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Au delà du présent...

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XI

QUI vive? demanda la voix tout éveillée de Mlle Burdeau lorsque Viéra traversa la chambre commandant le salon, qui était celle de la Française.

—Amie!

—Ah! c’est toi, Viéra?

—Moi.

—Déjà levée?...

—Comment, «déjà»? Je le suis depuis hier, levée, ou plutôt depuis avant-hier, car, chère Madeleine, la nuit avant celle-ci non plus je ne me suis pas couchée, dit Viéra en se rapprochant du lit de son amie.

«Tout comme moi,» songea Mlle Burdeau à part elle. Puis, s’adressant à Viéra:

—C’est cela que tu étais si pâle hier?

—Non, fit Viéra; tu sais bien que ce n’était pas cela! Ah! Madeleine, Madeleine, que j’ai souffert pendant cette maudite journée! Tous les tourments de ma vie s’étaient ligués contre moi pour me rendre la plus misérable des créatures: le mariage de Katia... la place de Sacha vide à notre table de famille... la présence d’Evguénï qu’il me fallait traiter en étranger, en nullité hostile à mon cœur!... Une agonie, enfin! Et j’ai dansé!...

—Même avec lui. Je t’ai vue...

—Oui, il le fallait bien... Sous quel prétexte lui aurais-je refusé? Ah! la joyeuse danse! A quoi bon un orchestre? Les battements d’angoisse de nos cœurs suffisaient!

—Il était aussi pâle que toi...

—Pauvre ami! Pauvre, pauvre!...

—Mais comment en as-tu fini avec lui, si tu en as fini?...

—Si j’en ai fini? s’écria Viéra avec fierté. En doutes-tu? Ne t’avais-je pas juré?

—Ne te fâche pas, amie. C’est parce que je comprends toute l’étendue de ton héroïsme que je viens à en douter... Jamais, non, jamais, je n’aurais cette force, moi! Eh! bien. Et alors, comment t’y es-tu prise?

—Je lui ai dit que je ne l’aimais plus, que je ne l’avais jamais aimé! répondit Viéra en écrasant deux larmes de rage aux coins de ses yeux.

—Tu aurais pu employer des moyens moins violents, lui dire que ton cœur lui restait fidèle, qu’il serait toujours pour toi l’ami le plus cher, mais que...

—Oui, une romance, interrompit Viéra, qui finirait par le duo le plus tendre! N’est-on pas vaincu d’avance lorsque l’on donne une telle prise à l’ennemi? (Étrange ennemi! Enfin!...) Si Evguénï savait que je l’aime encore, il me poursuivrait de ses prières, de ses larmes... Mon Dieu! oui, chère Madeleine; chez nous, les amoureux pleurent encore ainsi, tout simplement! Et cela, Dieu m’absolve! je ne pourrais le supporter, non! Tandis qu’ainsi, il me considérera comme une coquette, me méprisera, m’oubliera! Ce sera complet! ajouta Viéra dans un sourire plein d’amertume.

—Oh! les choses n’iront pas si vite en besogne, ma pauvre petite! On ne renonce pas ainsi, d’un coup, aux rêves qui furent chers, même si l’objet qui faisait leur valeur a perdu un peu de son prestige. On caresse en eux les chimères qu’ils étaient, la joie qu’ils nous ont donnée!... Avant qu’Evguénï parvienne à t’oublier et à ne plus souffrir, il passera de l’eau sous le pont, comme on dit chez nous.

—Tu es une consolatrice hors de pair, Madeleine, fit Viéra brièvement.

—C’est que je t’aime, ma chérie, que je veux ton bonheur, et qu’il me semble que tu le sacrifies à des choses si douteuses... si aléatoires!...

—Ce que dicte une conscience loyale ne saurait mentir! Ma conviction est faite; tu me tenteras donc en vain, prêcheuse d’amour!

—Et si je te disais que mes perfides avis n’étaient faits que pour éprouver ta vaillance?... Que tes convictions sont les miennes?... Que je t’approuve... Que je t’envie! s’écria Madeleine Burdeau en attirant Viéra tout près d’elle pour la presser sur son cœur. Oui, j’ai réfléchi à ce que tu m’as exposé l’autre jour; j’ai reconnu le large but de ce que j’appelais tout au fond de moi tes utopies, et je te donne cent fois, mille fois raison!

—Enfin!

