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Au delà du présent...

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XV

LE cœur battant, les joues en feu, Madeleine Burdeau parcourt en fiacre les rues de Kieff où l’ont appelée quelques emplettes à faire. Elle aurait pu, dès en sortant de la gare, porter à Vadim Piétrovitch la lettre dont Viéra l’avait chargée pour le jeune homme. Mais non, elle s’est sentie alors trop troublée, trop peu sûre d’elle; il faut qu’elle parvienne à affermir son cœur et à composer son visage!

Et puis, le dirai-je? un tout petit calcul qu’elle n’ose presque pas s’avouer à elle-même se glisse dans les réticences de l’amoureuse... Si elle s’était rendue immédiatement après sa descente du train chez Vadim, point de doute que Marfa Timoféevna, retenue au logis à l’heure du déjeuner pour servir son maître, ne fût venue elle-même ouvrir la porte, et alors il aurait fallu lui remettre la lettre, sans oser demander à parler au jeune homme, tandis que plus tard,—Madeleine Burdeau tenait ces détails de Viéra qui l’avait mise cent fois au courant des faits et gestes de son cousin,—la vieille fée, ayant à faire des emplettes pour son ménage, sort d’habitude, laissant dans la chambre de l’étudiant un second déjeuner froid que celui-ci trouve en rentrant chez lui vers onze heures. Si quelqu’un sonne, force est alors au maître du logis d’ouvrir lui-même sa porte... Il est donc urgent pour Madeleine d’attendre jusqu’à ce moment si elle veut voir Vadim...

Si elle veut le voir! Mais toutes ses pensées ne tendent qu’à cela; tout son désir, tout son espoir, tous les battements de son cœur!

Là-haut, le ciel en fête a revêtu son voile d’azur; l’arome subtil du printemps se glisse à travers les rues de la ville qu’il embaume; de petites marchandes effrontées offrent aux promeneurs des bouquets de violettes d’un griviennik. Les pigeons de la cité sainte, apprivoisés et nombreux comme ceux de la place Saint-Marc à Venise, volettent librement, sans craindre la main de l’homme, sur les appuis des fenêtres, sur les corniches, sur le bord des trottoirs. De temps à autre, un arbre couvert de feuilles tendres se montre; de petits jardinets, même, dans certains quartiers, égaient les façades moroses. Les coupoles dorées des églises luisent au soleil, les toits des maisons, aux couleurs vives et diverses, ont l’air, au loin, de pelouses fraîches ou de champs en fleurs suspendus... Les saints, rigides, gauchement peints sur les murs des monastères, semblent sourire eux-mêmes, sous les caresses mutines des rayons printaniers. Ils font mine de donner aux passants ces avis peu orthodoxes: «Tu as bien raison de te réjouir, frère! Voici la saison du renouveau, des amours, des nids tièdes, des soirs légers... Réjouis-toi, frère! La vie est courte, les printemps fugitifs; Dieu les a faits tels pour que ton âme inquiète ne puisse s’en lasser!...»

Madeleine suit leur conseil. Malgré l’anxiété dont son cœur est étreint à l’idée de son entrevue de tout à l’heure avec celui qu’elle aime, malgré la fragilité de l’espoir qu’elle a engagé sur le bonheur de cette entrevue, les risettes du printemps ne laissent pas que d’égayer son âme.

Elle abandonne son front aux frôlements câlins des rayons espiègles, rafraîchit ses joues brûlantes au souffle pur de la brise, force ses pensées à s’imprégner de la sérénité du ciel, et c’est presque calme qu’elle jette au cocher l’adresse de Vadim Piétrovitch Dimitrieff.

—Rue Nestérovskaïa, 50.

Le minuscule fiacre s’engage dans une rue, puis dans une autre; voici le théâtre, les arbres de la Foundouklaïevska...

De nouveau, le cœur de la jeune fille se met à battre éperdument; une insupportable agitation bouleverse ses nerfs. Le hasard, si cruel parfois, ne déroutera-t-il pas ses chers calculs? Permettra-t-il que Vadim lui-même vienne ouvrir sa porte?... Ou bien, le coup de timbre ne fera-t-il apparaître que le visage poilu de la «baba Iaga»?

Lorsque Madeleine descend du fiacre, si bas que son marchepied est presque de niveau avec le trottoir, elle croit qu’il lui sera impossible de faire un pas, tant ses jambes sont molles. Et pourtant, elle parvient bientôt au palier du premier étage.

