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Au delà du présent...

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IX

L’ALLÉE des noisetiers est baignée d’un jour fauve où miroitent çà et là, comme les sequins d’un collier, de petites taches de soleil. Dans les ornières, des feuilles rousses se meurent. On n’est qu’à la fin d’août, et cependant, vers la vesprée, l’automne se sent déjà.

Vêtue du costume de paysanne ruthène que depuis sa convalescence elle s’obstine à porter, Sacha longe en chantonnant le bord droit de la route.

Son visage atone ne reflète aucune pensée. Elle marche, marche, pressée, dirait-on, d’atteindre un but.

Sur sa tête, une couronne aux fleurs vives mêlées de rubans, s’épanouit et rend singulièrement pâle la fine peau de ses joues. C’est Viéra qui la lui a tressée, cette couronne, avec des œillets, de la verveine, des roses rouges; Viéra, qui, seule avec Vadim, possède le secret de l’idée fixe implantée au cerveau de l’idole, et qui, de peur d’irriter le mal en résistant aux caprices de sa sœur, fait docilement tout ce que celle-ci veut.

Mais si Viéra sait qu’un fiancé mystérieux habite le cœur d’Aleksandra, du moins en ignore-t-elle le nom que l’enfant n’a jamais prononcé. Elle croit, avec son cousin, que c’est un être imaginaire, un produit de rêves déments qui n’a ni corps ni visage. Et tant il est vrai que, le plus souvent, des faits et gestes de personnes chères, qui devraient prendre à nos yeux une importance capitale nous échappent, ni l’un ni l’autre des jeunes gens n’ont remarqué l’étrange expression des yeux verts, ni l’attention passionnée du visage de Sacha lorsque au second déjeuner Mme Erschoff a parlé de la visite de Danilo et du char qu’il allait falloir orner pour la noce; pas plus qu’ils n’ont pris garde au soin particulier de sa toilette de paysanne, cet après-midi-là, ni à sa recommandation de faire son diadème très beau. Comment, alors, se seraient-ils étonnés de voir l’idole reprendre vers trois heures le chemin de son obsédante forêt?

N’avait-elle pas depuis deux jours, malgré les prières de la faible Mme Erschoff et de Viéra, recommencé à courir par monts et par vaux, au risque de compromettre la bonne issue de sa convalescence?... Quant à la faire rester de force, il n’y fallait pas songer! Sa petite âme impérieuse avait devant la moindre résistance à ses caprices des révoltes dont s’effrayaient à bon droit sa mère, ses sœurs et le futur médecin. Et elle était défiante!... Une ablette ne fuit pas avec plus de souci les recherches du brochet vorace, qu’Aleksandra ne déroutait la surveillance des siens. Ils la laissaient donc aller à la grâce du fatalisme slave, confiant sa fragile personne au Dieu qui veille sur les oiseaux du ciel, et rassurés, du côté des hommes, par cette pieuse croyance russe qui fait, de tout être simple ou dément, une créature sacrée.

Sacha était allée d’abord à la chaumière d’Evlampia. Elle avait trouvé la vieille femme assise sur la «prizba», devant la porte, les yeux tout rouges d’avoir pleuré. Danilo venait de lui faire ses adieux. Il s’en était allé, par les chemins de traverse, quérir la télègue et les chevaux de la barinia avec lesquels il devait sur l’heure se rendre à Ermino pour la bénédiction du mariage qui, en Russie, se donne le soir.

—Et voilà, mon trésor; je suis seule! dit la douce paysanne; le fils m’a quittée.

—Oui! fit Sacha d’un air qui sait; puis elle sourit dans le vague.

—Il viendra demain, avec Ioulia, manger le borschtch.

—Avec Ioulia?

—Mais oui. N’empêche, ce ne sera qu’une visite! Comme un étranger, soupira la grand’mère.

—Avec Ioulia? répétait l’idole.

Et, tout bas, elle prononça ce nom trois fois de suite, comme pour trouver dans son intonation un sens qui, jusque-là, lui avait échappé. Soudain elle s’agita, son front s’illuminait d’un souvenir.

—Allons, c’est bon! Moi, je pars, dit-elle en tournant les talons. Adieu, mère!

—Et pourquoi, mon cœur, par miséricorde? Est-ce que tu ne pourrais pas?... Dieu puissant! songea la vieille femme, en se signant trois fois, lorsque l’idole eut disparu de l’enclos, légère comme une belette! Quels yeux elle avait aujourd’hui... Ah! seigneur!

