Au delà du présent...
XIII
DURANT les quelques semaines qui suivirent les fêtes de Noël, nul événement marquant ne vint rompre la monotonie de la vie à Vodopad.
Monotonie tout apparente, il est vrai, car chacune des habitantes de la datcha ne portait-elle pas en elle-même autant d’impressions et d’aussi mouvementées qu’il en faudrait pour écrire plusieurs livres?...
Quelles que fussent ces impressions, du reste, toutes devaient s’effacer au commencement de l’année 1904 devant la nouvelle solennelle et tragique qui, dans la nuit du 26 au 27 janvier (Date russe vieux style), éclata sur tous les points du vaste empire, balayant de ses flammes brûlantes tout ce qui n’était pas héroïsme exalté et séculaire patriotisme aux cœurs croyants des sujets du tzar.
La guerre était déclarée entre le Japon et la Russie!
Certains que les négociations échangées depuis le 30 juillet 1903 entre les deux pays finiraient par s’arranger diplomatiquement, ignorants des lenteurs exaspérantes que leur empereur mettait dans ses réponses aux exigences du Mikado, mal renseignés par les journaux sur les prétentions des Nippons, s’imaginant que le départ de l’ambassadeur du Japon pour Berlin, le 24 janvier, n’était qu’une ruse, un incident négligeable qui ne devait les alarmer en rien, les Russes étaient plongés dans une sécurité trompeuse.
Quand, dans la nuit du 26 au 27 janvier, l’escadre de l’amiral Togo, composée de douze vaisseaux de guerre et de quelques torpilleurs, dépassa le port chinois de Chi-fou et s’approcha silencieusement de la baie qui défend Port-Arthur, la ville forte, elle-même, dormait, les vaisseaux de ligne et les croiseurs chargés de défendre son port imprudemment baignés par les rayons du projecteur électrique placé sur le navire de surveillance, et la mer éclairée par le phare de la côte, comme pour montrer le chemin à l’ennemi!
Aussi, quel réveil pour la ville, lorsque éclata la première des treize torpilles lancées par les Japonais contre les croiseurs russes! Et quelle agitation intense dans tout le gigantesque empire, lorsque les dépêches du matin annoncèrent l’attaque de Port-Arthur que les journaux n’eurent garde, pourtant, de présenter comme aussi désastreuse qu’elle le fut en réalité!
Les Russes, cependant, étaient pleins de confiance dans l’issue de la guerre. Habitués à vaincre, ils ne voulaient pas admettre que les «nains», les «sauvages», les «singes jaunes», comme le peuple appelait les Japonais, les vainquissent à leur tour...
Les organes de la presse, remplis de mensongères nouvelles, ne relatèrent jamais exactement les faits. Si un navire de guerre russe avait coulé, il n’avait reçu qu’une légère atteinte et était en réparation dans les chantiers; si, par contre, un navire japonais n’avait souffert que d’une éraflure, il était, d’après les journaux, gravement endommagé et hors d’état de combattre. Parfois, la nouvelle d’un désastre, émanant de source privée, venait assombrir les fronts; mais l’abattement ne durait point. Dédaigneux, les Russes répétaient: «Eh! que signifie une défaite partielle; toutes les guerres n’en doivent-elles pas compter?... D’autant plus éclatante sera la victoire!»
Hélas! et la victoire n’arrivait pas... Deux ou trois fois les journaux rapportèrent un succès qu’ils grossirent de toute leur éloquence officielle; des manifestations enthousiastes s’organisèrent dans les rues (instiguées, le bruit s’en répandit plus tard, par les autorités des villes qui voulaient, à leur tour, donner le change au peuple); l’hymne national retentit dans sa solennité mélancolique; des hourrahs furent criés à tue-tête, des actions de grâce au dieu des combats se chantèrent en chœur dans les églises. Touchante, mais dangereuse illusion qui sombrait le soir à la réception de dépêches aux nouvelles officieuses,—et pourtant alarmantes,—ceci, chacun le sentait vaguement dans son for intérieur, sans vouloir l’exprimer...
Quoique la datcha de Vodopad ne fût habitée que par des femmes, tout ce qui touchait à la guerre y était suivi avec une fiévreuse anxiété. D’abord, parce que le patriotisme n’a pas de sexe; ensuite, parce qu’elles savaient bien, les aimantes et pitoyables créatures, que les affections de famille, les liens de l’amitié et d’autres sentiments plus doux encore, sont redevables d’un sanglant tribut à la lutte héroïque et cruelle qui défend la grandeur de la patrie menacée...