—Drrrinn...

Un pas se rapproche; le cœur de la jeune fille se vide, comme si une pompe pneumatique en retirait tout le sang. Ses oreilles bourdonnantes ne peuvent distinguer si les pieds qui foulent le parquet de l’antichambre appartiennent à une vieille femme revêche, ou bien s’ils sont chaussés de souliers masculins. Mais clic! le verrou de sûreté se déclanche... la porte s’ouvre!

—Vadim Piétrovitch?

—Mademoiselle?

Le jeune homme est troublé; il s’incline devant la Française. Celle-ci se sent très pâle.

—Une lettre de Viéra... que je vous apporte, articule-t-elle presque trop nettement, agacée de sentir sa voix si altérée.

—Entrez, mademoiselle.

—Mais, je ne sais si... Non, je n’ai pas le temps, répondit Madeleine.

—Oh! vous n’avez pas dit ceci spontanément, fit Vadim; ce doit être une excuse... Vous avez peur de moi? ajouta-t-il d’une voix douce et basse, en faisant le geste de prendre une des mains de la jeune fille dans les siennes.

Mlle Burdeau se rejeta en arrière. D’antérieurs exemples l’avaient rendue méfiante. Devant son mouvement, le visage de Vadim devint triste.

—Je devine votre pensée, dit-il lentement; vous me jugez comme tant d’autres, sournois et fat?...

—Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement? riposta la Française hautaine. Pour une fois que vous me voyez seule chez vous, sans défense, vous essayez déjà de me traiter en conquête!

Le jeune homme fut une minute ou deux sans répondre. Très grave, il fixait sa compagne qui, toute troublée qu’elle était, soutint pourtant son regard.

—Voulez-vous avoir confiance en moi pendant quelques instants? demanda-t-il enfin. Je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez pas à vous en repentir!... Veuillez m’accompagner dans mon appartement.

Incliné devant elle, il lui offrait son bras. La noblesse de son attitude était telle que Madeleine obéit.

Ils traversèrent ainsi l’antichambre et la salle à manger, et arrivèrent jusqu’au seuil du cabinet de travail du jeune homme, où, trois mois auparavant, leur tête-à-tête avait été si chaste et si discret. Là, Vadim dégagea son bras de celui de sa compagne, et, silencieux, lui montra du doigt l’intérieur de la pièce éclairé d’un joyeux rayon de soleil printanier. Madeleine ne comprit pas ce geste.

—Eh bien? demanda-t-elle, un peu impatientée.

—Regardez, fit énigmatiquement le cousin de Viéra.

Remise en confiance par la gravité respectueuse de Vadim, Mlle Burdeau fit docilement le tour du cabinet de travail et se mit à inspecter les tableaux des murs, les livres, les meubles, les plantes rares groupées dans un coin...

Tout à coup elle s’arrêta, se pencha sur une photographie comme pour être bien sûre qu’elle en reconnaissait l’image, fit encore une fois des yeux le tour de la pièce, puis, se tournant impétueusement vers le jeune homme qui, très pâle, attendait sur le seuil:

—Est-ce possible, Vadim Piétrovitch? Est-ce possible? cria-t-elle d’une voix éperdue d’allégresse.

Pour toute réponse, le jeune homme lui tendit les bras.

—Mais... fit Madeleine, de nouveau soupçonneuse.

—Chère fiancée! appela tout bas Vadim en se rapprochant d’elle.

Alors elle s’abattit dans les bras restés ouverts, jeta sa tête confiante sur l’épaule du bien-aimé, et, dans cette pose qu’attendaient depuis de si longs mois ses rêves de tendresse, elle resta immobile, comme fondue dans un bonheur suprême, sans autre conscience qu’une joie insoupçonnée, divine, presque trop aiguë!...

Tout près d’elle, sur la planche de l’étagère où, lors de sa première visite, se détachait solitaire une miniature à l’ovale fin, aux yeux bruns, aux longues boucles cendrées, à la bouche mutine et tendre, une photographie récente montrait le casque de cheveux noirs, le front hautain, les yeux profonds d’un visage que son miroir lui avait rendu familier; et, devant les deux images réunies par la piété de Vadim, une touffe d’œillets blancs et de narcisses faisait monter, comme une fumée d’encens, les effluves de ses parfums ardents. Hormis elles et le cadre qui, appendu au-dessus de l’étagère, entourait une figure d’homme mélancolique et fière, à laquelle l’étudiant ressemblait étrangement, nul portrait ni au mur ni sur les meubles. La douce Maria Pavlovna elle-même s’était évanouie comme un léger fantôme, sous le jour resplendissant du nouvel amour dont le sanctuaire s’éclairait!...

