← Retour

Au delà du présent...

16px
100%

DEUXIÈME PARTIE

IX

A présent, le doute n’était plus possible. Tout le monde savait à la datcha.

Quand Akim eut raconté à Mavra ce dont il avait été le témoin dans le silo, et que celle-ci, le plus doucement qu’elle put, l’eut redit à sa maîtresse, ce fut une scène de désespoir indescriptible.

Tatiana Vassilievna, maintenant que le malheur qu’elle avait pressenti était consommé, ne pouvait croire qu’il fût possible. Et le pis, c’est que la chose ne devait pas avoir de fin!... Une longue, longue misère qui allait durer toute la vie!

On consulta les spécialistes de Kieff; puis Vadim partit pour Pétersbourg, chargé de consulter le célèbre psychiâtre Bogdanoff.

Le praticien, comme ses confrères plus humbles, était d’avis de ne soumettre Sacha à aucun traitement spécial. «La vie de nos cliniques, dit-il au jeune homme, est bonne pour les aliénés qui ne peuvent être soignés chez eux ou pour les fous dangereux que l’on craint. Dans le cas présent, rien ne vaudrait la vie de liberté et de grand air et les soins de chaque instant dont le sujet jouit. D’ailleurs, puisque la moindre résistance à ses caprices a des effets si déplorables, mieux vaut laisser aller les choses jusqu’au jour—qui n’arrivera pas, espérons-le—où une intervention par la force deviendrait nécessaire. On sait encore bien peu de chose sur la folie héréditaire, avait conclu l’aliéniste, et c’est malheureusement la plus difficile à guérir. Sur un mal accidentel, on peut avoir des prises; mais, contre une tare de plusieurs générations!...»

Vadim en savait donc autant en quittant Pétersbourg que ce qu’il avait dit lui-même à Viéra au début du mal de Sacha.

Au fond, c’était une grande consolation pour Tatiana, dans le malheur qui la frappait, qu’on lui laissât sa fille. Elle aurait fait le suprême sacrifice de s’en séparer si tel avait été l’avis des médecins et pour le bien d’Aleksandra. Mais quel déchirement c’eût été pour son cœur maternel! Surtout de la confier à un de ces établissements sinistres dont le nom seul fait courir un frisson dans les veines.

La pauvre femme passait la moitié de ses journées en prières. Faible, désorientée, elle n’avait un peu de paix qu’au pied de ses icônes...

Quant à Viéra, que sa clairvoyance avait mise la première au courant du mal d’Aleksandra, une résolution, née de son entretien avec Vadim, grandissait dans son cerveau depuis la catastrophe du silo, à laquelle son intuition lui disait que Sacha avait dû prendre une part tragique, et l’obsédait déjà. Elle avait, après le départ définitif du jeune homme pour Kieff, fouillé la bibliothèque et dévoré les quelques livres traitant d’hérédité et de folie qui subsistaient encore de la collection de son grand-père, offerte en bloc, quelques années auparavant, par Tatiana à un ami de ce dernier. Elle avait compulsé le document envoyé par Vadim, et, quoiqu’elle n’eût pas toujours pu suivre avec netteté l’obscur dédale des termes techniques, et n’eût retiré de ses lectures qu’une bien imparfaite notion des terribles sciences de l’atavisme et de la psychiâtrie, un problème suggéré plus par son instinct généreux, il faut le dire, que par une logique irréfutable, s’était imposé à sa conscience.

«Avons-nous le droit, lorsque nous savons que les êtres qui naîtront de notre sang sont prédestinés, par un vice de ce sang, à des souffrances particulières d’âme ou de corps, de procréer ces êtres? Non, se répondait Viéra, non, non, mille fois non! C’est comme si, sachant que je vais rencontrer une troupe d’enfants qui n’auront pas le temps de se garer, je lançais mon cheval au galop sur la route qu’ils parcourent. Combien seront blessés, tués? Je ne le sais. Et pourtant, j’aurais commis un véritable assassinat... La différence en ceci n’est que dans une nuance toute sophistique. Dans le premier cas, j’agis par passivité; dans le second, par activité. Une chose est lointaine, l’autre présente... Mais, pour une conscience honnête, ces différences existent-elles?»

