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Au delà du présent...

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VI

IL y a près d’une semaine que je ne l’ai vue, seigneuresse; chaque jour, de l’aube à la nuit, je l’attends et mes prières du soir à l’image sainte sont faites, que la chérie n’a point paru... Dis-lui qu’elle vienne me voir, je t’en supplie, mon cœur, dis-le-lui! Aujourd’hui même peut-être, implora Evlampia avec une angoisse tremblante dans la voix.

—Aujourd’hui? Nous ne la verrons probablement plus avant le soir, aujourd’hui, petite mère; mais je lui dirai qu’elle aille chez toi demain. Tu peux être tranquille, je le lui dirai.

C’est Viéra qui, le front soucieux, les gestes brefs, répond du balcon de la véranda aux questions de la sœur de Mavra venue pour demander des nouvelles de sa petite idole bien-aimée.

—Je le lui dirai, mais sais-je si elle m’écoutera? Elle est si capricieuse! Tu n’as pas remarqué comme depuis quelque temps elle a... enfin, comme elle...

—Ah! ma douce, dit la vieille femme en se signant vivement, je ne sais plus comment lui parler ni que lui faire! Mon petit trésor, mon petit trésor! gémit-elle en levant les yeux au ciel! Et je l’aime, moi! O Seigneur!

—Hier, elle est revenue de la forêt que dix heures de la nuit sonnaient; nous pensions qu’elle était chez toi, et nous ne nous inquiétions pas trop. Mais non, elle est rentrée toute seule! Qu’est-ce qui va arriver, maintenant, si elle reste ainsi dehors jusqu’à des heures pareilles? Et pas moyen de l’en empêcher! Il faudrait la lier... Maman a tant pleuré, tant pleuré! Sais-tu, matouchka, qu’elle est vraiment quelquefois méchante, maintenant? Oui, vraiment méchante! On ne reconnaît plus la gentille Sacha d’autrefois.

—Mon trésor, mon trésor, continuait de gémir la vieille femme.

Viéra, songeuse, regarda devant elle; puis après un long instant de silence, achevant une pensée qui depuis quelques jours la hantait, elle murmura d’un air épouvanté:

—Et si cela est, qu’allons-nous devenir, Seigneur?... Ah! maman, maman!

Ce cri de pitié, jaillissant de son cœur inquiet, allait vers la créature de tendresse et de bonté qui, là-bas, sous les rayons du soleil d’août, se penchait vers une fleur pour en respirer le parfum. Ah! maman!

—Donc, dis-lui que je l’attends aujourd’hui, ma petite âme; non, pas aujourd’hui, mais demain, puisque aujourd’hui tu dis que ce n’est pas possible... Dis-le-lui, insista Evlampia, en s’essuyant les yeux de son tablier brodé...

—Mais oui, puisque je te l’ai promis...

—Et dis-lui aussi que je lui ferai du kissiel (Gelée aigrelette), voilà! du kissiel à la framboise, ajouta la pauvre vieille femme d’un ton mystérieux et péremptoire; et que Danilko a fini la cage aux écureuils...

—C’est de Sacha que vous parlez? interrogea une voix légère de l’autre côté de la véranda. Eh! laissez-la donc tranquille, elle est folle!

Oh! ce mot! Viéra pensa tomber à la renverse! Ce n’était dans la bouche insoucieuse de Katia qu’une boutade banale, une exclamation que l’on jette à tout venant sans qu’elle veuille exprimer autre chose qu’une rancune dédaigneuse contre la personne à l’adresse de laquelle on l’emploie; mais, dans les circonstances présentes, quel sens prenait ce propos à l’oreille de Viéra! Ce fut comme le grincement de verrous d’une porte de cabanon qui déchira son cœur!...

—Va à la cuisine, va, petite mère. Marva est là, fais-toi donner du thé... Je dirai à Sacha... va!...

Elle parlait fébrilement, trouvant étrange le son de sa propre voix. Elle avait hâte d’être seule. Et Katia qui montait déjà les marches du kryltso pour rentrer dans la maison... Oh! cela, non!

Viéra fit un brusque mouvement de volte-face, traversa en courant la véranda et le salon, et s’en fut frapper à la porte de son cousin qui, à cette heure de la journée, travaillait seul dans le silence de sa chambre. Son cœur battait comme si elle se fût apprêtée à commettre un crime.

—C’est moi, Vadim! Je dois te parler. J’entre, permets!

Effarée et pâle, elle se tenait en face de l’étudiant.

