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Au delà du présent...

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VIÉRA s’est retirée dans sa chambre, mais elle ne peut dormir; tant de pensées heurtent son front!

Ce jour-là ont eu lieu les noces de Katia.

Dès le matin, tout Vodopad était en liesse; jamais l’humble village n’avait vu tant d’hôtes ni d’équipages... «Vois donc, Nikita, les beaux chevaux!» «Euh! euh! le mari est officier dans la marine de notre père le tzar!» «Un fier cocher, Ivann, celui qui mène la troïka!» Ainsi s’interpellaient les moujicks, dont la plupart avaient négligé leur travail pour faire haie sur le passage de la noce.

La pauvre église de bois étant trop petite pour contenir tout le monde,—car les parents et les amis des deux familles étaient nombreux,—le vieux pope Nikanor Ksénofontovitch avait tout simplement transporté ses accessoires sous une vaste tente faite de branches de sapins entrelacées, que les gens de Mme Erschoff avaient dressée sur le préau de la commune, et y avait béni le jeune couple.

—Hourrah! hourrah! Paix et bonheur à tous! crièrent à assourdir les paysans ivres déjà de la vodka promise!

Puis un plantureux dîner réunit les convives à la datcha.

Evguénï y était, parmi ces convives, et ç’avait été pour lui et pour Viéra une triste, triste noce! Pour Tatiana aussi, dont les regards navrés, allant à chaque instant vers le coin des jeunes, ne trouvaient point pour s’y poser un visage chéri aux joues pâles, aux tresses brunes, aux yeux étranges et verts... Car Sacha n’assistait pas au mariage de sa sœur.

Evlampia, prévenue, l’avait emmenée dès le matin dans la britschka du Juif, pour une longue promenade à travers la forêt; par cette même route où, six semaines auparavant, avait passé le char conduisant Danilo à la mort. Puis elle l’avait fait dîner sous les arbres, lui avait montré un étang, une source, des coins du domaine vert inconnus de l’idole, avait, en un mot, inventé mille prétextes pour la retenir jusqu’au soir, y réussissant à force de tendresse et d’ingéniosité. Et le cœur de la pauvre maman saignait de cette séquestration!... Mais pouvait-on montrer Sacha dans le costume de paysanne qu’elle s’obstinait à ne pas vouloir quitter, même pour ce jour exceptionnel, jeter en pâture à la curiosité des hôtes son air dément, ses gestes bizarres? Quant à supprimer l’ostentation de la noce, comme Tatiana et Viéra le souhaitaient d’un commun accord, impossible! C’eût été d’un mauvais présage pour les nouveaux époux que de les marier dans le deuil, et un manque d’empressement, que rien en somme ne justifiait, envers la famille de Nikolaï Sémionovitch Afanassieff.

Alors il avait bien fallu en passer par où les convenances et le bonheur des enfants l’exigeaient, et l’on avait éloigné Sacha... Maintenant, l’aube commence à éclaircir l’ombre de la chambre à travers les découpures des volets; il y a plus de quatre heures que le bruit de clochettes des derniers équipages s’est évanoui dans le lointain des routes, que les habitants de la datcha redevenue paisible se reposent des émotions de la fête, et Viéra, douloureusement, n’a encore fait que ressasser dans sa mémoire les détails de son entrevue d’hier avec Evguénï, le souvenir de leur lointaine rencontre... de leurs jeux d’enfants... de l’entente qui, alors déjà, unissait leurs cœurs et dont était éclose la pure fleur de leur amour... Toute l’histoire de leur tendresse se déroule devant elle comme les pages d’un album sur lequel on a écrit ses pensées les plus chères, et que l’on relit une dernière fois avant de le céler au fond du coffret aux choses mortes...

