Chasseurs de nomades
IX
ICI L’ON DANSE
Non. Pas ce soir.
C’est la réponse que j’ai donnée hier au brigadier amateur de cravaches et à l’infirmier qui se promène avec un chien. Mais aujourd’hui ?
Par le convoi du matin, — il a marché toute la nuit — Maurice Thuaire que j’ai égaré avec quelques autres à Ben-Gardane (mais ce n’est pas avec mon consentement), débarque à Zarzis. Il a pensé qu’il me devait une visite à l’hôpital où je suis relégué.
— Quoi de nouveau ?
— Je ne suis plus infirmier, me dit-il. Je suis avocat. Je retourne à Médenine et de là, peut-être à Gabès, ce paradis du Sud.
— Veinard ! Et les autres ?
— Il y a du changement.
Sur l’horizon une ligne rouge. Au loin, la mer est mate, noire. Des moutons rentrent… Mais pourquoi s’attarder sur ces déprimants crépuscules africains ? Le soleil descend au fond de l’oasis, derrière deux hauts palmiers que sa couleur fait disparaître. De longues traînes roses, puis la palmeraie devient bleue. La rue est paisible. Trois officiers se promènent. La lune va se lever sur la mer et la glacer d’un reflet brillant, c’est bien certain. Nous sortons, Maurice Thuaire et moi. Le brigadier de spahis, avec son visage imberbe, son air jeune et blond se présente pour nous conduire, le temps de prendre son manteau et sa cravache.
Où aller ? Le village est noir, si calme. Il n’y a qu’un endroit où l’on danse… On paye soixante-dix centimes à la porte. Cela donne droit à une consommation. Un noir, très digne, dans son burnous surveille l’entrée et l’intérieur. Il reçoit aussi notre monnaie.
C’est une maison avec cour intérieure. Sur un banc de pierre, contre le mur, une personne aux joues de carmin, à la chevelure tombante, montre des jambes de gamine.
— C’est Mireille ! nous avertit le brigadier qui nous présente.
Mireille nous regarde en dessous et ne se dérange pas. Elle boude, ou bien elle attend quelqu’un qui ne vient pas.
Mais une grande femme, épaisse et brune, nous reçoit avec de gros rires. Les présentations continuent :
— Carmen ! On l’appelle aussi Angèle. C’est une Espagnole.
Carmen traîne sur les r et, familière, interpelle tout le monde, en français, en arabe, en italien… Elle ferait un interprète étonnant. Mais elle a un autre métier.
— Qu’est-ce que ces messieurs prennent pour leur rhume ?
Angèle sait déjà, je ne sais pas comment, que Thuaire a été infirmier. Elle s’informe :
— Avec quel docteur ?… Ah ! c’est un chic… Je l’ai connu à Alger… Alors vous parlez d’une visite au dispensaire…
Et c’est le cortège des souvenirs. Angèle-Carmen s’assied entre nous. Elle a déjà fini le verre de Thuaire qui n’a pu placer un mot. Elle continue :
— Le nouveau, il est dur. Il vient avec un grand poseur aux cheveux blancs…
Puis, sans transition, Carmen nous parle de Mireille qui est furieuse, parce qu’on vient de la consigner, de Mignon qui est de repos, de Béatrice qui va partir, enfin :
— Qu’est-ce que tu paies ?
Et sans attendre, elle court danser avec un pesant territorial qui vient d’arriver… La salle où nous sommes installés est misérable. Quelques bancs, des tables de bois. Dans le fond, un comptoir où trône une courte femme aux yeux furieux que les filles appellent la « mama ».
Dans le coin opposé, deux chaises. Un violon pleure sur un air sautillant, un accordéon nasillarde des valses. Des femmes tourbillonnent avec des zouaves… En regardant mieux, on distingue Angèle-Carmen qui patauge un tango et une autre femme mince et vive avec cheveux noirs que souligne un ruban rouge…
A présent, les danseurs se séparent, regagnent leurs tables. J’ai bien fait de venir ici. C’est une distraction. Et l’on peut toujours croire que l’on entre pour « des études de mœurs ». Une jeune personne qui me tourne le dos, secoue une jupe courte d’un vert de prairie…
— C’est Gâtouse, me confie le brigadier… L’infirmier au képi de fantaisie est chargé de conduire son caniche Puick à la promenade. Car Puick appartient à Gâtouse.
Le spahi parle haut. Comme Gâtouse entend son nom, elle fait demi-tour prestement… Ce visage long, ces yeux de velours noir, ce teint de bronze… où donc ai-je déjà vu cette figure un peu mélancolique et qui s’efforce au sourire ? Il me semble même que Gâtouse me regarde avec étonnement et cherche à se souvenir. Mais non, je dois me tromper… Cependant ces tatouages sur le front, cette croix de lorraine sous les cheveux à la chien, cette branche décorative sur le menton…
— Vous la connaissez ? me demande Thuaire.
La voix d’Angèle glapit, bousculant un soldat trop pressé :
— Alors, ça y est ! Tu me crois la femme à tout le monde !…
— Gâtouse et Mireille sont deux moukères, Mignon et Béatrice, italiennes ou maltaises, Carmen est espagnole. On ne tolère pas les Françaises ici, nous explique le brigadier de spahis qui a vu notre attention fixée sur Gâtouse.
Cependant, la boudeuse Mireille est restée près de la porte d’entrée. Le violon recommence sa ritournelle à sanglots qu’accompagne l’accordéon. Les territoriaux font cavaliers seuls et Angèle l’Espagnole crie de sa voix déplaisante, dans la cour obscure, à l’adresse de Mireille qui est dispensée de tout service, mais non pas de la danse :
— Allons ! dans la salle, s’il vous plaît.
La « mama » aux cheveux tirés approuve bruyamment. Gâtouse rit sans rien dire et se laisse emporter par un petit zouave qu’elle dépasse de toute sa tête ébouriffée. Quand le hasard de la valse la ramène près de ma table, je surprends son regard, et nos yeux inquisiteurs se cherchent.