—Qu’y a-t-il, Viérotschka,—interrogea celui-ci ne parvenant pas, malgré tous ses efforts, à jouer l’étonnement. Il savait trop, hélas! ce dont il allait être question entre Viéra et lui! L’air soucieux de la jeune fille, ses regards à Sacha, ses questions détournées sur un certain sujet, lui avaient assez appris depuis quelque temps qu’elle avait cessé d’ignorer une chose devenue de jour en jour plus évidente; si évidente même qu’il fallait tout l’aveuglement maternel de Mme Erschoff, toute l’incorrigible légèreté de Katia, toute la simplicité aveugle et dévouée des serviteurs de la datcha pour garder encore quelques illusions à ce sujet.—Qu’y a-t-il, Viérotschka?

—Ah! Vadim, c’est affreux! Voilà ce que j’ai à te dire, fit la pauvre Viéra à voix basse... Tu ne sais pas?... Tu n’as pas remarqué? Sacha devient... ah! aide-moi; dis toi-même ce mot terrible, moi je ne puis le prononcer...—Et elle se tordait les mains de désespoir.—Tu n’as donc rien vu? tu ne sais donc rien?

—Calme-toi, ma pauvre sœur, tu es dans un état! Les choses ne sont pas, peut-être, aussi graves que tu te les imagines, dit l’étudiant en pressant une des mains crispées dans les siennes.

—Ah! tu l’as deviné sans que je l’aie prononcé, le mot horrible! et, le devinant, tu n’as pas manifesté le moindre étonnement! C’est donc que tu savais aussi, alors! C’est donc qu’il n’y a plus de doute à avoir et que tout est bien consommé, s’écria la pauvre enfant, éclatant en sanglots éperdus!

—Viens t’asseoir sur le divan, sœur, nous causerons de ces choses quand tu seras remise, tu as de si grands mots!... Et puis tu pleures, allons, calme-toi!

—Mais justement, je ne pourrai me calmer avant de savoir ce que tu penses! De si grands mots?... Et la chose, qu’est-elle?... Vadim, ajouta Viéra après quelques secondes de silence, et en faisant effort pour reprendre quelque empire sur elle-même, tu vas me dire bien sincèrement le fond de ta pensée. Jusqu’ici, tu as eu affaire à une âme affolée qu’il te fallait calmer d’abord par des mots hypocrites.—Entre parenthèses, tu t’y es bien mal pris, mon pauvre, car tes paroles n’étaient appuyées ni par la franchise ordinaire de tes yeux ni par la conviction du ton; tu débitais une leçon d’apaisement, voilà tout.—Mais vois, frère, j’ai repris ma vaillance, et j’exige que tu établisses nettement la situation devant moi. Va, je suis décidée, je t’écoute! Et elle plongea nettement son regard dans le regard ému de son cousin.

—Mais je n’ai rien à ajouter à tes observations, Viéra, dit le jeune homme en hésitant un peu. Et puisque mes paroles n’ont pas su te tromper sur ce que j’avais remarqué moi-même, tu n’ignores plus rien... Maintenant, une seule chose que je dois te dire et que je t’affirme n’être pas une consolation banale, c’est qu’il ne s’agit pas encore ici de folie proprement dite,—oh! ma pauvre sœur, comme ce mot te bouleverse!—mais d’une agitation nerveuse extrême et de troubles psychiques qui doivent être peu graves encore puisque, seuls au milieu de tant de gens qui entourent Sacha, nous nous en sommes aperçus jusqu’à cette heure.

—Mais alors, Vad, il y aura moyen de la guérir! Nous allons la soigner tout de suite... dis ce qu’il faut faire!

—Ah! voilà la chose délicate!... Tu vois que la moindre observation, la moindre tentative de contrarier sa volonté provoquent chez Sacha des crises de révolte exaspérée et qui doivent faire un tort des plus graves à son système nerveux déjà si compromis. Comment, alors, lui imposer les douches, les courants électriques, les injections hypodermiques, tous les remèdes brutaux, enfin, qui constituent le traitement des troubles cérébraux? Et puis, aurais-tu le courage, toi, d’ouvrir les yeux de ta mère?... Pour ma part, je pense qu’il vaut mieux laisser aller les choses pendant quelque temps encore. La pauvre petite n’est pas ici dans un milieu hostile à sa santé ni à ses nerfs; au contraire, elle n’est entourée que de gens qui l’aiment et ne songent qu’à lui épargner les moindres contrariétés; elle vit aussi librement qu’un petit animal vagabond et respire tout le jour l’air si vivifiant de la forêt. Quel traitement pourrait-on lui faire subir qui équivaille à celui-là?

