Au delà du présent...
XII
L’HIVER!... Le paysan en fête,
Avec son traîneau fraye la route.
Son cheval, sentant la neige,
Trotte insoucieusement
En traçant des sillons moelleux...
Une fière kibitka vole...
Le cocher, assis sur son siège,
Est vêtu d’une touloupe serrée par une écharpe rouge.
Ah! voilà qu’un gamin court!
Il a dans son traîneau un petit chien noir
Et joue lui-même le rôle de cheval.
Le gaillard! il a déjà gelé son pouce,
Il a mal... mais en même temps il rit
Et sa mère lui montre du doigt par la fenêtre!
Ce charmant tableau de l’hiver russe, que Pouschkine a tracé, se représente à la mémoire de Viéra, l’un des premiers jours de décembre, alors qu’assise avec Madeleine Burdeau dans un des coupés du train qui les transporte à Kieff, elle suit, à travers la vitre dégelée de la portière, le paysage que longe la voie ferrée. Cette année-là le froid a été long à venir; la neige n’a commencé à tomber que dans les derniers jours de novembre. Tant que l’automne était resté serein, tant que les fantastiques joyaux d’or bruni et les voiles mauves dont la nature se pare pour porter le deuil de l’été gardèrent leur poésie mélancolique, rien ne fut à regretter. Mais cette pluie sournoise qui vint changer en boue le sable des chemins, mais ce vent plaintif qui rendit sinistres jusqu’aux échos harmonieux de la forêt, mais ce ciel terne, cette brise glacée, ces bras piteusement tendus des arbres dénudés, de quelle tristesse maussade ils vinrent envelopper Vodopad!
Aussi quelle ne fut pas la joie des habitantes de la datcha lorsqu’en poussant, un matin, les volets de leurs chambres, elles trouvèrent le parc, morne et désolé la veille, transformé par le sortilège d’une nuit en blanc palais de marbre, qu’irisaient par places, comme la flamme de lampes aux globes opalins, les rayons légèrement voilés du soleil.
Pour le Russe, l’hiver n’est pas cette saison que craignent les peuples du Midi; c’est un ami désiré, un génie bienveillant qu’il accueille toujours avec tendresse, et qui sait parler à son cœur. L’hiver russe n’est pas le visiteur morose aux neiges fondantes et noires, au ciel lugubre, à la perfide humidité, que connaissent les pays du sud; c’est un hôte loyal, au froid robuste, à la neige éclatante et drue, à la gelée nette, aux horizons larges et clairs.
Qui ne s’est senti plus vigoureux, plus sain, plus dispos d’esprit et de corps, plus vaillant et, oserai-je dire, plus pur d’âme après une promenade à travers la blancheur du steppe ou de la forêt, les poumons dilatés par l’air vivifiant, les joues tapotées amicalement par la froide brise, les narines caressées par l’odeur fraîche des cristaux immaculés, les yeux si pénétrés de blancheur, qu’ils la déversent jusque dans le cœur et la pensée?
Viéra, véritable âme russe, aime passionnément l’hiver russe.
Avec sa beauté froide,
Avec son givre brillant au soleil,
Et ses journées glacées,
Et ses traîneaux... Et durant l’aube tardive,
Les scintillements de sa neige rose...
Ses yeux ne se détachent pas de la vitre dont elle a pris possession, et qu’elle essuie avec son mouchoir chaque fois que la légère couche de vapeur dont le verre se couvre menace de se congeler. Elle ne voit que bien imparfaitement à travers cette mince couche de buée, mais cela suffit à son imagination pour reconstituer—et largement—le paysage qui se déroule.
Même les choses lui paraissent plus idéales ainsi, enveloppées de cette gaze nuageuse qui les voile à demi. Évanouies à chaque instant et métamorphosées par la vitesse du train qui passe au milieu d’elles, elles ont l’air de mirages fantastiques, de blanches chimères caressées en des rêves lointains.
Et que d’aspects imprévus, que de symboles variés se présentent à l’imagination pendant les quelques secondes où il est donné à l’œil de saisir la fuite des tableaux!
Tantôt, c’est un pan de forêt semblable au parvis d’un temple élevé en l’honneur de la déesse Pureté... Les bouleaux aux troncs d’argent, aux grêles panaches givrés, s’élèvent, droits et sveltes, comme des colonnes de marbre; parmi eux des arbustes enveloppés de neige, ont l’air de prêtresses drapées dans leurs péplums; le sol est uni comme des dalles; la clarté du soleil matinal joue sur les colonnades avec des reflets de lampes sacrées... Tantôt la plaine bosselée, bleuie par le reflet du ciel, donne l’idée d’une mer aux vagues écumeuses... Puis défilent des bornes encapuchonnées, pareilles à une théorie de vierges aux voiles pudiques. Une mare gelée, aux bords garnis d’herbes raides, semble une vasque d’onyx aux ciselures d’argent. Les chaumières ont l’air de joujoux à suspendre aux branches de l’arbre de Noël. Les monticules épars sur certains champs font songer à un troupeau de brebis immaculées broutant une herbe de légende. Les stalactites suspendues à la crête des talus miroitent à la clarté du matin, comme des chevelures ruisselantes d’ondines...