Quand Mlle Burdeau rentra le soir à Vodopad, sa figure trahissait malgré elle tant de bonheur, que Viéra, dès le premier coup d’œil qu’elle lui jeta, ne pût s’empêcher de lui en faire la remarque.

—Mais rien... tu te trompes, répondit Madeleine aux questions de la jeune fille.

Au milieu du trouble et des angoisses qui bouleversaient la famille Erschoff, il lui prenait un scrupule d’avouer sa joie à son amie.

—Made, insista Viéra, tu me caches quelque chose! Le visage ne change pas ainsi d’expression d’une heure à l’autre sans cause... Tu étais sombre avec moi tous ces jours-ci, et d’ailleurs, ce matin, lorsque tu pris le train, je flairais déjà quelque chose d’anormal en te voyant si agitée...

—Allons toujours dans ma chambre, que je me débarrasse de mon chapeau, fit Madeleine espérant qu’une diversion quelconque viendrait remettre sa confidence à plus tard. Et d’abord, au plus intéressant: n’as-tu pas reçu la dépêche que ta mère t’annonçait hier?

—Il est encore trop tôt pour qu’elle soit arrivée. C’est tout au plus si elle me parviendra demain matin, car—si je ne me trompe—on ne transmet les télégrammes après neuf heures du soir qu’aux bureaux de première importance. Or celui de Tiétiéreff est loin d’être de ceux-là. En tout cas, Andreï a l’ordre d’aller encore s’informer tantôt. A toi, maintenant.

Mlle Burdeau, ainsi pressée, se rapprocha de Viéra, lui mit ses deux mains sur les épaules, la regarda tendrement au fond des yeux pendant quelques instants, puis d’une voix profonde elle dit:

—Et d’abord, pardonne-moi, amie, si je n’ai pas su cacher ma joie alors que vous êtes si désolés, toi et les tiens...

—Oh! crois-tu, Madeleine, que ma tristesse soit faite d’envie? que le bonheur des autres, le tien surtout, puisse l’offusquer? Mais au contraire, ma chérie, il me sera très doux de penser que pour toi, au moins, la Vie se fait clémente! Allons! dis, va!

—Eh bien! fit Madeleine rougissante un peu, tu me demandais un jour, te rappelles-tu, de te dire qui j’aimais... et je te répondais que livrer le secret d’un amour partagé c’était charmant, mais que dans le cas contraire la confidence n’avait rien de gai...

—Eh bien?

—Aujourd’hui, les choses ont changé, ma Viéra, le motif de mon silence n’existe plus: j’aime et...

—Tu es aimée? Ah! Made! que je suis heureuse pour toi, s’écria Mlle Erschoff en pressant son amie sur son cœur et la baisant cent fois aux joues.

Devant le bonheur de Madeleine, elle oubliait tous ses soucis à elle, la généreuse!

—Mais qui?... Dis vite! Est-ce que je le connais?

—Un peu, fit en souriant la Française.

—C’est?... Dépêche-toi, je bous!

—Vadim Piétrovitch Dimitrieff.

—Oh!

Viéra fut un moment comme pétrifiée de surprise.

—Et je n’ai jamais rien remarqué!... Aveugle que j’étais! Si, pourtant: maintenant que je sais, un tas de choses me reviennent en mémoire... Ton portrait, par exemple, hein? c’était lui qui l’avait chipé?... Comme c’est drôle! Mais, Made, Made, cria-t-elle en embrassant de nouveau son amie, tu seras donc ma sœur, ma vraie sœur, comme c’était mon rêve!

Pendant de longs instants, les jeunes filles s’entretinrent du nouveau bonheur de Madeleine. Elles bâtirent projet sur projet, organisèrent la vie de la future Mme Dimitrieff, comme si à elles seules eût appartenu le pouvoir de guider le destin, s’attardèrent à un luxe de songes plus brillants les uns que les autres, s’égarèrent, en un mot, dans les plus fols labyrinthes des espoirs.

Puis, comme l’âme de Mlle Burdeau était aussi délicate que tendre, elle coupa court à ce sujet, faisant de nouveau se tourner les pensées de son amie et les siennes vers les préoccupations intenses qu’avait rejetées celle-ci pour partager sa joie.