—Oui, tant que le mal est bénin... Tu dis qu’il est encore tel, et je veux te croire, Vadim, car c’est si affreux de penser... ô Seigneur! Mais il peut empirer, il empirera certainement, je le lis dans tes yeux!

—Non, cela n’est pas certain. Si quelque émotion forte, quelque trouble organique imprévu ne vient pas compliquer le mal, minime encore en somme, dont nous avons remarqué les symptômes chez notre Aleksandra, il est très probable que celui-ci n’empirera pas, peut-être même guérira-t-il à la longue... Malheureusement...

—Quoi, malheureusement? Pourquoi n’achèves-tu pas? Je t’ai dit que je ne veux pas de restrictions. Aussi bien, tout ceci me regarde autant que toi, exclama Viéra avec un peu d’âpreté dans la voix et un geste impatient des épaules!

—Tu le veux? Eh bien! le pis c’est qu’il s’agit ici d’un cas héréditaire... Oui, Viérotschka, c’est d’un mal atavique, et non d’un mal accidentel quelconque, qu’est victime notre sœur... Voilà ce qui complique les choses... Il est bien rare, hélas! que l’on guérisse la folie héréditaire.

—Vadim, que dis-tu là? s’écria la jeune fille frémissante. Notre famille frappée d’un mal aussi horrible? Mais comment sais-tu cela? Quelle preuve as-tu?... parle! Ah! frère, frère, nous sommes donc maudits par Dieu! Avec un geste de désolation véhémente, Viéra heurta ses tempes de ses deux poings fermés. Et dire qu’on est insouciant, qu’on est jeune, que la vie semble un rêve d’amour et de beauté!... Ah! Seigneur!

—Tu vois bien que je n’aurais pas dû répondre à tes questions, fit l’étudiant enveloppant sa sœur d’un regard de pitié; les conversations de ce genre ne sont pas faites pour une pauvre petite âme de dix-huit ans...

—Si, Vad. Mais elle doit s’y habituer. Quand cela vous tombe, là, comme une bombe... Allons, encore une fois je t’écoute. Tu disais que la folie,—enfin oui, disons la folie: à quoi bon nous leurrer par l’emploi d’euphémismes?—donc que la folie de Sacha est un mal héréditaire, et je te demandais comment tu savais cela. Réponds.

—Par un écrit de ton grand-père Douganovski d’abord. (Car c’est la famille de ta mère qui est en cause ici, et non celle des Erschoff qui est la mienne, à moi aussi.) Il y aura tantôt deux ans, tante m’a prié de mettre en ordre des papiers qu’elle avait entassés pêle-mêle dans un coffre après la mort de son père. Quel a été mon étonnement de trouver parmi ceux-ci un travail détaillé sur l’hérédité de sa propre famille! Il avait pu remonter jusqu’à ton arrière-grand-père—au delà, les renseignements lui manquèrent—et il avait trouvé pendant ces cinq générations, celle qui le suivait, la sienne et les trois précédentes, jusqu’à huit cas de folie caractérisée et six cas de déséquilibrement partiel. C’est la démence de sa fille aînée, la sœur de ta mère, et celle d’une de ses tantes du côté paternel, qui lui avait donné l’idée d’établir ce mémoire sur lequel, du reste, le bon docteur ne faisait aucune réflexion particulière. Comme médecin, il constate les faits, voilà tout... Il a même l’air de se complaire dans son travail, car il décrit chaque cas avec une profusion de détails des plus minutieuses.

—Et quels étaient ces cas? fit Viéra haletante.

—Oh! tu comprends que je n’ai pas cela ainsi présent à la mémoire! C’est si compliqué, ces choses.

—Mais y en avait-il dans le nombre qui puissent te faire prévoir d’après des similitudes de symptômes ce que sera le mal d’Aleksandra s’il s’empire?

—Non, ma chérie; rien ne sert, d’ailleurs, de faire des déductions à ce sujet, car la folie, justement parce qu’elle est la folie, c’est-à-dire la défaite de toute idée et de tout sentiment raisonnables, se présente sous des aspects si variés, et dans un désordre de symptômes si extravagant, que l’observateur et le spécialiste en sont presque toujours déroutés. C’est ce qui explique que la guérison en soit si malaisée.

—Vadim, je voudrais lire le travail de grand-père; pourrais-tu me le procurer?

—Rien ne m’est plus facile, car le sachant inutile à ta mère pour l’instant, je l’ai gardé chez moi. Je pourrai te l’envoyer de Kieff, en rentrant. Seulement, je te préviens que tu y trouveras beaucoup de mots techniques et par conséquent difficiles à comprendre pour toi qui n’es pas initiée...