—Oui. Je ne te troublerai plus de mes conseils frivoles. Tu as en moi, depuis ce moment, la plus fidèle alliée, et, si cela était nécessaire, la protectrice la plus dévouée de tes idées!

—Même contre moi-même?

—Même contre toi.

—Jure-le, Madeleine!

—C’est fait.

—Alors, je te dirai tous mes doutes, toutes mes luttes; cela me soulagera, car il y a des heures, enfin, où le cœur se révolte, où l’âme brisée n’a plus la force de combattre... Et être seule pour vaincre en de pareils moments!...

—As-tu fait part de tes vues à Vadim Piétrovitch? interrogea Madeleine Burdeau avec un peu d’hésitation.

Viéra fit signe que oui.

—Et quelle est son opinion, à lui?

—Au fond, je crois qu’il m’approuve, bien qu’il m’ait opposé plusieurs objections.

—Lesquelles? Elles doivent avoir plus de valeur que les miennes, puisqu’elles relèvent de la science... du moins je le suppose.

—Eh! justement; les froides notions de la science peuvent-elles prévaloir sur les élans impérieux de l’âme?... D’ailleurs, voici la manière de procéder de Vadim: «Il est prouvé par statistique que... Pourtant, il ne faudrait pas en conclure que... Plusieurs aliénistes affirment que... D’autres, au contraire, sont d’avis que...» Enfin, impossible de sortir de là avec une conviction quelconque!... Mon raisonnement, à moi, simplifié depuis que je réfléchis beaucoup à ces choses, se résume à ceci, et se montre d’une logique qui suffit à mes convictions pour ne plus s’écarter de la route que ma conscience leur a tracée: depuis aussi loin qu’on peut remonter dans la famille des Douganovski, qui est celle de ma mère, c’est-à-dire depuis six générations, y compris la mienne, chaque étape de ces générations a été marquée par un ou plusieurs cas de folie. Donc, il est bien avéré que la folie est héréditaire dans notre race. La folie héréditaire, comme toutes les tares ataviques, est presque impossible à guérir; donc, pour empêcher qu’elle sévisse, il n’y a qu’un moyen à employer, c’est d’empêcher qu’elle existe. Or, comment mettre en pratique ce moyen? En supprimant la race qui produit cette tare, c’est-à-dire en ne créant plus de descendants; c’est-à-dire, pour les représentants de cette race, en renonçant au mariage... L’on se donne tant de peines pour guérir le mal qui existe! N’est-il pas plus simple de l’empêcher d’être?... Plus simple et plus humain! D’ailleurs, ici, nous n’avons pas le choix: la pitié la plus élémentaire nous interdit d’opter pour autre chose que pour le second point... Je n’oserais, pour ma part, méconnaître sa loi... Et la meilleure preuve de la droiture de mes idées, c’est que quand je songe à m’insurger contre elles, la paix de ma conscience s’évanouit du coup... Oh! cela arrive plus souvent qu’à son tour! ajouta la jeune fille en souriant. Qu’on a de mal à faire son devoir, Madeleine!

—Oui, mais qu’on a de joie quand on a su le faire!

—Avec tout cela, je t’ai éveillée de bien bonne heure, ma pauvre amie!

—Il y avait longtemps que je l’étais; aussi longtemps que toi, laissa échapper Madeleine Burdeau.

Puis, devant l’étonnement de Viéra:

—Oui, ajouta-t-elle, j’ai tant pensé à tes confidences, à Katia, au bonheur que son mariage lui apportait, à la déception qu’il te donnait à toi, que je n’ai pu fermer l’œil ni hier ni aujourd’hui...

Cette hypocrisie coûtait un peu à Mlle Burdeau; mais comment avouer que la présence de Vadim à Vodopad mettait son cœur en tel émoi que le sommeil de deux nuits en avait été compromis?

—Alors, tu as entendu Sacha?

—Non...