Elles murmuraient tout bas les noms chéris que l’ordre d’un chef, le classement de la mobilisation, la soif du dévoûment, pouvaient appeler à la sinistre gloire: Serguié... Evguénï... Vadim... et, combattant vainement une faiblesse qui leur semblait honteuse au milieu de la poussée d’héroïsme qui soulevait en ce moment la Russie tout entière, leurs cœurs frissonnaient d’angoisse et de frayeur.
—Madeleine, disait tout bas Viéra à son amie, ah! Madeleine! s’il allait partir, lui; si, sans être forcé par un ordre supérieur, il allait s’engager dans l’armée de Mandchourie comme volontaire, de quel remords se compliquerait alors mon sacrifice! De quel effondrement piteux s’anéantiraient mes belles résolutions!... Oui, je sens que de le savoir courir vers la mort en me croyant infidèle, rien ne pourrait m’empêcher de lui crier mon amour et de nouvelles promesses!...
—Ne va pas ainsi au-devant de l’avenir, ma chérie, répondait la Française. Si Dieu a des desseins sur toi, il les accomplira envers et malgré tout. Attends et espère...
—Madeleine! Madeleine!...
Ce cri de détresse retentissait cent fois par jour, et cent fois lui répondait un regard navré et profond qui semblait dire: «Et moi, ne souffré-je pas? N’ai-je pas les mêmes angoisses et les mêmes inquiétudes que toi?»
Quand arrivait le journal, une lettre, un télégramme, tous les cœurs se mettaient à battre avec une violence insupportable; les joues devenaient pâles, et les mains n’osaient se tendre pour rompre les cachets... On se signait; puis, avec un nuage d’inquiétude qui obscurcissait la vue, les dépliant enfin, on en lisait le texte... Rien encore de personnel, cette fois! On respirait!... Mais quand les pages tant redoutées faisaient pressentir un désastre patriotique, sous les paroles cauteleuses et les fleurs de rhétorique du compte rendu, quelle ardeur soudaine d’héroïsme et d’abnégation enflammait les cœurs de Tatiana et de sa fille!... Inconscient égoïsme par lequel ont passé toutes les mères et toutes les amantes!... Puisque personne des leurs n’était en jeu, elles désiraient que la guerre continuât, que les combats devinssent plus sanglants pour être plus glorieux; que les hécatombes de héros se multipliassent pour que l’invincible patrie triomphât cette fois-ci encore!...
—Maman! une lettre d’Odessa.
—Donne, enfant.
Et les regards des yeux inquiets se croisent; les joues redeviennent pâles, les cœurs tressaillent comme chaque fois que l’hôte angoissant, nommé le Nouveau, se montre...
—Grâce à Dieu, rien encore aujourd’hui, murmurent ensemble la mère et la fille, rassurées par les premières lignes de l’épître.
—Made, il faut que je te traduise cela mot à mot, dit Viéra à Mlle Burdeau quand elle eut fini de lire; que c’est intéressant! Un fragment de lettre qu’un ami de Serguié, témoin de la première attaque de nos vaisseaux à Port-Arthur, lui écrit. Viens dans ma chambre.
Installées dans l’asile discret qui semble aménagé pour servir de refuge aux causeries confidentielles et aux lectures profondes, les jeunes filles recueillies s’apprêtent, l’une à traduire, l’autre à écouter les exploits des héros des deux races, qui se heurtèrent dans la nuit mémorable du 26 au 27 janvier devant Port-Arthur, comme les nuages attirés par des courants contraires, exhalant, eux aussi, leurs tonnerres et leurs foudres!
«Le soleil couchant, commença Viéra, éclairait la flotte russe assemblée en trois rangs.»
—Tu comprends, c’était le soir du 26, interrompit-elle en relevant la tête...
—Oui, oui, va...