Et Viéra voudrait que le train n’arrivât jamais!
Mais il y a près de deux heures que l’on s’est mis en route... Aux vastes plaines, aux forêts prestigieuses, succèdent des maisons maussades, l’air s’obscurcit d’une noire fumée, l’horizon est coupé de poteaux et des signes cabalistiques que tracent les fils entrecroisés du télégraphe; l’odeur innommable des faubourgs de grande ville s’insinue jusque dans les wagons, des coups de sifflet stridents déchirent les oreilles, le train devient poussif, ralentit, stoppe. Kieff!
Madeleine Burdeau, qui n’a regardé, durant le trajet, qu’en elle-même, et Viéra, tout éblouie encore des visions blanches de la route, sortent du coupé parmi la bousculade des commissionnaires qui ont envahi les marchepieds pour s’emparer des colis des arrivants. Et Dieu sait s’ils sont nombreux, les colis que traînent après eux les voyageurs au pays de la neige! Oreillers, couvertures, valises, paniers, samovars, vaisselle, un wagon de train russe ressemble à une voiture de déménagement.
—Je crois qu’il vaudra mieux que nous allions d’abord chez Vadim, dit Viéra lorsqu’elles furent sorties de l’encombrement de la gare. Il est vraiment un peu trop tôt pour se présenter à l’hôtel. Et puis Katia ne sera pas levée; c’est une sybarite! Vadim a son cours à dix heures, nous le trouverons chez lui; plus tard il pourrait nous échapper.
—Comme tu voudras, répondit légèrement Madeleine, tandis que son cœur, de joie, se mettait à battre aux champs.
Elles hélèrent un traîneau.
—Et nous allons ainsi visiter les garçonnières? fit la Française d’un air scandalisé à dessein.
—Oh! l’appartement de Vadim n’est une garçonnière qu’à demi!... Elle est si jalousement gardée, époussetée et rangée par Marfa Timoféevna, qu’elle perd beaucoup du piquant qu’ont, m’a-t-on dit, les logements des jeunes célibataires. Un type, cette Marfa Timoféevna! Vieille, édentée, barbue, toujours allante, toujours grognante, mais pleine de tendresse pour le fils de son ancien maître, elle ressemble tantôt à une «baba Iaga» (la méchante fée russe), tantôt à une fée bienfaisante des contes de votre Perrault!... Son mari était intendant, et elle, économe, chez le père de Vadim. Ils auraient dû avoir quelque bien, mais il était, lui, un ivrogne fini, et il devint impossible de le garder, car les paysans le trouvaient ivre-mort sur les routes dès neuf heures du matin. Marfa Timoféevna dut l’entretenir à ne rien faire jusqu’à sa mort; et elle n’est veuve que depuis six ou sept ans!... Trop vieille déjà à cette époque pour présider une administration domestique aussi compliquée que celle des domaines russes, elle habita quelque temps Bielaïa-Polana avec une sinécure, ou plutôt une retraite... Puis quand Vadim vint habiter Kieff après la mort de mon oncle afin d’y suivre les cours de l’université, elle demanda de pouvoir le suivre pour tenir son ménage.
—Y a-t-il longtemps que le père de Vadim Piétrovitch est mort?
—Cinq ans, juste.
—Et sa mère?
—Il ne l’a pas connue; elle est morte en lui donnant le jour.
—Oh! pauvre femme!... Qu’il me bouleverse toujours, ce cruel jeu de la nature faisant naître l’enfant du dernier soupir de la mère!
—C’était, dit maman, une petite personne très coquette et très belle que mon oncle adorait; et Vadim est né juste un an, jour pour jour, après leur mariage!
—Et son père s’en est-il occupé un peu, du pauvre bébé?
—Il a veillé sur lui absolument comme l’eût fait la mère. C’était un homme parfait. Vadim tient de lui son intelligence et la générosité de son cœur. Mais regarde, Madeleine, là, dans cette maison rouge, au premier étage, derrière cette fenêtre aux rideaux écartés, c’est lui; oui, c’est Vadim. Il ne nous voit pas, naturellement; il est toujours occupé d’autre chose que de ce qui se passe sous ses yeux... Hé! où vas-tu? cria Viéra au cocher qui dépassait la maison.
—Votre Excellence m’a dit: no 48.
—Mais non! 50. Recule ton traîneau.
Pour jouir de la mine qu’allait faire Marfa Timoféevna, il avait été décidé entre les deux jeunes filles que Viéra se tiendrait un peu à l’écart quand elle aurait sonné, et qu’elle ne se montrerait tout de suite que si Vadim lui-même venait ouvrir. Au cas contraire, Mlle Burdeau devait seule demander à voir le jeune homme.
L’effet de cette conspiration ne fut pas médiocre. En entendant l’accent étranger, en constatant la jeunesse et la beauté de la visiteuse qui désirait parler à son maître, Marfa Timoféevna fit une figure si renfrognée qu’on ne vit plus ni ses yeux ni sa bouche, mais seulement deux joues couvertes d’un épais duvet noir, des sourcils hérissés en broussailles et un grand, grand nez recourbé qui semblait flairer de ses narines poilues l’odeur de poudre de cet assaut matinal.
