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Au delà du présent...

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VII

SUR l’asile des géants verts plane un ciel orageux et lourd. Tout en lui et autour de lui est silence. Même la feuille branlante du tremble se fige en une immobilité d’émail... Pas un cri, pas un chant, pas le moindre bourdonnement d’insecte... Les bêtes peureuses se sont réfugiées dans leurs tannières; les scarabées, carapacés de leurs brillants élytres, dorment sous les écorces; et les oiseaux, plumes hérissées, regards inquiets, se blottissent au fond des nids. Les aiguilles de pins dont le sol est jonché, crépitent comme des sarments mal éteints; la mousse perd sa fraîcheur; les corolles agonisent. De temps à autre, le soleil se cache derrière les nuages; l’ombre succède à la lumière, mais la chaleur reste, sous le voile plombé du ciel, ce qu’elle était dans l’ardeur des rayons étincelants: une atmosphère de malaise et d’angoisse. Le steppe brûlant est à deux pas; on croirait entendre grésiller ses herbes raccourcies par la main des faucheurs...

Peu à peu, pourtant, un frisson sournois agite les feuilles, un souffle court entre les arbres. D’abord faible comme une haleine, puis, plus hardi, il caresse la verdure et les rameaux, lèche les troncs, éparpille le pollen des fleurs. Enveloppé par ces étreintes perfides, la forêt mollement s’abandonne... Alors, ambitieux d’affirmer sa puissance, le vent s’enfle tout à coup, devient cruel, acharné, formidable! Rien ne l’arrête; ni les craquements des membres robustes brisés par lui, ni l’épouvante muette des oiseaux arrachés de leurs nids, ni les gémissements des fougères violées. Il est le souverain, le despote, le dieu de la terreur et de la force. Il grince, rugit, saccage, détruit, hurle de volupté, de démence et de rage!... Vaincus, les arbres tendent vers lui leurs bras tordus de désespoir, les voix de la forêt demandent grâce; mais le despote ne veut pas les entendre. Ivre d’orgueil, certain de la victoire, il se repaît longtemps de l’impuissance de ses victimes... jusqu’à ce qu’enfin, lassé lui-même de son triomphe, il prépare, pour disparaître dans toute sa gloire, sa terrifiante apothéose!

Appelée par sa voix, la foudre des antiques sanctuaires renaît. Sur le fond du ciel couleur d’argile, des lueurs passent, rapides, enveloppant la forêt de teintes ardentes, lumineuses, splendides! On dirait le décor sublime d’un théâtre bâti pour des dieux! Et le tonnerre roule ses fracas... Assise sur le solitaire monticule qui se dresse au milieu d’un cirque fermé par des mélèzes, Aleksandra assiste au drame des éléments. Sortie de la datcha une heure avant l’orage, elle a erré à travers son domaine de troncs et de verdure, jusqu’à ce que la chaleur, devenue intolérable, la forçât enfin à suspendre sa course.

L’horreur de la nature en disgrâce la trouble, l’épouvante, et pourtant la fascine, la séduit!... Dans le chaos de la tempête son âme primitive a reconnu un frère. Lorsque le vent fait rage, lorsque la foudre luit, elle se dresse sur son piédestal d’herbe, regarde en frémissant se tordre les rouges serpents, et livre aux folles ardeurs de la brise son corps haletant, ses joues brûlantes. Cependant la fureur de l’orage finit par décroître, le tonnerre espace ses grondements. Les éclairs, plus timides, semblent des rubans d’orfroi suspendus par instants à la voûte du ciel. De larges gouttes de pluie, chaudes comme des larmes d’abord, plus fraîches ensuite, s’écrasent avec bruit sur les feuilles lisses des arbres et sur le sol qui fume. A leur contact la forêt se ranime; elle croit à la bienfaisance de cette eau qui vient s’offrir à ses hôtes altérés... Erreur!... Précipitant sa chute, condensant ses flots, grossissant ses torrents, l’averse, plus destructive que le vent, fait par seconde des milliers de victimes.

C’est la verdure qu’elle hache et broie sur son passage; les branches frêles que sa lourde chute abat, les beaux champignons roses, argentés, vert pâle, que le fouet de ses gouttes cingle, les hampes des digitales, les mauves clochettes des campanules, les graciles œillets qui s’affaissent sous son poids; les troncs que déracine le tourbillon de ses eaux; l’oiseau épeuré que sa douche arrache de l’arbre avec son nid. Sans compter le meurtre des abeilles qui n’ont pas eu le temps de regagner la ruche; la noyade des hannetons, la désolante razzia des papillons flirteurs, et le naufrage des fourmilières.

