← Retour

Au delà du présent...

16px
100%

XIV

UN mois s’est écoulé depuis que la nouvelle du départ de Serguié pour la guerre est venue bouleverser une fois de plus la datcha de Vodopad.

Le premier moment de douleur et d’effarement passé, Tatiana Vassilievna et Viéra se sont peu à peu résignées à la partialité du sort. Elles savent à présent que l’équilibre de la Russie est gravement compromis, que la guerre avec le Japon n’est pas cette suite d’escarmouches que l’optimisme de leurs compatriotes avait prédite, mais un combat de chaque heure, forcené et sanglant, et la voix de leurs angoisses personnelles s’est tue devant l’appel impérieux de la patrie aux abois!

De longues dépêches de Serguié à Katia, et que celle-ci, fidèlement, envoie à Vodopad, viennent de temps en temps, d’ailleurs, suspendre les alarmes, prouvant que l’officier a gardé la vie sauve et que sa belle vaillance des premiers jours ne l’a point abandonné, non plus que sa confiance juvénile en son étoile de nouvel époux.

Le désir de Tatiana avait été que sa fille aînée quittât Odessa et vînt habiter chez elle tout le temps que durerait la campagne à laquelle Serguié prenait part. Mais l’état de santé de la jeune femme ne lui permettant pas de voyager à présent, Mme Erschoff s’était décidée depuis quelques jours à aller passer auprès d’elle les cinq à six semaines de repos que nécessitaient les débuts d’une grossesse difficile.

A la fin du mois de mars, donc, Mlle Burdeau et Viéra—Sacha comptait si peu, de plus en plus errante dans sa forêt, ou réfugiée chez Evlampia—étaient seules à la datcha.

Un léger souffle de printemps se glissait déjà dans l’air à travers les dernières aigreurs de la bise et le froid des giboulées... Comme d’habitude, les jeunes filles ne restaient à la maison que le temps nécessaire à la surveillance du ménage, aux repas, à des menus travaux de couture ou à leur correspondance respective. Le reste de la journée les voyait inséparablement unies, et quelle que fût la température, parcourir soit les allées du parc de la datcha, soit la forêt, soit la route. Cela mettait leurs gestes d’accord avec l’intense agitation de leur pensée, et permettait à leurs lèvres de ressasser sans cesse les suggestions de leurs cœurs, sans qu’il en résultât trop de monotonie pour celle des deux qui écoutait.

—Madeleine?

—Ma chérie?

—Plus d’espoir, maintenant! Toutes mes illusions sont à vau-l’eau...

—Qu’en sais-tu?

—Mais Katia...

—Rien n’est encore si sûr...

—Que veux-tu dire, Madeleine? demanda Viéra frémissante, en s’arrêtant de marcher pour mieux écouter la réponse de sa compagne.

—Que Katia est souffrante, sa grossesse compliquée, et que...

—Ah! tais-toi, cria Mlle Erschoff! Tais-toi! Cela, je ne le veux pas! fit-elle d’une voix impétueuse. Maudite soit ma pensée, si elle doit nourrir de tels espoirs!

—Eh bien! mais tu as souhaité que ta sœur n’eût pas d’enfants, répondit Madeleine Burdeau avec un calme voulu.

—Qu’elle n’ait pas d’enfants, oui! gémit Viéra. Mais que sa santé soit compromise! qu’un nouveau malheur vienne s’ajouter à celui qui la désole maintenant! qu’elle souffre dans sa chair, la pauvre innocente! Oh!...

—Et crois-tu, reprit la Française d’une voix grave, qu’il n’y a qu’à dire: «Je veux» ou «Je ne veux pas»?... poser ses conditions à Dieu?... entourer son renoncement de douillettes réticences?... Appeler l’effet et s’apitoyer sur la cause?... Non, amie, non! Une fois le terrible engrenage du destin en mouvement, on ne l’arrête pas par quelques gestes de regret! Loin de moi la pensée, pour servir tes intérêts, de souhaiter du mal à Katia, ajouta-t-elle plus doucement en prenant dans ses mains les mains froides de Viéra. J’ai voulu seulement te faire comprendre, ma si chère, qu’il faut savoir aller jusqu’au bout de ses désirs, et accepter sans peur les conséquences de vœux qui furent sans reproche... Il faut savoir rester soi-même, Viéra! Tu as été si sublime jusqu’à présent dans ton renoncement, ne peux-tu envisager avec vaillance les épreuves qui l’attendent encore et qui, peut-être, le feront triompher à jamais?