Hélas! le cœur de la pauvre Viéra avait fort à faire contre les convictions que sa loyauté lui dictait! Pour les mettre en pratique, ne faudrait-il pas renoncer à l’amour d’Evguénï, à ses rêves de bonheur, aux instincts si doux qu’une jeune fille porte en elle?... Alors s’avançaient les arguments sournois:

«Mais à quoi servira mon sacrifice, si Katia s’obstine à se marier et met au monde des enfants?... Peut-être aussi d’autres membres de notre lignée vivent-ils encore et se propagent-ils sans que nous le sachions... Quand ce ne serait que du côté bâtard... N’importe! répondaient les nobles impulsions. Ce qui se passe en dehors de ta conscience ne te regarde pas. Si les apôtres, les inventeurs, les savants avaient raisonné de la sorte, l’humanité serait encore tout au fond des ténèbres. Chacun doit faire ce que la loi d’amour et de progrès lui dicte. C’est vrai,» concluait nettement Viéra. Et sa tête se relevait de toute la hauteur de sa résolution sublime!

Une lettre de Vadim à qui elle n’avait pas encore fait part de ce qui se passait en elle vint bientôt consolider son projet de sacrifice. Après quatre longues pages de nouvelles concernant tous les habitants de la datcha, se trouvait une feuille détachée en tête de laquelle étaient écrits ces mots: «Ceci est pour toi seule; ne le lis pas à tante...» Puis tout de suite après, venaient les lignes qui suivent:

«J’ai été mardi chez les Kantoucheff. Pendant la soirée, Maria Pavlovna m’attirant à l’écart (c’est ce jour-là qu’elle m’a chargé pour vous autres des amitiés que j’ai jointes à ma lettre) donc, Maria Pavlovna, m’attirant dans un coin du salon, me fit remarquer l’air agité d’Elisavéta Serguiévna. Grigorï Lvovitch m’avait déjà parlé de cela aussi et c’était bien inutile, car moi-même, dès que j’eus dit bonjour à notre amie, j’avais été frappé de l’expression de sa figure... Mais, imagine-toi qu’au moment où j’allais prendre congé d’elle, celle-ci me dit tout bas: «Non, non, restez le dernier! Je dois vous parler. C’est très grave, ajouta-t-elle, en me fixant d’un air hagard.» Lorsque tout le monde fut parti elle dit à Lef Grégorievitch: «Va te coucher; tu dois avoir sommeil. Aussi bien Vadim Piétrovitch est trop de nos amis pour ne pas t’excuser.» J’insistai: «Comment donc!...» Nous causâmes un instant de choses banales; puis, quand Elisavéta Serguiévna eut entendu se refermer la porte qui sépare le cabinet de travail de leur chambre à coucher, elle bondit de sa chaise, vint me prendre les mains, et d’un air que je n’oublierai jamais, me dit: «Vadim Piétrovitch, je deviens folle! Je vous dis que je deviens folle!... J’ai des visions! gémit la pauvre femme. Tout à l’heure, avant d’entrer dans le salon, j’ai vu maman qui est morte depuis cinq ans, vous le savez, assise sur le divan de la salle à manger. Ce n’est pas la première fois!... D’ailleurs nous sommes tous fous dans notre famille!... Et Lef! Hier il avait pris un fiacre et ne pouvait pas dire au cocher l’adresse de sa maison!... Il l’avait oubliée!... Il dut aller trouver Tchernienko à la clinique pour lui demander le nom de notre rue!... Et Natacha! Ah! Seigneur! Seigneur! ma Natachka!... Maudit soit le jour, cria-t-elle dans un état de surexcitation indescriptible, où je me suis mariée! Trois enfants, et un déjà qui a hérité de sa mère!... Qu’adviendra-t-il des autres entre deux époux déments?... Vadim Piétrovitch, ajouta-t-elle tout bas en saisissant mes poignets et les serrant avec une force vraiment effrayante, je suis trop lâche pour me tuer; mais jurez-moi, au nom du Seigneur qui nous voit, que lorsque je deviendrai folle tout à fait, vous m’empoisonnerez, vous! Un médecin... un ami, cela vous sera facile sans éveiller les soupçons!... Jurez-le-moi, Vadim Piétrovitch!»

«J’étais trop ému pour songer à la calmer; d’ailleurs qu’aurais-je pu lui dire en ce moment?... Je répondis seulement avec gaucherie: «Que me demandez-vous-là, Elisavéta Serguiéevna? Mais c’est un crime que vous me proposez!» Au fond, je la comprenais si bien, la malheureuse! «Un crime de me tuer pour m’épargner des années d’un mal horrible?... Eh! vous savez bien que ce serait le plus bel acte de pitié qu’un homme pût commettre envers un autre, si de misérables préjugés ne nous avaient faussé la conscience! Justement je vous ai choisi, vous, Vadim Piétrovitch, pour cette suprême prière, parce que je sais vos idées généreuses, votre miséricorde... et aussi parce que vous êtes depuis six ans notre ami le plus fidèle!...»

