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Au delà du présent...

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VIII

LORSQUE Sacha traversa le jardin de la datcha, Viéra inquiète épiait son retour derrière la glycine du perron.

En la voyant parée de ses atours de paysanne et surtout de l’invraisemblable couronne aux herbes flottantes qui entourait son front, la jeune fille dut se mordre les lèvres pour étouffer le cri qui était près d’en jaillir.

Cependant, impassible, l’idole continuait d’avancer. Elle chantonnait, en appuyant sur certaines syllabes, un air dont il était impossible de saisir les paroles. En passant près de sa sœur elle eut un mouvement de surprise, la regarda vaguement sans lui parler et passa outre.

Mais Viéra ne pouvait la laisser pénétrer ainsi dans la maison. Si leur mère allait la voir avec cette couronne, cet air dément! Elle s’élança derrière Sacha, la prit doucement par le bras et l’entraîna sous la véranda déserte.

—Bonsoir, chérie, dit-elle doucement; d’où viens-tu? Tu as froid, ma pauvre, tu trembles... Et cette robe, ajouta-t-elle d’un air qu’elle voulait rendre indifférent, où l’as-tu prise?

—Mais... dans le coffre.

—Quel coffre?

Sacha sembla faire un effort pour se rappeler, mais ne répondit pas.

—Et cette couronne, ma chérie, insista Viéra à voix basse.

—Cette couronne?...

—Oui; la couronne qui entoure ta tête; ceci dit Viéra essayant doucement d’enlever le diadème vert...

L’idole retint la main de sa sœur d’un geste vif.

—Laisse, dit-elle.

Un sourire flotta sur son pâle visage. Elle mit un doigt sur ses lèvres, et, avec toutes les précautions du mystère, prononça:

—Ia niéviesta (Je suis fiancée).

Des larmes obscurcirent les yeux de Viéra; pourtant il fallait songer à autre chose qu’à sa douleur, à soi... Elle prit sa sœur entre ses bras et la baisa sur ses joues froides.

—Ma chérie, lui dit-elle tendrement, il est très tard, tout le monde dort; nous allons, sans réveiller maman, nous retirer dans notre chambre. Mamotschka n’est pas bien... l’orage de tantôt a bouleversé ses nerfs... Viens sur la pointe des pieds. Tu veux bien dormir, n’est-ce pas?

—Eh! je peux...

—Alors, viens!

Les deux sœurs sortirent enlacées; il était temps; Tatiana Vassilievna montait déjà en compagnie de Vadim les marches du perron.

Viéra aida Sacha à se dévêtir; puis, profitant de l’instant où, affalée devant l’image sainte, la pauvre petite marmottait ses prières du soir avec une ferveur factice et machinale, elle sortit de la chambre et s’en fut rassurer sa mère que son oreille aux aguets avait entendu rentrer.

—Ne t’inquiète plus, mama chérie, Sachinnka est ici... Depuis un bon quart d’heure, ajouta-t-elle en un pieux mensonge! Mais elle a eu toute l’averse sur le dos; elle avait froid, je l’ai fait se coucher tout de suite. Elle ne voulait pas s’exécuter sans te dire bonsoir; alors je lui ai affirmé que tu dormais, que tout le monde dormait pour la décider. Maintenant, n’allez pas faire de bruit, car elle se lèverait...

—Ah! enfin! Béni soit Dieu! murmura Mme Erschoff dans un soupir.

—Bonsoir, mamotschka; bonsoir, Vadia. Je vous laisse; que ma prisonnière ne s’échappe pas...

—Bonsoir, enfant. Viens m’embrasser, ma Viérotschka!...—Je te dis, Vadim, dit Tatiana Vassilievna à son neveu lorsque Viéra eut regagné sa chambre, que le malheur plane sur notre maison... Enfin, tu as beau le nier, Sacha devient plus étrange de jour en jour; et avec des antécédents comme ceux de ma famille, tout est à craindre, je le sais. Oh! cela, gémit la pauvre femme en joignant ses mains, cela, c’est trop affreux! Quelle pensée pour une mère, Vadia!