Bien que les familles Afanassieff et Erschoff fussent liées depuis très longtemps, les jeunes gens n’avaient pas eu de fréquentes occasions de se voir. Ce furent, au début, les maladies anodines qui, cependant, interdisaient le contact aux enfants du même âge; puis l’éducation des filles, le départ des garçons pour le «gymnase» de Kieff; les études de ceux-ci à l’Université, à l’école de marine. De sorte que, malgré les visites relativement fréquentes que se rendaient les parents, Evguénï et Viéra s’étaient—du moins aussi loin que la reportaient les souvenirs de la jeune fille—vus douze fois en tout. Oui, douze fois, l’amoureuse était sûre de ne pas se tromper d’un chiffre!

Plus sérieux tous les deux que leur âge, et partageant à peu près les mêmes goûts, ils étaient bien vite devenus amis; pourtant, il arrivait aussi parfois qu’une brève querelle vînt rompre l’harmonie de leur accord. L’un soutenait ceci, l’autre cela, et c’étaient, pour un quart d’heure, des mots rageurs, des mines boudeuses, des regards rancuniers et sombres, jusqu’à ce qu’une loyale avance de Viéra—moins obstinée qu’Evguénï, c’était elle toujours qui revenait la première,—sût aplanir la houle des puérils amours-propres, et renouer la bonne entente.

Plus tard, les seize ans du «gymnasiste» devenant romantiques, il avait récité à sa petite amie très attentive des bribes de son anthologie et celles des œuvres des grands poètes nationaux permises par la censure du lycée. Avec quelle emphase lyrique il déclamait dans le grand salon de Khorodienka, domaine qu’habitaient en ce temps-là les parents d’Evguenï:

Kouda, kouda vi oudalilis

Viesni moïé zlaté dni?...

Où vous êtes-vous enfuis,

O jours dorés de mon printemps?...

Que me préparent les heures qui vont venir?

Mon regard veut les saisir en vain;

Elles sont cachées dans une profonde brume...

Il n’y a pas de nécessité... La loi du sort est juste!

Tomberai-je percé d’une flèche?

Ou passera-t-elle à mes côtes?...

Chaque chose doit s’accomplir. L’heure est marquée

Pour la veille ou le sommeil...

Que le jour soucieux soit béni!

Et bénie soit l’arrivée de la sombre nuit!

L’aube matinale va luire,

La clarté du jour va briller.

Et qui sait? Je descendrai peut-être, moi,

Dans les mystérieuses ténèbres de la tombe...

Et les flots lents du Léthé

Engloutiront la mémoire d’un jeune poète!...

Les yeux d’Evguénï se noyaient d’une mélancolie tragique; ses gestes évoquaient le souvenir des heures évanouies. Avec le Lenski de Pouschkine, il semblait, le naïf adolescent que nulle épreuve n’avait encore effleuré dans la vie, se préparer au duel fatal contre un nouvel Onéguine, et gémir sur le sort de sa destinée sombre!...

Et ceci eût été, pour un témoin railleur, d’un irrésistible comique!...

Mais Viéra, elle, était loin de trouver en ces séances matière à plaisanterie. Enthousiaste et rêveuse, elle aimait la parole des poètes, et sans parfois trop comprendre le sens des pensées qui s’y déroulaient,—car elle était encore bien jeune à cette époque,—il lui plaisait d’en suivre le rythme sur les lèvres inspirées d’un ami à la moustache naissante. Et la fleur de son amour s’était épanouie bien plus au souffle poétique émané des œuvres de Pouschkine, de Lermontoff, de Joukovski, qu’aux seules séductions du «gymnasiste» dégingandé, leur interprète! Et que d’heures charmantes passées plus tard dans le parc de Khorodienka!

Evguénï était devenu un vrai jeune homme, aux gestes respectueux, à la réserve troublante; il ne déclamait plus de vers, mais ses yeux, plus éloquents que toutes les rimes du monde, disaient clairement à la gracieuse jeune fille qu’était devenue Viéra que sa ferveur d’autrefois pour les créations mystiques des poètes s’adressait maintenant à une forme plus concrète et non moins inspiratrice...