Lorsque les cataractes du ciel s’apaisèrent à leur tour et que Sacha, ruisselante, quitta son tertre, son cœur se brisa à constater le désastre.

Ce ne furent, de toutes parts sur sa route, que rameaux arrachés d’où découlait la sève; feuilles lacérées, calices broyés, boules de plumes palpitantes, œufs dispersés, cèpes et oronges meurtris... Deux ou trois fois son pied, nu sur la sandale de trille, frôla un petit corps doux et tiède qui haletait; c’était un écrueil, une belette, un oiselet, un levraut imprudent que la vigilance de sa mère n’avait pas su retenir au nid; épaves fragiles que la tempête avait soulevées dans son noir tourbillon et rejeté brutalement sur le sol. Tout ce à quoi Sacha put trouver un semblant de vie elle l’emporta pêle-mêle dans un pan de sa robe.

Mais elle aussi était lamentable, la pauvre petite idole!

Dénouées par le vent, fouettées par la pluie, ses nattes en désordre s’affalaient piteusement le long de ses épaules; sa robe ruisselante se collait aux endroits où sa peau était nue, lui donnant par tout le corps une pénible impression de mouillé et de froid; ses sandales à demi détachées clapotaient sur les débris humides dont le sol de la forêt était jonché.

Chargée des bestioles que sa pitié a recueillies, elle marche avec peine et butte à chaque instant sur les racines que l’eau a déchaussées.

Pourtant la voici dans l’allée des noisetiers; de quels côtés la porteront ses pas qui hésitent? Viéra lui a dit hier qu’Evlampia l’attend et se désole... qu’elle a promis pour fêter la venue de son trésor un savoureux kissiel à la framboise... que Danilo a fini la cage aux écureuils... Justement elle a là, dans un pan de sa robe, deux petits corps roux nichés sous une queue en panache; n’est-ce pas une disposition du Père qui veille là-haut sur ses enfants et guide leurs pas indécis? Il y a bien loin pour retourner ainsi transie à la datcha! Et puisque Danilo... Sacha fait claquer ses sandales sur le sentier de la chaumière.

—Par miséricorde! C’est toi, mon cœur? Et ainsi trempée! O Seigneur!... Viens, ma petite âme!... Enfin, je te vois! Mon trésor, mon trésor!... Donne ça, mon amour... Ach! ce sont des écureuils, une belette... elle a ramassé cela, la gentille! Comme elle est pitoyable! Viens, ma colombe, nous allons te sécher. Que je suis contente! Ah! que je suis contente de te voir, ma douce, ma dorée, ma campanule, ma rose!

La pauvre Evlampia parlait sans trop savoir elle-même ce qu’elle disait. Les poétiques appellations petites-russiennes lui semblaient fades et trop peu nombreuses encore pour exprimer sa tendresse à l’enfant retrouvée! Lentes et douces, de toutes petites larmes roulaient de ses yeux sur ses joues, larmes de vieillard à qui la vie, hélas! a volé toutes ses sèves.

—Sais-tu quoi, seigneuresse? Je vais te mettre mon linge et une de mes jupes pendant que les tiens sécheront. Que tu seras jolie en paysanne! J’ai justement là, dans mon coffre, ma robe de noce, mon kaftane bleu et deux belles chemises que j’ai brodées quand j’étais fille. Tu choisiras. Je ne les mets qu’à Noël et à la fête de Christ ressuscité, mais quand il s’agit d’une barichnia comme toi, ce n’est pas trop beau pour un jour de semaine. Regarde, milaïa, est-ce que cela te plaît? Ah! ah! ma couronne de fleurs aussi! Peux-tu te figurer Evlampia fiancée? Et c’est que j’étais belle, mon cœur! Tiens! voilà mes tresses, blondes, vois, comme celles de Ioulia, et mes bottes de safian... Oh! soupira la pauvre vieille femme, il y a longtemps que ces choses ornaient ta servante! Son Pavel dort depuis vingt ans dans la poussière, sa fille aussi, sa Marina a quitté le monde il y aura tantôt six automnes, et le mari de sa fille reçoit chaque année sur sa tombe le riz et le sel que Danilo lui porte. Il ne lui reste que ce dernier rameau de son arbre d’amour! No! que faire? Il a plu au Seigneur!...