—Alors, selon toute probabilité, elle sera ici demain?

Viéra fit signe que oui.

—La dépêche n’indiquera plus que l’heure de l’arrivée à Vodopad?

—Oui. A moins que quelque chose d’imprévu ne survienne au dernier moment.

—Nous irons à la gare?

—Oh! non, répondit Viéra d’un air effrayé. Il me serait impossible de la revoir ainsi pour la première fois dans un lieu public!

—Mais ne sera-ce pas un peu... singulier de ne pas aller au-devant d’elle? Elle pourra croire à un manque d’empressement.

—Non, elle sait bien qu’à présent je me ferais hacher en morceaux pour lui épargner le plus léger désenchantement.

—Lui as-tu parlé de cela dans tes lettres?

—Je n’en ai jamais eu le courage, mais elle me connaît, tu comprends.

—Et elle, crois-tu qu’elle ne t’en veuille pas? Ses lettres ont été si rares, si froides!

Viéra, au lieu de répondre, eut un geste découragé.

—Lui avais-tu dit à elle-même quel souhait tu formas lorsqu’elle s’entêta à se marier malgré tes objurgations?

—Hélas! oui, jeta Viéra d’une voix triste, je le lui ai dit, Madeleine. J’ai eu cette cruauté! Ah! quel orgueil m’a poussée? Misérable que j’étais!

—Nos passions, que dis-je? nos sentiments les plus nobles nous entraînent ainsi parfois à des mouvements condamnables, dit Mlle Burdeau en prenant les mains de son amie dans les siennes et les pressant doucement. C’est une faiblesse inhérente aux créatures d’imperfection que nous sommes. Mais Dieu voit le fond de nos cœurs et nous juge avec clémence, il ne faut pas être plus sévère que Lui. Ne te désole pas, ma chérie. Depuis longtemps, tu es absoute, là-haut...

—Eh! que m’importe? cria impétueusement la désolée. Elle se souvient, elle, et demain je la reverrai, anéantie, brisée, meurtrie par mes propres mains.

—Tu exagères, amie, dit Madeleine. Une parole n’a pu faire tout cela...

—Oui, vous, les Français, les esprits forts, vous êtes exempts de ces superstitions; mais nous y croyons encore, nous! Nous donnons une vie à nos souhaits, et ce n’est pas à la légère que nous les formulons. Alors, s’il arrive qu’ils se réalisent, les terribles ou propices désirs, nous ne pouvons renier la corrélation qui existe entre leur âme et la nôtre!

—Ah! Russe, Russe! fit Madeleine Burdeau en secouant la tête.

—Qu’est-ce que je vais lui dire, moi, demain? Chacune de mes consolations sera fausse, chacun de mes mots sera en contradiction avec mes principes, et elle le saura!

—Tu laisseras parler ta tendresse, ma chérie, sans songer à des subtilités. Alors tout ira bien.

—Et je serai humble, dit Viéra, oh! humble! Elle pourra m’accabler, me repousser, me battre, je n’aurai pas un geste de révolte!

Le lendemain, à l’heure bleue de la tombée du soir, parmi l’apaisement reconnaissant d’une nature saturée d’ivresses, les deux sœurs, qui ne s’étaient pas revues depuis six longs mois, se retrouvèrent en présence l’une de l’autre.

Toutes deux, elles étaient pâles; toutes deux, elles semblaient succomber sous le poids du revoir.

Viéra, cependant, tint longtemps son aînée embrassée; mais elle la sentit hostile et comme révulsée sous son étreinte. Elle lui prit la main. Sans brusquerie, mais fermement, Katia la dégagea aussitôt. Ceci se passait sous les yeux innocents de Tatiana.

Elle était si contente, elle, la pauvre maman, d’avoir encore une fois ses enfants réunis autour d’elle, de retrouver son home, ses serviteurs, ses meubles familiers, son Vodopad, qu’elle en avait oublié toutes ses peines antérieures! Elle pressait tour à tour ses trois filles sur son cœur, souriait à Mlle Burdeau, donnait ses mains à baiser à Akim, à Mavra, caressait Bielka, se signait devant les dieux lares de la datcha, ses chères icônes, et embrassait d’un long regard les arbres du parc qui jamais ne lui avaient semblé si verts, le ciel qui lui paraissait n’avoir jamais été si pur, les choses parmi lesquelles elle avait vieilli et dont elle savait interpréter l’âme propice...