«Elle pleurait. Je ne sais ce que je lui dis... Je la consolai de mon mieux; je lui jurai à moitié de faire ce qu’elle me demandait (avec l’intention—inutile, je pense, de te le dire—de ne pas tenir mon serment. Que Dieu me pardonne si j’ai mal agi!) Enfin, j’oubliai mon sang-froid de futur médecin, et déraisonnai presque autant qu’elle...

«La position d’Elisavéta Serguiéevna n’est-elle pas ce qu’il y a de plus affreux?... Tu le vois, Viérotschka, chaque famille a son drame! Il en est, hélas! de toutes sortes et de degrés bien différents; mais, n’est-ce pas que le malheur dont nous avons été frappés n’est pas comparable à celui de notre amie?...

«Comment va tante? Et notre Sachinnka?... Donne-moi beaucoup, beaucoup de détails sur sa santé.»

«Maudit soit le jour où je me suis mariée! se répétait Viéra, en tourmentant la lettre de Vadim entre ses doigts émus. Et voilà sans doute, ce que j’aurais à me dire quelque jour, moi aussi, si je n’avais pas le courage de renoncer à être épouse et mère!... Pauvre Elisavéta Serguiéevna! pauvre martyre! Quel exemple pouvait venir plus à propos me confirmer dans ma résolution de rester fille? Ah! si je pouvais gagner Katia à ma cause!»

Elle alla, séance tenante, trouver sa sœur dans le salon, lui lut la lettre de Vadim, lui exposa à nouveau ses projets de renoncement, et l’adjura de rompre son mariage.

Toute brûlante encore des précoces flammes du sacrifice, elle s’imaginait, la naïve enfant, que sa sœur, au premier mot de sa requête, allait mettre sa main dans la sienne et se rallier à ses raisons. Hélas! sa déception devait être d’autant plus grande en voyant échouer si nettement, si complètement sa démarche sublime!

L’entendement frivole de Katia ne pouvait se prêter à des vues de ce genre.

—Je suppose que tout ceci n’est qu’une plaisanterie, dit-elle à Viéra. Qui, je te prie, si ce n’est toi, songerait à des choses pareilles? Ne pas me marier parce qu’un de mes arrière-neveux, un petit-fils, un de mes enfants, même prenons le pis, pourrait naître avec des prédispositions à la folie! Mais à ce compte-là, sœur, il ne faudrait plus de popes pour bénir les unions! D’ailleurs, j’aime Serguié. Pour rien au monde je ne renoncerais à lui!...

Ce dernier argument semblait à Katia autrement péremptoire que n’importe quelle réfutation scientifique ou subtile des théories de sa sœur.

—Rompre mon mariage! Mais tu es folle!

—Katia! cria Viéra en saisissant le bras de sa sœur.

—Oui, cela m’a échappé, dit Iékatérina en se mordant les lèvres! C’est une locution qu’on emploie si souvent...

—Sans se rendre compte de son sens tragique!...

—Mais aussi, toi, tu exagères tout. C’est un grand malheur, un très grand, qui a frappé notre Sacha; mais partir de là pour vouloir réformer les lois de la création!... Tiens, jeta Katia, cela est digne de Tolstoï!...

Viéra poussa un long soupir. Elle sentait une fois de plus que jamais sa sœur et elle ne se comprendraient. Entre leurs deux natures, bien qu’elles fussent du même sang, il y avait tout l’abîme mystérieux des idées, des penchants, du caractère...

—Mais promets-moi de réfléchir, au moins, insista-t-elle lorsque Katia dut la quitter pour donner des ordres à la nouvelle femme de chambre qui rangeait le linge de son trousseau. Promets-le moi.

—Mon Dieu! Si ça peut te faire plaisir... Pourtant j’aime autant te dire d’avance que mes réflexions ne me feront pas changer. On ne bouleverse pas ainsi sa vie du jour au lendemain pour Dieu sait quelles utopies!...

—Non, mais vraiment, fit la jeune fille en pouffant de rire, trouvant décidément par trop grotesque le prosélytisme de sa sœur, tu as de ces idées!... Allons, réfléchis, toi aussi, de ton côté, et nous finirons bien par nous entendre!...