—Mais ce sont là des alarmes non encore justifiées, chère tante, dit le jeune homme en s’emparant des mains de Mme Erschoff et les baisant avec pitié. D’ailleurs, ajouta-t-il aussitôt pour ne pas être obligé de dissimuler trop longtemps, il ne faut jamais énoncer ses craintes. Cela attire le noir hibou du malheur que d’en parler...

—Hélas! hélas! mon fils, il sort bien de son nid sans cela, le sombre oiseau! Enfin, Dieu veuille que je me trompe! Mais aujourd’hui mon cœur est insupportablement angoissé.

—C’est l’orage de tantôt, chère mère, fit Vadim.

—Ou celui de notre destinée...

Un long silence pesa sur la véranda, après ces mots, entrecoupé seulement de temps à autre par de légers froissements du feuillage sous la brise du soir ou le soupir d’adieu d’une fleur mourante qui, détachée de sa tige, tombait sur la natte avec un bruit doux. Un sphinx velu, fasciné par la lueur de la lampe qui brûlait sur une console, vint tournoyer au-dessus d’elle en spirales éperdues... Bientôt ses ailes crépitèrent, il ne voleta plus que lourdement. Tatiana le prit entre ses doigts, et, avant de le rejeter dans le jardin, le montra à Vadim.

—Voilà ce que nous sommes, dit-elle; des papillons de nuit tourbillonnant autour de la Vie lumineuse. Et nous nous étonnerions que nos espoirs s’y brûlent?... Ah! si nous n’étions pas soutenus par la divine Foi!... Que font-ils, Vadia, dis-moi, que deviennent-ils, les gens qui ne croient plus en Dieu?

—D’aucuns ont l’Idéal, d’autres l’Orgueil...

—Mais cela peut-il remplacer la suave confiance dans notre Père céleste?

—Je ne sais, fit le jeune homme d’une voix où l’on sentait un peu d’indécision... Cela dépend des idées reçues, des tempéraments même, sans doute...

—Mais parlait-on de ces choses autrefois chez nous? On appelait notre Russie: la Sainte...

—Parce qu’on élevait des temples à chaque pas. Et de cela, justement, l’Orgueil était la cause!... Tu sais bien, par exemple, que les marchands moscovites, qui n’adorent cependant en général que le dieu Mercure, se faisaient un record de bâtir chacun dans leur ville la plus belle église, la plus somptueuse, surtout! Était-ce par piété ou par croyance? Non, mais simplement pour éblouir leurs concitoyens de leurs richesses —pour que l’on dît en montrant les merveilles de Moscou: «Ceci est la tserkoff bâtie par Sava Romosoff.»

—Mais en laissant de côté ces monuments de quelques-uns, dis-moi, où pria-t-on jamais avec autant de ferveur qu’au pied des icônes russes?

—Cela, je te l’accorde; seulement, encore, ne vois-tu pas dans cette adoration continuelle de l’Image sainte, un singulier reflet du paganisme? Oui, tante, j’ai bien dit: paganisme. Le Russe—du moins celui qui fait partie de la classe des esprits simples—ne voit pas dans ses icônes une divinité abstraite. C’est bien l’image elle-même qu’il invoque, et c’est pour cela qu’il la lui faut dorée, peinturlurée, ruisselante de pierres fausses ou vraies, et constamment éclairée d’une lampe dont la lumière la fasse bien ressortir à ses yeux... Vois les serpents sacrés des chaumières de la Russie Blanche, les pièces de monnaie que nos paysans jettent au fond des sources et des étangs pour rendre leurs eaux sacrées... le riz que nous déposons sur les tombes de nos morts... Ceci, du moins, n’est pas un paganisme créé par mon imagination; il est patent, réel. Et c’est cette foi-là qui a fait appeler sainte notre Russie!... Enfin, je te demande, chère mère, un peuple peut-il être vraiment pieux et croyant avec des prêtres comme ceux que nous avons?