—Chères, chères enfants, répétait tour à tour Tatiana. Ma bonne demoiselle Madeleine... No! Bielotschka, et comment va mon petit lièvre blanc?... toujours grasse comme une boïarine!... Tu as bonne mine, Iéfrossina... Sais-tu, Mavra, que tu as rajeuni?... Et toi, ma Sachinnka, (ici les doux yeux bleus se voilaient légèrement,) tu es contente de revoir ta maman, mon amour?

Sacha se laissait caresser, elle avait, au premier coup d’œil reconnu Tatiana et semblait tout heureuse de son retour. Elle alla même jusqu’à baiser de son propre élan les joues de la maman ravie et à lui raconter quelques incidents embrouillés de ses visites à Evlampia.

Quant à sa sœur aînée, que de mal on avait eu à faire la démente se refamiliariser avec elle! Lorsque, le matin, après la réception du télégramme, Viéra lui avait annoncé l’arrivée de leur mère et de Katia, elle avait vu, à l’expression des yeux d’Aleksandra, que ce dernier nom n’éveillait aucun souvenir en elle. Alors elle lui avait répété plusieurs fois: «C’est Katia qui revient; tu sais bien, Katia, notre sœur; Katia qui te taquinait parfois, mais que tu aimais pourtant...» Et elle lui rappela plusieurs faits de leur existence commune, capable de frapper la mémoire endormie. Alors, peu à peu, le visage indifférent d’abord, puis tendu sous l’effort auquel Sacha soumettait son cerveau embrumé pour dégager la pensée que voulait en arracher Viéra, se détendit, et l’enfant répéta enfin d’un air presque lucide: «Katia, ah! Katia... oui... oui!» Puis, le soir, de nouveau elle avait oublié, et il fallut que son aînée elle-même s’ingéniât par mille moyens à se faire reconnaître, pour obtenir de temps en temps, seulement, un regard qui ne fût pas quelconque.

Ah! ce furent de tristes instants pour la pauvre Katia, que les premiers de son arrivée sous le toit de Vodopad!

Viéra, qui d’un regard anxieux suivait toutes les expressions de son visage et de ses gestes, n’eut pas de peine à deviner quelles pensées s’agitaient dans le cœur de sa sœur.

Elle devait se rappeler, l’ancienne insoucieuse, quels espoirs radieux, émanant de ses songes, avaient, si peu de temps auparavant, empli chaque chambre de la demeure où elle avait grandi, rayonné sur chaque objet, glissé sur chaque pli des tentures, voltigé comme des insectes aux ailes d’or sur chaque herbe du parc, sur chaque feuille, chaque grain de sable, chaque brindille de mousse; couru le long des murs et des solives comme d’amoureuses lianes; fait grimacer d’envie les mascarons penchés au-dessus des portes et des fenêtres!... Et maintenant ils marchaient clopin-clopant, les rusés! se faisaient tirer l’oreille pour sourire un instant, rampaient à terre, comme de paresseuses limaces, ou raillaient, torturaient l’infortunée qui les avait chéris!

Que de changements de tous côtés, soit en elle, soit parmi les choses qui l’entouraient!

Sacha, ainsi que Mlle Burdeau le dit un jour à Vadim, avait bien changé depuis le départ de sa sœur. Ses traits allaient chaque jour se durcissant; ses yeux, de mystérieux qu’ils étaient et de si lointains, prenaient par moments un regard de bestialité cruelle, sa bouche avait des plis grossiers, ses gestes perdaient toute leur grâce. La séduisante idole d’autrefois n’était plus qu’un bloc fruste, à peine animé par les entailles d’une hache barbare...

Quant à Viéra... Ici, les pensées de Katia n’étaient que trop visibles; il ne fallait pas d’efforts d’imagination pour les interpréter! Toute son attitude, sur ce point, devint si évidente que la confiante maman elle-même finit par s’en apercevoir. Inquiet, son regard se posait alternativement sur ses deux filles et demandait avec tristesse: «Mais qu’est-ce donc que ceci?... Que se passe-t-il entre vous, mes aimées?...»

Enfin, renonçant à deviner, elle crut bon, cependant, de faire diversion à cet état de choses, et, se tournant vers Katia, lui dit d’une voix tendre.