—Je m’aiderai d’un dictionnaire; il y en a de gros dans la bibliothèque, ceux de grand’père, justement... Oh! comme cela va m’intéresser, maintenant! Hélas! oui, lugubrement m’intéresser, ajouta Viéra avec un soupir.

—Et faire trotter ton imagination qui n’a pas besoin d’encouragement pour cela! Je ne sais vraiment si je dois te donner ce mémoire...

—Et quel droit aurais-tu d’agir ainsi, je te prie? Tu n’as rien à voir avec ma famille du côté maternel. Pourtant, tu les as bien lus, toi; alors, pourquoi m’empêcherais-tu d’en prendre connaissance?... Je ne suis plus une enfant, en somme... Oh! je te dis, Vadim, fit Viéra lentement, que depuis une heure je ne suis plus une enfant! Crois-le, frère!

Tant de gravité accompagnait ces paroles, une expression de mélancolie si profonde voilait les clairs yeux bleus, que le jeune homme sentit monter de son cœur vers sa cousine un élan de pitié infinie.

—Eh bien! qu’il soit fait selon ta volonté, ma Vierotschka!

—Dans le désordre de mes questions, j’ai encore oublié quelque chose. Dis-moi, parmi les membres vivants de ma famille, à part la sœur de maman,—celle-là, je sais qu’elle est folle,—y a-t-il encore des... malheureux comme ceux dont nous venons de parler?

—Non. Et non seulement plus de ceux-là, mais de réprouvés d’aucune sorte, car je sais par ta mère—que j’ai interrogée sans lui faire soupçonner le motif de mon enquête—qu’après elle et ta tante l’aliénée, Katia, Sacha et toi, êtes les dernières représentantes de votre race du côté des Douganovski. Ton grand-père constate déjà dans son mémoire que cette famille est près de s’éteindre... Il n’avait eu qu’un fils, lui, qui est mort en bas âge, puis ta tante Sofia, puis ta mère; et, en fait de parents plus éloignés, dans la branche des Douganovski, il ne lui restait qu’une tante célibataire atteinte de folie, et un cousin germain âgé de plus de soixante ans, sans descendants. Ces deux-là sont morts depuis longtemps. Le médecin aliéniste qu’était ton grand-père aurait dû se réjouir de voir réduite à quelques membres une race stigmatisée d’un si horrible mal; mais non, il n’y songe même pas; l’orgueil de l’homme est si grand qu’il préfère se survivre à lui-même dans la souffrance et l’abjection, plutôt que de consentir au néant!... Tu vois, Viérotscka, que je connais l’histoire de la famille mieux que toi.

—Oui, c’est vrai. Ces questions ne m’intéressaient pas jusqu’ici; je ne pensais qu’à maman, à Sacha, à Katia, à toi, Vad!... Je n’avais pas encore appris qu’il faut dans la vie savoir penser à tout, surtout à ce qui est le plus triste, hélas!...

—Il ne faut pas non plus que tu deviennes maintenant d’un pessimisme outré, ma petite sœur! C’est une tendance qu’ont les êtres jeunes et vibrants d’exagérer ainsi leurs peines; il faut voir les choses d’un œil plus impartial, plus philosophe.

—Eh! comment veux-tu que je les voie, les choses, quand elles sont là criantes d’injustice et de réalité! Ah! Vadia! Sacha folle! Comment veux-tu que je pense à une tragédie pareille sans gémir tout haut de douleur et de pitié?

—Crois-tu, ma chérie, que je ne te comprenne pas? Va, je suis là depuis une demi-heure à te prescrire du calme, et mon cœur, à moi, éclate de chagrin! Mais comment saurons-nous épargner les peines à ceux qui nous sont chers si nous ne parvenons pas à surmonter les nôtres en leur présence? Songe à ta mère qui, grâce au ciel, est restée jusqu’à présent aveugle au malheur de Sacha; que deviendra-t-elle le jour où elle s’en apercevra enfin?... Oh! sœur, c’est là une chose dont Dieu me préserve de devenir le témoin, et que nous devons retarder au prix de tous nos efforts! Quant à Katia, le bonheur des fiancées l’aveugle, elle est si gaie, si insouciante! Aurons-nous le courage de lui gâter l’heure triomphante de son mariage par de si tristes craintes? Non seulement nous devons donc cacher notre inquiétude le mieux que nous le pourrons, mais encore essayer de donner le change par nos plaisanteries et notre air de ne rien voir, si une bizarrerie plus accentuée de notre Aleksandra venait un jour ou l’autre forcer les soupçons de ma tante ou de Katia... Nous éloignerons de la sorte, aussi longtemps que nous le pourrons, la douleur des êtres faibles que nous aimons. Te sens-tu le courage d’agir ainsi, Viéra?