Aleksandra, cependant, s’engage dans l’allée des noisetiers. Bien sûr, en se pressant un peu, elle pourra arriver à temps à Ermino pour la noce... sa noce... Et elle marche, marche, sans s’arrêter un instant, sous l’ombre douce de la voûte de feuillage... Autour d’elle, le calme est profond, la solitude pleine de mystère. Peu nombreux sont les véhicules qui troublent la paix du chemin, à cette heure recueillie, pour se rendre au bourg voisin. On dirait plutôt une allée de légende, une route s’ouvrant sur des pays de rêve...

Parfois, un panache roux s’agite parmi le feuillage du taillis, un corps agile se montre, une noisette encore verte dégringole de la branche... un pic frappe de son bec l’écorce qu’il veut percer... une grappe de sorbes s’égrène... le pédoncule trop mûr d’un de ces énormes champignons vénéneux que les Russes appellent «mouchkomors» se détache du sol et croule avec son parasol tacheté de blanc... Ce sont là les seules voix qui, avec le bruit des talons de cuivre et le chantonnement de l’idole, habitent en ce moment le chemin solitaire.

Mais bientôt l’ombre s’éclaircit; une large baie de lumière troue d’un côté les noisetiers alignés. Encore quelques pas, et Sacha va trouver sur sa droite un vaste endroit à ciel ouvert. C’est un silo, anciennement creusé pour préparer la braise avec les troncs d’essences communes qui ne valaient pas le transport comme bois, et qu’envahit, depuis son abandon, une folle végétation d’un vert plus frais que celui du feuillage d’alentour.

Des prunelliers aux fruits aigres agrippent aux talus leurs racines; des églantiers mettent sur ses bords la grâce de leurs corolles fragiles: au fond rampent des liserons, des ronces, du chèvrefeuille; et les digitales jaunes et roses, les œillets de velours, les marguerites aux pétales neigeux émergent de son herbe fuselée.

Aleksandra marche depuis une demi-heure et elle est affreusement lasse, la pauvre petite idole, car, depuis sa fièvre des jours derniers, une grande faiblesse de tout le corps et surtout de ses jambes lui est restée, et son accoutrement de paysanne auquel elle n’est point encore habituée la gêne... Elle a les pieds meurtris dans les bottes qu’un savetier du village lui a faites; sa jupe aux plis lourds pèse à ses hanches graciles, sa tête s’alourdit sous la couronne aux fleurs ardentes. Mais comment s’arrêter quand...

Soudain, un bruit lointain de clochettes frappe ses oreilles; un roulement sourd, d’abord, comme celui du tonnerre qui décroît, puis plus franc, annonce l’approche d’un véhicule; des piétinements de sabots ébranlent le sol, le clic-clac d’un fouet déchire l’air.

La petite idole s’arrête, se tourne tout d’une pièce. Son visage fatigué s’illumine...

Là-bas, au fond de l’allée, deux chevaux qu’elle connaît bien soulèvent un tourbillon de poussière, et derrière eux, dressé de toute sa hauteur, dans l’antique pose des conducteurs de chars, Danilo apparaît.

Son œil est vif, ses joues sont animées; entre ses dents saigne une rose rouge. Il a perdu, le fiancé de vingt ans, cette mélancolie sombre dont Tatiana avait dû le gronder ce matin même! L’ardeur frémissante des nobles bêtes qu’il mène semble être passée tout entière en lui... Il savoure sa course rapide dans cette allée où nul obstacle ne vient heurter les roues de sa télègue, ni dérouter les pas de ses chevaux, et ne sait plus qu’une chose, c’est qu’il est ivre d’air, que l’espace est à lui, que sa belle jeunesse saine vaut le triomphe d’un roi!...

Vêtu de ses habits de fête; sa chemise éclatante bouffant sous les broderies du kaftane entr’ouvert; l’écharpe pourpre aux reins; l’ample pantalon de drap bleu serré au dessous du mollet par des bottes luisantes, il a vraiment grand air, le petit-fils des cavaliers du steppe!

Sacha, dans la rapidité de la course, ne peut voir tout cela; mais elle a reconnu Danilo, c’est assez; et, plantée au milieu du chemin, dans la baie claire de la fosse, elle attend.

Le Petit-Russien, lui aussi, a remarqué, parmi la poussière que soulève la télègue, un habit de paysanne... Il veut maintenir ses chevaux. Vains efforts! Les bêtes ardentes énervées par trois jours d’écurie, lancées à fond de train par une main qu’ils sentent inexperte, ne veulent pas ralentir leur allure.

Danilo crie par trois fois:

—Béréguiss! (Garde-toi!)

Mais la paysanne ne bouge pas.