—Rien à faire! songea Viéra avec douleur lorsque Iékatérina fut sortie du salon dans une glissade. Pourtant, mon rêve était si beau! Les dernières de notre race... Anéantie eût été à jamais la tare qui, comme un cancer, empoisonne notre sang! Ah!...

—Que signifie ce gros soupir, chère enfant, demanda, en français, une voix derrière Viéra?

—Madeleine!...

—Vous ne m’avez pas entendu entrer, vous étiez si absorbée dans vos pensées! Voyons, que se passe-t-il sous ce front-là, interrogea Madeleine Burdeau en écartant du bout des doigts une mèche cendrée qui s’était échappée des bandeaux de Viéra? Il faudrait pourtant se faire une raison...

—Eh bien! venez, fit Viéra en entraînant la Française hors du salon! Je vais vous dire à quoi je songeais... Vous êtes tellement mon amie depuis que je vous connais bien! C’est Vadim qui m’a ouvert les yeux sur vous, ajouta-t-elle sans remarquer la rougeur qui, à ces mots, couvrit le visage de Mlle Burdeau. Oui, vraiment; il m’a tellement fait votre éloge, les derniers temps de son séjour à Vodopad, que j’ai fini par voir en vous la perfection que vous êtes!... Oui, oui.

Viéra prit la jeune fille par le bras, et l’entraîna hors du jardin vers la route. Trop occupée de ses rêves à elle, elle ne soupçonnait pas l’émotion de cette dernière.

—Eh bien! voici...

En quelques mots Viéra mit Mlle Burdeau au courant de ses projets. Très attentive malgré son trouble la Française l’écoutait.

—Quelle est votre opinion, Madeleine? demanda Mlle Erschoff en concluant. M’approuvez-vous?

—Mon Dieu! chère amie... C’est une question si grave, si compliquée!... Et je suis prise au dépourvu...

—Mais ainsi, dès l’abord?...

—Certes l’idée en est noble, généreuse... trop même, peut-être, ajouta Madeleine Burdeau en souriant un peu... D’aucuns pourraient la faire rentrer dans la catégorie des utopies...

—Vous aussi! s’écria Viéra d’un ton de reproche...

—J’ai dit: d’aucuns. Quant à moi, ma nature me prédispose assez à des rêveries de ce genre...

—Ah! j’en étais sûre, s’écria Viéra, en pressant le bras de sa compagne avec transport.

—Pourtant, reprit celle-ci, que votre joie n’aille pas trop vite en besogne; des choses pareilles à celles que vous venez de m’exposer ne s’acceptent pas sans quelques réfutations. La première qui se présente à mon esprit est celle-ci: si tous les descendants des races tarées agissaient selon vos principes, la terre, ma chère enfant, serait bientôt dépeuplée; or, ce n’est pas là le but de la Nature... ni de la société...

—Mais non! Les cas ne sont pas tellement fréquents de familles contaminées par un mal héréditaire.—J’entends un mal déterminé, spécial, qui fait des victimes certaines—car pour le reste, nous savons trop, hélas! qu’il n’est pas possible d’éviter la souffrance en ce monde!—Donc, les familles tarées sont des exceptions, et en les supprimant on ne diminue pas sensiblement les représentants du genre humain. D’ailleurs, quand cela serait, à quoi sert que la terre soit peuplée de monstres?... Puis enfin, moi, ce n’est pas à une idée sociale que j’obéis. C’est à une considération tout individuelle, tout humaine... Mon cœur est ému d’une pitié infinie pour ces êtres qui, soumis au terrible occultisme de l’hérédité, sont condamnés dès l’instant de leur naissance à partager les maladies de leurs ascendants, ou bien à expier leurs aberrations, leurs vices!... Je veux, en enterrant ma race, épargner la souffrance à quelques-unes au moins de ces créatures marquées d’avance du sceau d’une réprobation imméritée!

—Cela est beau, et bien digne de passionner un noble esprit; seulement, je le répète, en partant de ce principe, il faudrait supprimer la moitié des hommes; que dis-je, la moitié? les trois quarts, les neuf dixièmes!... Car ce n’est pas de l’hérédité seule que vient la souffrance... En somme c’est la Douleur qui règne sur le monde, et elle ne cessera d’exercer sa royauté que le jour où ce monde lui-même cessera d’exister. Ah! c’est une terrible impératrice que l’on ne détrône pas avec une bombe ou des révolutions!