Résignée comme tous ceux de sa race, Evlampia, aussitôt, cessa de s’occuper d’elle.

—Quand tu seras habillée je pourrai croire que tu es ma fille, si une barichnia peut permettre que l’humble paysanne songe à cela, corrigea timidement la vieille femme. Choisis la plus belle de ces deux chemises, celle avec les jours et la broderie bleue. Voici la jupe; c’est ma mère qui l’a tissée. Mais puisque tu y es, mets aussi l’écharpe à franges. Oh! ce collier, qu’il va bien à ton cou gentil! C’est drôle, tes pieds blancs sortant d’une cotte de villageoise! On dirait des colombes. Ah! tu veux les bottes, aussi? Les talons de cuivre claqueront quand tu marcheras. Maintenant, s’exclama Evlampia ravie, tu es une vraie niéviesta (fiancée)! Sais-tu? Je vais te servir le kissiel, du miel, des merises. Mets-toi à table, ici, pas sur le banc extérieur, car tu pourrais attraper froid, après l’averse que tu as reçue sur le dos. Je m’en vais voir comment mes tournesols, les pauvres, ont supporté la tempête, et ramasser un peu de bois autour de la khata. Je serai ici dans un quart d’heure au plus; tu ne resteras pas seule longtemps... D’ailleurs Danilko va rentrer; il est allé ce matin à Ermino avec Schmoul pour vendre ses poteries; la brischka repasse à cinq heures juste. Ce n’est pas l’orage ni le déluge qui retarderaient le juif! Il doit être à la gare, au train de Kieff, pour ramener des clients; il préférerait revenir du bourg avec sa charrette sur son dos plutôt que de risquer les six grivienniks de sa course! No, je sors; que Dieu soit avec toi!... Sais-tu, seigneuresse? Danilo va croire, en te voyant, que c’est une des belles filles qu’il fait danser les soirs de dimanche sur le préau! Cela le fera bien rire après! Hi! hi!

Les épaules d’Evlampia se secouèrent d’une douce gaieté.

Mais lorsqu’elle fut partie, Sacha ne goûta pas tout de suite au kissiel rose. Rêveuse, elle marcha sur ses bottes qui craquèrent vers le coffre d’où s’échappait, à travers le couvercle soulevé, un parfum de choses mortes. Deux nattes gisaient là, blondes comme une quenouille de chanvre, épaisses et drues comme le blé des moissons; deux nattes pareilles à celles qui flottaient, mêlées aux rubans et aux fleurs de la couronne des fiancées ruthènes sur les épaules de Ioulia.

L’idole les palpa tour à tour, ces nattes, en fit jouer une sur les blancheurs de sa chemise, puis, résolument, elle souleva son diadème, attacha les blonds cheveux parmi les roses déteintes, cacha les siens sous les rubans, et s’en fut dans l’ombre de la chambre pour se mirer au verre qui recouvrait l’icône.

La vitre grossière ne lui montra pas grand’chose de son image, mais qu’importe? Elle caressait, ramenées sur sa poitrine, des tresses pareilles à celles qu’elle avait vues se dorer sous le soleil couchant le soir d’un inoubliable baiser, et, dans son rêve dément, la Sacha des jours mauvais disparaissait, échangeant sa misère contre la joie radieuse d’une épouse de demain!...

Le dos tourné à la porte de la chaumière, elle s’est assise sur l’escabeau familier d’Evlampia, devant les friandises servies par la vieille femme. Pourtant, la gelée rose qui tremble dans l’assiette ne la tente pas. Nulle envie ne lui vient de manger les merises; le miel, blond comme ses nattes, est joli à regarder, mais éveille à peine les convoitises de son palais...

C’est que, brisée par les étreintes de la tempête et la douche de l’averse, fatiguée de sa course à travers la forêt, une douce somnolence peu à peu tente de s’emparer d’elle. Déjà ses rêveries flottent dans une brume indécise... Ses bras sont retombés le long de son corps comme des membres sans vie; sa tête se penche sur sa poitrine, et ses paupières se ferment... Un mouvement de ses épaules a rejeté une des tresses en arrière. Dans l’ombre grise de la chaumière, Danilo lui-même la prendrait pour Ioulia!