A trois reprises différentes, et pendant plusieurs heures chaque fois ils s’étaient revus sachant qu’ils s’aimaient, mais sans oser ou sans vouloir se le dire, trouvant exquis ce nouvel aspect de leurs sentiments d’autrefois; cachant, lui sous ses manières dégagées d’étudiant, elle sous un essai de coquetterie de toute jeune fille, l’émotion qu’ils éprouvaient en face l’un de l’autre; jusqu’au jour de cette avant-dernière visite à Boutcha, où leurs cœurs, débordant enfin, avaient laissé échapper le doux secret si longtemps captif...

Mais hier?...

Depuis sa résolution prise de renoncer au mariage, Viéra s’était pour la première fois trouvée en présence d’Evguénï. Avait-elle pu, d’avance, se faire une juste idée de ce à quoi s’engageait sa vaillance, et de quels déchirements allait s’accompagner la comédie de froideur qu’elle s’était résolue à jouer devant celui pour lequel elle aurait, sans calculer une seconde, donné toute sa vie à l’heure même?

Hélas! non. Ses prévisions, quant à ce dernier point surtout, avaient été dépassées et de beaucoup!

Quand Evguénï, l’entraînant dans une allée du parc après le dîner, lui avait demandé simplement en levant sur elle ses bons yeux tristes: «Eh bien! Viéra Piétrovna, que signifie cette froideur?» et qu’elle avait dû, sous peine de se laisser attendrir et de voir s’éparpiller au vent, d’un seul coup, la triomphante palme de son holocauste, lui répondre d’un air glacial: «Que voulez-vous, Evguénï Nikolaievitch? Je connaissais mal mes sentiments; j’avais cru vous aimer pour toujours, il n’en était rien...» alors, oh! alors, le calice de Gethsémani tout entier avait vidé son amertume sur son cœur agonisant. Evguénï à ces mots était devenu très pâle; son premier mouvement avait été d’ouvrir la bouche pour interroger à nouveau la renégate de leurs fiançailles tacites; mais, se ravisant, il s’était contenté de secouer la tête d’un air qui émut plus Viéra que tout ce qu’il aurait pu dire, puis, s’inclinant, il lui avait offert son bras pour la reconduire au salon.

Et ce fut tout. Simple, bref, sans vaines paroles, comme le sont les choses vraiment tragiques.

Au moment du départ, Evguénï demanda d’une voix qui doutait encore: «Est-ce possible que ce soit adieu?» Viéra nettement répondit: «C’est adieu.»

—Ah! il le disait bien: «Est-ce possible?» songeait maintenant la pauvre amoureuse avec désespoir! Oui... Est-ce possible, mon Dieu, de se quitter ainsi quand on s’aime? Est-ce possible qu’il tienne tant de douleurs en deux phrases?... Est-ce possible, sans crier de tendresse et de pitié, de voir ce que j’ai vu dans ces yeux si chéris?... Ah! Evguénï, mon Evguénï!...

Viéra ne pleurait pas. La gorge serrée par une angoisse insupportable, les tempes battantes, le cerveau martelé de pensées éternellement pareilles, elle regardait, immobile, l’aube pâle envahir sa chambre et dessiner dans sa pénombre les objets familiers qu’elle reconnaissait à peine. Encore un jour qui va se lever; puis un autre... Quand donc pourra-t-elle accepter son sacrifice, sinon avec la joie que l’on s’accorde à prédire au devoir accompli, du moins avec un peu de la sérénité dont elle s’est leurrée?...

«Jamais! jamais, sans doute,» gémissait-elle! Et la peur de souffrir ainsi longtemps, la lâcheté qui est au fond de toute créature humaine si noble qu’elle soit, jetait son cœur désemparé dans un tourbillon de révolte et de plaintes... Tous les sophismes des premiers jours de lutte, les objections de sa sœur, de Mlle Burdeau, de Vadim à qui elle s’était confiée l’avant-veille, firent l’assaut de sa volonté fragile, et triomphèrent un instant de sa conscience...