—Oui, Vadim, oui, cette force, je l’aurai; du moins tant que tu seras ici pour me seconder... Mais dans trois semaines tu pars, et alors que ferai-je seule contre l’indomptable malheur?

—Ce que ta vaillance et ta pitié réunies te dicteront, sœur. Je réponds d’elles, moi, je sais bien qu’elles iront jusqu’au bout de leur tâche!

—Et quand il sera trop tard pour feindre?... Quand nos efforts deviendront vains?...

—Alors, Viéra, alors nous laisserons agir Dieu!

La jeune fille, à ces mots, tourna la tête vers l’image sainte dont l’or pâle scintillait doucement dans un coin de la chambre. Tout d’abord un mouvement d’hésitation la retint, comme si le premier souffle d’épreuve qui passait sur sa vie avait eu déjà le pouvoir de faire vaciller la claire flamme de sa Foi; mais ce ne fut là qu’une faiblesse passagère; bientôt reconquise, elle marcha ardemment vers l’icône.

—O Seigneur! elle est si douce et si jolie, murmura-t-elle en se prosternant par trois fois pour toucher la terre du front, selon l’usage russe. Éloigne, Dieu puissant, éloigne ce calice de tes fidèles servantes! Et maintenant, je vais te laisser travailler, Vad!...

Sa voix était devenue plus égale, son regard plus serein.

—Travailler? Non, je ne le pourrais plus en ce moment; mais je vais copier ce que j’ai écrit tantôt. Et toi, où iras-tu?

—Près de maman. Depuis que je la sens destinée au malheur, j’ai besoin de lui montrer toute ma tendresse, à cette pauvre mamotschka!...

—C’est bon. Dans vingt minutes, dans une demi-heure au plus tard, j’irai vous rejoindre. Vous serez au jardin?

—Oui, sous le berceau de vigne sauvage. C’est là que nous travaillerons aujourd’hui au trousseau de Katia.

—Et c’est déjà Mlle Burdeau qui arrive là-bas, sans doute, avec son chapeau à la mode de Paris?

—De quel côté? Je ne vois pas...

—Mais, là-bas, devant toi. Elle reste immobile sous le bouquet de lilas, à gauche de la pelouse.

—Ça, Mlle Burdeau? Ça, un chapeau à la mode de Paris?... Oh! Vad!

Et Viéra ne put s’empêcher, tant sont souples les impressions de la jeunesse, d’avoir un joli sourire amusé.

—Mais c’est un noisetier noir sur lequel Ioulia a mis sécher une de nos blouses!...

L’étudiant, à son tour, rit de bon cœur de sa méprise.

—C’est dommage que Katia ne m’ait pas entendu, fit-il; elle aurait eu là une belle occasion de plaisanter. Comme elle est gaie, notre Katia!

—Parfois, même, insupportablement; elle n’a pas de mesure.

—Oh! ne le lui reproche pas, Viérotschka! La mesure viendra assez tôt, va!

—Tu as raison, frère. Hélas! oui... Allons, au revoir, et à tantôt.

—A tantôt.

—Où es-tu, mama? cria Viéra en descendant les marches du perron.

—Ici... sous la tonnelle. Viens vite... On te cherchait, ma chérie, dit Tatiana quand la jeune fille l’eut rejointe; le Juif a apporté le courrier de la gare; il y a une lettre pour toi de Maria Pavlovna.

—Où? Donne.

En prenant le pli scellé que lui tendait sa mère, Viéra rougit, et son cœur se mit à battre de plaisir; car elle savait qu’une lettre de Maria Pavlovna, cela signifiait aussi une lettre d’Evguénï, et une lettre d’Evguénï, c’était une provision de bonheur pour trois à quatre semaines! Presque aussitôt, pourtant, une faible angoisse fit tressaillir ses nerfs. «En serais-je déjà réduite, songea-t-elle, les yeux fixés sur l’enveloppe dont ils semblaient lire attentivement la suscription, à ne plus pouvoir goûter en paix une joie toute légitime?»

Mme Erschoff n’ignorait pas la supercherie des lettres de Maria Pavlovna. Plusieurs fois elle avait surpris dans les épîtres de celle-ci des feuilles couvertes d’une grosse écriture franche qui n’avait rien de commun avec les caractères fins et circonspects d’une ancienne élève de l’«Institut des filles nobles...» Mais, ravie à la perspective d’une seconde alliance avec la famille Afanassieff, et trop sûre de la loyauté d’Evguénï qu’elle connaissait depuis son tout jeune âge, pour craindre un résultat douteux de ce commerce épistolaire, la bonne Tatiana Vassilievna fermait les yeux sur le manège des jeunes gens et faisait semblant même de ne pas s’être aperçue qu’il existât entre eux autre chose qu’une cordiale entente d’amis d’enfance.