—Qu’importent les serviteurs, si le Maître est là?

—Ah! ma tante, je vois que toi, du moins, tu es une vraie chrétienne, dit le jeune homme en souriant.

—Mais j’espère que toi aussi?...

—Moi? Je suis un métis du paganisme et de la religion nouvelle. Le mysticisme me dévoile son charme dans mes moments de douce mélancolie, et la magie des formes extérieures me séduit quand je suis gai et ardent! Vive l’esprit, souvent! Vive la matière, quelquefois! Et toujours, vive la beauté!

Un rire maintenant épanoui fit briller à travers sa moustache les dents blanches de Vadim.

Tatiana Vassilievna, un peu abasourdie, un peu... poule, comme disaient ses filles, ne savait si elle devait approuver cette joie ou s’en défier. Enfin, comme toujours, son indulgence, sa parfaite bonté furent les plus fortes. Les traits de son visage se détendirent à leur tour, et les tendres yeux bleus—d’un bleu pâle et limpide comme celui des yeux de Viéra—sourirent au jeune homme.

—Affreux savant! dit-elle en hochant sa tête de droite et de gauche... Et toute la jeune génération est ainsi! Enfin! Dieu le veut, sans doute.

Tatiana se signa trois fois.

—Allons, bonsoir, mon fils! On n’entend rien de ce côté, fit-elle l’oreille tendue vers la chambre de ses deux plus jeunes filles... Elles dorment, les enfants! Moi, je m’en vais me coucher aussi. Ce n’est pas une heure, mais je suis fatiguée; et avant que ma toilette soit faite... Tu te promèneras encore un peu, peut-être? Va attendre Mlle Burdeau et Katia à la grille pour leur recommander de ne pas faire de bruit, et dis à Andreï de rentrer les chevaux par derrière. Bonne nuit, Vadia, bonne nuit, mon chéri!

Le lendemain matin en s’éveillant, Viéra entendit Sacha qui geignait sous ses couvertures. D’un bond elle fut hors de son lit, écarta avec précaution le couvre-pied de soie bleue que sa sœur avait rabattu sur sa tête, et se pencha sur le frêle visage. Il était rouge de fièvre, et la bouche continuait à se plaindre vaguement; pourtant la petite idole dormait!

Viéra n’eut garde de l’éveiller et se mit sans bruit à faire sa toilette. Mais quelques instants plus tard, un gémissement plus prononcé que les autres la fit accourir près du lit. Sacha s’était assise sur son séant et tenait sa tête dans ses mains.

—J’ai mal, fit-elle quand Viéra parut.

—Où ça, ma pauvre?

—Partout, dans les jambes, dans le dos, aïe! et surtout à la tête.

—Recouche-toi, chérie, j’irai chercher Vadim, il te prescrira quelque chose.

—A...ïe! Non, je ne peux pas rester couchée, mes os se brisent!

—Je sais bien ce que tu as, moi, dit Viéra en grondant un peu: un accès de malaria! Tu seras restée dans la forêt, hier, pendant l’orage, et bien qu’Evlampia t’ait changée tout de suite après,—qui sait même si c’est tout de suite après?—tu auras pris froid. Il suffisait de tes cheveux mouillés, d’ailleurs... Ah! méchante petite, que tu nous donnes de mal!...

—A... a... aïe!... continuait de gémir Sacha comme un enfant blessé.

Viéra alla chercher Vadim.

C’était une fièvre intense, en effet, une sorte de malaria qui s’était abattue sur la pauvre idole.

Pendant huit jours de continuels accès bouleversèrent son corps endolori; mais elle n’eut pas de délire et, chose étrange, ne sortit pas une seule fois des bornes de sa raison.