A ces mots de triomphe, les yeux de Mlle Erschoff reprenaient un instant leur éclat, sa tête se relevait illuminée de toute l’ardeur de sa croyance, sa foi dans la justice de sa prévoyance sacrée exaltait de nouveau toutes les fibres de son âme. Craignant encore le combat, elle l’acceptait déjà, pourtant! Puis ses défaillances lui revenaient, sa volonté déconcertée et inquiète ne savait plus où se poser... Et Madeleine Burdeau qui n’avait parlé si haut que pour dominer le tumulte des pensées de son amie se disait: «Oh! qu’il est donc plus facile de raisonner que d’agir. Et comme autrement lâche je serais, moi, si j’avais à soutenir pareille lutte!»

—Tu ne répondras pas à la lettre d’Evguénï? demanda la Française au bout d’un instant de silence, en se tournant vers son amie.

Viéra ne répondit que par un geste vague.

—Je crois qu’il vaudra mieux non, reprit Madeleine. Il a conservé l’espoir de te reconquérir, malgré ton silence de quatre mois; rompre ce silence maintenant, ce serait l’encourager d’autant plus dans cette voie périlleuse. Tu ne dis rien? Je te semble indiscrète, peut-être?

—Eh non!... Tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour toi. Mais je songe, et ne trouve rien à dire, fit Viéra. Mon âme est toute désorientée, sa boussole est affolée, elle ne me montre plus la route...

—Regarde en haut: une étoile aussi peut guider les chemins incertains!

Viéra fit signe que de ce côté-là, encore, le salut lui semblait bien précaire.

—Écoute, amie, dit Madeleine, tu es dans une heure de crise que depuis longtemps je prévois. Oh! nulle grandeur, nulle vocation, nul héroïsme n’y échappe!... Mais nous avons fait un pacte. Je t’ai juré, moi, sur tes instances de jadis, que je te défendrais contre toi-même, à l’instant où tes pensées mauvaises, comme des soldats mutinés, prendraient les armes de la révolte et compromettraient le succès de ton œuvre... Laisse-moi l’initiative du combat. Un jour viendra où nous pourrons crier victoire. Et alors quel oubli des souffrances! Quelle joie d’avoir atteint le but sublime!

—Sublime!... Et qui le sait? Tu as traité au début mes idées d’utopies... N’est-ce pas cela qu’elles sont dans la réalité?...

—Non, non, mille fois non! Je n’étais qu’une impie en pensant cela! Ton rêve est le plus noble, le plus grandiose que l’on puisse imaginer! Sauver sa race de l’abjection. Mais, ma chérie, l’humanité tarée tout entière devrait suivre tes traces!

—Tu crois? interrogea Viéra, les yeux lointains.

—Je le jure! répondit Madeleine solennelle. Et d’ailleurs, si tu étais à côté de la vérité, qu’importerait encore? ajouta-t-elle au bout d’un instant de songerie en prenant les deux mains de son amie dans les siennes et plongeant son regard au fond des claires prunelles. Tu t’es créé un Idéal; tu l’as auréolé de toute l’ardeur de ta Foi; tu t’es agenouillée devant cette idole lumineuse, comme Paul devant le Seigneur sur le chemin de Damas. Pourrais-tu, désormais, renier tout cela et vouloir être heureuse? Ce serait en vain. Le chagrin ni la joie, le bien ni le mal, ne sont absolus en ce monde; c’est nous qui en établissons la mesure, chacun selon notre conscience et d’après les aspirations de notre âme... Si nous avons volé très haut, à la manière des aigles, redevenir couleuvre et ramper, quel que soit l’attrait de la mousse fraîche et de l’ombre des sous-bois, la nostalgie des sommets doit nous prendre. Ah! malheur! s’écria la Française vraiment inspirée, malheur à qui renie l’Idéal pétri par ses propres mains! Les séductions d’une heure le poursuivront toujours, l’image de son sourire fera grimacer les plis des lèvres les plus belles, le souvenir de sa voix rendra fausses toutes les autres!... Galatée demandera des comptes à Pygmalion!

—Oh! tu me réconfortes, Madeleine! Je crois, oui, je crois! fit Viéra.

Les jeunes filles rentrèrent à la datcha.