—Lis ta lettre à ton aise, Viérotschka, dit-elle en se levant du banc sur lequel sa fille l’avait trouvée assise, un ouvrage entre les mains et la chatte d’Aleksandra indolemment nichée dans son giron. Je vais dire à Ioulia d’apporter ici le thé. Aussi bien les autres ne peuvent tarder à venir; il est quatre heures et demie, si ma montre va bien... Viens, Bielka! Viens, mon petit lièvre blanc! Comme elle est grasse!... No! et ta maîtresse, Bielotschka, où est-elle? Elle nous néglige bien, n’est-ce pas, Biélousinka, ta petite maîtresse!...

La tigresse en miniature étira ses pattes aux ongles roses, secoua sa fourrure neigeuse, mais son grave minois ne bougea point. Sa philosophie de chatte bien nourrie dédaignait de s’émouvoir au son de vaines paroles...

Maman, elle, poussa un gros soupir, regarda longuement du côté de la forêt, et dans ses doux yeux bleus, charme resté vivant de sa grâce d’autrefois, deux larmes furtives perlèrent... Mais, avant que Viéra pût voir son émoi, elle s’éloigna, suivie de Bieletschka qui, n’ignorant rien des us de la maison, savait quel profit il y avait pour elle à se rapprocher des cuisines.

Dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis le départ de Mme Erschoff, que Mlle Burdeau et Katia apparurent à leur tour sous le berceau de vigne touffue.

—Où étais-tu passée, tantôt? demanda celle-ci à sa cadette. Je te vois dans la véranda causant avec Evlampia; vite, je fais le tour pour venir te rejoindre, et, fu...uit! plus personne! J’ai cherché après toi dans toute la maison, puis au jardin, puis sur la route, mais en vain! C’est la lettre de Maria Pavlovna que tu tiens là? Comme son écriture a changé! fit la malicieuse en exagérant son étonnement. On dirait celle d’un élève en agronomie!...

—Est-ce qu’en Russie les élèves en agronomie ont un genre d’écriture à eux? demanda Madeleine Burdeau avec ingénuité.

—En Russie, non, pas précisément. Mais à Boutcha... hum!

Et Katia de rire à gorge déployée.

—Comme tes plaisanteries sont fines, Katioucha! dit Viéra en appuyant sur ce diminutif qui horripilait tant sa sœur. C’est un honneur, vraiment, d’être mystifié par toi. Pourtant, je te dirai qu’on le déclinerait parfois avec plaisir, cet honneur, ma chère. Fais-nous donc la grâce de savoir te taire à propos!...

Katia, gravement, se mit en position, et, pour toute réponse, fit le salut militaire. Puis, gardant son même ton léger, elle demanda:

—Viens-tu demain à Kieff avec Mlle Burdeau et moi? Je vais commander ma robe pour le dîner de dimanche en huit. Hé! hé! moi aussi j’ai mon secret, ajouta-t-elle en tirant de sa poche une lettre dont elle se servit avec ostentation comme d’un éventail. Notre mariage sera avancé d’un mois, cria encore l’étourdie dans sa main gauche roulée en cornet acoustique. Ne le dites à personne... Les chefs de Serguié ont anticipé son congé; la noce, si maman consent,—et quel motif aurait-elle de refuser?—aura lieu le 18 novembre... Mamotschka, viens, chérie; nous parlions de toi... Je disais que tu nous avais priés, Serguié et moi, d’avancer notre mariage d’un mois, parce que tu souhaitais être le plus tôt possible débarrassée de ta fille aînée, et que l’amiral Dariloff, ayant bien voulu prendre ton désir en considération, avait fait donner son congé à Serguié un mois plus tôt qu’il ne l’avait été décidé d’abord... Tu es contente? Vois quelle influence tu as en haut lieu!...

—Dieu de miséricorde! Que me racontes-tu là, gémit la bonne Tatiana en raffermissant ses lunettes sur son nez pour mieux voir l’extravagante qui lui parlait. Tu deviens folle, ma pauvre Katia?