—Béréguiss! hurle le gars.

La route est déserte en cet endroit; si l’obstacle ne recule pas à l’instant même, il va être impossible, sans un miracle de Dieu de l’éviter. Et Danilo, dans un sursaut de terreur, voit un corps chaud de vie piétiné par les sabots de ses bêtes!...

—Béréguiss!

Ce dernier cri n’a plus rien d’humain!

Harrassée et souriante, Sacha reste immobile. Déjà les naseaux fumants du cheval de gauche la frôlent... Danilo la reconnaît!... D’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, et dans lequel, cependant, un monde de pensées s’allume, il mesure l’abîme qui s’ouvre à pic au côté droit de la route, cingle ses bêtes, imprime aux rênes une violente secousse, et, baissant la tête comme pour éviter le coup dont le destin le menace, jette son attelage sur le côté...

Sacha est sauvée!

Mais à quel prix d’horreur et de dévoûment, grand Dieu!

Précipitée au fond de l’abîme, la télègue a rebondi comme en un spasme d’agonie et s’est couchée sur le côté. Le petit-fils d’Evlampia, à demi écrasé sous son poids, a reçu le choc d’une roue en pleine poitrine; il va mourir!... Un des chevaux est sauf. Dans la terreur du coup de fouet qui voulait l’entraîner vers la fosse, il a rompu ses traits et a pu sauter librement, retenu à peine par les liens frêles des rênes. Délivré de la domination de son guide, il escalade le talus moins abrupt du terrain opposé à la route, par lequel on amenait autrefois le bois dans le silo, et bondit vers la forêt...

L’autre bête, le poitrail défoncé par une souche qu’elle a rencontrée dans sa chute, les pattes de devant cassées, agonise, et ses hennissements de douleur rendent plus lugubre la scène de désolation!

Sacha, elle, n’a vu que la disparition de Danilo; elle ne s’est pas rendu compte du drame... Cela s’est fait si promptement qu’elle croit avoir rêvé! Ce n’est que lorsqu’elle voit s’ébrouer tout près d’elle, le cheval vagabond, qu’elle reprend un peu conscience...

—Danilko! appelle-t-elle d’une voix douce.

Un hennissement du cheval mourant lui répond.

—Danil...ko! fait-elle encore avec un peu d’impatience.

Rien. Si, pourtant, un faible râle; mais ce n’est pas là la voix familière de son Danilo. L’idole appelle une troisième fois.

—Da...nil...ko...!

—Aleksandra Piétrovna!

Quelqu’un a gémi ce nom au fond du silo! N’est-ce pas...? Eh si, c’est Danilo! C’est le chaste fiancé de sa démence!...

Sacha se traîne vers la fosse; elle voudrait y descendre, mais ses forces la trahissent: elle ne peut plus se mouvoir.

Alors, l’idole se laisse tomber tout de son long sur le bord du talus verdoyant, avance la tête en se retenant aux branches d’un prunellier, et plongeant ses regards dans l’abîme, embrasse d’un coup d’œil le spectacle tragique!

En ce moment, un éclair de raison, pareil aux lueurs vacillantes d’une lampe qui va s’éteindre, jaillit de son cerveau; elle comprend toute l’horreur de ce qui vient de se passer!

Sa fatigue disparaît. D’un bond elle se relève, descend en s’accrochant aux ronces la pente du silo, et vient tomber aux pieds de Danilo.

—Danilko!... ah! frère, frère, gémit-elle d’un accent où passent tous les sentiments de son âme lucide: l’épouvante, la pitié, une tendresse infinie! Ah! frère!...

Elle baisse le front blême, et sanglote.

—Ah! frère, frère!...

Danilo la regarde avec des yeux qui voient déjà la mort; il veut sourire, mais ses lèvres grimacent; il veut parler, mais dans l’effort qu’il fait, un flot de sang jaillit de sa poitrine par sa bouche, et va rejoindre, en un large sillon, l’écharpe, rouge comme lui, qui serre l’habit des noces... Jusqu’à trois fois, le corps tressaille des sursauts de l’agonie...; puis ce fut tout. Et la raison d’Aleksandra, avec le corps de Danilo, retomba dans le néant...

Akim revenait d’une course au village, lorsque, dévallant de la route qui faisait un coude non loin du parc de la datcha, un cheval aux traits brisés vint, après quelques ruades, s’arrêter presque devant lui. «Hé! mais, c’est le «brûlé!» se dit le vieux, étonné...

Puis, aussitôt, un sourire goguenard flotta sur les mille petites rides de ses joues, autour du nez en fête.