Au dehors, aucun bruit ne trouble plus la paix du soir. Magicienne habile, la nature a de nouveau transformé la forêt en un asile de paix et de silence. De l’œuvre destructive de tout à l’heure, la poésie seule reste; le feuillage fraîchement lavé est plus vert; des senteurs plus odorantes montent de l’âme des corolles meurtries... Une ouïe en éveil distinguerait peut-être des craquements de brindilles au tournant du sentier; mais des oreilles qui somnolent ne s’émeuvent pas pour si peu... Déjà le visiteur est sur le seuil de la cabane, et les tresses blondes n’ont pas bougé. Danilo sourit en voyant là sa fiancée. «Pourquoi dort-elle?» se demande-t-il. «Eh! après cet orage, seule, désœuvrée...» Sur la pointe des pieds il s’approche, méditant une niche qui saura bien tirer Ioulia de son sommeil.

Autour de la gelée branlante, quelques guêpes tourbillonnent; d’une main le promis les chasse; de l’autre, relevant la tête de l’endormie, il cherche de ses lèvres un coin de la peau sous la lourde couronne et la fait tressaillir d’un amoureux baiser.

Éveillée en sursaut par cette brûlante caresse, Aleksandra redresse son buste, dégage ses épaules des bras qui maintenant les entourent, et tourne la tête vers celui que sa chair bouleversée a déjà pressenti. Frémissante de surprise et de colère, elle se souvient pourtant de ce qui a donné lieu à la brutale méprise, et, d’un mouvement rapide, arrache sa couronne.

Avec elle les pitoyables nattes exhumées d’un tombeau de jeunesse s’affaissent à ses pieds comme des épis fauchés, et son visage, dépouillé des artifices dont elle l’avait paré avec amour quelques minutes auparavant, apparaît tel que la nature l’a créé aux regards éperdus du petit-fils d’Evlampia.

—Seigneur! C’est vous, Aleksandra Piétrovna!... Comment cela peut-il être, par pitié? J’avais vu Ioulia, Excellence, aussi vrai que Dieu existe, c’est elle que j’avais vue!... Je jure... Ah! qu’ai-je fait? Seigneur! Pardonnez! barichnia.

—Tais-toi! ordonna Sacha, et va-t’en!... Moujick! ajouta-t-elle entre ses dents serrées.

Les yeux du fier descendant des Kosaks brillèrent sous l’injure; mais il croyait avoir mérité d’être traité ainsi; il redevint humble.

—Pardonne, seigneuresse, fit-il de nouveau, voulant baiser la robe de l’idole qui le repoussa d’un geste impératif. Je m’accuse. Toi, une noble! Oui... mais, je te le dis, j’avais cru voir Ioulia.

—Eh! laisse donc ta Ioulia, à la fin! cria Sacha d’une voix rageuse. Quel rapport peut-il y avoir? Un gros, rond, vulgaire épi de maïs, ta Ioulia! Et moi?... Ah! ah! je la hais, ta Ioulia, je la hais, je la hais! Va-t’en!

Danilo, triste et piqué, s’en alla.

—Et toi aussi, je te hais!

Quelques instants après le départ du jeune homme, Evlampia rentra. Elle portait dans son tablier une brassée de bois vert. Sans déposer son fardeau, la douce vieille s’approcha d’Aleksandra.

—Que s’est-il passé, mon cœur? Tu étais dans la khata, n’est-ce pas, quand Danilo est rentré? Eh bien, je viens de le voir passer; il était sombre. Je l’ai appelé, il n’a pas répondu... Curieuse, j’ai suivi le gars des yeux. Il a essuyé ses joues avec sa manche; il pleurait, mon trésor! Lui si gai! Et fiancé!... Tu l’as grondé?

—Cela ne te regarde pas! Laisse-moi tranquille!

—Eh! je sais bien que tu es libre... Mais il est triste, mon Danilko!...

—Et moi? jeta Sacha dans un cri de douleur sombre. Et pourtant, est-ce que je pleure? Fi! un homme...

—Tu es triste aussi, toi, mon cœur? gémit la vieille femme, jetant dans un coin de l’isba, pour se rapprocher de l’idole, le faix qu’entourait son tablier. Et pourquoi, au nom du ciel, pourquoi?

—Je ne sais pas.

—Mais jeune, belle, riche!... Je pensais que les pauvres gens seuls souffraient... Dis-moi, ma dorée, dis, pourquoi serais-tu triste?

—Parce que... parce que je me déteste, voilà!

