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Chasseurs de nomades

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LA PAGE A TRADUIRE

La dame indigène rencontrée dans le train en allant de Tunis à Gabès, celle qui était de passage à Médenine, où je l’ai du reste à peine aperçue et celle qui, à Zarzis, se présente sous le nom de Gâtouse, c’est une même personne.

De cette découverte, j’en ai parlé à Maurice Thuaire.

— Le désert est petit, me dit-il.

— Vous trouvez !

— Le désert où l’on habite, bien entendu. Vous voyez que Marcel Allix avait raison quand il vous assurait que vous la retrouveriez.

— Il parlait au hasard.

— Je ne crois pas. Enfin, vous n’êtes plus seul en Afrique, à présent, et vous allez pouvoir vous occuper l’esprit.

Aujourd’hui, Thuaire est parti. Personne à qui je puisse raconter mes expertises. Une fois encore, je suis sans ami. Des relations de cahutes, des compagnons de désœuvrement, comme le brigadier de spahis et l’infirmier au képi de fantaisie qui viennent avec moi lorsque je vais voir Gâtouse.

Notre journée véritable ne commence donc qu’à six heures du soir, au moment où les lampes à pétrole brûlent le mieux, sans charbonner… Nous causons, Gâtouse et moi, à l’écart des danseurs. Je n’ai pas encore reçu la mission de me promener l’après-midi en compagnie du chien Puick, mais cela viendra, si je persévère.

Gâtouse parle peu. Elle use d’un langage rauque où l’on trouve de l’espagnol, du maltais, de l’arabe et du français. Cependant, elle m’expose sa vie par petites fractions… Un jour, je retiens qu’elle est mariée ; le lendemain qu’elle ne voit plus son mari ; le jour suivant que son mari est mort. Elle connaît Bizerte et Tunis. Elle nomme ces deux villes souvent. Elle se souvient de sa maison aux fenêtres grillagées. Puis elle m’interroge sur Paris. Nos relations en restent là. Elle accepte de boire à ma table un verre de limonade glacée, elle m’offre une cigarette et quelque chose qui ressemble — si l’on veut — à un baiser. Nous sommes bons amis. Lorsqu’un client lui fait signe, elle me quitte avec un sourire, sans formule de politesse européenne. La conversation se rattache ensuite, à peu près à l’endroit où nous l’avons laissée.

Maison hospitalière que cette bâtisse arabe avec son entrée basse, sa cour éclairée et les petites chambres disposées comme des cellules de chartreux, à l’entresol d’une construction voisine.

Près de la cour, salon d’attente mal éclairé, une grande salle où l’on peut s’asseoir, boire et danser. C’est là que se tiennent d’habitude Carmen, Mireille, Mignon, Béatrice et les autres. C’est là qu’échouent les guerriers de toutes armes exilés dans ce pays de sable et de palmiers. Un accordéon compose l’orchestre. Les sourires de ces femmes, ces chants et ces parlottes qui imitent d’autres musiques, d’autres sourires et d’autres confidences chassent notre ennui coutumier et installent à sa place la nostalgie d’un monde différent…

Ces hommes qui sont là, cette nuit… Mais demain où seront-ils ? Je les regarde. Ils dansent. Ils dansent entre eux. Il n’y a que quatre femmes, cinq au plus. Elles ne tiennent pas à tourner continuellement. Les hommes sont infatigables. Ils entrent avec tranquillité, se reconnaissent, se saluent et aussitôt ils sont pris d’une agitation rythmée. Libérés de toute surveillance, loin des regards de leur village, entre eux enfin, complices immunisés sous l’anonymat de l’uniforme jaune, ils usent les dernières belles heures de leur existence toujours menacée.

Quelle pitié, tant soit peu méprisante, je ressens pour eux. Ils sont semblables à des animaux sans contrainte. Ils savent que le chiffre de leurs jours de liberté est fixé. Ils savent que demain le danger peut renaître et cet autre danger plus grand qui est fait de la décadence de leur jeunesse. Et ils vont parmi ces femmes qui se prêtent sans hypocrisie à leurs désirs primitifs.