—Je ne sais pas si Vadim Piétrovitch est chez lui, dit-elle en bougonnant; je vais aller voir. Attendez un instant dehors.
—Et comment, Marfa Timoféevna, vous avez peur que nous ne volions les meubles, que vous voulez ainsi nous laisser sur le palier? demanda la voix amusée de Viéra qui se montra, aussitôt après, derrière Madeleine Burdeau.
—Seigneur! Viéra Piétrovna! exclama la fée bourrue. Et elle se signa vivement. Que votre seigneurie me pardonne, je n’avais pas vu... Je ne pouvais pas savoir... Daignez entrer. Vadim Piétrovitch est là qui vient de finir son déjeuner... Permettez, Vadim Piétrovitch, des visiteuses pour vous... et quelles visiteuses! ha! ha! C’est une Allemande, la noire? demanda-t-elle tout bas à Viéra pendant que le jeune homme disait bonjour à Mlle Burdeau.
—Non, une Française.
—Ça vaut mieux. Et, barichnia, peut-on vous servir à déjeuner?
—Je crois bien! Pour moi du thé, pour ma compagne du café, et quelque chose à grignoter.
—En voilà une bonne surprise! s’exclama Vadim quand Marfa Timoféevna eut cessé de s’entretenir avec Viéra. Aurais-je jamais pensé ce matin, en me levant, que j’allais avoir la joie d’une visite pareille?
—Mais je t’avais dit que nous viendrions à Kieff...
—Oui, mais il y a longtemps; et tu n’avais pas fixé de date, alors je ne m’attendais pas... Soyez la bienvenue dans mon antre, mademoiselle, fit le jeune homme en s’inclinant très bas devant Madeleine Burdeau.
—Charmant antre, répondit celle-ci remerciant d’un salut avec la tête.
—Où l’on voudrait vivre toujours... s’il n’était pas en ville, ajouta Viéra.
—Oh! je n’ai que trois pièces, fit le jeune homme, et une chambre pour ma femme de ménage.
—Elles sont grandes et se suivent; cela fait un ensemble gai... Puis, quelle profusion de plantes rares! Le printemps a déjà détrôné l’hiver chez vous, Vadim Piétrovitch.
—C’est ma seule passion, fit Vadim.
—Avec une centaine d’autres, plaisanta Viéra. Peut-on circuler nous deux Madeleine?
—Vous déjeunerez d’abord, puis Marfa Timoféevna décidera. Que Dieu me préserve de concéder l’entrée des sanctuaires sans m’être muni au préalable de son approbation! Et si un grain de poussière avait eu l’effronterie de s’asseoir sur un meuble!... Aïe! J’aurais la guerre pendant huit jours, déclara le jeune homme d’un ton plaisamment effaré!
—Je vois ce grain de poussière assis, fit Madeleine Burdeau en riant de bon cœur.
—Nous n’avons pas d’autre expression en russe...
—Mais il n’en est pas besoin! C’est amusant au possible... Le grain de poussière, par exemple, vous a tout de suite une figure!... On voit un petit gnome malicieux faisant la nique à Marfa Timoféevna.
—Que dit de moi la Française? demanda de nouveau à l’oreille de Viéra la vieille fée qui rentrait en cet instant dans la salle à manger pour mettre le couvert, et qui avait entendu prononcer son nom.
—Elle admire l’ordre qui règne chez vous, répondit la jeune fille insidieusement.
—C’est une bonne âme, comme je vois! Jolie aussi... eh! eh!
Et elle rit de toute sa bouche sans dents à la belle étrangère.
—Vous avez conquis mon cerbère, mademoiselle, fit Vadim.
Et il ajouta, d’un ton qui sembla à la Française plus intentionné que celui des banales politesses:
—Comme vous conquérez tout le monde, d’ailleurs!
Mlle Burdeau rougit.
—Madeleine est si modeste, dit Viéra.
—Ce n’est pas sa seule qualité... Mais je vois, mesdemoiselles, que vous devenez inséparables...
—Est-ce un reproche pour aujourd’hui, Vadim Piétrovitch?
—Dieu m’en préserve! Je constate seulement...
—Oui, intervint Viéra, nous sommes devenues de grandes amies. Madeleine consent à demeurer chez nous indéfiniment—ou du moins jusqu’à ce qu’une circonstance capitale, son mariage, par exemple, vienne nous l’arracher de force.—Je ne regrette qu’une chose, s’écria Viéra avec chaleur sans voir le geste de protestation qui accompagna les derniers mots de sa phrase, c’est qu’elle ne soit pas ma vraie sœur! Je m’entends bien mieux avec elle qu’avec Katia, c’est sûr.
Un tendre regard auquel Viéra sourit marqua la reconnaissance et la réciprocité des sentiments de Mlle Burdeau.
—Voilà. Le café est prêt et l’eau du samovar bout, jeta Marfa Timoféevna en montrant la table aux jeunes filles. Mangez, seigneuresses, et portez-vous bien!
—Katia et Serguié partent-ils définitivement demain pour Odessa? interrogea Vadim lorsqu’il se fut réinstallé à table près des jeunes filles pour un semblant de second déjeuner.