—C’est vrai, notre chambre est assez éloignée de la tienne... Ah! si tu l’avais vue, la pauvre petite! Elle a eu un accès d’épouvante affreuse! Elle se rappelait la chute de Danilo... Maintenant je suis certaine qu’elle a pris une part active à ce malheur. Elle criait éperdue: «Béréguiss! Béréguiss!» Or, tu sais que c’est par cet avertissement que nos conducteurs russes font se garer les gens qui se trouvent sur la route de leurs véhicules. Qui sait si le malheureux garçon ne le lui a pas lancé, ce cri? Et si, voyant qu’elle ne s’écartait pas assez vite pour éviter ses chevaux, il ne s’est pas jeté de propos délibéré dans l’abîme ouvert au bord de la route, pour lui sauver la vie, à elle? Je ne puis m’expliquer qu’ainsi comment elle se trouvait dans la fosse quand Akim a découvert le corps de Danilo, et pourquoi elle a crié tantôt: «Béréguiss!» avec cet indescriptible effroi.

—Cela peut-être, fit Madeleine Burdeau rêveuse...

—Ah! Madeleine! Songer qu’elle a été la cause d’un tel malheur!... S’attendre, dès à présent, à chaque instant, à des scènes comme celle de cette nuit!

—C’est affreux.

—Mère a tout entendu...

—Oh!

—Oui. Heureusement, maman tient de sa foi si ardente une résignation qui lui permet de supporter l’épreuve; puis elle a, malgré la vivacité de sa tendresse, des sautes un peu puériles d’impressions qui la font vite oublier... A peine Sacha s’était-elle calmée qu’elle me parlait déjà avec ravissement de ses petits enfants à venir! Tu penses si elle a été bien reçue!...

—La délicieuse femme que Tatiana Vassilievna! fit Mlle Burdeau. Elle est d’une candeur!

—C’est un ange, conclut Viéra.

—Que tu effarouches quelquefois...

—Mais que j’aime à la folie. On ne peut se figurer avec quelle douceur elle nous a élevées. Jamais sa bouche n’a dit: Je veux! Et elle était belle!...

—Cela se voit encore. Tu lui ressembles, du reste.

—Dis-moi la pure et sincère vérité, Madeleine, suis-je belle?

—Non, pas belle, belle dans le vrai sens du mot; mais charmante, attirante au possible. Tes admirables cheveux cendrés d’une teinte si rare, tes yeux bleus... de quel bleu dirai-je?... Ah! j’y suis! du bleu honnête et clair de la fleur de gentiane; ton teint pâle, ta taille menue, sont un ensemble de grâce et d’harmonie parfaites.

—Alors, tu comprends que l’on m’ait aimée!

—Coquette! Et moi?

—Oh! oui, que je le comprends!

—Mais non! Je te demande comment je suis faite.

—Au premier abord, tu as l’air un peu déesse... un peu inaccessible... Le casque de tes cheveux noirs, ta taille qui paraît très grande et qui n’est en somme que moyenne; tes yeux sévères, ta démarche lente, imposent. Puis, d’un sourire, tu apprivoises les mortels!... Je crois que l’on peut dire de toi que tu es belle, classiquement belle. Tu as dû avoir beaucoup de succès dans ta carrière d’institutrice en Russie? Avoue-le, Made!

—Oui... Mais lesquels! fit la Française avec dégoût.

—On ne t’a jamais demandée en mariage?

—Si, une fois.

Et Mlle Burdeau se mit à rire, malgré l’amertume dont les questions de Viéra venaient de remplir son cœur.

—Et... peut-on savoir?

—Qui? Mais pourquoi pas? Un garçon coiffeur, ma chère!

—Oh!

—Parfaitement! J’achetais toujours ma parfumerie dans le même magasin, tiens, à Kieff, au coin de Kreschatik et de Nikolaïevska. Or, un salon de perruquier, comme vous dites, est attaché à l’établissement, et dans ce salon travaillait, travaille encore un Adonis en tablier blanc qui, par la porte ouverte sur le magasin, guettait les belles clientes, et que mes charmes ont conquis!... Profitant d’un dimanche qu’il était seul à la boutique—les autres employés ayant eu probablement congé—et où j’avais eu besoin de faire emplette, il me fit à brûle pourpoint sa déclaration, et me demanda de vouloir bien l’accepter pour époux!... Je l’entends toujours qui me répète—car j’étais trop saisie pour couper court tout de suite à sa tirade—: «Ia vas loublou! Ah! kak ia vas loublou! (Je vous aime! oh! combien je vous aime!

—Oh! fit Viéra! que tu as dû être indignée!