—Vous changez la question en mettant encore une fois en jeu les souffrances vagues qui pèsent sur l’humanité, dit Viéra avec un peu d’impatience. Nous ne nous occupons en ce moment que du mal défini auquel on peut remédier, du moins en partie, et j’estime que, même sans espoir d’un succès certain, l’homme doit faire le sacrifice de son individu lorsqu’il voit quelque possibilité d’améliorer le sort de ses semblables.

—Nous arrivons à la question sociale...

—Mais non! L’homme, par rapport à la société, ne m’intéresse pas. Mon but, je le répète, est d’empêcher, comme je le peux, quelques créatures de souffrir. Puisque, dans le cas d’hérédité qui nous occupe, il n’y a guère possibilité de soulager qu’en empêchant de créer, c’est ce que je m’empresse de faire en vouant ma race à l’extinction... du moins autant qu’il est en mon pouvoir...

—Mais sacrifier ainsi toute sa vie pour éviter des maux peut-être imaginaires!... Car enfin, il est possible que justement vos descendants, à vous, seront tout à fait sains.

—Il est possible, mais il n’est pas probable; alors, mieux vaut agir d’après le pis! De cette manière, au moins, je tiens la certitude!

—Ma noble Viéra! fit Madeleine Burdeau en saisissant les mains de la jeune fille dans les siennes. Et Evguénï Nikolaïevitch, demanda-t-elle tout bas après un moment de silence, son regard velouté plongé dans les beaux yeux couleur d’azur de Mlle Erschoff.

Viéra pâlit un peu.

—Oh! fit-elle pourtant, en s’efforçant de sourire, ceci me donnera sans doute un peu plus de mal que d’exposer mes théories! Mais n’importe! Je serai fidèle à ce que je considère comme mon devoir.

Elle eut un geste décidé; puis écrasa une larme au coin de sa paupière...

—D’autres ont fait pis, ou plutôt mieux que cela!

—Mais puisque tu l’aimes, fit Madeleine en tutoyant pour la première fois son élève.

—Eh bien?

—Rien... En disant cela j’ai tout dit.

—Oui, je sais, la Française est avant tout et toujours, malgré et contre tout, l’amoureuse! l’amoureuse qui ne voit que son amour et ne peut lui souffrir d’obstacles! Pour nous, gens du Nord, l’amour n’est qu’un accident dans la vie; nous ne le voulons ni tyrannique ni absorbant. Alors...

—Eh! ne te défends pas, ma chérie! Tu n’en auras ni plus ni moins de mérite! Tu sais aussi bien que moi que l’amour n’est pas le propre d’une latitude ou d’une nation; qu’il est de toutes les races et de tous les pays; qu’il est humain, divin, enfin qu’il est la loi suprême!... De quoi naît-on? De l’amour. Quel est le but de nos espoirs, de nos rêves, de notre vie tout entière? L’amour. Pourquoi travaillons-nous? Pour donner du bien-être à ceux que nous aimons. Pourquoi souffrons-nous? Pourquoi quelques-uns volent-ils, tuent-ils? Par amour! L’amour, toujours l’amour! Devant ces deux syllabes tout s’efface et rentre dans le néant.

Mlle Burdeau avait mis tant de chaleur dans ces mots, que Viéra ne put s’empêcher de lui dire:

—Comment! vous aussi, Madeleine?

—Moi aussi, répondit la Française, mais cette fois tristement. Dieu n’a pas fait d’exception pour le cœur des hommes. Qu’ils soient riches, qu’ils soient humbles, quand le moment est venu, tous doivent y passer!...

Puis, pour faire oublier l’amertume que recélait sa phrase, elle déclama, prenant à dessein un air comiquement emphatique:

—Vous tous qui m’écoutez, oyez ceci. J’aime et ne suis pas aimée!

—Il y a toujours un obstacle, dit Viéra en soupirant. Et... peut-on savoir?

—Non, pas à présent. Il est possible qu’un jour... mais je ne promets rien. Livrer le secret d’un amour partagé, c’est charmant; dans le cas contraire, cela n’a rien de glorieux, non, ni de gai!... Sais-tu, Viéra, reprit-elle au bout d’un instant, ce qui me vient à l’idée en ce moment, et que j’ai oublié de t’objecter tantôt? C’est qu’en renonçant à Evguénï, ce n’est pas seulement sur ton bonheur, à toi, que tu opères, mais sur le sien en même temps; et cela, en as-tu le droit?