—Oui. Tu sais qu’ils ont passé toute la semaine avec nous, jusqu’avant-hier.
—Je les ai conduits moi-même à la gare, le jour de leur départ pour Vodopad. Ne vous l’ont-ils pas dit?
Viéra nia de la tête.
—J’avais une envie folle de les accompagner, continua Vadim; mais pas moyen; mes études...
—Mais si, Viéra, intervint Mlle Burdeau. Katia nous a dit que son cousin les avait accompagnés jusqu’au train. Tu ne te rappelles pas? Ils avaient dîné avec vous, n’est-ce pas, Vadim Piétrovitch?
—Rien n’est plus vrai.
Viéra fit encore signe que, malgré ce détail, elle ne se rappelait pas.
—Je vois, sœurette, que tu t’intéresses moins à mes faits et gestes que Mlle Burdeau!
—Quel propos téméraire, Vad, et quelle fatuité! C’est tout simplement la preuve que Madeleine a plus de mémoire que moi.
—Il ne faut pas demander si notre Katia est heureuse! dit encore Vadim. Cela se voit sur toute sa petite personne rayonnante. Mais je crains bien aussi que le mariage ne la rendra pas moins frivole... Elle ne parle que des plaisirs qu’elle va trouver à Odessa, des fêtes auxquelles on l’a invitée déjà, paraît-il, du théâtre, de ses toilettes... enfin, elle compte prendre une revanche éclatante de ses vingt ans de Vodopad! C’est son expression. Serguié sourit à son caquetage, il l’admire, il en est amoureux fou!
—Espérons-le! dit en riant Madeleine. Après sept semaines de mariage...
—Oh! ces brillants officiers!... fit Vadim. Et il eut, pour achever sa phrase, un geste qui voulait dire: «Je ne donnerais pas deux kopecks de leur fidélité.»
Viéra protesta.
—Serguié n’est «brillant» qu’au dehors, dans le sens où tu emploies ce mot. Au fond, c’est une nature solide, un cœur honnête. Tu l’as assez peu connu, toi; mais moi, qui le suis depuis mon enfance, je peux affirmer que c’est un jeune homme à principes... D’ailleurs, élevé comme l’ont été les fils de Nikolaï Sémionovitch...
—Ceci, interrompit Vadim à mi-voix en se tournant vers Viéra, est une manière détournée de nous faire l’éloge de quelqu’un qui ne s’appelle pas Serguié... Mademoiselle est au courant? demanda-t-il en clignant de l’œil vers la Française.
—Parle tout haut, va! il n’y a pas de mystère. Est-ce un crime d’aimer Evguénï?
—C’est que les jeunes filles sont si cachottières...
—Mais pas moi. Seulement, Vad, reprit Viéra,—et son visage ici devint grave,—il est convenu dès aujourd’hui qu’on ne prononce plus ce nom à la légère. Evguénï est un mort chéri; laissons-le dormir en paix dans le cercueil de mon cœur.
—Alors tu persistes dans tes résolutions? Le temps n’a pas réveillé en toi les lâchetés qui se trouvent au fond de toute nature humaine?
—Oh! cela si, plusieurs fois! Demande à Madeleine. Nous avons eu fort à faire ensemble pour que je ne déserte pas «le drapeau du devoir».
—Comment «ensemble»? Mademoiselle est donc complice de tes idées?
—Vadim Piétrovitch, répondit la Française vers laquelle le jeune homme s’était tourné pendant sa dernière phrase, je suis toujours complice d’idées pures, enthousiastes et sincères, quel que soit le principe qui les dicte. N’est-il pas de consciences plus... chatouilleuses, disons même plus donquichottesques les unes que les autres? Et est-ce une raison parce que nous trouvons leurs scrupules un peu exagérés pour les railler? Ce sont ces consciences-là qui font les héros, les martyrs et les saints. Chacun est juge de ce qu’il doit et de ce qu’il peut; seule, la conscience humaine est un tribunal sans appel... Allez prouver aux carmélites que l’on peut aussi bien prier Dieu et faire son devoir dans le monde qu’aux pieds des autels d’un cloître... Allez persuader les alchimistes—puisqu’on dit qu’il en renaît—que la fabrication de l’or est un mythe et la panacée une fiction... Allez dire aux mahométans que leur paradis n’est pas desservi par des houris comme les cafés allemands par des servantes de brasseries!... Et, en somme, leur idéal vaut-il moins que celui des profanes dont le but, dans la vie, est jouissance, routine, et mépris de tout au-delà puéril ou ténébreux?
—Mais je ne discute nullement ces choses, mademoiselle, dit le jeune homme, je suis de votre avis, seulement je m’étonne toujours, voilà tout, quand notre vingtième siècle produit une vraie conscience... Nous sommes tous si avides de jouir, comme vous le dites, que le renoncement n’est plus guère de mode parmi nos contemporains!