—Quoi? fit la paysanne, écarquillant les yeux. Tu plaisantes, barichnia! Se détester soi-même! Ah! ah!... D’ailleurs, le Dieu qui est au ciel ne permet pas; il faut s’aimer, mon amour, et aimer son prochain comme soi-même, les saints livres le disent. Est-ce que tu n’as pas entendu le pope lire l’Évangile? C’est beau, la parole du Christ: «Aimez-vous les uns les autres...» Tu aimes les arbres, les bêtes, et tu ne t’aimerais pas toi-même, gentille comme tu l’es? Oh! mon cœur!...

—C’est ainsi, te dis-je.

—Il ne faut pas, il ne faut pas, murmura Evlampia en dodelinant de la tête. Et moi, je t’aime, ajouta-t-elle après un moment de silence. Pourquoi tant que cela? C’est aussi un mystère! Mais je t’ai vue toute petite et mignonne comme un oiselet aux plumes naissantes... Tu ne pleurais jamais; tu regardais devant toi avec des yeux qui avaient l’air de voir plus loin que les nôtres, à nous, les vieux!... Puis tu t’es élancée comme une tige; tu es devenue belle; je t’apportais du miel, des fleurs, et je t’ai aimée! Autant que Danilo, plus peut-être, qui sait? Nous ne sommes pas les maîtres de nos cœurs...

—Mais, moi aussi, je t’aime, fit l’idole avec effort.

—Sois bénie pour la bonne parole, mon trésor, dit la vieille femme en enveloppant Sacha d’un regard d’infini ravissement. Tu es bonne... Aussi tu devrais pardonner à Danilko. S’il t’a offensée, le gars, c’est sans le savoir, bien sûr... Et songe, il pleurait! Une baba, passe encore, mais un homme qui pleure, cela retourne le cœur!

—Il est parti...

—Mais pas loin... Quand je suis rentrée, il était près des ruches, et là il en a toujours pour longtemps. Je l’appelle. Permets!

Un combat violent se livrait dans le cœur d’Aleksandra. Tant de sentiments contraires l’avaient envahie, la pauvre petite idole, depuis que Danilo était sorti de l’isba! Sentiments bien obscurs, il est vrai, et complexes; mais impérieux comme la rafale qui venait de dompter la forêt... Au trouble ressenti sous la caresse intruse, à sa colère contre l’innocent promis de Ioulia, à l’ardente jalousie qui l’avait fait crier de rage, succéda bientôt l’instinct de son injustice. Si quelqu’un était coupable, ce ne pouvait être qu’elle, en somme, dont l’habillement trompeur et les rêves insensés l’avaient faite pour un instant la fiancée de Danilo. La fiancée de Danilo!... Cette chimère encore une fois la berce! Dans les limbes confus de sa pensée, elle prend corps, s’installe lentement, sûrement!... Puis un éclair la fait rentrer dans le néant, et le sombre doigt de la tristesse touche de nouveau ses plaies saignantes... Mais, quand Evlampia lui dit que son petit-fils a pleuré, alors quel flot de pitié brûlant comme une tendresse d’amante l’envahit! C’est son cœur tout entier que noient les larmes du naïf et fier gars d’Ukraine. Pourtant, comment pardonner l’affront de ce baiser, elle, une barichnia, une noble!... Quelle honte si Danilo allait jaser!... Mais non! Elle connaît trop l’ami de son enfance; ce n’est pas un moujick, comme elle l’a appelé injurieusement tantôt, un vil descendant des esclaves de la glèbe! C’est l’arrière-petit-fils d’un homme libre, d’un cavalier du steppe! Il ne trahira pas!... Sacha arrête d’un geste le cri d’appel qui va jaillir des lèvres d’Evlampia, et se dirige vers l’enclos de la chaumière. Elle ira elle-même humblement chercher celui que son orgueil a chassé.

—Danilo! Danilko! Viens, frère!

La voix est légère et timide comme le murmure d’une source.

—Viens, frère! Je... te... pardonne... tu entends?

Elle touche le Petit Russien du doigt.

Danilo lève les yeux... L’expression de son visage n’est plus celle que l’idole a connue jadis. Il est pâle, sombre, anxieux... Au lieu de sourire comme il l’a fait après maintes querelles, ses yeux n’ont qu’un mélancolique regard... Il n’ose baiser la main qu’Aleksandra lui tend...

—Tu es encore fâché? C’est bien!