—Oh! ne me tente pas, Madeleine, cria Viéra, ne me tente pas! C’est là la plaie, la plaie vive de mon cœur! Devant elle toutes mes autres blessures s’effacent. Et pourtant, puisque le remords ne m’a jamais effleurée, ajouta-t-elle lentement, c’est que les choses sont bien ainsi... tandis que je ne pourrais supporter, maintenant, de renoncer à mon sacrifice.

—Mais, dis-moi encore... Et Katia?

—Oh! elle ne veut rien entendre, elle! Tu la connais! Une idée juste a-t-elle jamais pu entrer dans son cerveau? Elle ne comprend pas; elle rit, elle appelle cela des billevesées, voilà toute sa logique...

—Et puis il faut bien avouer que dans les conditions où elle est, à la veille de ses noces...

—Oui, approuva Viéra, soyons juste. Il faudrait une énergie rare pour rompre un mariage d’amour trois semaines avant la date de son accomplissement. Une énergie rare, ou le feu de l’apostolat, du dévoûment... Or, Katia ne possède ni l’un ni l’autre. Ah! quel dommage! C’eût été si beau!... Enfin, Madeleine, à toi je puis bien te dire cela; je n’ai plus qu’un espoir, et qu’il est affreux, mon Dieu! c’est qu’elle n’ait pas d’enfants... Ainsi, la loi de justice s’accomplirait malgré elle. Tu ne dis rien, Madeleine.

Mlle Burdeau eut un geste qui signifiait: «Que pourrais-je dire?» Puis elle ajouta:

—Ma tête s’y perd; tout cela est si extraordinaire, si subtil; il faudrait être Salomon lui-même pour juger! Enfin, je ne puis, pour t’apaiser, que te répéter l’éternelle parole des anges au berceau du Sauveur: «Paix sur la terre aux hommes bien intentionnés!» Toute l’indulgence des nations tient dans cette absolution sublime.

Les jeunes filles, pendant quelques instants, se turent. Étroitement enlacées comme deux âmes qui viennent de se lier pour toujours, elles suivaient dans la paix rose du crépuscule d’octobre les sentiers qui mènent à l’étang de Vodopad. Malgré les blessures que chacune d’elles venait de toucher du doigt, leurs fronts étaient sereins. La muse du soir avait peu à peu, comme d’un palimpseste effacé les pensées frivoles de leurs cœurs, et tracé sur leur blancheur nouvelle la poésie sacrée de son recueillement.

—Regarde, Madeleine, dit Viéra lorsqu’elles furent arrivées aux chutes d’eau. Quelle agitation tiendrait devant un apaisement pareil? Oh! bien orgueilleux, bien endurci par les passions serait l’homme dont l’âme, même au plus fort de l’épreuve, se déroberait au charme que la Nature sait dévoiler à certaines heures!... Mais, vraiment, dis, la grâce et le charme du crépuscule tout entier ne tiennent-ils pas dans cette flaque d’eau, dans ces chutes murmurantes? L’étang les reflète et les cascades lui prêtent leur voix. Que l’heure est douce, Madeleine! Et que Dieu a eu de pitié d’avoir créé le soir!

La jeune fille joignit les mains et regarda devant elle avec extase.

«Singulier peuple que ces Russes, songea Madeleine Burdeau observant, moins émue qu’elle, le ravissement croissant de sa compagne! Froid, apathique, indolent pendant vingt-trois heures du jour, il se révèle à la vingt-quatrième d’une exaltation aiguë que n’atteindront jamais nos enthousiasmes les plus démonstratifs. Quelque chose vibre en eux qui échappera toujours à l’analyse des Latins que nous sommes... C’est bien la race des glorieux martyrs, des héros, des dévoûments sublimes comme des pires abjections. Et dire que nous croyons posséder en France le monopole des passions vives!»