—Cela semble ainsi, parce qu’on ne va pas le crier sur les toits, lorsqu’on se sacrifie! Nous ne sommes que quatre à savoir le secret de Viéra: Tatiana Aleksandrovna, Katia, vous et moi; irons-nous le répéter au premier venu, le faire imprimer dans les journaux comme une réclame? Non... Eh bien! alors, de quelle manière saurions-nous davantage ce qui se passe chez nos voisins? Voilà une cinquantaine de fenêtres qui donnent sur cette cour; qui vous dit que si nous pouvions pénétrer à travers leurs vitres avec d’autres yeux que ceux de nos corps, nous ne verrions pas, derrière la cinquième partie au moins d’entre elles un exemple d’abnégation, de vertu ou d’héroïsme? Les saints et les martyrs ne se promènent pas sur cette terre avec leur auréole au front et leur palme à la main. Ils portent des redingotes, des jupes, des chapeaux à la mode; ils parlent notre langue et se mêlent à la foule; qui pourrait les reconnaître? Croyez-moi, Vadim Piétrovitch, si frivole que soit notre siècle, si dénués de ce qu’ils appellent les préjugés, c’est-à-dire de principes, de dogmes, que soient quelques-uns de nos frères d’aujourd’hui, la sève est encore bien pure qui coule dans les veines de l’humanité; bien noble encore est l’Idéal de la plupart des hommes. Vous riez de mes illusions, Vadim Piétrovitch?
—A Dieu ne plaise, mademoiselle! Je souris de bonheur de vous entendre ainsi parler, répondit le jeune homme redevenu grave et ne dissimulant point l’admiration que lui inspirait l’amie de sa cousine. Lorsqu’on sait tenir ses auditeurs sous le charme, comme vous le faites, par la seule force de sa croyance, c’est qu’on est bien près de la vérité... J’ai trop d’exemples de noblesse sous mes yeux, d’ailleurs, pour en douter. Je me rends. Et toi, Viérotschka, sache que depuis ce jour tu as gagné un second protecteur à ta cause. Donne ta petite main que je la serre en consécration de ce nouveau pacte!
Viéra n’avait pas pris part à la dernière conversation de Vadim avec Madeleine Burdeau. Distraite de ce qui se disait autour d’elle par ses propres réflexions, elle suivait au loin les lentes envolées de ses pensées et de ses souvenirs. Lorsque Vadim l’interpella, elle tressaillit; puis, rentrant dans la réalité, elle écouta gravement les paroles que le jeune homme lui adressait, et par-dessus la table lui avança ses doigts qu’il baisa lorsqu’il les eut pressés.
—Causez encore un instant ensemble, mes amis, dit-elle ensuite; moi je m’en vais voir Marfa Timoféevna dans sa cuisine. La pauvre vieille! il faut bien lui montrer un peu d’intérêt!...
Après le départ de Viéra, Madeleine Burdeau, pour se donner une contenance, se leva, et, sans entrer dans le cabinet de travail contigu à la salle à manger, se mit à regarder du seuil de la porte large ouverte quelques tableaux appendus aux murs.
—Mais entrez donc, fit Vadim qui la suivit lorsqu’elle eut répondu à son invitation.
—Oh! que ceci est joli! exclama la Française montrant une gravure encore sans cadre posée sur le bureau d’érable. Qu’est-ce?
—Une reproduction de la Source de Siémiradski.
—C’est d’un frais! Et ceci?
Son doigt désignait une tête de cosaque peinte à l’huile.
—Une étude de Véréchstchaguine.
—Vous aimez la peinture, Vadim Piétrovitch?
—Oui. Et vous?
—Moi? Comment vous répondre?... Je vais vous paraître si béotienne!... Mais au fait, pourquoi affecterai-je des capacités que je n’ai pas? Je ne comprends pas la peinture, voilà! Certes un beau tableau peut flatter mes regards, occuper ma pensée; mais parler à mon cœur, émouvoir mon âme? Jamais! Et savez-vous pourquoi? Parce qu’il représente ce qui est; ce que mes yeux, par conséquent, ont vu ou deviné, et ont vu ou deviné autrement que ne l’a vu ou deviné le peintre. Or, j’ai l’imagination vive, et mes rêves pressentent des choses tellement somptueuses; mes sensations donnent aux aspects que mes regards physiques embrassent une vie tellement intense, que tout ce que je vois reproduit en peinture ne me cause que déception. Il en est de même de la sculpture. Tandis que la musique, par exemple, n’a pas d’autre moyen de charmer nos sens qu’en s’instrumentant ou se chantant. Les bruits de la nature ne peuvent ressembler que de loin aux sons que l’Art a rendu harmonieux. La danse de même. Sans pas réglés, sans attitudes plastiques, elle n’est qu’une sorte de convulsion répugnante à regarder; une bamboula sauvage. L’art est donc nécessaire ici pour nous donner les impressions voulues. Ma théorie va vous paraître bien osée; elle se résume en ceci: pourquoi chercher à imiter l’inimitable nature? Pourquoi vouloir rendre l’image de choses tellement parfaites qu’il n’y a que de l’orgueil à prétendre les reproduire?... Contentons-nous de perfectionner ce qui est perfectible, de représenter ce que nos sens ne peuvent saisir que par artifice!... Ne touchons pas à ce qui est complet par essence...