«A quoi bon ces renoncements, ces combats, cette rébellion contre la nature toute-puissante? Pourquoi souffrir, pourquoi lutter, quand le bonheur est là, à portée de la main, si lumineux, si tentant?... Qui me saura gré de mon sacrifice?... Finis les angoisses et les regrets!... Je veux aimer, je veux vivre, je veux voir sourire Evguénï!...» Déjà Viéra se répète tout bas les mots qu’elle va tracer, tantôt, pour rappeler l’ami désespéré: «Mon bien-aimé, toute ma conduite, hier, n’était que comédie; je voulais éprouver votre amour; il est sorti victorieux de ma censure... Eh bien! Sachez que moi non plus, je n’ai jamais cessé de vous chérir! Je vous aime, Evguénï! je vous aime, je vous aime, je vous aime!...»

Mais quelle est cette voix secrète plus impérieuse que celle de la tendresse, plus forte que celle du désespoir de la révolte? A peine le cœur de Viéra est-il traversé de ce souffle d’insurrection, qu’il sent une impossibilité presque physique, tant elle est nette, de s’y laisser aller. La décision que sa conscience loyale a prise dans un jour d’héroïsme ne peut ainsi flotter à la dérive, au caprice des passions, comme une grossière épave qu’engloutira l’abîme!... Un œil vigilant suit sa route, un doigt puissant la guide... Toute frémissante encore de la lutte, mais l’âme domptée, le cœur soumis, la jeune fille esquisse à nouveau son geste d’abnégation, et l’œil fixé sur l’Idéal qu’elle s’est volontairement créé et qui sera désormais l’unique phare de sa vie, elle condamne ses espoirs mauvais, ses souhaits parjurés...

Elle reste ainsi longtemps immobile, comme fascinée par la compréhension lucide de son destin; un arrêt s’est fait dans sa pensée; seuls dirait-on, voient ses yeux... Elle n’a plus ni la force, ni même le désir d’ergoter; une volonté suprême annihile la sienne et décide en son lieu...

Tout à coup, du fond de la chambre, un bruit confus de gestes et de mots prononcés à voix basse, vient tirer Viéra de sa rêverie.

«Le plus grand a pris deux noix; fi! que c’est vilain!... Mais non! ce n’est pas dans le coffre!... Il disait: Je suis indigne... digne... digne!...» C’est Sacha qui, assise dans son lit dont elle a jeté les couvertures à terre, marmotte des phrases sans suite.

«A minuit lorsque tout dort... Que donnerons-nous aux écureuillets?... Pardon, seigneuresse, je ne savais pas!... hi! hi! hi!...»

—Qu’est-ce, ma chérie? pourquoi ne dors-tu pas? demanda Viéra en se rapprochant d’elle.

L’enfant dévisagea un instant sa sœur sans répondre, puis avec volubilité dit:

—Mais je ne peux pas! je ne peux pas! Imagine-toi, un couvre-pied bleu! C’est impossible! Un couvre-pied bleu! Et l’on veut que je dorme!... Prends-le, Viérotschka, cria-t-elle avec véhémence; dégoûtant couvre-pied!... Fu!...fu-u! Donne-m’en un rouge, supplia-t-elle, un beau rouge!...

Viéra, docilement, s’en fut échanger le couvre-pied bleu contre celui de Mlle Burdeau qui était rouge, et l’étendit sur la couchette. Mais à peine Sacha eut-elle vu chatoyer ses plis à la lueur de la lampe que Viéra venait de rallumer, elle sauta à bas de son lit, se dressa haletante au milieu de la chambre et se mit à crier d’une voix rauque de terreur: «Du sang!... du sang!... Danilo! du sang!... Béréguiss!...» cria-t-elle avec éclat.