—Dieu m’en préserve! Non, seigneuresse; mais je suis indigne... Et c’est vous qui venez vers moi!

—Suis-je belle? interrogea l’idole se tournant en tous sens pour montrer sa robe de paysanne. Je te plais? Oui?... Alors, viens! Nous allons, dit-elle mystérieusement, mettre du lait près du poële pour les couleuvres, et nous les regarderons boire; puis nous jouerons avec elles. Et je te montrerai des écureuils, une belette, un pivert, que j’ai trouvés dans la forêt après l’orage. L’averse les avait presque noyés, les pauvres! Comme c’est bien que tu aies fini la cage! Il faudra encore en faire une, deux, plutôt, car le pivert ne peut habiter avec la belette; elle serait capable de le croquer, la rusée!... Que donnerons-nous ce soir aux écureuillets? Il n’y a pas de noisettes à l’isba, et il faudrait chercher longtemps pour trouver la cachette où leurs frères amassent des provisions pour l’année! D’ailleurs, ce ne serait pas juste de priver ces écureuils-là pour nourrir ceux d’un autre nid... Eh! je suis sûre qu’ils mangeraient bien de nouvelles noix, quoiqu’elles ne soient pas encore mûres; nous irons en cueillir tantôt. Matouchka, voilà! Je te ramène ton fils!

Un regard mouillé d’Evlampia enveloppa les enfants de sa tendresse.

—Donne du lait, petite mère, que les couleuvres viennent.

—Tu n’as plus peur?

—Depuis longtemps!

—Ce sont les bons génies de la chaumière... Eh! eh! déjà une.

—Comme elle est drôle! fit l’idole en secouant dans un rire ses tresses encore mouillées. Quelle majesté! Et celle-là qui cligne des yeux...

—Il fallait les voir quand Danilo était petit, les impertinentes! Je l’asseyais par terre avec sa soupe, et, dès qu’il commençait à manger, voilà un ruban qui s’allongeait près de lui, puis deux... et les petites têtes curieuses flairaient l’odeur du borschtch. Danilo avait beau frapper sur les bouches avec sa cuillère, constamment les intruses revenaient à la charge! Alors il pleurait, pleurait, le gourmand... Mais, avec toi aussi, quelle scène quand tu as vu pour la première fois les couleuvres sortir de leur nid! J’ai cru, le Seigneur me prenne en sa sainte garde! que tu allais gagner des convulsions! Ta petite figure était toute bleue de crier, et tu me battais, tu me battais, comme si j’avais été, moi aussi, une de ces vilaines bêtes...

—J’avais peur de tout, dit Sacha rêveuse.

—Mais regarde, regarde, pour l’amour de Dieu! En voilà deux qui se disputent.

—Eh! ne sont-ce pas des créatures de Dieu comme nous, avec une âme et des pensées? dit enfin Danilo, sortant de son mutisme. Viens, toi, sœur, tu as assez mangé. Place aux autres!

Il prit un des fauves serpents par le milieu du corps, lui donna, de l’index de la main gauche, quelques petites tapes amicales sur la tête, puis l’enroula autour de son cou. Sacha mit de même deux anneaux vivants à ses bras; puis, quand les bestioles qui restaient eurent fini de laper le lait de l’écuelle avec leur langue étroite, les jeunes gens les caressèrent chacune à leur tour.

Elles avaient des noms de gens. Dania, Félia, Hania, Fotia. Une d’entre elles qui avait de drôles d’yeux clignotants s’appelait Popadia (la popesse) en mémoire de la femme du prêtre avec qui Sacha lui avait autrefois trouvé de la ressemblance. C’étaient de petites personnes très choyées dans l’isba...

—Et maintenant, allez dormir!

Les jouets avaient cessé de plaire.

—Veux-tu que Danilko te chante un couplet, mon cœur, demanda la grand’mère à Sacha? Va, mon fils; la barichnia ne t’entendra plus souvent, maintenant; ni ta vielle babouchka, hélas! Sais-tu ce qu’il faut chanter? La romance du tzigane qui ressoudait les samovars; il te l’a apprise; c’est beau! «V’polnotchné diènn, kakda...» hé, hé! Voilà que moi aussi je chanterais! Et mon trésor dira: «Fi! le vieux corbeau!... No, es-tu prêt?»

Le gars avait passé le ruban de sa guitare triangulaire au cou; il pinça les premières notes de la romance.