—Pas de nouvelles, Akim? demanda Mlle Erschoff au vieux serviteur qui travaillait dans le jardin.

—Non, barachnia. Schmoul n’a apporté que le journal.

Viéra parcourut fiévreusement le Kiévlanine.

—Rien de grave, dit-elle à Madeleine en respirant.

En ce moment, Mavra vint dire à la Française que Natalia Grigorievna Lévine demandait à lui parler dans la cour.

—Mais fais entrer, dit Viéra à la bonne.

—Elle ne veut pas, milaïa. Elle dit qu’elle est très pressée.

—Alors, va vite, Made!

—Sais-tu ce que c’est? fit la Française en rentrant au bout d’un moment. Natalia Grigorievna part comme infirmière à Kharbine. Elle a passé son examen aujourd’hui même à Kieff, et on l’a convoquée sur-le-champ... Samedi, elle se mettra déjà en route. Elle ne veut voir personne avant son départ pour qu’on ne la distraie pas de son enthousiasme; exception n’a été faite en ma faveur qu’à fin de me recommander la classe de Vodopad. Mais je suis chargée d’un souvenir pour Tatiana Vassilievna et tous les tiens. Sais-tu ce qu’elle me disait encore? Que les dépêches de Kieff annoncent que le navire Piétropavlovsk, sur lequel se trouvaient l’amiral Makaroff, le grand-duc Cyrille, le peintre Véreschtchaguine et un grand nombre d’officiers et de matelots, a rencontré une mine dans la baie de Port-Arthur, en revenant d’un combat, et qu’il a sauté avec tout l’équipage et les officiers qu’il contenait, sauf, cependant, le grand-duc qui, on ne sait comment, ne fut que précipité dans l’eau, et put regagner le bord en s’accrochant à une épave...

—Seigneur!

Viéra devint très pâle.

—Et si Serguié... commença-t-elle.

—Mais non, il fait partie de l’équipage du Bayann.

—Qui a pu combattre sous les ordres du Piétropavlovsk... N’as-tu pas dit que celui-ci revenait d’un combat? Ah! mon Dieu! ces inquiétudes continuelles, gémit la jeune fille, et les nouvelles sont si lentes!

Le lendemain, les journaux confirmèrent les renseignements des télégrammes en les amplifiant. Viéra, de plus en plus alarmée par ce qu’elle venait d’y lire, passa le Kiévlanine à Mlle Burdeau qui, quoique assez difficilement, parvint cependant à déchiffrer tout le texte relatant la catastrophe du Piétropavlovsk.

«Dans la nuit du 30 mars, l’amiral Makaroff voulant prendre sa revanche des continuels assauts dont les Japonais harcelaient sa flotte, envoya huit torpilleurs à la recherche de l’ennemi. Dans cette expédition, trois torpilleurs se perdirent. Deux revinrent, à l’aube, à Port-Arthur. Le troisième, le Strachné, ayant rencontré plusieurs torpilleurs japonais, crut que c’étaient ceux des nôtres et s’y joignit. A l’aube seulement, le commandant reconnut son erreur et voulut s’enfuir, mais trop tard! L’ennemi se jeta sur lui et un cruel combat s’engagea.

«L’amiral, inquiet du sort du Strachné, envoya à sa recherche le croiseur Bayann.

«Ceci ne dura pas longtemps, les coups de feu servant de point de repère. Déjà le Strachné était immobilisé, sa chaudière endommagée par une grenade.

«Malgré sa vitesse, le Bayann ne put arriver à temps pour porter secours au Strachné. Avant qu’il fût arrivé à la distance nécessaire pour tirer, une explosion se produisit à bord du Strachné, et le torpilleur coula à fond. Le feu du Bayann mit les Japonais en fuite. Et après avoir recueilli cinq matelots du torpilleur, qui seuls étaient saufs, le croiseur rentra au port.

«Bientôt après, deux détachements de navires, ayant à leur tête le Piétropavlovsk et le Poltava, accompagnés de quinze torpilleurs, quittent le port. L’amiral Makaroff veut se rendre personnellement sur le lieu du combat, et comme le Bayann sait la route, on le met à la tête de l’escorte.