Tatiana Vassilievna, le futur docteur et Viéra furent presque rassérénés devant ce mal qu’ils savaient ne pas être grave et qui en détrônait un autre, horrible celui-là!...

Au bout de dix jours, Sacha put se lever. Mais elle était si faible et si meurtrie, qu’à peine avait-elle la force de se remuer. Elle ne put, malgré les velléités de vagabondage qui parfois la reprenaient, que circuler en se traînant, durant plus d’une semaine, dans les chambres et le jardin de la datcha. Et pendant ce temps-là se préparaient les noces de Danilo.

Déjà, la mère de Ioulia avait cuit le symbolique gâteau orné de feuillage autour duquel se chante l’épithalame en l’honneur des époux. La soirée virginale avait eu lieu, inaugurée par les complaintes d’usage. En des improvisations dignes des Kobzars antiques, les poétiques filles d’Ukraine dirent ce qu’avaient été la vie, les occupations, les plaisirs de Ioulia jusqu’à ce jour, et quels allaient en être les devoirs, les charges, les déboires...

«La colombe, chaudement nichée dans le colombier, s’abritait sous l’aile de sa mère... Le blé des champs la nourrissait, l’eau des sources abreuvait son bec gris... Elle roucoulait de l’aube au crépuscule et voletait sur les fleurs... Mais, à son tour, la petite colombe veut faire son nid; elle déserte le tiède pigeonnier maternel, et s’envole vers l’époux qui pour elle a lustré son plumage... Des pigeonneaux naîtront de ses amours... Elle devra veiller aussi sur les mignons et protéger leurs corps fragiles de la griffe des fauves oiseaux... Sois heureuse, colombe!...

«Ha! ha! elle s’est lassée, la belle, de sa liberté, de ses tresses blondes, de ses flâneries au bord des routes!... Ha! ha! un jour, le prince à la fontaine lui dit: «Ma beauté, abreuve mon cheval...—Non, mon cœur, c’est impossible! Quand je serai votre femme, alors je donnerai à boire à vos deux chevaux dans un beau seau tout neuf...» Ha! ha! le prince la baisa sur le cou et lui dit: «Dans un mois, ma dorée, nous reviendrons ici, et mes chevaux seront abreuvés par toi!» Ha! ha! adieu liberté, tresses blondes, flâneries au bord de la route! Abreuve les chevaux de ton mari, ma belle. Mais prends garde que le rusé, quand tu rentreras, ne casse pas ton seau sur tes chères petites épaules! Ha! ha!...»

Ces complaintes, accompagnées par la bandoura d’un vieux musicien errant, précédèrent des chants plus joyeux et des danses.

Les rouges jupes ballonnèrent; les ailes des chemises brodées battirent l’air en tournoiements rapides; les talons marquèrent la mesure de la «Kosak» et du «Trépak»...

Tant de rubans s’accrochèrent au passage que l’on eût dit une folle orgie de papillons et de libellules tourbillonnant sur un champ de pavots en fleurs.

Enfin, le fiancé, le «prince», entra avec ses amis, ses parents, sa «cour». Il s’assit sur l’escabeau recouvert d’une toison que l’on avait placé devant l’icône. Ioulia lui présenta le mouchoir rouge et reçut en échange une menue pièce d’argent, puis ils burent l’eau-de-vie nationale, l’un après l’autre, dans la même coupe. L’on soupa... Et la fête continua durant trois jours.

Le matin du mariage définitif, c’est-à-dire de la bénédiction nuptiale à l’église, Danilo revint à Vodopad. Il voulait, le gars, pour donner plus de somptuosité à sa noce, louer au Juif une télègue et deux chevaux fringants,—du moins, aussi fringants que pouvaient l’être des bêtes nourries par un fils d’Israël.—Mais il jouait de malchance. Le frère de Schmoul était justement parti pour Kieff, depuis la veille, dans ledit équipage et ne devait rentrer qu’à la nuit.