«Du navire amiral, un coup de canon donne, comme d’habitude, le signal de baisser le drapeau de guerre, tout blanc, avec une croix de Saint-André bleue. Le son perçant du fifre convoque les gens de chaque vaisseau sur le pont, et en présence des officiers et des hommes qui présentent les armes, le drapeau se baisse avec le cérémonial prescrit. A six heures, les gens ont soupé, et quand ils finissent de chanter la prière du soir, le fifre, jouant derechef, annonce qu’après le travail du jour l’heure du repos est arrivée. La vie sur le navire semble morte. Seuls, les pas cadencés du veilleur qui, de temps en temps, jette un regard sur l’eau éclairée par le projecteur, rompent le silence. A droite, à l’ouest, la gerbe de lumière du phare... De la ville arrivent les bruits confus de la nuit qui commence... Personne ne soupçonne l’approche de l’ennemi. L’officier vigie du croiseur Pallada, impatienté de ce calme, s’entoure plus étroitement de son manteau pour se mieux préserver du froid.
«A onze heures trente sept minutes, à travers la lumière du phare, dans la direction de Liaotchang, il remarque pourtant quelque chose d’anormal. Il ordonne alors de diriger le réflecteur de ce côté, et voit s’approcher un torpilleur non éclairé, suivi de trois autres qui se retirent immédiatement du rais de lumière, et regagnent les ténèbres. Comme tout cela ne lui dit rien de bon, il informe le capitaine de ce qu’il a vu...
«Les torpilleurs découverts s’approchent maintenant avec une grande vitesse, et le premier lance une torpille, mais qui passe à côté du croiseur, sur la gauche, sans l’atteindre. La sonnette d’alarme retentit dans la nuit silencieuse, appelant les gens aux armes, et attirant l’attention de l’escadre contre le danger qui s’approche... Les canons des croiseurs crachent une grêle de projectiles contre les torpilleurs japonais qui, de leur côté, lancent encore trois torpilles contre le Pallada. Une d’elles atteint le croiseur au milieu du bâbord, non loin de l’endroit où se trouve la machine. Le Pallada se soulève et se penche sur le côté comme mû par un ressort lentement détendu... On fut obligé d’éteindre le feu qui se montrait dans la cale au charbon, opération durant laquelle quatre matelots furent asphyxiés et un cinquième tué par un éclat de fer.
«Le Pallada, pour éviter le danger de couler, se rapprocha de la côte, où l’on pourrait réparer la brèche que la torpille lui avait faite.
«Sur ces entrefaites, les cuirassés Retvisan et Tsésarevitch furent atteints à leur tour. Le Tsésarevitch souffrit le plus et, en s’approchant du bord, dut faire un signal pour qu’on lui envoyât des canots.
«A deux heures du matin, les Japonais, ayant fait l’assaut trois fois en suivant, se retirèrent, poursuivis par les croiseurs Askold et Novik.
«A trois heures, la lune jaunâtre éclaire les navires russes sur lesquels personne, tu le penses bien, ne songe à se reposer de crainte d’un nouvel assaut.
«Et en effet, le matin, l’amiral Togo revient avec une escadre renforcée de six croiseurs et de six navires de guerre.
«Nos vaisseaux, sous les ordres du vice-amiral Stark, se rangent en ordre de combat, protégés par les forts de Port-Arthur. Nous avons treize grands navires et quinze torpilleurs. Lorsque l’ennemi est à environ huit mille mètres, le premier coup de canon résonne et donne le signal de la bataille, qui s’engage des deux côtés avec acharnement.
«Les Japonais ont le plus à souffrir à cause du feu des forts. Pourtant, ils s’avancent bravement, semant la mort et les dégâts.
«Notre pauvre batterie est sans cesse couverte d’éclats de grenades. Les engins meurtriers font un bruit infernal, et, à cause de la trépidation qu’ils produisent, tout le monde gagne de violents maux de dents. Sans doute les nerfs des oreilles étaient-ils irrités outre mesure.
«Personne ne pense à la mort. Avec la première grenade qui tombe sur notre batterie, s’envolent les souvenirs, les souffrances, les songes... Le spectacle est grandiose! La journée est claire et chaude, la mer est irisée de scintillants reflets, on croirait voir les vibrations de l’air... A l’horizon lointain se dessinent des points vagues... ils grossissent... ils s’approchent... Un, deux, trois... quinze!
«Les points sont alignés, toujours plus près et plus près, gris au commencement, à présent bruns. Ils sont encore loin...
«Tout à coup, un petit nuage blanc. Boum!... Nous attendons avec impatience de voir où tombera le projectile. Notre batterie est disposée sur un rocher qui surplombe la mer. A nos pieds se trouve le vaisseau-amiral, le Peresviet. Le projectile tombe à côté de lui, fait rejaillir l’eau qui scintille au soleil, et retombe sur le pont.