—Que non, ma chérie; tu te trompes, répondit Madeleine Burdeau avec tristesse. La grossièreté des aveux que j’avais eu à subir jusqu’alors me fit presque trouver touchante cette proposition, déplacée, il est vrai, mais honnête, au moins, et si sincère!... Le pauvre diable! il s’était probablement renseigné sur mon compte, et me sachant institutrice—c’est-à-dire subalterne—et pas riche,—comme lui sans doute,—il ne voyait pas en quoi sa démarche pourrait m’offenser!... Si je n’avais eu que des humiliations de ce genre à souffrir!...

—Alors, c’est triste d’être institutrice?

—Souvent. En tout cas, dans cette carrière, le plus grand défaut qu’on puisse avoir, c’est d’être belle... quand on n’est pas intrigante en même temps!

—Et celui que tu aimes à présent, Made, interrogea Viéra tout bas en se penchant vers son amie?...

—Oh! celui-là ne m’a jamais mésestimée, ni offensée!... C’est l’être le meilleur, le plus noble qui soit, répondit Madeleine Burdeau avec chaleur! Mais je l’aime, lui, et il ne m’aime pas... C’est encore pis ainsi... Eh bien! non! corrigea-t-elle au bout d’un instant, même dédaignée, même sacrifiée, je n’ai pas à me plaindre! Je sais ce que c’est que le pur amour! Je suis fière de celui que j’aime et du sentiment qu’il m’inspire! Tout est bien. Au moins j’aurai vécu!... C’est que j’ai vingt-six ans, ma chérie!

—Tu ne les parais pas.

—N’importe! je les ai... et la jeunesse s’enfuit à grands pas!

—Comment est-il au physique, celui que tu aimes, demanda Viéra intriguée?

Ici, Madeleine Burdeau se troubla un peu; puis souriant pour donner un air léger au compromis de sa franchise, elle se mit à tracer l’inverse du portrait de Vadim.

—Assez petit,... blond,... barbe à la russe,... yeux bleux,... teint hâlé...

—Et Russe, lui aussi, comme sa barbe?

—Russe.

—Et ce petit homme blond n’aime pas la déesse que tu es?

—Apparemment.

—Peut-être n’ose-t-il pas te déclarer ses sentiments? Peut-être lui as-tu...

—Ne ruine pas ton imagination à lui faire des emprunts pareils, va, ma petite Viéra, interrompit la Française, mi bonne-enfant, mi-amère! Il aime ailleurs, voilà le hic!

—Le hic?...

—Tu ne comprends pas cette expression? Cela veut dire: Voilà le cheveu...

—Dans la soupe?... demanda Viéra, riant de l’explication.

—Dans la soupe! Tu as parfaitement saisi. Oh! l’intelligente élève!

—Mais est-il aimé, lui, de celle qu’il aime?

—Je le crains.

—Et elle est aussi jolie que toi?

—Elle est charmante.

—Je te plains, ma pauvre Made!

—Il y a de quoi, fit la Française tristement gouailleuse. Mais assez parlé de ces choses, ma chérie. Si tu le permets, je vais me lever, je ne ferai qu’une toilette sommaire et nous irons déjeuner. Hélas! les soucis du cœur n’empêchent pas les besoins plus grossiers de guetter nos instincts... J’ai horriblement faim!

—Ceci est d’autant plus sage, dit Viéra, que Vadim retourne à Kieff par le train de dix heures, et que personne, après la journée harrassante d’hier, n’a songé à lui faire préparer un déjeuner un peu substantiel; or, il est tellement, lui, insoucieux de ces choses, qu’il partirait sans manger plutôt que de se donner la peine de commander lui-même son repas. Tiens! mais nous pourrions le conduire à la gare; nous mettrons simplement nos pèlerines sur nos vêtements de matin. Cela te convient-il?

Madeleine Burdeau répondit: «Oui» d’une voix qu’elle s’efforçait de garder naturelle; mais, dans sa hâte à se lever, dans ses yeux rayonnants, un observateur moins occupé que Viéra de ses propres pensées eût reconnu une joie débordante bien en désaccord avec le ton d’indifférence aimable dont ce mot avait été prononcé...

Une heure plus tard, les deux amies étaient installées en compagnie de Vadim Piétrovitch dans la calèche qui reconduisait le jeune homme à la gare.

Des deux chevaux, l’un était ce même «brûlé» qui avait réussi à sauter librement dans la fosse au charbon de bois, lorsque Danilo s’y était précipité avec son attelage, et qui avait regagné sain et sauf l’écurie.