«Heu! heu! le maladroit!... Il n’a pas su tenir ses bêtes; cela n’arriverait pas avec Andreï...»

—Viens petit, no, no, tout doux?...

Une caresse sur la croupe en sueur, et Akim, tenant le brûlé par la bride, dépasse avec lui la grille ouverte de la villa.

Mais, chemin faisant, sa figure devient grave; deux ou trois fois il se gratte la tête près de l’oreille, et crache; puis il s’engage dans un second monologue:

«Et s’il y avait eu accident!... La télègue a pu verser... Il était sombre, ce matin, le gars, et un jour de noce, c’est un mauvais présage! J’ai tout de suite pensé à un malheur... Allons, il faut nous mettre à sa recherche.»—Mavra!

La vieille femme se montra sur le seuil de la buanderie; elle était occupée à savonner du linge. Quand elle vit le cheval au harnachement brisé, tenu par son mari, ses bras tout blancs de mousse s’élevèrent dans l’air, puis s’abaissèrent le long de son corps en un geste de surprise véhémente.

—Qu’est-ce que ça, mon petit pigeon, demanda-t-elle à Akim?

—Un cheval, baba, répondit le vieux d’un ton méprisant.

—Je sais bien; mais que signifie?...

—Assez parlé. Je t’ai appelée pour te dire que je vais à la recherche du neveu, et te charger, pendant ce temps-là, de porter ça à la barinia qui en a besoin. Tu lui diras que cela coûte deux roubles.

Akim tendit un paquet à sa femme.

—Pour le reste, continua-t-il, inutile!... On verra d’abord ce qu’il y a...

—Seigneur, fit Mavra en se signant.

—Eh! pas la peine de crier avant de savoir quoi; tu es une vraie chouette!

Ce disant, le vieux défit le harnais du brûlé, dont il ne laissa que le mors et la bride, lui donna quelques petites tapes sur l’encolure, saisit la crinière, et en cavalier consommé qu’il était, lui, l’ancien cosaque de la garde, s’élança d’un bond encore souple sur le dos nu de la bête.

En quelques minutes, il eut franchi la distance qui séparait la datcha de la route communale. Les branches des noisetiers se rejoignent au-dessus de sa tête; les profondeurs du chemin retentissent sous les sabots de son cheval... Ah! ces Russes! Lui aussi, le vieux, il oublie presque le but de sa course. Penché sur le cou de sa monture qui galope dans un tourbillon de poussière, il se grise de vitesse. Il va, va toujours... Rien de suspect... A sa droite le taillis se troue de lumière; eh! il le connaît bien, le silo à la braise!... Il va passer... Il passe... Mais soudain, d’une de ces savantes pressions des genoux, dont les cosaques ont le secret, il imprime à sa bête un prompt mouvement de volte. Ses yeux troubles d’ivrogne ont vu là, dans le fond de la fosse, une masse informe qui gît comme un monstre écroulé. Serait-ce possible que ce fût...? Akim sent une main sournoise lui serrer le cœur. Il s’approche de l’endroit où le sable affaissé fait au bord de la route une vaste échancrure... Allons! plus de doute; c’est bien la télègue, le rouan, et, chose mille fois horrible! le cadavre sanglant du petit-neveu de sa femme!

Mais cette paysanne assise là, auprès de lui et qui ne bouge pas?... Peuh! ces babas!...

Akim saute à terre, attache son cheval à la branche la plus vigoureuse d’un noisetier, et dégringole le long du talus.

—Aleksandra Piétrovna!

Ce cri a jailli de sa bouche. L’idole tourne la tête vers lui, met un doigt sur ses lèvres et fait signe en souriant de ne pas la troubler. Le vieux ne comprend plus...

La tête découverte, il se tient à deux pas du sinistre groupe, et ses yeux sont plus épouvantés, peut-être, devant l’attitude de la barichnia, que quelques secondes auparavant, lorsqu’ils ont découvert le spectacle d’horreur.

Assise sur le bord du char renversé, auprès du corps inerte de Danilo, Sacha suit devant elle un rêve dont le charme se reflète dans les prunelles ravies. Ses pieds ballants tapotent en mesure l’osier tressé de la télègue; ses doigts jouent avec des tiges de fleurs fanées rassemblées dans le creux de ses genoux; de temps à autre elle balance son buste, hoche la tête et murmure, comme en un accompagnement, l’air d’une vague chanson...

—C’est beau! dit-elle à Akim au bout d’un moment... C’est le tzigane qui raccommode les samovars... Mais qu’importe? Tu ne sais pas, tu ne comprends pas comment j’aime!...