—Sacha, Sachinnka, mon amour, calme-toi, au nom du ciel! Mère va t’entendre... Ah! mon Dieu!

Quelqu’un avait remué dans la chambre voisine; une main cherchait la poignée de la porte...

La démente continuait:

—La télègue!... Danilo!... Ah! frère! frère!...

Affaissée dans les bras de sa sœur, elle pleurait.

—Danilko! gémit-elle une dernière fois avec désespoir.

Sur le seuil de la porte maintenant entr’ouverte, une ombre blanche se dessine.

—Retourne dans ton lit, maman, dit doucement Viéra; ce n’est rien... une peur enfantine que nous avons eue, Sacha et moi... Fini! ajouta-t-elle en s’efforçant de prendre une voix gaie.

Mais Tatiana ne fut point dupe; elle avait entendu... Sans calculer ce que ce mouvement pouvait avoir de nuisible pour les nerfs impressionnés de la malade, elle s’élança vers le groupe formé par ses deux filles, et saisissant Sacha dans ses bras, se mit à la baiser avec passion.

—Ma chérie, mon trésor, répétait la pauvre femme, comme du temps où, heureuse jeune maman, elle berçait l’enfant frêle sur ses genoux; ma chérie!... Regarde, c’est moi, c’est ta mère, ta maman qui t’aime, mon ange!... O Dieu puissant, viens à notre aide, cria Tatiana avec un regard dont l’ardeur dut percer le plafond de la chambre, le toit de la datcha, la voûte du ciel, et émouvoir le cœur du Père!... Dors, mon amour, dors!...

Elle s’était assise sur le siège que Viéra lui avait avancé, et agenouillée tout près d’Aleksandra, la petite tête posée contre son cœur aimant, ses lèvres fermant de leurs baisers les paupières gonflées de pleurs, elle hypnotisait de sa tendresse le cerveau bouleversé.

—Dors, mon trésor, do...rs!...

Encore un sanglot, quelques plaintes, et Sacha s’assoupit.

Le jour chasse complètement, maintenant, l’ombre de la chambre, mais Tatiana Vassilievna ni Viéra ne bougent. Pâles, silencieuses, alternativement elles regardent l’enfant endormie, et plongent leurs yeux dans les yeux l’une de l’autre.

C’est la première fois qu’Aleksandra a une crise d’épouvante. Jusqu’à présent, ses manies d’abord, puis sa folie, ont été douces. Même le jour de la mort tragique du petit-fils d’Evlampia, elle avait paru sereine, répétant seulement de loin en loin, comme un écho: «La télègue était dans la fosse... Danilko aussi...» et souriant d’un air entendu quand on s’oubliait à rappeler devant elle quelque détail du sombre drame... Sauf aux instants où elle prenait ce visage fermé, cette mine têtue que Tatiana lui connaissait depuis l’enfance, elle semblait heureuse dans la nouvelle personnalité créée par sa démence; et l’on se réjouissait de ce qu’elle, au moins, la pauvre innocente, ne souffrît pas trop du malheur auquel on était soumis à cause d’elle... Et maintenant, cette triste consolation aussi allait disparaître! Non content de torturer ceux qui, du moins, avaient la force de supporter l’épreuve, Dieu levait son bras vengeur sur l’être sans défense!...

A la voir là, dans ses bras, qui dormait tranquille et confiante comme un petit enfant, Tatiana allait jusqu’à songer: «Ah! qu’elle repose toujours ainsi! Que rien ne l’éveille, désormais! Mieux vaut, oui, mieux vaut la voir morte que douloureuse et terrifiée comme tout à l’heure!...» Puis elle sentait le cœur chéri battre sous ses doigts, le corps tiède palpiter contre sa chair de mère, et, reniant son souhait, disait à Viéra:

—Quand je l’ai là, ainsi, près de moi, je suis heureuse, j’oublie toutes mes misères... Que c’est doux, un enfant à bercer, Viérotschka! Notre Katia le saura avant un an, j’espère, ajouta Tatiana, souriant déjà aux rêves des grand’mères...