Mme Erschoff, craignant de nouveaux accidents,—car personne, sauf Viéra (et Mlle Burdeau depuis ce matin) ne soupçonnait la véritable cause de la catastrophe du silo,—avait voulu le vendre; mais Andreï supplia tant et si bien, mettant toute la faute sur ce «maladroit de Danilo qui n’avait jamais su mener un cheval», que la faible Tatiana avait dû enfin céder à ses instances. Et, chose à remarquer, depuis que le «brûlé», la moins aimée auparavant des bêtes d’Andreï, était sorti indemne de la tragique équipée de la fosse, celui ci était devenu plein d’égards pour le cheval; il lui témoignait à tout propos une affection jalouse, une prédilection marquée sur les autres hôtes de son écurie... On eût dit la tendresse reconnaissante d’une mère pour un enfant qui vient d’échapper à un grand péril!

Plus de coups de fouet, plus de reproches, plus d’injures capables de froisser l’amour-propre d’un cheval. Quand le «brûlé» avait envie de faire le paresseux, on allait au pas; quand il lui prenait la fantaisie de courir, ses compagnons devaient le suivre... En un mot, le récalcitrant Andreï n’obéissait plus spontanément qu’à une seule créature au monde, et cette créature, c’était le «brûlé»!

Quant à la télègue, on ne l’avait même pas fait réparer. Tatiana Vassilievna, trouvant qu’un souvenir trop lugubre s’y rattachait, n’avait pas voulu la garder; elle en avait fait cadeau à un pauvre moujik ravi qui l’avait transformée lui-même, avec l’ingéniosité russe, en chariot de corvée...

—Eh! frère, tu vas me faire manquer mon train, cria Vadim remarquant la lenteur de l’équipage.

—Que faire, barine? Mes chevaux sont fatigués... ils ont tant trotté hier.

—Donne-leur un bon coup de fouet, ça les ravigotera!

—Et comment, faut-il aussi vous jeter dans le fossé?

—Andrioucha! cria Viéra avec colère.

Andreï rougit et fit claquer son fouet, mais mollement, pour cacher sa déconvenue.

—Je sais bien, moi, pourquoi cette animosité sournoise contre le pauvre Danilo, dit Mlle Burdeau, en français, naturellement. Il courtise Ioulia...

—Est-ce possible! s’exclamèrent à la fois Vadim et sa cousine.

—Je les ai surpris ensemble l’autre jour, en revenant de chez Natalia Grigorievna, il la tenait par la taille... elle souriait.

—Deux mois après la mort tragique de son fiancé! Mais c’est abominable, s’indigna Viéra.

—Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire aussi moi-même quand elle m’a dépassée, seule, un instant après dans le chemin. Elle s’est un peu troublée, mais bien vite remise, m’a répondu par l’éternel «Que faire?» des Slaves... «Que faire? barichnia, il est mort; nous n’y changerons rien!»

—Au fait, dit à son tour Vadim, c’est une réponse très sage.

—Oh! Vadim Piétrovitch, murmura Madeleine Burdeau, saisie.

—Je vous scandalise, mademoiselle? Eh! pourquoi voulez-vous que nos paysans envisagent la vie d’une autre façon? S’ils prétendaient s’arrêter à chaque mécompte, à chaque adversité qui les visitent, ils auraient trop à faire! Un malheur est-il arrivé? Avec la grâce de Dieu et leur insouciance, ils tâchent de le réparer au plus vite; ils n’ont pas de temps à perdre, eux, en sentimentalité vaine!

—Mais ici, ce ne serait que de la décence.

—Ou de l’hypocrisie. Ioulia a aimé Danilo parce qu’il était jeune, parce qu’il était beau, parce qu’il lui a dit qu’il l’aimait... C’est le plus souvent ainsi que l’amour naît au cœur des filles. Aujourd’hui que Danilo n’est plus là, Andreï, non moins jeune, non moins bien campé que lui, redit à son tour à l’oreille de Ioulia les éternelles paroles. Qu’elle l’écoute, elle dont le cœur primitif n’a pas nos raffinements de civilisés, c’est dans l’ordre de la nature.

—Alors, vous comprenez que l’on change ainsi d’amour comme de... robe? demanda Madeleine Burdeau déçue.

—Je comprends... je comprends... jusqu’à un certain point. Enfin, d’une paysanne de dix-huit ans cela ne m’étonne pas.