«Il fait très froid, et sur la mer règne un brouillard épais qui ne permet pas de distinguer les choses à une certaine distance. Pourtant les Russes remarquent, à dix milles environ de Port-Arthur, quatre croiseurs japonais de troisième classe et deux de première qui arrivent avec la plus grande vitesse. Les Japonais recommencent tout à coup le feu contre le Bayann. Ils visent bien. En un moment, tout le pont est couvert d’éclats de grenades. L’amiral Makaroff donne l’ordre au Bayann de se mettre derrière le Poltava et de lancer à son tour des grenades sur l’ennemi. Les Japonais se retirent aussitôt. Nos frères les poursuivent encore à quelques milles, jusqu’à ce qu’ils remarquent à l’horizon la fumée d’une grande escadre ennemie qui arrive à toute vapeur. Il est possible que les croiseurs japonais voulaient nous entraîner plus loin dans la mer, afin que l’amiral Togo pût leur couper le port... Étant trop faibles, nous fûmes obligés de dérouter leurs plans.

«L’amiral Makaroff donne le signal du retour, et les Russes filent vers Port-Arthur aussi rapidement qu’ils le peuvent. C’est vraiment une course!... Enfin nos vaisseaux sont hors de l’atteinte de l’ennemi et sous la protection des batteries des forts. Le Piétropavlovsk étant à leur tête longe le bord pour rentrer au port, quand, tout à coup, une effroyable explosion se produit. Il est juste neuf heures trois quarts du matin.

«L’amiral Makaroff se trouvait avec ses officiers d’état-major sur le pont du navire, où étaient aussi le grand-duc Cyrille et le peintre de batailles Véreschtchaguine.

«Après la première explosion, une seconde se produisit, d’une violence telle que tout fut démoli. Une énorme masse d’eau entra dans le navire, mais aussitôt parurent de la fumée et des flammes. On comprit que le Piétropavlovsk avait dû toucher une mine posée par les Japonais dans la mer, le long de la côte, avec ce calcul que nos vaisseaux, se rangeant à la sortie du port, la rencontreraient sur leur route.

«L’explosion fit six cents victimes, parmi lesquelles l’amiral Makaroff et notre illustre peintre, Véréschtchaguine. Le grand duc Cyrille put, heureusement, se jeter à l’eau et regagner le bord à la nage. Entre la seconde explosion et l’échouement du navire, se passèrent une minute et quarante secondes. La direction de la flotte est confiée momentanément à l’amiral Witheff.»

Quand Mlle Burdeau eut fini de lire, ses yeux se levèrent sur Viéra, dont elle rencontra le regard anxieux.

—Eh bien! demanda celle-ci, n’avais-je pas raison?

—Oui. Mais, grâce à Dieu, le Bayann n’a presque pas souffert. On ne dit pas qu’il ait perdu des hommes.

—Mais on ne dit pas non plus qu’il n’en ait pas perdu. Enfin, attendons des nouvelles d’Odessa, dit la jeune fille en soupirant.

Une semaine se passa. Rien n’arrivant, Viéra se décida à demander par dépêche ce que signifiait ce silence. Le soir, Akim, envoyé à la gare de Tiétiéreff, rapporta la réponse.

Le texte du télégramme, raccourci selon l’usage, résumait ceci: «Serguié n’avait pas été blessé dans le combat du Bayann; il était, au contraire, jusqu’à son message datant du 6 avril, en parfait état de santé et de vaillance. Mais la pauvre Katia!... Énervée par des angoisses de chaque seconde, obsédée des dangers que court son jeune époux, incapable de réagir contre le désespoir de la séparation, elle n’a pu garer sa santé des atteintes de sa débilité morale. Le lendemain du jour où les dépêches officielles, devançant celle de Serguié, annonçait le combat de l’escadre dont le Bayann faisait partie, elle avait dû s’aliter, et le tendre espoir si doucement caressé par Tatiana s’en était allé à vau-l’eau!... Pendant cinq jours, la jeune femme était restée suspendue entre la vie et la mort; depuis avant-hier seulement, les médecins la déclaraient sauvée. Dès qu’elle pourrait supporter le voyage, Mme Erschoff la ramènerait à Vodopad.» Après avoir pris connaissance de la dépêche, Viéra, sans dire un mot, plongea longuement son regard dans celui de son amie. Sur ses prunelles si claires se reflétaient, comme en une eau sans rides, les sentiments complets de son âme: la tristesse, la pitié, l’horreur, la gratitude du triomphe, une indicible foi dans l’œuvre à laquelle le Destin lui-même avait mis si promptement son sceau!...


Chargement de la publicité...