—Tais-toi, maman, cria presque durement Viéra, oubliant les précautions de silence qu’elle avait gardées jusqu’alors! Comment peux-tu souhaiter cela après ce que nous venons de voir?...

Mais elle aperçut le timide effarement de sa mère, et, plus douce:

—Faisons des vœux, au contraire, ma chérie, pour que tu n’aies jamais de petits-enfants!

—Oh! Viérotschka, implora la pauvre maman qui fit signe en même temps de parler plus bas.

—Mais oui, reprit impitoyablement Viéra! Quant à moi, c’est mon seul espoir maintenant...

—Mais c’est un péché, enfant! Un manque de confiance envers le Père qui est là-haut...

—Oh!

Viéra accompagna cette exclamation d’un geste qui voulait dire: Ceci m’importe peu!

—Que veux-tu dire, Viéra, fit sévèrement Mme Erschoff?

—Que Dieu oublie parfois les hommes, et qu’il est prudent pour ceux-ci de ne songer qu’à eux-mêmes, s’ils veulent améliorer leur sort ou celui de leurs semblables...

—Seigneur! gémit Tatiana, est-ce ta mère qui t’a appris ces choses?

—Non, ma chérie... C’est la Vie!...

—Mais tu ne la connais pas, la Vie!...

—Assez pour désirer la connaître encore moins! Maman, murmura Viéra en se jetant à genoux près de madame Erschoff et inclinant sa tête sur l’épaule restée libre de la douce créature, maman, je voudrais mourir!

—Je te défends de dire des choses pareilles, ma Viéra, fit Tatiana en détournant avec précaution son visage incliné vers celui de Sacha, pour baiser le front de son autre fille. Quel mal tu me fais! Mais on ne peut pas se laisser aller ainsi à toutes ses impressions; il faut être un peu vaillante!... Evguénï ne t’aimerait-il plus? interrogea la maman très bas, presque honteuse de montrer à Viéra qu’elle avait pénétré son secret...

—Si, hélas!

—Pourquoi... hélas?...

—Parce que je le rends malheureux et suis à cause de cela plus malheureuse moi-même.

—Mais tu l’aimes?...

—Oui, hélas!

—Pourquoi encore hélas? demanda Tatiana stupéfaite.

—Parce que hélas! hélas! toujours hélas! répondit Viéra en crescendo. Tiens, mamacha, nous l’avons trouvée l’autre soir, Madeleine Burdeau et moi, la définition de la vie: un hélas perpétuel, un hélas encore, un hélas toujours!...

—Quel blasphème! gronda Mme Erschoff en secouant la tête. Mais c’est offenser Dieu que de critiquer ainsi son œuvre! Il est le Maître, Il agit comme Il veut!...

—Tu es d’avis aussi, peut-être, qu’il faut le remercier quand il frappe?

—Eh bien! oui, affirma la croyante avec ferveur. Même alors, je te bénis, ô Père!

—Moi aussi, fit Viéra avec plus de pessimisme qu’elle n’en avait en réalité au fond de l’âme. Avec notre désabusé poète Lermontoff, je te rends grâces, Seigneur, des plaisirs variés de ce monde charmant... des espoirs vains de nos cœurs... de l’âcreté de nos larmes.. de nos rêves trompeurs perdus dans les espaces... de tout, enfin, mon Dieu! Puissé-je seulement ne pas trop longtemps te rendre grâces!... Oh! mamotschka, tu me regardes comme une cigogne qui trouverait un canard dans son nid à la place d’un de ses petits!

—C’est que je ne reconnais plus ma Viéra, dit la maman navrée.

—Mais moi, je te reconnais toujours, va, ma chère poule! jeta Viéra dans un baiser.