«Les matelots se reculent... De nouveau, un nuage!... Le projectile siffle au-dessus de nos têtes. Derrière, sur la montagne, une effroyable explosion se produit... Un troisième nuage!... Une attente fiévreuse... Je vécus cent vies dans cette seconde. Mon corps était devenu comme impondérable: dans mon cœur une angoisse, dans ma tête une question: «Comme ils tirent si bien, cela arrivera peut-être sur notre batterie?...»
«Le projectile éclate juste contre la paroi de notre rocher.
«Ce coup fut pour nous le signal. Dix batteries de la terre ferme et tous les navires répondent à ce salut.
«Ce qui se passa alors, il est difficile de l’écrire!... La mer devint entièrement blanche d’écume; elle bouillonnait sous les projectiles. On n’entendait pas le commandement. On donnait des ordres aux soldats en leur criant à tue-tête dans les oreilles, et l’on voyait qu’il était impossible de dominer cet abominable bruit. Plus de cent cinquante canons jouaient cette bataille, semant partout la destruction et la mort. La vapeur, la fumée, la poussière aveuglent; l’effroyable grondement des projectiles déchire les oreilles; en un mot, le combat est une orgie inouïe et sauvage!
«Tout à coup, un terrible cri de douleur retentit. Un éclat d’obus a enlevé le nez d’un soldat. Du sang... les infirmiers... les brancards de la Croix-Rouge... Je sens que l’on me touche le bras, je me retourne. Un soldat très pâle me regarde d’un air dément, ses lèvres se meuvent comme s’il voulait parler; il fait des efforts surhumains pour me dire quelque chose, mais ne peut y parvenir. Enfin, il me montre du doigt le bas de la montagne. Je comprends qu’il s’est passé quelque chose à l’endroit où une petite batterie de canons-revolvers, située juste au-dessous de nous, lançait par minute environ mille deux cents balles.
«Je descends au plus vite, et vraiment, ici, le diable s’en mêlait!
«Au milieu de la batterie et des servants, un projectile a éclaté. Un soldat gît, le ventre déchiré; un autre a la tête aplatie; un troisième marche lentement, soutenu par deux camarades. Un canon d’acier est brisé comme une paille. La vue est poignante! Et du sang, partout du sang!... J’ordonne d’emporter les cadavres, et je remonte à ma batterie.
«Là, comme auparavant l’enfer règne...
«Et pourtant, la bataille aussi eut sa fin... Les Japonais se retirent, la fumée se dissipe, et le soleil brille de nouveau... Mais sur quoi tombent ses rayons! Ah! si tu avais vu nos infortunés croiseurs! Dans quel état on dut les remorquer! Ils étaient criblés de blessures. Les matelots, les femmes, les soldats, les officiers pleuraient! Quatre de nos navires, le Poltava, l’Askold, le Diana, le Novik étaient tellement endommagés qu’on fut obligé de les remiser au centre du port. Mais les Japonais aussi avaient reçu leur part, car l’on vit distinctement que deux de leurs vaisseaux étaient légèrement endommagés, et trois très grièvement. Comme nous, ils avaient dans les quatre-vingts morts ou blessés...»
Ici finissaient les détails concernant le premier assaut devant Port-Arthur. Viéra interrompit sa traduction.
—Ah! les braves, fit-elle, les braves! Mais, Madeleine, que de souffrances! que de désolation! Que la guerre est donc cruelle!
—Et cependant, tu le vois, les soldats y marchent vaillamment; les officiers n’ont pas un mot de regret lorsqu’ils y sont appelés. Bien plus, des milliers de jeunes gens riches et habitués à une vie facile s’enrôlent sous les drapeaux comme volontaires.
—C’est un sublime dévoûment, mais l’horreur de la guerre n’en reste pas moins la même. Oh! quand on songe qu’un fils, un époux, un frère, un fiancé, peut être exposé à des dangers comme ceux dont nous venons de lire le récit, quelle pitié!
—Et, en somme, l’armée n’est faite que de fils, d’époux, de fiancés, de frères, car il n’est pas d’homme, je pense, qui ne soit l’un ou l’autre, s’il ne possède pas en même temps deux ou trois de ces titres...