Mais le plus souvent, Gâtouse seule retient mon attention… Se doute-t-elle que je touche au terme de mon séjour ? Déjà, mon nom a été inscrit sur les listes de départ. Je vais mieux. La fièvre qui me conduisit à Zarzis est tombée. On doit faire du vide à l’hôpital. Je puis être évacué sur Gabès.

Ce soir-là mon dernier soir de Zarzis, — mais je suis le seul à garder ce secret — Gâtouse descend de l’entresol, avec un territorial aux oreilles rouges. Elle m’aperçoit auprès du brigadier de spahis. Elle sautille en courant et s’arrête devant nous. Le brigadier trace sur une feuille des caractères arabes. Dessins distraits. Gâtouse aussitôt lui dicte d’une voix amusée quelques mots rapides. Le brigadier les transcrit à mesure.

— Qu’est-ce ? Que dit-elle ?

Gâtouse de défendre à mon compagnon de répondre. Elle insiste. Il promet. Alors la jeune femme saisit le papier chargé de signes que j’ignore, me le tend, le retire aussitôt, le froisse et l’envoie rouler sous la table. Puis elle s’échappe, et en tournant, vient à la rencontre d’un nouveau visage qui l’attendait. Mais elle a soin de se retourner et elle fait mine de ne pas me voir lorsque je pars à la découverte du feuillet chiffonné.

— Bah ! je le ferai traduire par Marcel Allix, me dis-je.

Mais Allix le reverrai-je ? Est-il parti pour Batna, comme Thuaire l’annonçait ?

Allons, adieu Gâtouse… Il faut rentrer. Mais à quoi bon annoncer mon retour. Je m’en vais comme d’habitude. Dans ce village sans lumière, une petite fille arabe, dans le coin sombre d’une case de glaise, me fait un geste d’invitation de sa main fermée, une patte rouge de singe. Cette Fathma de carrefour pratique une obscure besogne dans un gourbi qui sent la chèvre et le mouton. Devant une porte, des burnous à genoux prient à voix haute, pas trop fort, sans déranger le silence. Au loin, le froissement continu des palmiers annonce un orage prochain.

A l’hôpital où je rentre : attroupement, allée et venue, effervescence des heures graves.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Des malades qui viennent d’arriver.

Peut-être une figure de connaissance parmi ces recrues d’ambulance ?

— Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Ce que l’on ramasse ici : dysenterie, typhoïde, fièvres…

— Sérieusement malades ?

— Il y en a deux qui sont perdus.

On me désigne leurs lits, à l’écart. Je ne connais pas ces malheureux, ni l’un ni l’autre. Je vais me retirer, lorsque le Limousin Planier m’aborde :

— Comme on se retrouve !

Et d’autres compliments.

— Tu as vu les types qui sont touchés ?

— Oui. Pauvres diables !

— Tu as vu Wassermann !

— Non !

— Il y est, reprend Planier.

Nous revenons près du lit où un petit homme amaigri se retourne. C’est Wassermann, en effet, le petit sous-officier d’Oran, mais modifié par la fièvre et qui pressent une fin peu éloignée.

— Je vais partir, nous dit-il.

A-t-il quelque vague conscience de nous avoir connus autrefois, ou bien nous considère-t-il à travers le brouillard des dernières heures ?

— Pour un grand voyage ? demande Planier.

— Très grand voyage, détache le malade.

Je le regarde sans haine, j’aime à le croire, mais sans pitié, j’en suis certain. Je songe : « quelle vache c’était ! » Et je mets tout cela, naturellement, au passé.

— Vous voulez retourner à Oran ? poursuit mon camarade.

— Je vais mourir ici, bégaie Wassermann.

— Hé ! on n’a pas le choix de son tombeau, murmure Planier.

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