—Mais les peintres ne reproduisent pas au sens où vous employez ce mot; ils rendent la pensée avec laquelle ils ont interprété les divers aspects des choses. C’est comme un beau livre; il ne fait pas se mouvoir des êtres d’un autre monde, mais bien des personnages en chair et en os qui ont nos faiblesses et nos passions; il reproduit donc aussi, comme vous dites; et cependant, vous aimez passionnément la littérature, vous me l’avez dit un jour...
—Les hommes sont nombreux et tous différents les uns des autres. Avec l’amalgame des idées et des gestes de quelques-uns, l’écrivain peut créer—vraiment créer, et non reproduire—un héros que son imagination fait vivre. Mais la nature, elle, est une; et, d’ailleurs, ses aspects ne nous touchent que par la vie qui y circule et l’émotion qu’ils communiquent à notre âme. Combien moins attrayante serait une mer immobile que celle dont les vagues ondoient et dont les flots mugissent!... Quel charme moins vif aurait à nos yeux un ciel toujours strié des mêmes nuages ou éternellement bleu!... Comme notre admiration serait moins émue devant une rose pétrifiée et sans parfum que quand nous respirons cette belle fleur à la chair veloutée, à la fraîche et suave odeur!... La peinture peut-elle nous donner tout cela? Il est vrai qu’elle ne représente pas que la nature; mais les objets sans vie qu’elle nous montre sont plus factices encore et plus inertes en passant par ses mains. Elle veut enserrer un palais somptueux avec ses marbres, ses frises, ses sculptures, dans un cadre de quelques centimètres!... Elle prétend faire chatoyer la soie, rutiler l’or, scintiller les pierreries!... A quoi bon se donner tant de mal? ajouta la jeune fille, riant elle-même de son paradoxe. On achète aujourd’hui un mètre de satin pour trois francs, du «titre fixe» un peu plus cher que du cuivre, et du strass pour rien!
—O profane, profane! fit Vadim, amusé pourtant des théories de la Française qui le changeaient un peu de la gravité habituelle des conversations qu’il avait avec ses compatriotes. Au reste, ajouta-t-il sans périphrase comme sans ironie, avec toute la simplicité russe, les femmes ne comprennent rien à la peinture; c’est un art trop compliqué pour leur génie étroit...
—Rien n’est plus facile que de tirer des conclusions pareilles chaque fois que nous voulons discuter avec vous autres hommes; cela dispense d’expliquer, et, surtout, permet à la fatuité masculine de s’isoler sur le nuage de sa supériorité.
—Pour me disculper de pareilles insinuations, fit le jeune homme prenant presque au sérieux la boutade de sa compagne, je vais vous dire ce que l’on entend par l’art de la peinture, et réfuter...
—Oh! de grâce, n’en faites rien, Vadim Piétrovitch! Je connais tout cela par cœur. Mais il me plaît tant parfois, ajouta l’amie de Viéra, de jeter bas toutes les théories raisonnables et de piétiner un peu leurs ruines d’un moment! Je dois vous dire que je n’adore le convenu qu’autant que l’exige la plus stricte bienséance. Je ne veux pas me distinguer outre mesure de la foule, ni passer pour une originale, non! Ce n’est ni de ma position ni dans mes goûts; mais chanter comme mon voisin siffle, et ânonner des mots que je ne comprends pas pour paraître initiée, cela, je ne le ferai jamais!—Et maintenant, si ce n’est pas trop d’indiscrétion, passons en revue les photographies qui encombrent votre sanctuaire. Ceci?...
—Le recteur de notre université. Il serait flatté s’il vous entendait l’appeler «ceci»!
—Et ça?
—Ça, c’est Witte, notre ministre des finances. Savez-vous qu’il n’était qu’un modeste employé du chemin de fer à Kieff dans sa jeunesse? «Ça» a gentiment monté, n’est-ce pas?
—Votre carton de photographies ressemble à une boutique de Podol (quartier juif à Kieff); on y trouve de tout. Par exemple, je reconnais Cholkini qui a chanté à l’Opéra cet hiver...
—Il s’appelait Perkalik lorsqu’il n’était encore qu’un pauvre juifillon de Berditscheff. Comme titre de noblesse, lorsqu’il a eu le pressentiment de sa gloire, il a changé «percale» en «soie» (cholk) et a muni ce dernier mot de la terminaison italienne chère aux artistes du chant. Voilà la légende. Je n’en garantis pas l’authenticité, mais elle n’en court pas moins toute la Russie. Aujourd’hui, Cholkini possède en Espagne des châteaux non pas illusoires, mais de bonne et belle pierre, et chasse, dit-on, avec des ducs et des altesses. Vous voyez que la fortune sait être plus coquette encore envers un chanteur qu’envers un homme de génie...
—Serguié Nikolaïevitch... Viéra... l’inévitable Cléo de Mérode... le grand-duc Serge... Chaliapine... Gorki... continuait d’énumérer Madeleine en feuilletant le carton. C’est curieux, autant que je puis en juger par l’opinion des Russes que j’ai questionnés à ce sujet, ce dernier n’est pas autant prisé chez vous qu’à l’étranger. Il écrit très bien, cependant, et son originalité n’est pas de commande, au moins, à lui!...