—C’est abominable, effrayant! dit Viéra en se prenant la tête dans les mains et restant ainsi quelque temps accablée.
—Alors, tu n’es pas une brave, toi? interrogea Madeleine en la touchant du doigt. Tu n’encouragerais pas ceux que tu aimes à voler au secours de la patrie?
—Non, non, non! mille fois non! cria Viéra dans un premier mouvement de révolte. Et pourtant... ajouta-t-elle un instant après.
—Ah! tu vois! Tu hésites déjà, cela veut dire que tu te rends. Le patriotisme est le plus noble des sentiments et, par sa noblesse même, il arrive à primer tous les autres; car le cœur de l’homme, quoi qu’on en dise, est encore assoiffé de ce qui est digne et grand. Nous ne savons pas combien nous aimons la terre qui nous a vu naître; comme nous ignorons souvent aussi à quel point nous chérissons les êtres familiers qui nous entourent, parce que la sécurité dans laquelle est plongée notre affection l’endort. Mais qu’un danger immédiat vienne à la rescousse, alors avec quelle frénésie de lionne défendant ses petits elle s’éveille et se dresse!... Lorsque j’étais plus jeune et que je vivais paisiblement en France, entre mon père que je trouvais bien sévère et ma mère qui, maladive et faible, s’occupait très peu de moi, je rêvais d’aventures, de pays inconnus; j’enviais parfois les jeunes filles de mon âge dont les parents me semblaient plus tendres et meilleurs que les miens... Mais quand papa fut emporté en trois jours par une congestion cérébrale, lorsque deux ans plus tard maman, toujours languissante, mourut de consomption, et que, pour gagner plus facilement ma vie,—charge qui m’incombait à moi seule désormais,—je dus quitter la France et habiter un pays étranger, de quels regrets mon cœur se déchira alors!... Je compris que j’aimais passionnément, sans que je m’en fusse bien rendu compte, ce père si parfaitement bon sous son apparence taciturne, cette mère si faible de santé qu’elle n’avait que la force de me chérir au plus intime de son être et de regretter—elle me le dit avant de mourir—son impuissance à s’occuper de moi; cette belle France qui me semblait monotone, parce que sa douceur discrète m’enveloppait depuis le premier souffle de ma vie, et qu’elle apaisait mes élans d’enthousiasme de son harmonie régulière... Je compris qu’il n’est pas de plus grande détresse que d’être orpheline, et que la peine d’exil qui m’avait semblé bien anodine, appliquée aux illustres disgraciés d’État dont l’histoire m’apprenait les noms, était la plus cruelle que l’on pût inventer!... Oui, ma chérie, tout en aimant profondément la Russie, surtout maintenant que la chaude affection de ta famille—ici Madeleine rougit un peu—me la fait considérer comme une seconde patrie, si je ne pouvais, une fois tous les deux ou trois ans, aller revoir ma chère France, où je n’ai plus guère, pourtant, de parents ni d’amis, je deviendrais physiquement malade de chagrin. Ceci m’est arrivé la première année de mon séjour à l’étranger. J’étais alors en Autriche. Je souffris de nostalgie si intense que je dus m’aliter plusieurs jours, et ne recouvrai la santé que quand je fus certaine de pouvoir retourner dans mon pays pour quelques semaines. C’est qu’il m’était difficile en ce temps-là de me payer un pareil luxe! Je n’étais pas riche... fit Madeleine en souriant. Maintenant non plus, c’est vrai; mais au moins un petit voyage ne fait plus si peur à ma bourse!...
—Tu répètes toujours que tu n’es pas riche, dit Viéra, et pourtant tu parais être plus qu’à ton aise. Tu es très bien habillée, tu reçois un tas de revues et de journaux, tu fais de chics cadeaux à tes amis (pour employer un terme cher à tes compatriotes), enfin tout cela coûte!
—Pas tant que tu ne crois. Je suis pratique, j’ai beaucoup d’ordre, cela, tu me le concéderas, je porte mes toilettes très longtemps et sais les embellir moi-même de broderies, de bouts de dentelle qui ont déjà servi, leur donner un tour coquet...
—C’est vrai. Et ce talent n’appartient qu’aux Françaises. Vois comme la plupart d’entre nos femmes sont fagotées!
Mlle Burdeau ne put s’empêcher d’approuver.