—Va te reposer un instant dans ta chambre, ma chérie; le voyage a été bien long, et tu es encore si faible!... Tout ce mouvement autour de toi te fatigue... Va, enfant, tu retrouveras ta chambre de jeune fille telle qu’elle était lorsque tu habitais encore parmi nous; nous n’avons touché à rien, n’est-ce pas, Viérotschka?

Viéra, incapable de prononcer un mot, tant sa gorge était serrée par l’émotion, fit signe de la tête que non.

—Tu vois comme on t’aimait... comme on t’aime! reprit Tatiana en accompagnant sa fille aînée jusqu’au seuil de sa chambre. Chacun des objets dont tu faisais cas, chaque bout de ruban, chaque épingle, même, est restée à sa place... Cela ne te fait pas plaisir?

—Mais si, mamacha, si, si! répondit enfin la jeune femme en souriant à la sollicitude de sa mère.

—Allons, je te laisse. Moi aussi, j’ai besoin d’un peu de repos. Dans une heure, le souper, nous nous reverrons. A moins que tu ne veuilles qu’on te serve dans ta chambre? Non?... A tantôt, alors.

Et Mme Erschoff, s’éloignant, démasqua Viéra, qui se tenait à l’écart, à demi-cachée par la tapisserie dont les pans, quand ils étaient rejoints, séparaient le salon de la chambre de Katia.

Au moment où la jeune fille allait franchir le seuil de la pièce, Iékatérina se leva d’un mouvement prompt du sopha sur lequel elle s’était assise, s’élança vers la portière, détacha l’embrasse qui la retenait d’un côté et ramena les plis de l’étoffe entre elle et sa sœur, tout cela sans dire un mot, sans avoir l’air même d’apercevoir Viéra.

Celle-ci bondit.

—Katia! cria-t-elle d’une voix frémissante de colère et de douleur.

Dans la pièce voisine, rien ne bougea.

—Katia! répéta Viéra plus bas maintenant et sur un ton d’humble prière.

Le même silence régna.

Alors la jeune fille écarta lentement la barrière qui la séparait de sa sœur, dépassa d’un pas le seuil de la chambre et surgit, pâle et désolée, contre le fond sombre du rideau.

—Eh bien? demanda froidement Katia.

—Ah! Katia, ma Katia! fit Viéra suppliante, est-ce ainsi que nous devions nous revoir?... Ne sommes-nous donc plus sœurs?

—Eh! qu’est-ce qui te passe par la tête, maintenant! répondit la jeune femme en haussant les épaules. Avec toi, rien que des sentimentalités! Des sentimentalités toujours!

—J’ai mérité tes sarcasmes, dit Viéra noblement; mais ne connais-tu pas la sainte loi du pardon?

—Oui, répondit Katia, c’est l’éternel refrain! On fait mal, on offense, on meurtrit, et puis l’on implore indulgence et pitié!... Cela est aisé. Mais celui dont le cœur saigne, celui dont l’âme est mortellement froissée, quel remède lui apporte-t-on, à celui-là?... La douceur du pardon... Maigre compensation!

—La plus noble qui soit, interrompit Viéra. Pardon! oubli! Si l’homme n’avait pas reçu ces dons sacrés, la vie ne serait qu’une longue cruauté!

—Eh! elle n’est que cela! fit la femme de Serguié amèrement.

—Ne parle pas ainsi, sœur; tu n’en as pas le droit! prononça la jeune fille douce et ferme. Tu aimes, tu es aimée; tu as accompli ton rêve de tendresse; tout l’avenir est à toi, et tu maudirais la vie?

—Mais quel avenir? fit Katia avec un geste d’infini découragement. La guerre menace d’être longue. Qui sait si jamais Serguié me sera rendu? Quant à l’espoir vivant dont ma chair a tressailli pendant quatre mois, anéanti, celui-là, et à jamais!

—Il peut renaître, répliqua Viéra d’une voix tremblante.

—Me désolerais-je tant s’il me restait quelque espoir à ce sujet? Mais non! Les médecins m’ont dit... Enfin, sois contente, cria la jeune femme en jetant sur sa sœur un sombre regard. Ton rêve cruel est accompli: je n’aurai pas d’enfants!...