—Justement, dit Vadim, nous ne pouvons oublier que Gorki a été un «bossiak» littéralement traduit «va-nu-pieds». Ses préjugés de castes sont encore trop puissants chez nous! Je vous ferai cette confidence à vous, mademoiselle, ajouta le jeune homme comiquement mystérieux. Tolstoï a perdu son prestige parmi ses compatriotes le jour où il a commencé à se vêtir en moujick...
—Qui sait si votre boutade n’a pas du vrai? répondit Mlle Burdeau. Les hommes sont si vains! Maria Pavlovna, continua-t-elle en regardant une nouvelle photographie. C’est le cinquième portrait d’elle qui me tombe sous la main...
Vadim rougit. Puis, sortant de sa droiture habituelle, il commit une petite lâcheté: il prit l’image entre ses doigts, la rejeta négligemment sur la table et dit:
—Elle a la manie de se faire photographier... O cœur humain!
Madeleine Burdeau fut plus noble, peut-être à cause de la joie que lui causa le geste de Vadim.
—Maria Pavlovna est charmante, répliqua-t-elle. Elle ne saurait trop multiplier ses portraits. Mais la voilà encore là... et ici... et là-bas, ne put-elle s’empêcher d’ajouter un peu malicieusement en montrant des cadres épars dans la chambre.
L’embarras de l’étudiant devint visible; en ce moment, sans aucun doute, il envoya à tous les diables l’innocente Maria Pavlovna et ses images qu’il n’avait obtenues pourtant qu’à force de supplications et de multiples artifices.
Redevenant magnanime, Madeleine Burdeau, sans paraître remarquer le trouble du jeune homme, continua plus loin son inspection.
—Nicolaï Sémionovitch Afanassieff, fit-elle en se penchant de nouveau sur l’album; une vraie tête de gentilhomme du steppe. Et cette jeune fille?
—Mlle Dounine.
—Elle est gentille. Tiens! une photographie de Tatiana Vassilievna que je n’ai pas vue à Vodopad. Oh! l’exquise nature! l’âme sereine qui se devine dans ses yeux si jeunes!
—Oui, dit Vadim, elle fait penser, l’aimable créature, à une de ses homonymes, la Tatiana Borrisovna de Tourguénieff. A elle aussi l’on confie irrésistiblement ses peines de cœur, ses secrets de famille. Elle aussi sait consoler vos chagrins par des mots bien sentis, et vous offre des avis toujours pleins d’indulgence. On songe de même en la voyant: «Ah! que tu es une excellente femme, Tatiana Vassilievna! Va, je ne te cacherai rien de ce qui me pèse sur le cœur!» Dans les chambres discrètes de sa datcha, on est si bien qu’on n’en voudrait plus sortir; ses meubles semblent des vieux amis; ses fauteuils ont des bras qui vous retiennent doucement... Dans ce ciel-là aussi le temps est toujours au beau fixe!
—Je n’ai pas connu de créature plus digne, fit Mlle Burdeau.
—Et dites-moi: Sachinnka, comment va-t-elle?
—Depuis son premier accès de frayeur,—vous savez, celui qu’elle eut dans la nuit qui suivit la noce de Katia,—elle est assez calme. Pourtant, elle a de temps en temps des crises de colère qui dégénèrent en véritables spasmes de fureur. La première lui a pris en voyant Ioulia. Ceci se passa chez Evlampia; c’est cette dernière qui l’a raconté à Viéra. On ne peut plus douter maintenant qu’elle aimât Danilo. Qui s’en serait aperçu auparavant? Mais, Vadim Piétrovitch, si vous saviez comme la pauvre petite perd sa beauté! J’en suis frappée chaque jour davantage. Les pommettes de ses joues sont devenues plus osseuses, ses traits plus durs, sa bouche presque bestiale, son regard vraiment effrayant.
—Cela ne pouvait manquer! dit tristement le jeune homme. L’âme n’éclairant plus le visage que d’une lumière fumeuse, l’idéalité de l’expression fait place à un jeu de physionomie grossier. On ne voit plus l’ensemble qui était harmonieux, mais des traits saillants dépouillés d’unité et rendus brutaux par l’absence de cette flamme qui illumine le visage de toute l’idéalité de la pensée.
—Ah! pauvre enfant! dit la Française d’un ton de sincère et profonde pitié. Le cœur se déchire quand on pense à la mignonne et jolie créature qu’elle était encore au commencement de l’été!... Tatiana Vassilievna n’a pas mérité une croix pareille, vraiment!
—Et pourtant, se plaint-elle? Accuse-t-elle la Providence?
—Non; mais ses yeux, Vadim Piétrovitch, ses doux yeux qui ne devraient refléter que des impressions sereines, quels regards ils ont lorsqu’ils se posent sur l’enfant de sa tendresse! Cela est plus navrant cent fois que n’importe quelle explosion de désespoir ou de révolte! Puis Katia qui part habiter Odessa; Viéra qui ne veut pas se marier...
—Ici sera justement la consolation de tante dans ses vieux jours. Ce n’est pas comme si Viéra restait fille malgré elle et que son caractère s’en ressentît; elle sera pour sa mère une amie de chaque instant.