—J’ai vu l’autre jour, à la poste de Kieff, dit-elle en riant, une dame de soixante ans au moins, parée d’un col marin de toile blanche... et, dans la rue, un enfant au maillot affublé, le pauvre innocent, d’un bonnet turc en velours rouge! Personne, du reste, n’y fit attention. Chez nous, des hardiesses pareilles provoqueraient un attroupement.
—Oui, le Français est railleur...
—Il a plutôt infiniment de tact, et sait mettre le doigt sur les ridicules.
—Nous aussi, bien que dans un autre ordre d’idées. Nous ne nous occupons pas du côté matériel des choses. Nos voisins peuvent s’attifer comme ils veulent.
—Porter au XXe siècle des chevelures préhistoriques...
—Singer les étrangers avec des grâces d’ours qui danse, nous semblons l’ignorer, et nous l’ignorons peut-être en effet... Mais gare aux ridicules de l’esprit! Là-dessus, nous sommes impitoyables! Vois les portraits que Gogol a tracés... Quel écrivain, en France, atteignit jamais cette perfection dans la satire! En somme, chez nous, l’esprit et l’âme seuls ont du poids; les décors extérieurs ne comptent pas, nous ne sommes ni des esthètes ni des snobs.
—Vous êtes avant tout, et surtout, d’étranges gens, fit Mlle Burdeau en secouant la tête.
—Tout ce qu’on ne connaît pas ou qu’on ne comprend pas semble étrange. Je crois que nous, les Russes, nous sommes surtout étranges à force d’être simples; cela déroute les compliqués que vous êtes.
—Cela m’est venu souvent à l’idée.
—Tu vois!
—Enfin, tels que vous êtes, conclut Madeleine, je vous aime. Nulle part je n’ai rencontré une hospitalité aussi sincère et aussi bienveillante qu’en Russie. Le nom de «frère» que vous donnez à vos semblables n’est pas une vaine appellation; il exprime vraiment la solidarité qui règne chez vous. Vous n’êtes pas des démocrates; la longue séparation des castes est encore trop puissante parmi vous pour fusionner riches et pauvres, «dvorianines» et moujicks; mais vous êtes humains, et cela vaut mieux!
Les jeunes filles quittèrent le sopha sur lequel elles étaient assises.
—Attends que je mette de côté la lettre de Serguié, dit Viéra. Elle est trop précieuse pour la perdre!
Puis, ouvrant un tiroir de son chiffonnier:
—A propos, j’oublie toujours de te demander si tu ne sais pas où est la photographie que tu m’as donnée à Noël?... Je suis cependant bien certaine de l’avoir mise là, sur un coin de cette commode, debout contre ce vase, en attendant de lui acheter un cadre, et voilà une dizaine de jours que je ne la vois plus! J’ai cru que Sacha ou maman l’avaient changée de place, mais non... J’ai bouleversé tous mes tiroirs, pas de portrait! C’est drôle... Peut-être l’as-tu reprise pour me faire une niche?...
—Non. Tu l’auras mise de côté, et trop bien. C’est pour cela que tu ne la retrouves pas...
—Possible. Et pourtant...
Madeleine fut frappée d’une pensée subite qui la troubla.
—Enfin, une photographie ne se vole pas comme un bijou, fit-elle en s’efforçant de prendre un air léger. Surtout là où il n’y a pas d’amoureux...
—C’est juste, fit Viéra à cent lieues de voir une coïncidence quelconque entre le récent séjour de Vadim à Vodopad et la disparition du portrait de son amie.—Allons dans la salle à manger, reprit-elle au bout d’un instant en passant son bras sous celui de la Française; j’entends qu’Iéfrossina met le couvert. Or, il est bon de jeter un coup d’œil sur la table après elle, car il n’y a pas de jour qu’elle n’oublie quelque chose. Ioulia était beaucoup plus soigneuse...
—Est-ce qu’elle se marie décidément après Pâques, cette volage?
—Oui. Pauvre Danilo! Qu’il a été vite oublié!...
—Hélas! c’est la vie, fit Mlle Burdeau. Vadim Piétrovitch nous l’a dit...
Quelques jours plus tard, les deux jeunes filles, chaussées de hautes galoches en feutre et vêtues d’amples manteaux de fourrure, parcouraient à pied et sans but la route qui mène de la datcha à la gare de Tiétiéreff.
