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Chasseurs de nomades

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VIII
RHOUMA, HOMME LIBRE

Zarzis. Quelques maisons cimentées. Derrière, une oasis plus riche de cases que de palmiers. Devant, une plage déserte et la mer. Quels villages déjà vus dans le Sud peut-on comparer à ce hameau ?…

Toutefois, ces coupoles, ces terrasses, ces cours inclinées pour recueillir l’eau des pluies, ces canalisations sur pilotis, de jardin en jardin, ces vergers à l’intérieur des murs font de Zarzis une cité originale, qui requiert dans notre mémoire une place particulière.

Et puis, c’est à Zarzis que je fais connaissance avec Rhouma, un grand arabe brun et maigre, aux yeux chassieux, vêtu, l’hiver comme l’été, d’un long burnous rapiécé.

Un jeune brigadier de spahis qui collectionne les cravaches, a l’habitude, vers les six heures, de se promener du côté du puits artésien, curiosité construite dans un endroit presque boisé où l’on rencontre de belles filles indigènes un peu sauvages. Je sors assez souvent avec ce nouveau compagnon. Le troisième soir de mon séjour ici, un personnage nous salue.

— Comment ti vas ? Ti vas toujours ?

Il tend une main large et sale dans laquelle le brigadier fait semblant de déposer le bout de sa badine.

— Alors, ti m’emmènes prendre un kaoua ?…

— Tu as soif ?

Le spahi parle avec dédain à cet Arabe qui nous suit. Peut-être n’ose-t-il point, je ne sais pourquoi, renvoyer cet hôte de rencontre…

— Qui est-ce ?

— Tu ne connais pas ? me dit-il très haut. C’est Rhouma, la plus grande crapule de Zarzis, capable de tout et bon à rien…

— Est-ce aussi un nomade révolté ?

— Ti rigoules touzou… approuve Rhouma dans un large rire qui lui abolit les yeux et plisse son visage couturé de petite vérole.

— Ti rigoules… Ti veux pas di cravaches ? Y en a nouvelles avec la caravane. Ti as pas vu Gâtouse ?…

Mon compagnon hausse les épaules sans répondre.

Rhouma poursuit :

— Gâtouse demande ce que ti fais.

Nous pénétrons tous les trois, ce parasite opiniâtre compris, dans un café indigène, où sur des nattes, dans un coin, des manteaux de laine remuent de bruyants dominos. Ils jouent d’interminables parties que jugent, assis à la turque, d’autres Arabes attentifs. Un misérable chien galeux vient nous flairer et s’éloigne… Les joueurs, impassibles à l’ordinaire, lèvent leurs yeux inquiétants comme nous cherchons un siège. Rhouma, en effet, est célèbre, et ses victimes nombreuses. Le brigadier de spahis me l’explique à la hâte, tandis que notre compagnon de hasard touche quelques mains amies…

— Il sert d’entremetteur… Il braconne un peu, mais surtout on l’emploie pour des commissions — qu’il ne fait pas du reste, et un espionnage d’alcôve… Des imbéciles le prennent pour savoir si telle femme, — une européenne ou une indigène — est abordable. Rhouma promet de se renseigner. Il ne fait rien la plupart du temps, soutire de l’argent comme il peut et vend toutes sortes de renseignements falsifiés. Regarde-le pour te distraire. N’use pas de ses services.

Lorsque Rhouma, en s’excusant revient s’asseoir à notre table, je fais part au brigadier de mon désir : trouver des colliers avec mains de Fathma, en argent ou en or. Aussitôt Rhouma s’entremet :

— Si ti veux, je connais une Fathma. Il a deux beaux colliers en argent, ti sais. Frankonos. Tri francs li deux…

Le spahi a dû se laisser emprunter quelque argent, car il interrompt :

— Tu peux lui donner les trois francs qu’il te demande. Tu ne les reverras jamais, ni les colliers ; mais Rhouma te demandera encore tri francs.

— Ti rigoules touzou…

Un enfant, vêtu d’une gandoura boueuse, un bras levé, comme paralysé, vient demander l’aumône. Il tend la main et se plaint, il répète une même petite phrase, à intervalles, mais Rhouma le fait partir, au moment où s’avance un infirmier en képi fantaisie, trop haut, et complet bleu, serré à la taille. Il dit bonjour au brigadier et tournant vers moi son visage aminci par les fièvres :

— Vous êtes avec Rhouma. Compliments. Puick, ici, Puick…

Un caniche aux yeux rouges, accourt à cet appel et se couche sur une natte.

C’est le crépuscule encore une fois.

— A qui est-il ce caniche ? demande le brigadier.

— A Gâtouse… Elle me le confie pour le balader. Et puis, la patronne ne veut pas de chien dans sa maison…

Les palmiers qui deviennent sombres, se confondent dans le trou du silence noir, où se devine un jardin. On distingue le blanc d’un mur, la coupole d’une mosquée, des feuillages qui se balancent.

— Mohamed… Ahmed ! Gibbs el ma… (donne de l’eau), commande l’infirmier.

Nous buvons du thé à la terrasse. Rhouma qui a trouvé un client probable est parti. La lueur rouge d’une porte, ouverte soudain, presqu’en face de nous. Une voix dure crie, en arabe, au cafetier, d’apporter quatre cafés. La clarté disparaît. Le brigadier demande :

— C’est Carmen l’Espagnole qui a commandé ?…

— Non, c’est Mignon, réplique l’infirmier.

— Il va falloir que j’aille là-bas, pour Gâtouse, lui montrer son chien, ajoute-t-il. Tiens, Mireille et Béatrice qui nous font signe…

— Vous ne venez pas ?

— Non, pas ce soir…

Je rentre seul dans la nuit. Un grand chameau s’avance à pas de velours et je manque de me cogner dans ce mur sombre qui se déplace. Deux burnous brunis suivent leur coursier. Ils parlent et passent à côté de moi comme si je n’existais pas. Sur les terrasses, des ombres de femmes apparaissent. Mes compagnons sont allés rejoindre ces personnes légendaires dont ils parlent naturellement : Carmen, Mireille, Magali, Mignon, Béatrice… et qui existent.

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