—Alors, puisque tu aimes Evguénï et qu’il t’aime, reprit Mme Erschoff revenant à sa chère idée, rien n’est plus simple: tu l’épouseras. C’est un beau parti!

—Il s’agit bien de cela! Mais, justement, c’est là l’«hélas!» qui a provoqué tant de scandale tantôt. Nous ne nous marierons pas!

—Je ne comprends pas.

—Tu n’as jamais compris...

—Parce que tu es trop compliquée.

—Et toi trop simple... Voyons, mère, puis-je prendre un époux quand je sais (Viéra dit ces mots si bas, que Tatiana dut coller son oreille contre la bouche de la jeune fille pour les entendre) quand je sais que notre famille est maudite, et qu’en me mariant je propage le mal affreux qui empoisonne son sang, et expose mes futurs enfants, ou tout au moins les enfants de mes enfants, au malheur dont nous sommes les témoins depuis quelques semaines, aux affres tragiques dont nous avons eu le spectacle ici même tout à l’heure!... Dis, maman, le puis-je?

—A quoi vas-tu penser, Viéra? Je te l’ai dit, c’est au Père à conduire nos actions, et non à nous, misérables atomes!... Aurais-je jamais osé, moi, faible créature, empiéter ainsi sur les droits du Créateur?

—Est-ce que tu savais, lorsque tu t’es mariée, à quoi tu exposais tes descendants à venir?

—Non.

—Et, si tu l’avais su, aurais-tu persisté à le faire?

—Mais oui... pourquoi pas? fit timidement la pauvre maman; toutes ces subtilités me sont-elles jamais entrées dans l’esprit?

—Eh bien! tu aurais commis un crime, tout simplement, dit Viéra si haut que Sacha tressaillit.

—Oh! fit Mme Erschoff avec un air de reproche qui s’adressait également aux paroles de Viéra et au ton élevé dont ces paroles avaient été prononcées.

Puis elle mit un doigt sur ses lèvres pour commander le silence. Mais l’enfant ne bougea plus.

—Couchons-la dans son lit, dit Viéra après un instant, puis nous partirons; elle dormira plus tranquillement.

Tatiana Vassilievna s’exécuta avec regret.

C’était si bon, ainsi, dans les bras l’une de l’autre! Et si rare!... Mais la pose commençait à devenir fatigante; son dos était courbaturé, ses doigts avaient la crampe; puis, il était vrai que Sacha serait mieux dans son lit.

—Chu...u...u...t!

Toutes deux sortirent de la chambre sur la pointe des pieds.

—Tu ne te couches pas? demanda Tatiana.

—Non. Aussi bien, je ne pourrais dormir... Mais toi, va te reposer pendant quelques instants. Tu as eu une journée si fatigante!...

—Et que vas-tu faire, toute seule ainsi, au point du jour?

—Ne t’inquiète pas.

—Et si Sacha s’éveille?

—Laisse la porte ouverte entre ta chambre et la nôtre: tu entendras tous ses mouvements.

—Viérotschka! supplia Mme Erschoff avant de quitter sa fille, promets-moi que tu vas réfléchir à ce que tu viens de me dire, et que...

—Oui, oui, sois tranquille, je réfléchirai, je te le promets! Je ne fais que ça, ajouta la jeune fille en riant.

«Puisqu’elle promet de réfléchir, se dit la maman en regagnant son lit, c’est qu’elle est toute disposée à renoncer à ses lubies, si quelque échappatoire lui en laisse les moyens... Allons! il est permis d’espérer!»

«Chose singulière que les parents! se disait Viéra de son côté. Maman devrait être la première à approuver ma décision. Que dis-je? à m’en montrer la voie, et c’est un véritable désespoir pour elle que je m’y sois résolue... Heureusement, je-sais-ce-que-je-veux, articula la vaillante presque à haute voix, en détachant chaque syllabe de sa phrase, et pour rien au monde, désormais, ni ma conscience ni ma fermeté ne se laisseront amadouer!»


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