—Ma chère Madeleine, dit Viéra en riant, tu as l’air d’une vestale qui vient de constater que son feu s’est éteint!

La Française rougit, puis à son tour ébaucha un sourire.

—Vous êtes si intransigeante que cela sur les questions d’amour, mademoiselle? demanda Vadim.

—J’avoue qu’en cette matière je suis pour l’unité.

—Moi aussi, dit Viéra vivement.

—Que de veuves éplorées, que de filles dédaignées, que de cœurs délaissés votre système condamne à un deuil éternel!

—Eh bien! et où serait le mal? interrogea fièrement Madeleine Burdeau.

—Dans une orgie de mécontentements, de bouderies, d’aigreurs...

—Le cœur qui n’est pas aimé est-il nécessairement plein de tout cela?

—Le plus souvent.

—Vadim Piétrovitch, dit lentement la jeune fille, mi-narquoise, mi-grave, seriez-vous malheureux en amour? Vous êtes, ce matin, si impatient, si taquin!...

L’étudiant s’inclina en signe d’affirmation.

—Oh! quel trio! fit Viéra, malgré elle.

Vadim sourit, et embrassa la calèche d’un regard circulaire.

—Tous les trois? questionna-t-il. C’est parfait!

—C’est hier que nous eussions formé un joli groupe! dit Viéra. Evguénï, toi, frère... Maria Pavlovna...

—Pourquoi Maria Pavlovna, interrompit vivement l’étudiant, t’a-t-elle fait des confidences?

—Mais n’est-ce pas connu de tout le monde qu’elle est affreusement délaissée par son mari?

—Ah! c’est de cela qu’il s’agit, fit le jeune homme en respirant.

—Et de quoi voulais-tu que ce fût, puisqu’elle est mariée? répondit ingénument Viéra.

—Tu as raison, sœur.

Madeleine Burdeau, elle, regardait Vadim avec douleur, et son cœur répétait tout bas: «Comme il l’aime! Ah! comme il l’aime!» ce en quoi le cœur mal informé se trompait, en somme, car Vadim était plus piqué par la réserve de la jeune femme, plus apitoyé sur sa grâce meurtrie, et plus attiré vers elle par un désir physique de vaincre sa longue résistance, qu’il ne l’aimait au vrai sens du mot.

—Vadim Piétrovitch, dit l’amie de Viéra au bout d’un instant de silence, je crois que vos arguments de tout à l’heure en faveur de Ioulia n’étaient qu’une théorie fantaisiste et non la démonstration de vos principes à vous. Vous me semblez être un fidèle, Vadim Piétrovitch!

Elle avait mis tant de tendresse et de mélancolie inconsciente dans ces mots, que l’étudiant troublé la regarda longtemps sans songer à lui répondre. Madeleine, gênée de la persistance avec laquelle les yeux du jeune homme restaient fixés sur elle, détourna la tête, et se mit à parler avec Viéra de choses indifférentes.

La calèche arriva ainsi devant la modeste gare de Tiétiéreff qui dessert Vodopad, au moment où le dernier coup de cloche annonçait le départ immédiat du train. Vadim n’eut que le temps de descendre de voiture et de faire l’assaut d’un wagon sans prendre de ticket.

—Au revoir, mademoiselle!—Viérotscka, au revoir!

—A bientôt, Vad! lui cria Viéra. Nous irons à Kieff un de ces jours. Bonne route!

—Au revoir, Vadim Piétrovitch, lança Mlle Burdeau à son tour.

—Quel air rayonnant tu as, Made, dit Viéra à la Française lorsque Andreï eut fait faire demi-tour à son attelage, et que la calèche roula de nouveau sur le chemin de la datcha! Tu vois, j’ai eu une bonne idée; cette promenade matinale t’a fait joliment du bien!

—Oui, acquiesça Madeleine de la tête.

Et tout bas elle se répétait à elle-même avec délices: «Oh! oui, oui, que cette promenade m’a fait du bien... plus que tu ne le crois, ma petite amie!»

Ceci était le résultat de la dernière attitude de Vadim.

Éternel grand enfant que le cœur! Une parole, un sourire, moins que cela, un regard, et le rouleau magique du cinématographe qu’est la vie change pour lui ses aspects moroses en images riantes, ses paysages déserts en oasis fécondes! Ah! que le cœur qui aime est donc puéril! Et combien peu de chose il lui faut pour être consolé.


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