—Remarque, Madeleine, dit Viéra en s’arrachant à sa contemplation, que la nature est la seule chose sur laquelle tous les êtres humains, de quelque race qu’ils soient, se sont entendus. Le nègre chante ses savanes, l’Hindou ses forêts, le Peau-Rouge ses prairies, l’Arabe son désert et son cheval, le Circassien ses montagnes. Quant aux poètes civilisés (mon Dieu que ces deux mots vont donc mal ensemble!) ils peuvent être sceptiques, mystiques, ironiques, épiques, sentimentaux, grivois, la beauté des sites et du ciel les séduit toujours. Et comme c’est drôle que ce soient précisément les choses que nous prétendons n’avoir pas d’âme, qui émeuvent le plus la nôtre! Quelle bouche, je te prie, a la fraîcheur d’une rose? Quels yeux la transparence limpide d’un lac? Quelle voix nous parle aussi éloquemment que le murmure d’une source ou le grondement de la foudre? Lorsque je me trouve en nombreuse société, il y a à peine deux visages sur lesquels mes regards aiment à se poser; mais au milieu de la forêt ou du steppe, quel feuillage d’arbre, quel brin d’herbe serait désagréable à ma vue? Ah! que je plains les gens des villes, chère amie! Comment seraient-ils justes, comment seraient-ils généreux et purs, quand leur vie tout entière se passe, non parmi les saines ivresses pour lesquelles ils ont été créés, mais au milieu de sensations conventionnelles, perverties, frivoles...

—Et combien d’entre eux vous plaignent à leur tour, ma chérie, dit Mlle Burdeau en souriant. La campagne, pour les citadins, est un véritable épouvantail... sauf pour y passer les dimanches, et la couvrir des papiers graisseux qui enveloppaient leurs saucissons!...

—Oui, dit Viéra; parce qu’en prononçant le mot campagne, ce n’est pas la nature qui se présente à leurs yeux avec ses divins charmes, ses aspects toujours nouveaux, sa sérénité accueillante, c’est, par un renversement d’optique, les ennuis matériels qu’ils auraient à subir, les incommodités, les petites privations... Au lieu de regarder ce qui est, leurs esprits inquiets voient ce qu’il manquerait, et de là leur dédain d’une vie dont ils n’ont envisagé que les mauvais côtés. Chez nous, pourtant, ils sont rares, ceux qui n’aiment pas la campagne. Le Russe est né pour les vastes horizons; il a dans le sang d’ataviques démangeaisons de vie nomade, de grand air. Si j’étais seule au monde, ajouta Mlle Erschoff, ou, du moins, si les êtres avec lesquels je vis m’étaient moins chers, j’équiperais un chariot, je me munirais d’un serviteur fidèle et m’en irais tout droit devant moi, au hasard des plaines et des montagnes, passant une nuit ici, un jour là-bas, et savourant sans vaines entraves les pures joies de ma liberté.

—Mais vous n’avez rien inventé, ma très chère; ne savez-vous pas que le dernier cri de la mode chez nous est d’avoir sa roulotte automobile et de s’en aller comme vous le dites, non par monts et par vaux, le puissant véhicule ne s’y prêterait pas, mais par routes, à la recherche de la sensation rustique?

—Vraiment? fit Viéra amusée.

—Oui, oui. Par exemple, on ne se contente pas de la rusticité dans tout; oh! bien s’en faut! On emporte avec soi lavabo, literie, tente-abri, ustensiles de cuisine, vaisselle, sièges pliants... Enfin, l’on s’encombre si fort et l’on se donne tant de soucis que tout le plaisir du voyage en est gâté; mais chacun, cependant, essaiera de la roulotte et du camping. C’est très bien porté, très chic, et par conséquent...

—Oh! alors, si c’est chic, je n’en veux plus, s’écria Viéra, comiquement sérieuse! Fi! la vilaine chose, le vilain mot! Ne vous fâchez pas, chère Madeleine, mais si vous saviez comme elles sont intolérables à notre simplicité russe, ces éternelles préoccupations de snobisme et de chic, dont les échos nous viennent de l’étranger! Peut-être sommes-nous, nous autres, un peu trop dédaigneux de l’élégance; il faudrait un juste milieu, je l’avoue, entre votre goût et le nôtre, mais que les Français sont ridicules avec leurs raffinements soi-disant esthétiques! Ils ne parviennent, le plus souvent, qu’à créer du clinquant, du faux, qu’eux seuls prennent pour de l’art...

—Tu m’as demandé de ne pas me fâcher, Viéra, et c’est tout au plus si je t’obéis pour ne pas être désagréable à ma nouvelle amie, pourtant j’en aurais le droit, certes! Je suis bon juge, moi, car je connais la moitié de l’Europe: l’Angleterre, l’Autriche, la Serbie, l’Allemagne, la Russie, la Belgique, et, sauf cette dernière miniature de royaume, qui est un foyer de progrès, de luxe et de bien-être, aucun de ces pays, impartialement parlant, ne m’a semblé égaler le nôtre au point de vue artistique, industriel et...

—Et moral?

Viéra avait jeté cela vivement, piquée par la controverse de Mlle Burdeau.