Viéra tressaillit. «Encore ce mot, songea-t-elle avec douleur! On se le jette ainsi constamment à la tête, comme s’il n’avait d’autre signification qu’un reproche bénin. Mais comme il me fait mal à moi! Je ne pourrais plus jamais, non plus jamais de la vie l’employer, moi, maintenant, ce mot affreux, même si ce dont nous avons parlé, Vadim et moi, n’arrive pas...»

—Peut-on dire des choses pareilles, continuait Mme Erschoff en hochant la tête d’un air innocemment scandalisé? Enfin, vraiment, oui, tu es folle, ma petite fille!

—Oui, mamotschka! folle de bonheur, de joie, d’espérance, d’amour! Folle de mes vingt ans, de mon Serguié, de toi! jeta Katia en un cri vibrant de débordante ardeur.

—C’est beau, la jeunesse... jeune! fit Madeleine Burdeau, souriant à cet enthousiasme un peu trop démonstratif, peut-être, mais si sincère!

—Quel âge avez-vous donc, vous, mademoiselle, pour parler ainsi, demanda Vadim, qui pendant les derniers mots de Katia était venu se joindre au groupe? En France, il est impoli, je crois, de demander son âge à une femme; mais nous, les Russes, nous sommes plus... mettons plus ronds... Oui, combien de printemps comptez-vous, pour traiter ainsi la jeunesse comme une chose regrettée et lointaine?

—Oh! moi!

Le geste de Mlle Burdeau semblait dire: «Moi? est-ce que je compte, moi? La jeune fille qui, depuis sa sortie de pension, gagne sa vie parmi les étrangers, a-t-elle un âge?...» Pourtant, craignant que le jeune homme ne prît son silence pour une coquetterie puérile, elle finit par dire, tout de même:

—J’ai vingt-six ans, Vadim Piétrovitch. Mon passeport à l’appui, ajouta-t-elle avec un sourire déjà redevenu gai!

—On vous en donnerait vingt, sans compliment. C’est étonnant comme les Françaises se... conservent! Et pas dans du vinaigre, pourtant, comme disait pittoresquement mon précepteur, M. Rendon!... Sais-tu, Katia, que Mademoiselle a l’air plus jeune que toi?

—Que bien lui fasse, dit Iékatérina sans rancune.

—Mais le cœur, Vadim Piétrovich... l’âme! jeta Madeleine Burdeau avec mélancolie.

—Oh! fit Viéra, il ne faut pas avoir vingt-six ans pour que le cœur et l’âme vieillissent!

Vadim, légèrement, poussa Viéra du coude.

—Je ne dis pas cela pour moi, reprit-elle bien vite en ébauchant un sourire qui contenta tout le monde; mais...

—Pour le roi de Prusse! trancha Katia en pirouettant sur elle-même et faisant claquer ses doigts comme des castagnettes. Grâce à Dieu, voilà le samovar qui vient mettre fin à ce radotage psychologique! A-t-il de l’esprit, le samovar! Vive le samovar, vénérable monument de la nationalité russe!

—C’est l’avant-dernière fois que Ioulia nous le donne, le samovar; n’est-ce pas, enfant? dit Tatiana Vassilievna en prenant des mains de la Petite-Russienne la bouilloire reluisante. Après demain, elle retourne chez ses parents, et dans deux semaines, la noce! Ah! ah! la fillette est heureuse! On dansera, ce jour-là, hein? Et toi la première, avec ton Danilo?... Mais, que diras-tu, ma colombe, quand on te coupera tes beaux cheveux? Crois-tu que le mouchoir à fleurs te coiffera mieux que tes tresses blondes?

—Non! Et que faire, barinia? Maintenant, ma couronne de fleurs et mes nattes me vont bien, c’est vrai; mais quand je serai vieille!... Comme on se moquerait de moi si je ne pouvais cacher mes cheveux sous l’otchipok des babas. Vous savez bien, barinia, que chez nous, c’est une honte pour une paysanne de rester fille. Et puis...

—Et puis, tu aimes ton Danilo, n’est-ce pas, Iouletschka, fit Vadim en riant. Est-il humain, et surtout féminin cet «et puis»? Toute la diplomatie du cœur de la femme tient là-dedans!

—Eh! elle est bien dotée, dit Mme Erschoff quand Ioulia eut fini de servir le thé; son père donne à Danilo cinq déciatines de terre, une paire de bœufs, deux vaches, des poules... Pour elle deux coffres pleins d’effets, un lit et une vaisselle de terre complète. Moi, je lui offre un samovar de vingt-quatre verres, et les enfants six essuie-mains brodés. La voilà riche pour toute sa vie, si Danilo reste l’honnête et courageux garçon qu’il a été jusqu’à présent. A propos, n’est-ce pas Evlampia que j’ai vue causant avec toi devant le balcon de la véranda, Viérotschka?