—Et moi, dit Madeleine, s’il plaît à Dieu et à Tatiana Vassilievna, je ne les quitterai pas. Je me suis tellement attachée à elles pendant ces quelques mois de mon séjour à Vodopad, que je les considère comme ma seconde famille.
—Mais vous vous marierez, vous!
—Je ne crois pas, fit la jeune fille troublée.
Et, pour couper court à la conversation qui menaçait de prendre une tournure équivoque, elle se leva du divan sur lequel elle était assise et se mit à faire le tour de la chambre, inspectant les objets épars sur les meubles. Arrivée devant une miniature qui, seule, occupait la première planche d’une étagère, elle s’arrêta longuement et contempla avec ferveur l’ovale délicat du visage, les grands yeux bruns, la bouche coquette, les joues presque enfantines encadrées de longues boucles soyeuses et cendrées du portrait. Madeleine, d’après le souvenir de photographies vues chez Mme Erschoff, avait reconnu la mère de celui qu’elle aimait.
Oh! comme elle aurait voulu baiser le fin visage, s’agenouiller devant la grâce de celle qui avait donné le jour à l’être de son choix, épancher dans le cœur encore présent, semblait-il, de la douce mère au sourire tendre, le secret de son pur amour!
De ce portrait, les jeunes gens ne s’entretinrent pas, non plus que d’une grande photographie d’homme pendue au mur, au-dessus de l’étagère; mais l’attitude de Madeleine devant ces reliques de l’amour filial de Vadim eut cette éloquence profonde qui sait parler à l’âme. D’un regard, l’étudiant lui montra combien son silence avait su lui plaire.
—Une chose m’étonne, dit la Française au bout d’un instant et pour rompre un mutisme qui pouvait devenir gênant, c’est qu’on ne parle jamais à Vodopad du défunt M. Erschoff. Serait-il indigne de souvenir?...
—A peu près, fit Vadim. C’était un viveur fini. J’étais bien jeune quand il est mort; mais, étant plus grand, j’ai entendu raconter qu’il avait un pied-à-terre à Kieff sous prétexte d’affaires, et qu’il y passait la plus grande partie de son temps, trompant sa femme autant qu’il le pouvait dès les premiers mois de son mariage. Il l’avait cependant épousée par amour, bien que tante eût quelques années de plus que lui... Elle devait avoir trente ou trente et un ans... mais oui; voyez, elle a passé depuis longtemps la cinquantaine, et Katia, son aînée, n’est pas encore majeure... Pourtant, vous savez avec quelle indulgence la sainte femme accepte la vie; je suis sûr que tout au fond d’elle-même elle garde le plus tendre souvenir au mari qui a eu tant de torts envers elle. Si l’on ne parle pas de lui à Vodopad, c’est que les enfants ne l’ont pour ainsi dire pas connu: (il est mort, je crois, quand Sacha n’avait qu’un an et demi, Viéra trois ans, et Katia cinq), et que tante, ne pouvant rappeler la mémoire de leur père en des termes dignes d’un sujet aussi sacré, préfère se taire, surtout devant les étrangers qui peut-être sauraient... Mais, chut! voici Viéra, j’entends son pas dans l’antichambre...
En effet, Mlle Erschoff, ayant suffisamment pris part aux réminiscences conjugales de Marfa Timoféevna, venait rejoindre les jeunes gens, et, sans se douter de la cruauté de sa démarche, rompre le charme du tête-à-tête si quelconque en apparence, si décisif au fond, qui les avait unis pendant plus d’une demi-heure.
—Il faut que nous te quittions, Vad; nous avons un tas d’emplettes, à faire... Puis, ce ne serait pas gentil de consacrer moins de temps à Katia qu’à toi. Elle part demain; nous ne la verrons plus d’ici au mois de février, peut-être. Si elle avait pu rester pour Noël! Hélas! pas moyen, le congé de Serguié expire dans trois jours. Nous aurons une triste fête, frère, cette année! Mais toi, tu ne manqueras pas, au moins?
—Pour cela, tu peux en être sûre. Je ne me figure pas le jour de la «Rojdiestvo» ailleurs qu’à Vodopad.
—Et toi, Madeleine, n’oublie pas que tu te fais photographier aujourd’hui, ajouta Viéra en se tournant vers son amie.
—Je n’ai garde, fit Mlle Burdeau; une pareille corvée!
—Ton cadeau de Noël n’en sera que plus méritoire.
—Marfa Timoféevna! appela encore Viéra, donnez-nous nos manteaux, je vous prie... Adieu, Vadia, à dans une huitaine de jours, donc! Au revoir, Marfa Timoféevna!
—Au revoir, seigneuresses! Portez-vous bien! Et bonne fête de Noël, puisque nous ne nous verrons plus avant. Salutations à Tatiana Vassilievna...
—Merci, merci. Et encore au revoir, ma bonne!
—Au revoir, dit à son tour Madeleine en russe.
—Oh! comme elle a dit gentiment «dosvidanié,» dit Marfa en clignant de l’œil vers Mlle Burdeau. No, no! C’est une vraie Russe!...
Et le visage de la vieille fée redevenue bienfaisante gratifia d’un second sourire édenté la belle Française qui, décidément, avait eu l’heur de lui plaire.