Celle-ci, très grave, répondit:

—Et moral, peut-être. Qui sait, si l’on pouvait «sonder les cœurs et les reins» des nations, quelles surprises nous réserverait cette chirurgie d’un nouveau genre? Les apparences sont si trompeuses! Les étrangers jugent toute la France sur Paris dont ils n’ont le plus souvent visité que les petits théâtres, le classique Moulin-Rouge, le monde à côté, et pis encore!... sur Paris qui, en somme, n’est qu’une vaste Cosmopolis... Ils ne connaissent rien de la vraie France, celle que nous chérissons si jalousement! Que dis-je? Il est même de bon ton parmi ceux qui ne connaissent ni l’un ni l’autre, de nous... bêcher! Ne serait-ce pas, chère Viéra, un peu de jalousie?...

—Non, dit Mlle Erschoff sincère. J’avoue pourtant, après réflexion, que, déroutée par l’opposition du spectacle que nous avons sous les yeux et de l’écho des sottes vanités mondaines, j’ai été un peu injuste, tout à l’heure. Oh! rien qu’un peu, ne prenez pas cet air vainqueur!... Mais à quoi bon continuer une discussion qui ne peut aboutir à rien? Chaque citoyen—et ceci est touchant—ne trouve-t-il pas toujours son pays supérieur à tous les autres? Et dès que deux étrangers sont aux prises, l’éternel duel des sentiments, des préjugés, des idées, n’en fait-il pas aussitôt deux adversaires?... Réconciliables, heureusement, ajouta Viéra dans un sourire, en baisant Mlle Burdeau sur la joue qui était à sa portée.

—Mon Dieu, il faut bien passer son temps à quelque chose, fit celle-ci en rendant à son amie sa caresse. Que serait un tête-à-tête sans querelle? Les amoureux eux-mêmes n’y résistent pas...

—Et voilà ce que je ne comprends pas! dit Viéra redevenue songeuse. L’amour ne doit être qu’une longue entente, une complète harmonie... Je ne prise point le tumulte de la passion, ni les brouilles coquettes «pour mieux s’aimer après», comme on dit; mais un amour serein, silencieux, égal. La main dans la main, les yeux dans les yeux, voilà comment on devrait passer la vie quand on s’aime! J’avais fait ce beau rêve. Hélas!... murmura Viéra en soupirant longuement.

—D’autres que vous l’ont fait aussi, ce rêve, ma chérie, dit Madeleine Burdeau non moins mélancolique, et doivent comme vous l’enterrer par un hélas. «Hélas!...» c’est le plus souvent par ce mot désabusé, ce «Sésame, ferme-toi!» que finissent les beaux songes! Tu vois cette frêle branche amenée de la forêt par le ruisseau, et que charrie l’eau de la cascade pour l’emporter vers le tourbillon qui doit l’engloutir? C’est là l’image de nos espoirs, verts rameaux que la vie entraîne dans son tournoiement!...

Viéra ne répondit plus; elle songeait.

Le voile du soir, de rose qu’il était, se teignait en gris-perle... L’eau de l’étang, avec ses herbes bizarres, ressemblait à un écrin de velours sombre étalant ses émaux précieux, et mariant leur éclat aux ciselures du feuillage, les gouttelettes de la cascade s’égrenaient une à une, pareilles aux perles d’un collier brisé. Des parfums de feuilles mortes et de résine arrivaient de la forêt prochaine, harmonieux, divinement, dans cette pénombre pâle...

—Quel dommage qu’il faille rentrer, dit Viéra avec regret!

—Tout a une fin, répondit Mlle Burdeau. Pourquoi déplorer ce qu’on ne peut éviter? Aussi bien nous y reviendrons... Demain ne sera pas moins attrayant qu’aujourd’hui.

—Vous êtes une sage, Madeleine, fit Viéra en se levant du tronc renversé d’un saule sur lequel elle était assise.

—Chacune son tour, riposta la Française; tout à l’heure c’était toi...

Et les nouvelles amies, se prenant par le bras, s’engagèrent dans le chemin qui menait à la datcha.

La brise avait fraîchi, le sable était humide... fini le sortilège des décors! Pressées l’une contre l’autre, les deux jeunes filles ne songeaient plus qu’à regagner au plus vite le home hospitalier où les lampes allumées mettent une si douce clarté, où le samovar chante, où le parfum du thé embaume si gentiment, où les visages aimés portent sur chacun de leurs traits leurs souhaits de bienvenue!


Chargement de la publicité...