—Si, mère.

—Elles se faisaient des confidences, ajouta vivement Katia en prenant un air mystérieux, des confidences à propos de Sacha, le trésor!...

—Ah! toi, laisse à la fin, cria Viéra avec colère.

—Et puis, continua Katia sans se laisser émouvoir par l’interruption de sa cadette, notre romantique Viéra a disparu de la véranda comme une ombre... Je l’aurais cru retournée au pays des esprits si, passant près des fenêtres de Vadim, je ne l’avais...

—Tiens! Tantôt, tu prétendais m’avoir cherchée par toute la maison, tout le jardin, tout Vodopad, sans pouvoir deviner où j’étais passée... Tu mens bien, je te félicite, sœur!

—C’est que je voulais voir si tu dirais toi-même ce qui en était... Mais non, tu as prouvé, Viérotschka, que, si je mens bien, tu ne dissimules pas plus mal, toi... Et que complotiez-vous, tous deux, je vous prie? A vous voir, un étranger, ignorant qu’en Russie l’amour entre cousins germains—entre frère et sœur, comme nous disons, nous—est considéré presque comme un inceste, aurait pu vous prendre pour des amoureux en querelle... Moi, je me suis dit seulement, en remarquant vos noirs visages, que vous deviez être les complices de Dieu sait quelle chose ténébreuse... Ai-je eu raison, sœur?

—Oh! oui, oui, murmura Viéra entre ses dents serrées... oui, les complices d’une chose ténébreuse... d’une chose horrible et ténébreuse.

—Des héros de Solovieff, quoi! plaisanta très haut Vadim pour couvrir la voix de sa cousine. Tu as vite bâti des romans! Est-ce une chose si extraordinaire qu’un tête-à-tête entre Viéra et moi?

—Non; mais aujourd’hui, ça sentait le mystère terriblement!... Vous aviez des figures tous les deux!... Ah! ma pauvre Melpomène, comme tu serais démodée avec tes airs tragiques toute autre part que dans notre sincère Russie!...

—Allons, mes enfants, au travail, intervint Mlle Burdeau qui, avec sa clairvoyance française, sentait d’intuition la part de vérité que contenaient les paroles de Katia, et à qui l’expression angoissée du visage de Viéra n’avait pas échappé; vous savez la tâche que nous nous sommes imposée pour aujourd’hui. Si vous continuez à bavarder ainsi sans rien faire, nous ne finirons pas le trousseau d’Iékatérina à la date fixée... Et que dirait-elle donc, notre fiancée, s’il fallait supprimer cette belle avance d’un mois dont elle nous parlait tantôt?... Viéra, ma chérie, voulez-vous me faire le plaisir d’aller chercher des aiguilles dans la corbeille à ouvrage de Tatiana Vassilievna! Des nos 10, 9, à la rigueur; j’en aurai besoin bientôt; celles-ci sont absolument trop grosses pour broder.—Vous ne les trouverez pas, ma pauvre amie, ajouta-t-elle rapidement à l’oreille de Viéra; mais cherchez-les longtemps... cela vous fera du bien d’être seule en ce moment!

Un regard de reconnaissance accueillit ces paroles.

—Oh! merci, merci, Madeleine, répondit tout bas la jeune fille; vous avez deviné mon plus ardent désir!

Le dos tourné aux regards moqueurs de sa sœur, Viéra put enfin cesser de se contenir. De grosses larmes tombèrent de ses yeux et roulèrent lentement tout le long de ses joues brûlantes, désolées, amères comme le fiel du calvaire. Sa jeune âme, choyée jusqu’alors par la vie, ne pouvait accepter l’épreuve... Toujours revenait à sa mémoire l’entretien qu’elle avait eu une heure auparavant avec Vadim, et le sens des phrases brutales qui s’y étaient échangées, bouleversait de plus en plus son cœur désemparé. Ah! qu’elles étaient éloquentes sous leur apparence d’inconsciente raillerie, les paroles de Katia, faisant allusion au tragique entretien! Comme en un cauchemar obsédant, Viéra se les répétait à elle-même, tout au long de la route, ces paroles, et plus elle allait, plus lui semblait sinistre l’objet qu’elles évoquaient... «Complices d’une chose ténébreuse... d’une chose ténébreuse... ah! oui, d’une chose horrible et ténébreuse!...»

Du berceau de vigne sauvage, des voix légères arrivaient jusqu’à elle, donnant l’impression dissonante d’une musique bouffe entre deux actes d’un drame... Viéra impatientée s’enfuit vers la maison!


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