A ces mots, Viéra tressaillit. Une joie intense, venue non pas des sources grossières de l’instinct, mais du trésor le plus pur de son âme, vint illuminer son front à travers sa douleur. «Pas d’enfants!...» Mais alors, de la graine de son sacrifice, germait une moisson triomphante! De la sainte loi d’amour et de pitié qui lui avait fait jeter les yeux au delà du présent, l’apothéose dès maintenant rayonnait!... «Pas d’enfants!...» Finis, les regrets! Apaisées, les révoltes de son cœur!... Un élan de gratitude infinie vers le sort et de foi ardente dans la légitimité de son œuvre fit vibrer les fibres les plus profondes de son être et illumina son visage si désolé tout à l’heure...

Heureusement, Katia ne vit pas ce mouvement, bien vite réprimé; toute à sa colère, elle continuait âprement:

—Ah! l’heureuse prophétesse! Elle n’a qu’à frapper le sol du bâton de son désir, et aussitôt le bois mort se couvre de fleurs!

—Katia!

—Eh bien! qu’as-tu à protester? Tu as maudit mon mariage; le sort s’est empressé de ratifier ton vœu. Il ne te reste plus qu’à savourer ta joie...

—Écoute, dit Viéra en se rapprochant de sa sœur d’un geste à la fois calme et résolu, même pour te consoler, même pour obtenir de toi mon pardon, je n’ai pas le droit de renier le principe dont ma conscience, avec toute sa lucidité et toute sa foi, s’est fait le but suprême. Oui, j’ai désiré l’extinction de notre race; oui, j’ai fait le souhait que tu n’aies pas d’enfant; et ce même souhait habite encore mon cœur à l’instant où je te parle!... Je ne me disculpe plus; hais-moi si tu veux, maudis-moi, renie-moi, mais auparavant, regarde!

Et, appuyant sa main sur le bras de son aînée, Viéra, malgré la résistance hostile de celle-ci, l’entraîna vers la fenêtre, sur les vitres de laquelle, durant la dernière phrase de Katia, ses yeux à elle étaient restés rivés.

Lorsqu’elles furent arrivées assez près pour distinguer nettement ce que la jeune fille avait entrevu quelques secondes auparavant, celle-ci désigna du doigt la portion du jardin sur laquelle elle avait voulu attirer l’attention de sa sœur.

—Regarde!

Katia, domptée par la voix impérative de sa cadette, fit suivre à ses yeux la direction que leur imposait le geste de Viéra, et voici ce qu’ils virent:

Vêtue comme elle l’était invariablement depuis le jour où sa folie s’était catégoriquement révélée aux siens, du costume des paysannes ruthènes, Sacha, marchant très vite, arpentait en tous sens une large plate-bande préparée pour recevoir des semis.

Sans doute, se racontait-elle à elle-même une histoire bien joyeuse, car les deux sœurs la voyaient rire, hocher la tête, faire de grands gestes avec les bras, rejeter son buste en arrière ou se pencher très fort comme pour mieux déployer son exhubérante hilarité...

Tout à coup, mue par un dernier spasme de gaieté plus démonstratif encore que les autres, la folle se laissa tomber à terre; resta pendant quelques instants étendue de tout son long au milieu de la plate-bande; tressaillit deux ou trois fois encore de frissons violents; puis elle se remit debout dans le désordre occasionné par sa chute, sa couronne glissée tout de guingois sur le côté de sa tête, les rubans de ses tresses dénoués et froissés, deux larges plaques de terreau noir sur son tablier à fleurs, à la hauteur des genoux.

«Seigneur!» laissa échapper Katia dans un souffle...

Pâle de saisissement et d’horreur, la jeune femme, depuis le commencement de cette scène, était restée à côté de sa sœur, la main retenue dans la main de celle-ci, sans qu’elle songeât à l’en dégager, les yeux rivés sur le point du jardin où elle voyait, pour la première fois, s’affirmer d’une façon si précise la démence d’Aleksandra.

—Oh!...

—Regarde, regarde encore, fit Viéra impérieuse!

Sacha ne riait plus. A sa gaieté débordante avaient succédé une complète immobilité, d’abord, puis une colère qui grandissait de seconde en seconde,—ceci Viéra et Katia en jugèrent par la véhémence de ses gestes.—De ses poings fermés et brandis, elle menaçait maintenant un ennemi invisible... Elle le poursuivait à travers la plate-bande, se baissait de temps à autre pour ramasser une motte de terre et la jeter après le fantôme évoqué par sa folie; trépignait de colère, lançait des injures dont les échos—passant à travers la fenêtre—arrivaient jusqu’aux oreilles des deux sœurs bouleversées. Enfin, de ce terrible jeu aussi, la démente se lassa. Brusquement, sans transition aucune, elle s’arrêta, demeura quelques secondes immobile, puis, par trois fois différentes cracha à terre, comme elle l’avait vu faire aux moujicks, et, d’un mouvement grossier, rajusta ses vêtements.

