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Chasseurs de nomades

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I
UN ORDRE ARRIVE

Bonsoir, Fabre-Souville.

C’est Wassermann, un petit sous-officier antipathique, qui m’arrête ainsi ce soir, sur la route d’Eckmuhl, dans les faubourgs d’Oran.

— Bonsoir…

Je reste sur la défensive. Si Wassermann se montre aimable, c’est parce qu’il a quelque nouveauté désagréable à m’apprendre.

— Vous savez que vous partez demain…

— Demain ?

— On ne vous a pas prévenu ?

— Prévenu ?…

— J’ai envoyé un planton à Eckmuhl. Il a dû vous laisser des ordres.

— Quels ordres ?

— Vous partez demain matin, 5 juin, pour Alger. Vous rejoignez le bataillon destiné au Sud-Tunisien.

— Depuis quand ?

— Je ne sais pas. La feuille de route que j’ai établie et que l’on vous remettra spécifie que vous prenez le premier train du matin.

Je regarde Wassermann. Il y a encore assez de lumières dans cette rue, les trois becs du café d’en face, la lampe d’un épicier maltais, pour que je puisse voir le pâle visage de ce garçon qui m’observe avec une curiosité agressive. L’habitude de ne pas laisser paraître d’émotions vraies — ce n’est qu’une habitude à prendre… Et les lèvres et les yeux durcis, je réponds, la voix posée :

— Très bien. Je m’en doutais.

Je n’ajoute rien d’autre. Wassermann, avant de s’éloigner, reprend :

— N’oubliez pas : demain matin. Le train est à neuf heures.

Autour de moi, une nuit subite. Je marche. Je crois que j’ai oublié de répondre aux politesses ironiques de Wassermann…

— Bon voyage, crie encore de loin le petit sous-officier.

— Je fais toujours bon voyage. Merci…

Mais je suis pressé. Je dois rentrer au quartier d’Eckmuhl, dans ce grand parc d’artillerie où je suis provisoirement cantonné. Deux contre-appels ont été annoncés, le premier pour onze heures du soir, le second pour deux heures du matin. Fribourg, le maréchal des logis, m’a prévenu :

— Tu sors et tu n’as pas de permission régulière. Pour l’appel, ça va. Je le ferai.

— Je rentrerai quand il le faudra, dis-je.

— Avant dix heures et demie ?

— Bien entendu.

— Tu ressortiras après, si tu veux…

— Merci. J’y pensais…

Je suis allé à Oran, mais je n’ai pas trouvé Mercédès. Sa logeuse espagnole, dans la petite ruelle montante où elle habite, près de la mosquée du Pacha, m’a rassuré dans un sabir guttural :

— On est vénou la prendre pour le cinéma.

— Quel cinéma ?

— Oune grandé cinéma.

J’ai rôdé dans cette ville de montagnes russes, à travers les nouveaux quartiers, non loin de la promenade de Létang, où l’on bâtit en hâte des banques, des salles de spectacles, des hôpitaux, des écoles et des hôtels-métropoles. Peine perdue. Mercédès se soucie bien d’un rendez-vous ! Bon, je reviendrai l’attendre à onze heures et demie, lorsque la foule encombre le boulevard Seguin…

Ou bien, j’irai chez elle… Ou bien je n’irai pas… Et déjà je me promettais de ne pas essayer de revoir Mercédès puisqu’elle oubliait nos rendez-vous… On a quelque amour-propre, certes… Je pensais à toutes ces résolutions en revenant sur la route d’Eckmuhl lorsque je rencontrai Wassermann…

Impossible de descendre à Oran, désormais. Je dois partir demain et boucler mon sac cette nuit même…


Pourquoi s’attacher ?… Une fois de plus, il faut reprendre la route et faire, le visage serré, les gestes attendus.

Ce n’était pourtant pas une bien grande passion que Mercédès, espagnole vive et paresseuse, ardente et molle tour à tour, qui était libre un soir sur trois, dont l’existence fut toujours pour moi un mystère de mensonges inconsistants et de troubles accès de franchise… Cependant, c’était Mercédès…

On laisse derrière soi, toujours plus qu’on ne l’imagine. Ce sourire, ces yeux, cette voix, ces façons de recevoir les caresses, de les rendre et de gémir, tu ne les retrouveras plus. Jamais. Et tu ne les garderas pas dans ton souvenir, quoique tu en dises. Tu les oublieras. Une autre, dont le nom n’est pas écrit pour toi à cette heure-ci, les effacera qui t’apportera un nouveau sourire, d’autres paroles, d’autres attitudes… Tu le sais cependant et tu souffres…

— Eh bien, j’étais inquiet ! me crie Fribourg sitôt qu’il m’aperçoit… Mon pauvre vieux, j’ai une bien mauvaise nouvelle à t’annoncer.

— Je connais, dis-je avec une assurance tranquille qui me ravit, car elle déconcerte Fribourg, un gros homme de colon, maréchal des logis maintenant et qui veut bien rendre service, mais à coup sûr.

— Tu sais quoi ?…

— Demain matin, Alger ?…

Je serre quelques mains qui se tendent pour les habituelles condoléances. Planier, un jeune garçon qui vient du Limousin, en passant par Limoges, échafaude déjà le « barda » des zouaves, ce ridicule sac d’infanterie sur lequel on roule le pantalon-juponné, le capuchon, la petite veste coupée pour un singe de cirque, le couvre-pied, les piquets, la toile de tente, la gamelle, un plat de campement et puis quoi encore ?…

— Tu es du voyage ?

— Comme tu vois…

— Quelle tenue ?