—C’est un malheur, un vrai malheur, nasillait le maquignon en hochant sa belle tête sale au profil assyrien. Pour vous d’abord, et puis pour moi qui perds ainsi cinq roubles...

—Crois-tu que je t’aurais donné cinq roubles pour une journée de ta télègue branlante et de tes deux coqs maigres? Eh! tu te trompes, marchand!

—Cinq roubles... cinq roubles... continuait de répéter le Juif sans avoir l’air d’entendre. Enfin, le malheur est fait, il n’y faut plus songer. Mais je pourrais te louer mon noir et le borgne. Ce serait moins cher, ajouta-t-il en voyant la répugnance de Danilo... Ils ne sont pas si mauvais, ces deux, et bien attelés... Andreï m’en faisait encore compliment hier.

Ceci était un mensonge effronté, d’autant plus qu’hier Andreï buvait et dansait avec la noce à Ermino. Mais l’astuce de Schmoul servit du moins à quelque chose, car, au nom de son cousin, une idée lumineuse jaillit du cerveau de Danilo.

—Je ne veux rien, puisque tu n’as pas ce que je demandais, dit-il en prenant congé du juif. A une autre occasion.

—Mais puisque...

Le Petit-Russien coupa court.

—Laisse-moi tranquille!

Mais en route son idée lui apparut moins belle que chez Schmoul. Oserait-il jamais, toute connue que fût la bonté de Tatiana Vassilievna, demander à la barinia de lui prêter ses chevaux? Elle ne les lui refuserait pas, bien sûr; mais était-il convenable qu’un humble villageois fît une pareille démarche auprès de sa seigneuresse?...

Danilo, perplexe, fronçait le sourcil. Et cependant il marchait, marchait toujours vers le chemin de la datcha...

Le soleil du matin brillait; les gouttes de rosée achevaient de sécher à la pointe des herbes; de petits papillons bleus tachetés de rouge se poursuivaient en secouant la poussière de leurs ailes; tout le long de la route, les singulières fleurs jaunes à feuillage mauve des mati-i-matchikha (mère et belle-mère) s’épanouissaient joyeusement. C’était bien là le temps d’une matinée de noce. Et cependant Danilo, à mesure qu’il avançait, perdait de plus en plus de son assurance et de sa belle joie saine. Ce fut avec un pli de mélancolie aux lèvres, et comme un lambeau de rêve triste voilant ses fiers yeux noirs, qu’il franchit la grille de la datcha.

Akim, le vieux serviteur, râtissait les allées du jardin.

—Oncle, bonjour!

—Toi, fils! Comment es-tu là? Est-ce qu’on ne se marie pas, aujourd’hui? Tu t’enfuis avant la noce? Ha! ha! ha!

Le mari de Mavra rit à gorge déployée. Danilo, bon enfant, sourit.

—Andreï est toujours là-bas, pourtant; est-ce qu’il se marie à ta place, peut-être?...

Nouvelle explosion de gaieté du facétieux Akim.

—Eh! il n’aurait pas tort! Une belle fille, Iouletschka! et qui ne mangera pas de pain au détriment de son mari. Une khata, euh! euh! une paire de bœufs, des terres!... Cela mérite, en vérité, qu’on boive un petit verre à son bonheur. Viens, fils, tu m’expliqueras, là-bas, ce qui t’amène. «Là-bas», c’était le petit logement au plancher de terre battue, aux murs faits de demi-troncs de sapins calfeutrés par de la mousse sèche, qu’habitaient dans les communs Akim et sa famille.

—Ah! c’est pour cela? dit le vieux lorsque son neveu lui eut exposé le motif de sa visite. Une vraie chance que Schmoul n’ait pas eu ses chevaux chez lui! Tu aurais seulement perdu quelques roubles. Notre barinia te donnera les siens avec plaisir; la télègue aussi; c’est une bonne âme; elle ne sait rien refuser. Par exemple, avec Andreï tu aurais eu un peu plus de mal, fit Akim en clignant des yeux. Ce diable! il aime mieux ses bêtes que son père lui-même!

