique diadème de paysanne ruthène, et deux mains épaissies par le travail des humbles qui tiennent son bonheur, à elle, Aleksandra, et le serrent et l’emportent, et le cachent sournoisement en quelque endroit désert, comme les voleurs font de leur butin... qui, plus jamais, ne le rendront.

Ah! comme elle hait de tout son être impulsif et neuf cette Ioulia qui porte au front la couronne des fiancées, et qui s’en va, le soir, par les sentiers ombreux, écouter les propos d’amour de Danilo! Comme elle se sent lasse et triste, depuis l’heure où, cachée par un bouquet de sureaux, elle a surpris le baiser que mettait sur la joue brûlante et ravie de la paysanne, le petit-fils d’Evlampia! Dans quelques semaines, Danilo va quitter Vodopad... Il s’en ira au bourg voisin où habitent les parents de sa promise, et le dimanche seulement, de loin en loin, il reviendra visiter avec l’intruse la chaumière perdue parmi les troncs verdoyants de la forêt... Visiter avec la maudite intruse cette chaumière où depuis des temps si lointains la petite idole a coutume de trouver docile à ses caprices d’infante un doux gars de vingt ans, patient comme un ami, beau comme un fiancé, chaste comme un frère, et fier sous le kaftane brodé que serre à la taille une écharpe éclatante, comme les farouches Kosaks, ses ancêtres, les intrépides guerriers des steppes de l’Ukraine.

Quand elle était petite, il tressait des berceaux d’osier pour sa poupée, attrapait à la glu des bouvreuils pour lesquels une cage était bientôt faite, construisait des moulins qui tournaient drôlement leurs longs bras, rien qu’en soufflant un peu dessus, comme celui du juif Movscha, et sculptait des balalaïki mignonnes dont on pouvait pincer les cordes. Le bol, renflé et lisse comme une poterie étrusque où elle boit encore son lait chaque matin, c’est Danilko qui le lui a modelé; c’est lui qui a natté les sandales sur lesquelles elle marche, lui encore qui a semé autour de la datcha ces belles fleurs ardentes aux parfums d’épices qui, l’été, à l’heure où la nuit vient, font ressembler le jardin de Vodopad à une cassolette monstre. Et chaque soir, quand le temps est doux, n’est-ce pas Danilo aussi qui berce de vieilles chansons et de légendes naïves l’âme vagabonde de la petite idole?

La balalaïka passée au cou par un ruban de laine pourpre, les yeux perdus sur le mystère des sous-bois endormis, les doigts pinçant en cadence les cordes grêles, nul ne sait interpréter comme lui les chansons des aïeules...

Nié brani minia, rodnaïa...
Ne me gronde pas, mère chérie,
Si je l’aime...
Ah! qu’il est triste et lourd
De vivre sans lui sur la terre!...
Je ne veux pas d’ornements somptueux
Ni de pierreries, ni de perles, ni de tissus précieux;
Les cheveux bouclés d’un doux gars et ses yeux
Ont embrasé mon cœur d’amour...

Les notes s’enflent, les sons s’élèvent; un point d’orgue sépare deux phrases, et la voix naïve et jeune, mieux qu’un organe savant est d’harmonie dans cette forêt profonde où rien d’humain ne passe, où les seuls auditeurs du barde sont avec l’âme primitive de celle à qui s’adressent ces chants, l’oiseau juché sur son nid d’amour, la biche qui rentre avec son faon, le lézard attentif et les abeilles ivres de suc...

Pendant le jour clair et pendant les nuits lentes,
Dans le sommeil et dans la veille
Les larmes obscurcissent mes yeux!...
Aie pitié, aie pitié, ma mère!...

Evlampia sort de la chaumière, ses mains tiennent un rayon de miel et un vase rempli de boisson fermentée qui pétille. Aleksandra savoure la blonde substance des alvéoles, boit, la première, une longue gorgée de kvass, et tend le reste à Danilo. Puis, lentement, tous trois s’en vont, par les sentiers pleins d’ombre, vers la datcha dont les hôtes, accoutumés aux absences de l’idole, ont enfin pris le parti de ne plus s’en inquiéter...

Et dans un mois, dans deux mois au plus tard, tout cela sera fini. Danilo prendra sa Ioulia par la main, la conduira vers sa mère d’adoption qui les bénira tous deux avec l’icône, puis, côte à côte, se donnant sans doute tout le long des routes des baisers pareils à celui qu’elle a surpris il y a quelques soirs, ils s’en iront vers un pays nouveau, créer leur nid comme les pinsons et les fauvettes. Et quand elle franchira, elle, le seuil de la chaumière aimée, Evlampia seule viendra la recevoir.

Maudite Ioulia! Stupide intruse! La petite idole est lasse; elle sent ses jambes se dérober sous elle; elle veut s’asseoir... A sa gauche, non loin de l’endroit où elle se trouve, un tronc décapité par l’orage tend ses deux bras en fourche; elle s’y traîne, se laisse tomber sur le siège capitonné de mousse, et se met à jouer machinalement avec des brindilles de bois mort qui craquent sous ses doigts.

La brise a fraîchi, la forêt devient mauve, les chants et les bruissements d’ailes se taisent sous la feuillée. A peine distingue-t-on, de loin en loin, l’appel d’une mère inquiète ou le cliquetis d’élytres d’un hanneton attardé... Magnanime et serein comme un roi de légende, le soir descend vers les humains, apportant à ceux qui souffrent et à ceux qui s’agitent un peu de son repos et de son apaisement...

Aleksandra, le visage enfoui dans ses mains, songe aux crépuscules plus doux qu’elle a connus, et son oreille, là-bas, tout là-bas, croit entendre les sons fluets d’une balalaïka qu’accompagne en cadence une voix de gars naïve et jeune:

Ne me gronde pas, mère chérie,
Si je l’aime...
Ah! qu’il est trisle et lourd
De vivre sans lui sur la terre!...
Pendant le jour clair, et pendant les nuits lentes,
Dans le sommeil et dans la veille,
Des larmes obscurcissent mes yeux...
Je voudrais voler vers lui.
Ah! pitié, pitié, ma mère!
Cesse de me gronder,
Car c’est l’arrêt du sort,
Il faut que je l’aime!
Oui, je dois l’aimer...

Tout à coup le pâle visage se dresse, les paupières battent, les yeux se strient d’étranges lueurs; la bouche s’élargit en un rire silencieux... Les sandales, pour marquer le rythme de la chanson, frappent alternativement contre le tronc de l’arbre; et les mains, semblables à deux ailes qui battent, s’agitent dans l’air en applaudissements éperdus...

Ne me gronde pas, ma mère...

Clic! clac! Clic! clac!...

—Hourrah!... hourrah! Clic! clac!...

Si je l’aime...

—Hourrah!... Ah!... ah!...

Ah! pitié, pitié, ma mère...

—Hour.....rah!... ah!...

Les oiseaux effrayés désertent la futaie et vont chercher au loin un asile moins bruyant.


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