Car c’est la première préoccupation : « Comment doit-on se présenter dans cette mascarade perpétuelle ? »

— Tenue de campagne, bien entendu.

— Il y a revue ?…

— Tu parles si A. Fesser voudra passer sa dernière inspection !

A. Fesser, c’est un vieux capitaine retraité qui a nom Lutzig ou Mutzig et à qui le récent bouleversement du monde permet la résurrection de son ancien prestige.

A. Fesser ou Affaissé, l’air d’un bureaucrate à lunettes et cheveux blancs se promène en uniforme d’officier de zouaves fantaisie, pantalon d’opéra-comique, manches bouffantes, beaucoup de dorures. Il ne manque pas une occasion de justifier de l’utilité de ses fonctions. Il passe des revues : revue de la garde montante, de la garde descendante, revue des malades, des permissionnaires, revue des punis, des nouveaux affectés et revue des partants.

— Bien, dis-je. Je vais d’abord écrire une lettre ou deux.

— Monte cette machine-là avant de te coucher, me conseille Planier, qui, avec le fourreau de sa baïonnette, façonne les angles de son sac.

— Demain, il fera jour, dis-je.

— Demain, tu n’auras pas le temps de faire ton sac…

Je m’adresse à Fribourg qui attend l’arrivée du contre-appel, nouvelle qu’on lui confia en secret et qu’il a généreusement répandue pour que les manquants soient réduits au minimum.

— Je puis aller dans ton bureau ?

— Oui. Fais attention au verre de la lampe ; il est cassé. Si tu te cognes dans quelque chose, ne gueule pas au secours. C’est un banc que je laisse retomber derrière la porte pour plus de sûreté. Et ferme la fenêtre ; la lumière attire les moustiques…

C’est un bureau comme tant d’autres. Des règles, des porte-plumes, des dossiers, des cartons, des cahiers. Enfin, un buvard et du papier. Dehors, la nuit d’Afrique, lasse et profonde. Je m’assieds sur cette chaise fatiguée. Pour la dernière fois, sans doute. Cependant, l’existence s’organisait ici, cahin-caha… Je savais où passer la moitié de mes nuits. Pour l’emploi des journées, le service, les ordres et les contre-ordres y pourvoyaient. Il n’y avait pas de raison que cela ne durât point. « Mais le bonheur est passager », comme chantait Mercédès, d’après Manon… Il est temps d’écrire une lettre d’adieu.

Cette nuit, onze heures.

Très chère amie,

Je vous écris sur un coin de table, à la hâte. Je viens de recevoir l’ordre de partir, ce qui vous explique que je n’ai pu me rendre chez vous, ce soir…

— Ainsi, me dis-je, elle ne saura pas que je suis allé chez elle et que je ne l’ai point trouvée. Sa logeuse oubliera, comme d’habitude, de la prévenir qu’un « Frankaouï » est venu la demander… Reprenons :

… J’ai le cœur bien lourd, je vous assure et je vous revois encore, je vous reverrai toujours dans l’escalier, debout, au moment de nos séparations, le matin, ne pouvant nous résoudre à nous quitter. Si cela devait être la dernière fois ! pensions-nous. Eh bien, avant-hier, ce fut la dernière fois ; nous le savons aujourd’hui…

Des pas dans le couloir, un sabre que l’on traîne… C’est le contre-appel qui fait sa tournée. On entend une liste de noms et des « Présent ! Présent !… Sent ! » détachés sur tous les tons… Enchaînons, enchaînons…

… Je ne retournerai plus du côté où vous habitez. Si vous saviez comme à cette pensée, je me sens…

La porte s’est ouverte en face de moi. Je distingue une lanterne que l’on balance, un képi galonné, la boule ronde de Fribourg qui annonce :

— Fabre-Souville !

Je me suis déjà levé :

— Présent !

Une voix que je reconnais, celle du lieutenant Bucherie :

— Vous partez demain ?

— Oui, mon lieutenant.

— Qu’est-ce que vous faites ? Des lettres ?

— Je liquide, mon lieutenant.

— Vous allez à Gabès. C’est loin, vous savez, Gabès. Et puis on ne reste pas à Gabès, parce que c’est un paradis encore, un lieu de délices où il y a de l’ombre, de l’eau, des cafés, des restaurants, une oasis, des arbres… Et des femmes, quelques femmes…

« Vous vous enfoncerez plus profondément dans le désert. Qu’est-ce qu’il y a donc ? Encore un soulèvement. Des rebelles. Vous ferez des colonnes de police. C’est pénible… Mais vous êtes solide. Portez-vous bien, Fabre-Souville, bonne chance !

— Merci, mon lieutenant.

— Bon voyage.

— Au revoir, mon lieutenant…

Ils se sont retirés, le porteur de falot, le maréchal des logis et l’officier chargé du contre-appel. De nouveau, me voilà seul. Je cherche ma plume. Voyons, où en étais-je ?

… Je suis persuadé que jamais je ne pourrai plus vous rencontrer…

Un brave homme, le lieutenant Bucherie. Je n’avais pas besoin de ses souhaits ni de ses quelques mots de sympathie pour me sentir bouleversé. Tout ce que j’abandonne ici, dans cette ville étrangère, dans ce camp exotique, mes regrets, le dépaysement promis, l’inconnu d’un départ, cette émotion qui ne me quitte pas et que j’enferme derrière la barrière de mes lèvres bien serrées, ne vais-je pas déposer tout cela, en partie, du moins, mais déjà dénaturé, dans cette lettre d’adieu à Mercédès, que je termine très vite, sans heurts ni ratures parce que le temps presse et que le pétrole descend dans la petite lampe réglementaire ?…

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