Katia, desolée, pleurait.

—Mais regarde, regarde encore, dit Viéra; ce n’est pas tout. Je connais ses crises, moi; toujours, à présent, trois accès régulièrement se suivent: la gaieté, d’abord, puis la colère, puis l’épouvante!

—Ah! je n’en puis plus, fit Katia d’une voix brisée! Laisse... je ne veux plus la voir!

Pauvre Sacha, pauvre, pauvre!...

Mais, malgré elle, ses yeux cherchèrent de nouveau l’endroit où la folle, depuis quelques instants, avait recommencé ses gestes.

Toujours la même scène, murmura Viéra comme en se parlant à elle-même: la catastrophe du silo... C’est l’émotion de ce revoir! Le corps rejeté en arrière, la tête détournée du spectacle sanglant que sa démence renouvelait à ses yeux; les bras étendus et crispés dans le vide, Sacha semblait la statue vivante de la terreur...

—Mais va, Viéra, va la calmer, sanglota Katia; moi, je ne saurais... non, je n’oserais!...

Viéra fit signe que c’était inutile...

—Personne ne peut la toucher dans un moment pareil. Aux débuts, maman ou moi, nous parvenions à la calmer; mais maintenant elle devient furieuse à blesser quelqu’un, si on l’approche; il faut laisser la crise se passer d’elle-même...

—Tu parles de maman; nous n’avions pas songé à elle, la malheureuse! Et si elle entendait... Oh! écoute!... C’est trop affreux!

Katia, cramponnée au bras de sa sœur, était si pâle que Viéra eut peur de la voir défaillir.

—Viens t’asseoir, dit-elle doucement...

Et elle l’entraîna vers le sopha.

—Mais maman... fit encore Katia, sans avoir la force de finir sa phrase...

—Elle n’a pu entendre; sa chambre est trop loin de l’endroit où Sacha se trouve. Quant aux autres, ils savent que mieux vaut ne pas se montrer; ils épient de loin, comme nous...

—Et cela arrive souvent, ces... ces choses?

—Cela dépend de l’excitation de ses nerfs; aujourd’hui, c’est l’agitation causée par votre arrivée...

—Ah! c’est affreux, affreux! gémit Katia...

Puis un long silence se fit entre les deux sœurs.

La tête enfouie dans ses mains, Katia continuait à pleurer doucement...

Viéra s’assit auprès d’elle, mais sans chercher à la distraire; sans doute ces larmes apaiseraient-elles le cœur si bouleversé d’émotions diverses que la jeune femme subissait depuis son retour à Vodopad... Ce ne fut que lorsqu’elle vit sa sœur s’essuyer une dernière fois les yeux et rester immobile, le regard perdu sur ses pensées, le buste appuyé contre le dossier du sopha, les deux bras affalés tout le long d’elle d’un geste las, que la jeune fille se décida enfin à lui poser la question qui, depuis la scène de tout à l’heure, brûlait ses lèvres impatientes.

Touchant légèrement Katia du doigt, elle demanda tout bas:

—Eh! bien?...

La jeune femme resta quelques instants sans répondre, puis, se tournant à demi vers sa sœur, elle leva sur celle-ci un regard encore rempli de la vision tragique, et dit lentement:

—Je ne puis plus t’en vouloir!

Lorsque, une demi-heure plus tard, Tatiana Vassilievna écarta à son tour les pans de la tapisserie qui séparait le salon de la chambre de Katia, ses yeux rencontrèrent un spectacle qui ravit de joie son cœur maternel. Assises sur le sopha à côté l’une de l’autre, ses deux filles enlacées formaient un groupe étroit. Viéra tenait une des mains de sa sœur dans les siennes, et la jeune femme, brisée par la fatigue et l’émotion, dormait, la tête doucement posée sur l’épaule droite de sa cadette...

—Béni soit Dieu! murmura la maman en embrassant longuement des yeux les enfants de sa tendresse!

Puis, sans attirer l’attention de Viéra qui, toute à sa nouvelle joie, ne s’était pas aperçue de sa présence, elle sépara de nouveau les deux côtés de la portière, et sortit sans bruit de la chambre en souriant à ses pensées...

Mars-Août 1905.

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