Le ciel est blanc comme la neige qui couvre la terre; toute la nature semble faite d’ouate immaculée. Saupoudrées elles-mêmes de flocons récemment tombés, Viéra et son amie sont en harmonie de blancheur avec le paysage; et leurs âmes, apaisées par la pureté sereine de l’air et des objets qui les entourent, sont joyeuses. On dirait que rien, aujourd’hui, ne peut leur arriver que d’heureux. Adieu, soucis, inquiétudes, regrets, pressentiments sinistres! Il n’y a plus de place pour ces noirs convives dans la claire hôtellerie de leurs cœurs!
—Hou! fit Viéra. On en mangerait, de cette neige!
—Pas plus tard que tout de suite, dit Madeleine.
Et, se baissant, elle rafla du bout de ses doigts rapidement dégantés une légère couche de cristaux qu’elle porta à ses lèvres.
—On dirait qu’on boit de l’air figé, reprit-elle quand elle eut fini, en faisant claquer sa langue contre son palais.
—Gamine!
—Pourquoi m’as-tu donné l’idée?
—Pour pouvoir en faire autant à mon tour...
—Ah! ah!...
Viéra défit une de ses moufles en peau de mouton, vraies moufles de paysanne,—mais plus blanches et plus petites,—et recueillit à son tour dans le creux de sa main un peu de l’écume neigeuse.
—Tu as l’air d’un enfant mal élevé qui a volé la crème d’une méringue, rit la Française.
—Cela me rappelle mon jeune temps, fit Viéra hâbleuse.
Et elle happa d’un coup de langue la mousse glacée qui lui fit mal aux dents.
—Mais je suis sûre, au contraire, que tu n’as jamais escamoté de friandises, reprit Madeleine; tu devais être une petite fille bien sage et bien obéissante...
—Crois-tu?
—J’en suis sûre.
—Eh bien! c’est vrai. Maman raconte toujours que j’étais une enfant modèle. Après ça, ce que dit maman de ses filles!...
—Au contraire; elle m’a avoué que Sacha était très difficile, la pauvre petite, et Katia un vrai diable! Il faut ajouter que son sourire semblait dire: «le plus charmant des diables.» Oh! la tendre maman!
—Elle était si jolie, Katia, quand elle était petite!
—Mais, encore maintenant...
—Oui, pas mal... Mais alors, c’était une vraie beauté! On arrêtait Mavra dans la rue, à Kieff, quand elle y allait avec maman et le baby, pour lui demander qui était cet enfant merveilleux...
—Rien que ses cheveux et ses yeux, dit Mlle Burdeau, cela devait suffire pour en faire un amour... J’ai vu les boucles coupées après son typhus que Tatiana Vassilievna conserve; ils étaient d’un brun doré plus clair que maintenant, et soyeux! Quant à ses yeux, ils sont restés roux et lumineux comme ils l’étaient, je suppose...
—Avec cela, un teint rose, un minois tout rond comme celui d’une poupée, et toujours souriant. Ah! en voilà une qui n’a jamais été mélancolique...
—Et qui ne le sera jamais, j’espère, continua Madeleine Burdeau.
—Écoute, fit Viéra en tendant l’oreille; les sonnettes d’un traîneau... Schmoul, sans doute, qui retourne de la gare... C’est qu’il y a des lettres pour nous, s’il vient dans cette direction. Oui, c’est lui, reprit la jeune fille, percevant maintenant distinctement non seulement le son des clochettes, mais encore les encouragements typiques du conducteur à ses chevaux.
Et son cœur, perdant de sa belle assurance, se mit à battre comme chaque fois que la correspondance s’annonçait.
—Permettez, seigneuresses, dit Schmoul en arrêtant court son attelage à quelques pas des promeneuses; je vous prends toutes les deux dans mon traîneau, et nous portons ensemble les lettres à la datcha. Ainsi, vous saurez plus vite ce qu’elles contiennent, ajouta-t-il en clignant de l’œil.
—Mais non, donne, fit Viéra marquant son étonnement de cette étrange combinaison.
—C’est que... répondit le juif avec un sourire humble et avide, le... verre de... thé chaud, Votre Excellence... qui m’attend là-bas... à la cuisine de Mavra Platonovna!...
—Tu as raison, dit la jeune fille. D’ailleurs, ainsi, maman saura plus vite, songea-t-elle en même temps. Monte, Madeleine... En route!
Le juif eut un singulier sifflement qui ressemblait à un cri d’oiseau, et le rustique équipage s’enleva.