Un gros rire, suivi d’une ample rasade de vodka, vint appuyer la plaisanterie.

—Toi, tu ne bois pas? Tu es jeune, c’est vrai! (Ceci, dans la bouche d’Akim, voulait dire: «Tu as encore tes illusions, tu n’as pas besoin de chasser les moroses pensées que la vie suggère à ceux qui savent.») Et puis, ce soir, hein! il faut que tu aies tout ton... esprit! Ha! ha! ha!

Danilo, un peu impatienté, demanda:

—Et où puis-je voir la barinia?

—Pas difficile; elle est toujours à cette heure-ci dans la crémerie. Vas-y!

—Eh! non! J’aimerais mieux que tu dises à tante de la prier elle-même.

Quelques instants plus tard, Tatiana Vassilievna franchissait le seuil du logis d’Akim. Danilo se leva précipitamment, et lui baisa la main avec respect.

—Accordé, mon enfant, fit la vieille dame. Pour quelle heure?

—Pour quatre heures après midi, barinia, si Votre Excellence le permet. Andreï ramènera l’équipage ce soir. Je vais passer le dernier jour avec grand’mère; elle ne peut pas assister à la noce, elle est trop vieille; elle dit qu’elle pleurerait trop...

—Je crois bien, une baba! interrompit irrévérencieusement Akim.

—C’est bien, Danilko! Viens quand tu voudras. Et, sais-tu? Nous allons orner la télègue avec des fleurs. Ce sera beau!

—Ah! seigneuresse, que Dieu bénisse votre bonté.

—Evlampia t’a-t-elle dit que notre Sachinnka a été malade? Oui, bien malade, Danilko! Maintenant, grâce au Seigneur, elle va mieux, presque tout à fait bien, même. Il est possible que tu la rencontres dans la forêt; depuis avant-hier elle a recommencé ses courses, fit Tatiana en soupirant. Et, tu sais, elle ne veut plus quitter l’habit que ta grand’mère lui avait mis pour faire sécher les siens, le jour de l’averse; nous avons été obligées de lui en commander un tout pareil. Ç’a été une scène quand nous avons essayé de lui faire reprendre ses vêtements à elle!

—Elle veut être paysanne, dit Akim avec la liberté des vieux serviteurs; est-ce que c’est affaire à une barichnia?

Mme Erschoff hochait la tête avec douleur.

—C’était ton amie, Danilko, vous vous entendiez si bien! Ne l’oublie pas dans tes prières, enfant.

Le front baissé, les yeux fixés sur une pensée lointaine, Danilo était sombre.

—Allons, allons! Un jour de noce! gronda doucement Tatiana, et voilà que moi, vieille femme, je t’attriste! Va, mon fils, et sois heureux!

—Bénissez-moi, seigneuresse, implora le jeune homme qui plia le genou.

Tatiana Vassilievna étendit les bras.

—Que le Seigneur répande sa bénédiction sur toi et sur tes enfants jusqu’à la septième génération, dit-elle d’une voix grave.

Puis elle fit sur la tête du prosterné le double signe de croix grec, et tous trois, se tournant vers l’icône, s’inclinèrent avec le profond respect des Russes pour les choses saintes.

Le visage d’Akim lui-même, malgré son nez bourgeonnant qui semblait toujours vouloir conter quelque histoire facétieuse, était ému... Et lorsque Danilo franchit la clôture de la cour pour regagner, par le chemin le plus court, la chaumière d’Evlampia, au lieu de l’accompagner par les lazzis avec lesquels il avait accueilli sa venue tout à l’heure, le vieux se gratta l’oreille sous ses longs cheveux rudes, et jusqu’à trois fois cracha par terre.


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