Le vieux saisit maintenant: il crache jusqu’à trois fois par terre.

—Permettez, Aleksandra Piétrovna, dit-il en s’approchant de sa jeune maîtresse, nous allons rentrer à la maison.

—Et pourquoi? Nous n’avons pas fini.

—C’est qu’il est malade, lui, très malade; il faut le ramener à sa khata.

—Malade?...

—Oui. Venez, petite colombe. Ensemble! ajouta l’oncle de Danilo en soulevant d’un geste d’infinie douceur sa maîtresse de son siège et l’emportant vers le talus dans ses bras.

Pauvre vieux! il était dans son rôle, touchant et maladroit comme un ours qui bercerait un enfant...

—Mais Danilko, qu’il vienne! supplia Sacha.

—Eh! tout de suite. Puis-je vous prendre tous les deux à la fois? Si vous attendez là, très sage, dans cinq minutes je reviens avec lui.

Akim redescendit le talus. Après des efforts surhumains, il parvint à soulever la télègue et à dégager de dessous elle le corps de son neveu. Celui-ci déjà était raide.

—Mon pauvre! mon pauvre! gémit le vieux.

Et des larmes coulèrent de ses paupières rougies.

Il s’agenouilla, se pencha vers le mort et déposa le baiser de paix sur son front.

—Pardonne-nous, frère, à nous qui t’avons offensé...

Puis il alla vers le cadavre du cheval, toucha du doigt le flanc glacé et inspecta les fractures des pattes.

—Fini, mon vieux! fit-il nettement.

Il retourna à Danilo, voulut le charger sur ses épaules, mais ce n’était pas le fardeau léger qu’il venait de remonter hors du trou: les membres raidis étaient lourds comme du plomb. Akim vit qu’il ne pourrait le porter. Le laisser là, pourtant!... Avant qu’il parvînt au village où seulement il pouvait trouver une aide utile et qu’il ne revînt avec quelqu’un, une demi-heure au moins s’écoulerait. Comment laisser le cadavre du gars si longtemps découvert et à la merci de Dieu sait quelles choses!...

Akim n’est pas ancien soldat pour rien. Il possède les ressources des robinsons du camp. En moins de dix minutes, il a détaché, avec le couteau qui ne quitte pas sa poche, la claie d’osier du devant de la télègue, y a déposé le corps de Danilo, l’a maintenu aux pieds par son mouchoir de poche à lui, qu’il passe au travers des tressons, sous les épaules, par l’écharpe du mort. Et, attachant à ce brancard improvisé les rênes en laine tissée qu’il enlève au harnais du rouan, il se met à la remorque du lugubre fardeau qu’il parvient à remonter par la pente la plus douce de la fosse.

Arrivé en haut du talus, il pose le brancard sur l’herbe, étend par-dessus son kaftane et va chercher son cheval.

Aleksandra n’était plus là où Akim l’avait laissée tantôt. Après avoir attendu le vieux pendant quelques instants, elle s’était mise en marche et regagnait, par l’allée des noisetiers, les sentiers menant à la datcha... Elle avait oublié et Danilo, et Akim, et la scène tragique, et les chansons du gars; sa pensée fuyante habitait d’autres sites...

L’oncle amena le brûlé par la bride jusqu’à l’endroit où était le cadavre, détacha celui-ci de la claie, le hissa sur le cheval, l’assujettit de son mieux, comme il l’avait fait dans la fosse, saisit la bête par la bride, tout près du mors, pour la maintenir sage, et se dirigea à la tête du sinistre équipage vers la demeure d’Evlampia.

L’ombre était douce, paisible, sous la voûte des noisetiers; nul bruit ne vint offusquer l’oreille sereine du mort...

Là-bas, à Ermino, les gens de la noce s’impatientaient.

«Mais que fait donc, disait le père de Ioulia, que fait donc ce diable de Danilo qu’il n’arrive pas?»

Et les gars, en habit de fête, groupés sur le bord de la route, devant la khata, guettaient, en lutinant les filles, l’arrivée du char nuptial...


DEUXIÈME PARTIE

«Elle, certes, a le droit et le devoir de diriger l’individu et de lui prescrire sa loi. Elle, c’est-à-dire la conscience...

«Un homme sain et dans la pleine vigueur de son intelligence ne peut pas renoncer à son jugement. Si la loi et les mœurs lui imposent des actes qu’il trouve absurdes, parce qu’ils sont contraires au but, il n’a pas seulement le droit, mais le devoir, de défendre la raison contre l’absurdité et la connaissance contre l’erreur.»

(Max Nordau. Dégénérescence.)


 

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