Chasseurs de nomades
II
MERCÉDÈS
Fragile amour que le nôtre, pareil à tant d’autres. Aussi, dans cette dernière lettre, il ne m’est point permis d’être sincère. Je ne puis pas, en effet, quand j’évoque notre entrevue d’avant-hier, rappeler combien elle fut douloureuse… D’abord Mercédès en a peut-être oublié les détails et ma lettre risque de fixer pour son souvenir une version, tout opposée, qui durera bien ce que dure un souvenir…
Et puis, on ne leurre pas les femmes. C’est elles qui consentent à se tromper. Mercédès qui n’est ni de mon pays, ni de mon sang a bien senti ce que notre rencontre avait d’incohérent. Elle a bien deviné que je ne l’aimais qu’à travers un mirage. Par quel sortilège ? Elle n’a pu toutefois se garder de me le laisser entendre :
— Tu es bien gentil, disait-elle de sa voix toujours rocailleuse, même dans les minutes où nos corps, à défaut de nos âmes, étaient nus.
« Tu es prévenant, tu es attentif, tu ne fais pas de scènes, tu n’es pas jaloux.
— Que vas-tu me reprocher ?
— Rien. Pas grand’chose : tu n’aimes pas.
— Comment ? Tu oses dire ?
— Tu n’es pas attaché à Mercédès. Tu n’aimes pas Mercédès.
— Pourquoi veux-tu que je fasse preuve de jalousie puisque je ne dois pas ?…
— Ce n’est pas une raison, répondait-elle.
— Explique-toi un peu mieux.
— Il y a un langage pour lequel tu es sourd.
— Tout de même…
— Tu as laissé ton cœur en France.
Je riais. Un peu trop vivement, un peu trop fort. Mercédès, étendue sur son divan, très européen, — pas du tout mauresque ni oriental, car, ici, c’est trop commun, — protestait et cette femme indolente de se fâcher :
— Ne ris pas, « Frankaouï », je sais ce que je dis. Ne ris plus.
Comme je cessais de rire, Mercédès, avec un geste excessif, pareil à un boxeur qui s’entraîne, frappait ses coussins :
— Nous avons tous notre peine. Et la tienne n’est pas la mienne. Tu le sais. Alors, ne ris pas. Cependant, si tu voulais ! si tu voulais !…
— Si je voulais ? Quoi ?
— Tu sais bien ! Nous serions heureux et je serais à toi entièrement.
Je n’avais pas envie de sourire. Je songeais tout d’un coup. Devant ce visage serré d’angoisse et tendu par les doigts de la douleur, je revoyais certain soir pas trop reculé encore et repéré de moi seul, un homme tristement satisfait d’être enfin contraint de partir, de mettre entre une femme trop chérie et lui-même une longue distance : quatre journées de mer, deux nuits de wagon et tous les aléas d’une correspondance jamais équilibrée qui exigerait une semaine pour apporter la réponse d’une lettre envoyée huit jours plus tôt.
Dans l’anxiété d’une terre nouvelle, cet homme que je connais, a essayé depuis d’échapper à un souvenir. Changement de climat. Vieille recette que l’on dit infaillible. Il pourra comparer ensuite, plus tard, beaucoup plus tard, s’il le peut ou s’il le croit nécessaire, quand il aura renouvelé ses yeux et maintenu un courant d’air dans son cœur, l’image qu’il a emportée avec celle qu’il a laissée.
Infidélité intraduisible des hommes qui n’a d’égale que celle des femmes. Celui-là s’est donc jeté avec violence dans une affection qui passait à sa portée, car c’est encore une seconde ancienne recette qui fit ses preuves, paraît-il.
Mercédès avait senti que cet homme était malheureux, mais celle que je ne puis nommer, si elle avait eu connaissance d’un si prompt revirement, qu’aurait-elle pensé ? Sans doute, elle se serait dit : « Eh bien, il ne tenait pas trop à moi. Pas autant qu’il l’assurait en tout cas. Les hommes sont inconstants et perfides… » Aurait-elle eu raison ?
Je n’ai pourtant pas agi par dépit. Sans chercher des excuses, c’est plutôt par désœuvrement, par ennui et par volonté d’oublier. Mais je ne puis pas, cette nuit, effleurer, même de loin, dans ma lettre d’adieu, ce pauvre malentendu. D’abord ma lettre est finie. Quant à Mercédès, je n’ai rien à lui apprendre. Et si, par hasard, elle tenait à conserver quelques mensonges choisis !…
Ainsi dans l’isolement nocturne d’un bureau de sous-officier, je rassemblais des fragments d’existence. Quelques bruits dehors près de ce jardin de presbytère ou de maison centrale. Je les connais. Je m’y suis promené avec mes soucis, souvent, à toute heure du jour. La nuit également ayant eu soin, dans l’après-midi, de ratisser les allées, en laissant près des corbeilles de fleurs, une bordure franche de terre silencieuse où je pourrais passer, pour atteindre la porte, sans déranger les gardiens, les sentinelles ou les sous-officiers, tous gens qui ont le sommeil léger.
A cette minute, est-ce bien Mercédès que je regrette ? Je ne sais rien d’elle. Je ne lui ai rien demandé. Quelle rare discrétion ! Il faut que ce soit Mercédès et non une Autre… Mais sans doute ce départ d’Oran pour le Sud-Tunisien, est-ce un avantage ?