Frémissante d’impatience et de curiosité, Viéra put enfin jeter un coup d’œil sur le courrier.
—«Kievlanine» (gazette de Kieff) «inconnu», une circulaire... ton «Musica», Madeleine, énuméra-t-elle en tendant le journal à son amie. Ah! une lettre d’Odessa...
Elle tourna plusieurs fois le pli entre ses mains fiévreuses, puis, tout à coup, n’y tenant plus:
—Tant pis, fit-elle, la suscription porte le nom de maman, mais je suis trop curieuse!... Aussi bien mère me fait ouvrir toutes ses lettres.
Et, de ses doigts inquiets, Viéra déchira l’enveloppe.
A peine eut-elle jeté les yeux sur les pages dépliées, la jeune fille devint affreusement pâle. Sa main se posa sur le bras de sa compagne, qu’elle serra nerveusement. Son regard plein d’angoisse chercha celui de Madeleine, qui déjà l’interrogeait de même avec sollicitude; mais elle fut incapable de prononcer un mot, de poursuivre même sa lecture.
—Serguié Nikolaïevitch est appelé? demanda la Française à voix basse en se penchant vers elle.
Viéra n’eut que la force de faire un signe de tête affirmatif.
—Pour remplacer un des officiers tués le premier jour de l’attaque devant Port-Arthur?
Viéra fit de nouveau signe que son amie avait deviné juste. Celle-ci lui prit la main.
—Malheureuse Katia! fit-elle douloureusement. Après quatre mois de mariage à peine!...
—Mais ce n’est pas tout, dit Viéra, faisant effort sur elle-même pour parler; Katia est...
—Grosse?... acheva Madeleine.
Nouveau signe de tête affirmatif.
—Lis sa lettre, Madeleine, fit Viéra après avoir enfin pris elle-même connaissance du pli; tu sais assez de russe pour comprendre la douleur poignante qu’elle exprime. Qui aurait cru que notre Katia pût trouver de tels accents? Elle était si gaie!
Des larmes coulaient maintenant sur les joues de la jeune fille; son cœur brisé de pitié comprenait enfin combien il chérissait l’insoucieuse sœur aux goûts si différents des siens, qu’il croyait n’aimer que d’une tendresse banale. L’heure était venue dont Mlle Burdeau avait parlé quelques jours auparavant, où les sentiments cachés au plus profond de l’être se révèlent à eux-mêmes!... Viéra oubliait les taquineries de Katia et les griefs récents que son mariage avait mis entre elles; et jusqu’aux espérances cruelles dont elle avait maudit les joies de la nouvelle épouse, espérances qui seules soutenaient sa foi dans son holocauste, anéanties aujourd’hui sans qu’elle songeât même à s’en révolter!... Une image unique était présente à sa pensée: le désespoir de sa sœur, que la lettre de tantôt révélait si sauvage, si passionné! Et une pitié sans bornes jetait la pauvre Viéra hors d’elle-même.
—Madeleine! Madeleine! répétait-elle comme un enfant.
—Du courage, ma chérie, répondait la Française en achevant sa lecture; il nous reste encore à apprendre la nouvelle à ta mère!
—C’est impossible. Cachons-la-lui, Madeleine, jeta Viéra d’une voix brisée.
—Aujourd’hui ou demain, il faudra toujours qu’elle sache... Mais c’est trop d’épreuves, à la fin! cria Mlle Burdeau, révoltée comme pour son propre compte, en songeant à la vie de douleur de Tatiana.
Elle aussi maintenant sanglotait.
Le Juif, étonné de cette explosion de chagrin simultanée, se tournait de temps en temps vers les jeunes filles, mais sans avoir la hardiesse de les interroger pourtant...
Passant la main qui ne tenait pas les rênes dans sa belle barbe court frisée, habitée, comme la mousse des forêts, par Dieu sait quels hôtes infimes de la création, il se demandait tout bas à lui-même, dans un hébraïque jargon: «Vouss ist douss... Nou, vouss ist douss?...» (Qu’est-ce que c’est? Mais qu’est-ce que c’est?) Et, tout en activant le trot de ses bêtes par de petits coups de guides sur les croupes piteuses, il compatissait, le Juif, à la peine des deux belles jeunes filles chrétiennes assises derrière lui sur les bancs mal équilibrés du traîneau...