—Viens sous l’auvent, d’abord, dit Sacha, l’air est redevenu doux, nous serons mieux là, dans le parfum des fleurs.

—Comme il te plaît, seigneuresse!

Danilo reprit sa ritournelle, puis attaqua la chanson tzigane.

A minuit
Lorsque tout dort
D’un sommeil ensorcelé,
Viens, ma belle
A mon balcon!...

O nuit, suspends ton cours
Et toi, lune, cesse de briller...

Car, qu’importe? Tu ne sais pas
Tu ne devineras pas mon secret...

Le soir s’épandait sur la forêt, pur, lumineux, suave; un soir exquis de fin d’orage. Toute l’amertume, tout le trouble de l’âme d’Aleksandra se fondaient dans la douce paix des choses ambiantes... Des rêves tièdes comme le giron d’une nourrice berçaient au rythme du chant sa pensée sommeillante... Elle était presque heureuse, la pauvre petite idole si longtemps désolée!... Cette belle soirée d’été... ces êtres familiers... ces chants... ces atours dont elle est parée!...

De nouveau la main de Danilo gratte les cordes de la balalaïka.

Si parfois

En rencontrant mes yeux
Tu trouves que mon regard est triste
Ne m’interroge pas!
Oh! ne me demande pas alors
Le sujet de ma peine!...
Car qu’importe? Tu ne sais pas,
Tu ne comprends pas,

Combien j’aime...

Une aile frôleuse caresse la joue d’Aleksandra et fait tressaillir son souvenir... la voix assourdie du musicien reprend:

Mais dans mon cœur tout se trouble...
Je ne sais pas ce qu’il advient de moi...
De mes yeux des larmes coulent
Et noient toute la paix de mon âme!
Oh! que je voudrais, cette nuit,
Mourir avec mon chagrin!...
Mais qu’importe? Tu ne m’aimes pas!
Tu ne sais que torturer mon cœur!...

—Danilko!

Ce cri d’amour jaillit à quelques pas. Le Petit-Russien a presque un mouvement d’impatience...

—Daniletschko! Moï Danilo!...

Et Ioulia paraît, une fleur de glaïeul aux lèvres.

—Ah! pardon, seigneuresse, je ne savais pas...

Elle resta un moment, interdite, devint rouge comme le calice que mordillaient ses dents, puis s’avança pour baiser la main d’Aleksandra; mais celle-ci se leva vivement et lui tourna le dos.

—Bonsoir, Matouchka, je pars, cria l’idole à Evlampia, du seuil de la chaumière. Fini, le beau songe! Sa voix était redevenue brève...

—Bonsoir, ma dorée. Dieu soit avec toi!

Mais tu ne vas pas t’en aller seule. Danilo et Ioulia te reconduiront.

—Tes poules aussi, peut-être? ha! ha! ha! Depuis quand, je te prie, ne puis-je plus marcher seule?

—Mais permets, mon trésor, tu...

—Bonsoir!

Elle avait passé près des fiancés sans leur adresser la parole et s’engageait dans le sentier; mais tout à coup, se ravisant, elle revint sur ses pas, se hissa sur la pointe des pieds pour dépasser de la tête la haie tressée qui fermait l’enclos de la maisonnette et jeta d’une voix douce:

—Bonne nuit, Danilko!

Puis elle se remit en marche, faisant voler du bout de ses mignonnes bottes rouges les aiguilles de pin qui jonchaient le sentier...

Autour de ses hanches minces la jupe de paysanne bouffait; son tablier à fleurs se soulevait à la brise; le bout de son écharpe accrochait les buissons, et le jour pâle du soir, caressant les blancheurs de sa chemise, se reflétait sur ses joues lisses. A chaque pas les perles de son collier bruissaient et ses talons claquaient... Ils plaisaient aux regards de la petite idole, ces poétiques oripeaux exhumés du passé comme un songe... Ses doigts se caressaient à leurs plis; ses oreilles suivaient comme une musique berceuse le murmure de leurs froissements... Déjà sa pensée trouble prenait corps avec eux. D’une main nerveuse elle palpa son front, inquiète de n’y point trouver le symbole des fiancées ruthènes... «Mais où donc? murmura-t-elle; où, donc?» Puis elle se baissa, cueillit pêle-mêle des graminées, des fleurs, de jeunes pousses, des touffes d’herbe, et, gravement, se mit à former une couronne.


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